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— Je te casserai la gueule, Al, dit Gurlick, je te romprai les reins. Je ferai sauter ta boîte et toi avec, et tout ton tord-boyaux, dont personne ne veut ! Tu m’entends, Al ?

Al ne l’entendait pas. Al était derrière le bar de son saloon, à trois blocs de maisons de là, probablement encore cramoisi d’indignation, sa longue tête chauve encore tendue vers la porte vide par laquelle Gurlick avait fui, et répétant encore ce dont tous ses clients venaient d’être témoins : Gurlick, venu du froid aigre de la nuit, qui se glissait dans le saloon, faisait des bassesses devant Al, élargissait sa face mal rasée en un sourire ébréché, penchait la tête, fermait à moitié ses yeux glauques, au blanc brouillé. « Le voilà qui entre, racontait Al pour la quatrième fois en neuf minutes, la bouche pleine de ce bon-vieux-Al par-ci et salut-mon-pote par-là, et tu-me-connais-Al et est-ce-que-je-peux-en-avoir-un peu, tu-sais-de-quoi, et moi, tout ce que je dis c’est : je te connais très bien, Gurlick, barre-toi de là, je ne te donnerais même pas du sable si je te rencontrais sur une plage ; et le voilà qui crache comme ça en plein sur le bar, et qui fout le camp et qui passe la tête par la porte en me traitant de… » Hypocritement, Al refusait de souiller ses lèvres en répétant ce vilain mot. Et le client au whisky et ginger près de la porte hocherait la tête et dirait : « On ne devrait jamais insulter le sexe auquel on doit sa mère, jamais », tandis que l’autre client, qui buvait sa bière tout doucement, lèverait son bock tiède presque vide, et opinerait : « Tu as eu raison, Al, tout à fait raison. »

Gurlick, parvenu à quatre blocs du saloon, jeta un coup d’œil derrière lui et ne vit pas signe de poursuite. Il ralentit sa course à un petit trot puis à un pas traînant, en arrondissant ses épaules pour se protéger de la bruine pénétrante. Il continuait de maudire Al, et le client à la bière, et celui au whisky et ginger, et proclama qu’il pourrait les rosser un par un ou tous à la fois, et d’une seule main.

Il ne le pouvait pas du tout, bien sûr. Ce n’était pas en lui. Cela aurait été une sorte de réussite et il était trop tard dans la vie pour que Gurlick, tout seul, entreprenne quelque chose d’aussi nouveau et d’aussi différent que de réussir. Même son premier souffle avait été raté et, à partir de là, il n’avait rien fait de bon. Il mendiait mal et volait quand c’était absolument sans risque, ce qui était rare. Il dépouillait les ivrognes pourvu qu’ils fussent complètement saouls, seuls et dans un coin noir. Il dormait dans des entrepôts, des wagons de marchandises, des camions garés. Il ne travaillait que dans les circonstances les plus désespérées, et il n’avait jamais pu aller jusqu’au bout d’une seconde semaine. « Je les massacrerai, marmonnait-il, je leur démolirai la figure, je leur… »

Il tourna dans une impasse, suivit un mur à tâtons jusqu’à une poubelle qu’il connaissait. C’était une boîte à ordures de restaurant et parfois… Il souleva le couvercle et vit quelque chose de pâle qui en glissait et tombait sur le sol. Cela ressemblait à un petit pain rond. Il voulut le rattraper mais le manqua. Il se pencha pour le ramasser ; une partie du mur embrumé près de lui sembla se détacher, devint solide et poilu, et lui fila entre les jambes. Il eut un sursaut de terreur et lança un coup de pied – une réaction de rat enragé, un spasme convulsif. Son pied frappa durement, et la créature fut projetée en l’air et retomba lourdement au bas de la clôture, dans la pénombre humide qui venait de la rue. C’était un petit chien blanc, aux trois quarts mort de faim. Il jappa deux fois, faiblement, tenta de se relever mais ne put pas.

