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Henry s’éveilla en silence de son cauchemar muet. Il se glissa hors du lit, quitta sa chambre, passa devant la porte ouverte de ses parents – ils étaient éveillés mais il ne dit rien, et s’ils le virent, ils ne dirent rien non plus – Henry descendit l’escalier à pas de loup et sortit dans la nuit tiède. Il se dirigea au trot vers le centre de la ville, suivit trois blocs en courant vers le sud, un vers l’ouest et, de nouveau, deux vers le sud. Peut-être remarqua-t-il ou ne remarqua-t-il pas que, alors que les feux de circulation fonctionnaient toujours, personne, y compris lui-même, ne les observait plus. Mystérieusement, les voitures et les piétons suivaient leur chemin, à leur vitesse et s’y tenaient, sans se soucier des coins de rue sans visibilité, se croisant et se recroisant les uns les autres sans incident et sans aucun effort perceptible.
Tout en courant, Henry avait perçu depuis un moment le ululement quasi subsonique et sa rapide augmentation de volume. Lorsqu’il atteignit le grand carrefour, il vit la source du bruit dans la rue même où il courait, mais au-delà du coin où était le cinéma. C’était une lourde machine ressemblant à un char surmontée d’un long cou flexible, en haut duquel quatre pavillons, comme des porte-voix ou des haut-parleurs, émettaient le bruit. Le cou serpentait en avant et en arrière, inclinant les pavillons et changeant leur direction dans un mouvement répété, complexe, dont l’effet était d’ajouter au bruit un lent vibrato obsédant.
Henry se précipita de l’autre côté de la rue sous la marquise du cinéma. Il arriva à la hauteur de la chose alors qu’elle allait franchir le carrefour. Sans changer d’allure, il plongea droit dans le petit espace entre le barbotin d’entraînement de la chenille de l’engin et ses roues porteuses. Son sang gicla sur le barbotin qui patina un instant, l’autre chenille avançant toujours, fit brusquement dévier l’engin qui monta en cahotant sur le trottoir, sous la marquise.
Paul Sanders, à l’instant même où l’enfant avait bondi, et avant que sa tête et ses mains ne plongent dans le mécanisme d’entraînement de l’engin, s’était penché très loin et avait coincé le bout aplati de son levier dans le quatrième anneau de la chaîne. Lorsqu’il tomba, son élan fit tourner la barre autour de la chaîne, et son poids imprima à celle-ci une formidable torsion. L’anneau s’arracha du mur avec un craquement aigu, le coin de la marquise fléchit et quand la chaîne s’écroula de tout son poids avec le corps robuste de Paul Sanders, la marquise céda, s’effondrant comme une masse sur l’engin. Sous le monceau de briques, de plaques de tôle, de lettres d’enseigne de film et de poutrelles, l’engin poussa puissamment, ses chenilles patinèrent, raclant le pavage avec un crissement strident, mais il ne put se libérer. Son long cou et sa tête à quatre pavillons se tordirent et frappèrent la rue pendant un moment, puis le ululement profond faiblit et se tut ; la tête s’abattit lourdement et ne bougea plus.
Quatre hommes coururent aux débris, deux d’entre eux poussaient un chariot sur lequel était monté un poste d’oxycoupage. L’un des hommes se mit immédiatement au travail, prenant des mesures avec un mètre, un palmer et un compas à coulisse. Deux autres allumèrent la torche oxyacétylénique en quelques secondes et se mirent au travail, essayant de trouver une partie de l’engin qui pût être coupée. Le quatrième, avec des limes mordantes et un ciseau à froid, commença à chercher comment démolir l’engin.
Et pendant ce temps, dans un silence surnaturel et avec une détermination résolue, les gens passaient et repassaient, à pied et en voiture, et allaient à leurs occupations. Aucune foule ne s’amassa. Pourquoi l’au-rait-elle fait ? Tout le monde était au courant.
La population tout entière du village, avec Mbala et Nuyu à sa tête et le sorcier à leur suite, était à moins de deux cents mètres du champ de patates douces de Mbala, lorsque la chose descendit du ciel. Il faisait grand jour, de sorte que manquait l’effet de clair de lune fantomatique, mais la forme du projecteur se balançant sous la sphère, au bout de liens invisibles, était assez inattendue pour provoquer un sursaut d’étonnement et de crainte chez les villageois. Mbala s’arrêta, s’inclina et invoqua le nom de son père, et tous les autres l’imitèrent.
La sphère descendait rapidement sur le champ, qui d’après la vue prise par l’engin-mineur de sélénium semblait un lieu idéal pour qu’un projecteur y atterrisse et diffuse ses ondes impérieuses, hypnotisantes.
La sphère déposa sa charge et remonta dans l’air sans marquer d’arrêt, aussi vite que rebondit une balle. Le projecteur se mit à lancer son ululement au son grave montant et descendant qui s’engouffra dans les fentes résonnantes du grand rocher fendu, s’abattit sur les villageois et étouffa leur mélopée comme s’il l’avait avalée.
Il y eut un moment – quelques secondes seulement –, d’immobilité totale puis la moitié des guerriers tourna les talons comme un seul homme et s’enfuit à travers la jungle. Le reste, avec les femmes et les enfants se rassembla, plus de quatre cents en tout, et se mit à monter rapidement la pente vers le champ de patates douces. Personne ne dit un mot ni n’émit un son ; pourtant, lorsqu’ils s’entassèrent dans l’espace entre deux des hauts rochers, la moitié d’entre eux se précipita dans la clairière, et la contourna, tandis que l’autre moitié s’accroupit où elle était, bloquant le passage d’un côté à l’autre. Ceux qui couraient atteignirent l’ouverture au nord, l’emplirent et s’accroupirent aussi, attendant en silence.
