16

 

Mbala le guerrier captura son voleur peut-être une heure après qu’il se fut endormi, accroupi dans les ombres noires de la vesce astragale qui entourait son champ de patates douces. Sa sagaie était tombée en travers de ses jambes et il était plongé dans cette torpeur veule que lui avaient appris la peur et la fatigue, si bien que, peut-être, ce fut le fantôme de son père, veillant sur le champ, qui fit cette capture. Ou cet autre puissant fantôme que les hommes appellent la Justice. Quel qu’en fut l’instrument, le voleur sortit du champ de patates douces et passa si près du guerrier endormi que son pied se posa sous le bout de la sagaie de Mbala. Son autre pied passa par-dessus la hampe ; le premier pied se souleva de terre, et accrocha la lance, le voleur s’étala à plat ventre ; la sagaie se redressa d’un coup et dans un grand élan, alla frapper douloureusement Mbala en plein sûr le nez.

À l’unisson, les deux hommes hurlèrent de terreur, puis leur formation décida de l’issue. Le voleur qui, pour la majeure partie de ses années, n’avait-jamais rien fait que dérober la propriété d’autrui, voulut se remettre sur pieds, glissa et s’étala de nouveau. Mbala, dont les réflexes plaçaient toujours l’action avant la réflexion, était déjà debout, sorti de son profond sommeil et d’un reste brumeux de sa torpeur ; il lança un épouvantable cri de guerre, avant d’en avoir la moindre conscience, il plongea sa sagaie dans le dos de son ennemi prostré. L’homme étalé poussa un hurlement de douleur, mais ce n’était pas celui qu’il aurait fallu, pas plus que l’impact qu’avaient ressenti les mains entraînées de Mbala. Apparemment, ce qui lui restait de sa torpeur avait été suffisant pour que, à cet instant fulgurant, Mbala empoigne son arme telle qu’elle gisait, si bien que ce ne fut pas la longue et large lame qui frappa entre les épaules du voleur mais le bout dur de la hampe.

— Mbala ! Mbala ! Ne me tue pas ! Je suis ton frère, Mbala !

Mbala, qui était sur le point de retourner son arme et de régler l’affaire, se retint, et poussa de nouveau sur la hampe. Son prisonnier, qui essayait de se lever, retomba sur le ventre.

— Nuyu !…

— Oui, Nuyu, ton propre frère, ton frère le plus cher. Laisse-moi me lever, Mbala ! Je ne t’ai rien fait !

— Et ce sac de patates douces à mes pieds ? gronda Mbala. Pour cela, tu vas mourir, Nuyu.

— Non, non, tu ne peux pas faire ça ! Je suis le fils du frère de ton père ! Ton père veut que tu m’épargnes ! hurla Nuyu. N’a-t-il pas tourné ta lance à l’envers lorsque tu m’as frappé la première fois ? Oui, n’est-ce pas ? insista Nuyu tandis que Mbala semblait hésiter.

— Mon père n’est plus là, proféra Mbala, furieux et désabusé.

Il quitta soudain sa position près de l’homme étendu, sautant littéralement comme à la perche pour venir se placer les jambes de part et d’autre de Nuyu, et tourné vers ses pieds. Et des talons appuyés sur ses aisselles charnues, il lui maintint la poitrine plaquée sur le sol. Dans la nuit d’encre, ce fut exécuté avec une précision étonnante. Au moment où Mbala s’appuya de tout son poids sur la lance et volta, Nuyu poussa un bref cri aigu, pensant que son heure était venue. Lorsque les talons durs comme de la pierre, se plantèrent sur ses aisselles, il grogna, fit le gros dos et se mit à battre des jambes.

— Mon oncle ! mon oncle ! mon oncle !

Mbala retourna enfin sa lance :

— Tiens-toi tranquille, dit-il irrité. Tu sais que je ne vois rien.

— Mon on-oncle !

— Maintenant tu l’appelles. Maintenant, tu as peur du démon. Maintenant, tu y crois, hein, voleur ? railla Mbala.