Quand Gurlick vit qu’il était sans défense, il éclata de rire, courut vers lui, le frappa à coups de pied, le piétina jusqu’à ce qu’il fut mort. À chaque coup, sa vengeance devenait plus puissante, et pan pour Al et pan pour les deux piliers de bar et un coup pour les flics, et un pour tous les juges et pour tous les gardiens de prison, et un bon pour tous ceux qui dans le monde possédaient quoique ce fût, et, pour couronner le tout, un coup pour la brouillasse. Il était devenu un type formidable quand il eut terminé.

Hors d’haleine, il retourna essoufflé à la poubelle et tâtonna autour jusqu’à ce qu’il eut trouvé le petit pain rond. Celui-ci était détrempé et gluant, mais c’était la moitié d’un hamburger qu’un gaspilleur avait jetée dans l’impasse et c’était tout ce qui comptait. Il l’essuya sur sa manche, ce qui ne fit guère de différence aussi bien pour la manche que pour le petit pain, et il enfourna la masse pâteuse, graisseuse dans sa bouche.

Il sortit de l’impasse et leva les yeux dans le brouillard vers la silhouette carrée des maisons qui se dressaient alentour et semblaient le guetter. Il se sentait un homme qui avait combattu, tué pour reprendre ce qui était légitimement à lui. « Faut pas me pousser », gronda-t-il à l’adresse de la ville.

Une sorte d’ivresse l’envahit. Il éprouvait la même sensation qu’il avait au début de ce rêve qu’il faisait toujours, où il se promenait sur un sentier au bord d’un lac, il se sentait bien, il se sentait fort, confiant, sachant qu’il allait arriver à ce petit tas de vêtements sur la berge. Il ne rêvait pas en ce moment, il le savait ; il sentait trop le froid et l’humidité, mais il bomba quand même le torse. Il se mit à marcher, la tête haute. Il avertit le monde d’avoir à prendre garde : il allait le secouer jusqu’à le flanquer par terre et lui marcher sur sa figure stupide.

— Tu vas apprendre que Dan Gurlick est passé par-là ! déclara-t-il.

Il avait tout à fait raison, cette fois, parce que la Chose était en lui maintenant.

Elle avait été dans le hamburger et avant dans le cheval avec la viande duquel la plus grande partie du hamburger avait été fabriquée, et, avant, la Chose se trouvait dans deux oiseaux qui l’avaient prise pour une baie. Encore avant… c’est difficile à dire. Elle était tombée dans un champ, c’est tout. Elle était patiente et satisfaite d’attendre. Lorsque le premier oiseau l’avait avalée, elle avait senti qu’elle n’était pas dans le bon endroit et elle n’avait rien fait, et de même pour le second oiseau. Lorsque la grosse langue carrée du cheval l’avait cueillie avec une touffe d’herbe, elle avait eu des espoirs pendant un moment. Elle s’était redressée après que les dents du cheval l’eurent aplatie et avait quitté les voies digestives pour se frayer un chemin entre cellules et fibres jusqu’à ce qu’elle se trouve dans un ganglion. Là, elle avait eu un autre désappointement. Il était grand temps – car une fois qu’elle se serait infiltrée dans les chaînes de neurones, sa nature aurait été irréversiblement changée ; elle serait demeurée dans le cheval jusqu’à ce qu’il meure. Comme, en fait, cela s’était produit. Mais après que le couteau du boucher l’aie manquée, et que le hachoir l’aie tordue, pincée, étirée (sans toutefois en séparer aucune partie d’une autre), elle resta encore capable d’accomplir sa tâche, le moment venu. Huit mois en congélateur ne l’affectèrent pas du tout, ni la graisse chaude. Elle fut vendue par un petit marchand ambulant dans un sac plein de hamburgers et se retrouva au fond du sac. Le jeune homme qui mordit dans le hamburger en question fut le seul être humain qui la vit. Elle ressemblait à un raisin bouilli ou quelque chose de pire. Le toute façon, le garçon n’avait plus envie du hamburger. Il le jeta dans l’impasse.

La pluie se mit à tomber pour de bon. L’exaltation de Gurlick s’évanouit, ses épaules se tassèrent. Il baissa la tête, et marchant d’un pas tramant sous l’averse, il retomba bientôt à son niveau habituel de misère animale. Et il y resta pendant un moment.