Directement en face du premier groupe, dans l’ouverture à l’ouest, un mouvement se produisit tandis qu’une, deux, douze, cent têtes apparaissaient, approchant d’un pas régulier et silencieux. C’étaient les Ngubwé, des villageois du voisinage qui avaient une tradition, maintenant en sommeil, de vol de femmes et de bellicosité remontant aux temps les plus anciens. La tribu de Mbala et les Ngubwé, bien que toujours conscientes de leur mutuelle présence, se contentaient de respecter la vie privée les uns des autres et de cultiver chacun leur propre jardin, et depuis une trentaine d’années, il y avait eu de la place pour tous.
Maintenant, trois ouvertures du plateau bordé de rochers étaient emplies d’indigènes accroupis qui attendaient, même les bébés restaient silencieux. Pendant près d’une heure, il n’y eut aucun autre bruit que le ululement pénétrant, inquiétant du projecteur, aucun mouvement sauf la répétition complexe, hypnotique de ses oscillations et de ses girations. Puis il y eut un bruit nouveau.
Un bruit terrible qui approchait, de plus en plus violent, et ceux qui attendaient, se dressèrent sur leurs pieds. Les femmes déchirèrent leurs vêtements pour en faire des chiffons aux couleurs vives, les hommes prirent de profondes respirations pour se préparer.
Par l’ouverture sud encore libre, quatre guerriers surgirent, hurlant et gesticulant. Presque sur leurs talons, se ruait un troupeau d’éléphants furieux, trois, quatre, sept, neuf au total, un vieux mâle, deux jeunes mâles, quatre femelles et deux éléphanteaux fous de rage, surexcités au-delà de toute expression. Les guerriers poursuivis se séparèrent, deux vers la droite, deux vers la gauche, se précipitèrent dans les foules qui attendaient et s’y mêlèrent. Le grand mâle poussa un barrissement perçant, changea de direction et chargea vers la droite, où il se trouva en face de près de deux cents individus hurlant, gesticulant. Il fit un écart, son élan l’emporta le long du rocher vers la seconde ouverture où il rencontra la même effrayante cacophonie. Tous les autres éléphants, sauf un jeune mâle et l’un des éléphanteaux, fonçaient derrière lui et lorsqu’il stoppa comme pour obliquer et attaquer le second groupe, il fut heurté et poussé par-derrière par ses congénères ; maintenant, complètement affolé, il dressa sa trompe, se tourna pour opposer ses puissantes épaules à ceux qui le poussaient et son regard courroucé se trouva dirigé sur une chose bruyante, luisante au centre de la clairière.
Il lança un nouveau barrissement et fonça sur elle. Elle se déplaça sur ses chenilles mais pas assez vite, ni assez loin, ni dans assez de directions à la fois pour éviter les tonnes de fureur qui l’assaillirent. Les éléphants arrachèrent sa tête ululante, son cou, en trois morceaux, l’un après l’autre, la renversèrent sur le côté puis sur le dos. Le ululement s’arrêta avec une soudaineté assourdissante lorsque la tête se détacha, mais les chenilles continuèrent de tourner dans l’air pendant de longues minutes après que la chose fut sur le dos.
Des éléphants furent également utilisés à Berlin contre l’engin qui atterrit dans le parc du fameux zoo. Ce fut une opération plus disciplinée, effectuée par des animaux dressés qui firent exactement ce qu’on leur commandait. En Chine, un projecteur s’installa dans une vallée étroite des montagnes, sous un viaduc de chemin de fer et commença à ululer dans le vent. Un vieux nomade perclus d’arthrite sortit clopin clopant des rochers, enleva deux tire-fonds et déplaça un rail. À un kilomètre en aval sur la voie, le mécanicien et le chauffeur d’une locomotive qui tirait un train mixte de voyageurs et de marchandises, avec plus de quatre cents personnes à bord, quittèrent sans mot dire leur poste, passèrent par-dessus le tender et désaccouplèrent la locomotive de la première voiture. Au même instant, se trouvait un homme à chaque frein de secours du train. Celui-ci ralentit et s’arrêta, tandis que, très loin devant, la locomotive passait, avec un bruit de tonnerre, par-dessus le bord du viaduc et écrasait le projecteur avant que l’engin étrange pût faire un mouvement.
Sur la Terre de Baffin, un groupe de chasseurs esquimaux restaient pétrifiés, à regarder un projecteur installé confortablement sur un amas infranchissable de glace, beuglant son message dans l’air vif, à travers, les banquises, vers quatre ou peut-être cinq bourgades très dispersées. Les chasseurs n’eurent pas longtemps à attendre ; très haut au-dessus de l’atmosphère, un puissant missile Atlas approchait et alors qu’il était encore bien au-dessous de leur horizon, il lâcha sa pointe comparativement minuscule, un redoutable Hawk. Le petit Hawk surgit, hurlant, de la haute atmosphère, exécuta un large demi-cercle pour perdre une partie de sa vitesse excessive puis piqua sur le projecteur avec le genre de précision dont aimaient à se vanter les canonniers de la marine d’antan. « Je l’ai mis en plein dans sa cheminée. »
À partir de ce moment, des missiles détruisirent la plupart des projecteurs, bien que dans les régions populeuses d’autres moyens durent être trouvés. Ce fut à Bombay qu’un projecteur fit le plus de victimes, cent trente-six, lorsqu’une foule se précipita simplement sur l’engin et le mit en pièces avec ses mains nues. Et à Rome, un homme en détruisit quatre et s’en tira indemne.
(Un homme ?)
(Indemne ?)