Au jugé, il passa la pointe aiguë en travers des reins de l’homme, juste assez pour couper la peau. Nuyu brailla abominablement et se mit à larmoyer : « Mon oncle, mon oncle… » sanglota-t-il ; puis brusquement il resta muet et immobile.

Mbala connaissait bien cette ruse et il y était préparé, mais lorsqu’il commença à voir son ombre s’allonger ; grossir sur la vesce et se perdre dans les épineux, il en oublia toute idée de ruse.

— Mon oncle… gémissait Nuyu…

Il y avait une note nouvelle dans son larmoiement, était-ce l’espoir ? Ou autre chose ?

Nuyu était couché, la tête vers le champ de patates douces, Mbala était debout, et lui tournait le dos. Le champ était à peu près circulaire, et les tubercules y étaient dispersés au hasard. Une épaisse bordure de buissons de vesce l’entourait, s’étendant jusqu’aux épineux. Presque exactement aux quatre coins intermédiaires de la boussole, se dressaient quatre monolithes en forme de proue de navire. Le monticule sur lequel se trouvait le champ avait dû, à une certaine époque, être une montagne rocheuse presque conique, avant qu’un cataclysme oublié ne la fende exactement en deux du nord-est au sud-ouest et encore en deux, du nord-ouest au sud-est. Le tassement et l’érosion avaient élargi les fentes en croix jusqu’à ce qu’elles prennent l’aspect que le défunt père de Mbala leur avait trouvé. Dans le langage indigène, l’endroit était appelé la Bouche du Géant et l’on disait que le cri d’un homme, lancé du milieu du champ pouvait s’entendre à une journée de marche à la ronde.

— Mon oncle, oh, mon oncle, gémit Nuyu avec une telle terreur dans la voix que Mbala se pencha, avec curiosité, pour le regarder.

Il redressait la tête en la tournant à un angle quasi impossible et ses yeux lui sortaient presque des orbites. Sa face noire était… couleur d’argent.

Mbala s’écarta d’un bond de lui, en tournoyant dans l’air. Il atterrit, le corps ramassé, le regard tendu vers la boule d’argent qui descendait lentement du ciel. Elle s’arrêta à peut-être trois mètres du soi, au beau milieu du champ et s’immobilisa.

Nuyu fit un bruit. Mbala lui jeta un rapide coup d’œil et, sans comprendre pourquoi, sans même essayer, se pencha et l’aida à se remettre sur pied. Debout l’un près de l’autre, ils observèrent.

— On dirait une petite lune, murmura Mbala.

Il promena son regard sur le paysage argenté et revint à l’objet qui émettait un rayonnement brillant, continu. Fantastiquement, il ne laissait pas d’image persistante sur la rétine.

— Il est venu, dit le voleur. Je l’ai appelé et il est venu.

— C’est peut-être un démon.

— Tu doutes de ton propre père ?

— Mon père… fit Mbala.

Et la sphère se posa au milieu du champ. Puis elle s’ouvrit. Il y avait des portes tout autour de l’objet, toutes ouvraient vers le haut, de telle façon qu’en se déployant, elles formaient une sorte de marquise qui entourait la sphère. Un faisceau de lumière s’étala en éventail vers le nord, mais ce n’était pas une lumière que Mbala eût jamais vue. Elle était mauve avec des lueurs vertes, et bien que l’air fut clair et les parois des fentes croisées brillamment illuminées par la sphère, il était impossible de voir à travers le faisceau. Non seulement cela, mais le faisceau ne perdait pas de son éclat et ne se dispersait pas en s’éloignant de sa source, il se terminait aussi brusquement que s’il se heurtait à un mur, ce qui n’était pas le cas. Cette bizarre terminaison en équerre du faisceau lumineux s’éloigna du vaisseau jusqu’à ce qu’elle atteigne la bordure de vesce et s’y enfonça. Il y eut un bruit comme celui de l’eau bondissant sur des rapides, mugissant, bouillonnant, crépitant. Il sembla même que quelque chose remontait du faisceau lumineux vers le vaisseau, mais on ne pouvait pas en être certain.

La lumière avança lentement à travers la vesce jusqu’à la lisière des épineux environnants et s’arrêta. Non, elle ne s’arrêta pas. Elle se déplaça en fauchant, avançant lentement, sa terminaison s’ajustant aux avancées et aux retraits des épineux.

Là où elle était passée, la vesce avait disparu, et où celle-ci avait été, le sol nu était poudré d’une substance blanche, ne ressemblant à rien que Mbala et Nuyu aient jamais vu. Au bout de quelques minutes, cette substance se transforma et le sol sembla humide.

— En doutes-tu maintenant ? murmura Nuyu. Qui, sinon ton père, défricherait ta terre ?

Ils restaient terrifiés, contemplant la sphère qui défrichait le terrain ; lorsqu’il parut sage de s’écarter de son chemin, ils reculèrent jusqu’aux épineux et s’y faufilèrent. Si la sphère et son faisceau les remarquèrent, eux ou leur passage, ils n’en donnèrent aucun signe. Ils continuèrent de ramasser et de traiter la vesce astragale, une herbacée qui a une forte affinité pour le sélénium. Lorsque la sphère eut obtenu tout ce qu’elle pouvait dans ce creux, elle se ferma avec un claquement, prit une image du site et bondit dans le ciel où à trois mille mètres elle activa ses senseurs. Elle repéra une autre pièce de vesce vers le nord et elle y fonça en quête de la seule chose dont elle savait comment s’occuper : le sélénium, à partir de l’astragale.

Mbala et Nuyu avancèrent prudemment sur le terrain nouvellement défriché et regardèrent autour d’eux à la lueur blême de l’aube. Nuyu toucha le sol de la main. Il était humide et froid. Il vit un peu de la substance blanche dans un trou et la ramassa. Elle disparut dans sa main, ne laissant que quelques gouttes d’eau. Il grogna et essuya sa main sur son pagne. Qu’était-ce qu’un autre miracle, en un moment comme celui-là ?

Mbala regardait toujours le ciel.

— Vas-tu me tuer ? demanda Nuyu.

Mbala abaissa son regard des étoiles pâlissantes et le posa sur le visage de Nuyu. Il le contempla un long moment et Nuyu ne put discerner aucun changement de l’expression de Mbala ; celui-ci le regardait comme on regarde des lumières lointaines.

— J’avais perdu mon père, dit-il enfin, parce qu’il avait laissé voler mes patates douces. Et je ne le croyais pas. Mais tu l’as cru et il t’a sauvé, et il est revenu. Je ne te tuerai pas, Nuyu.

— Je suis mort, souffla Nuyu. Nuyu l’incroyant est mort quand il a vu ton père.

Il se baissa, ramassa le sac de patates douces et le tendit à Mbala.

— Nuyu le voleur est mort, dit Mbala. Les patates douces sont à toi et à moi, à jamais, demain comme hier. Il n’y a donc pas eu de voleur, Nuyu.

Ils revinrent au kraal pour dire aux femmes qu’elles auraient beaucoup de nouveau travail le lendemain. Lorsque Nuyu passa devant le sorcier, le vieil homme tendit la main sans qu’on le vît et toucha le pagne de Nuyu. Puis il se prit la main qui avait touché le pagne, dans son autre main et les serra toutes deux contre sa poitrine. Ce qu’il avait appris de Nuyu, il aurait pu l’apprendre de sa Simple présence. Il le savait, néanmoins il avait touché le pagne. Cet attouchement était un symbole dont le vieil homme avait besoin, et il s’en saisit comme d’un trésor.

— Ton démon est mort, maintenant, dit-il à Mbala.

Sur quoi, Mbala et Nuyu se sourirent, le croyant et le converti, grandement satisfaits de leur foi et pleins d’émerveillement.