19
Bière et homicide
Le vol jusqu’à Munich se déroula en douceur. Les douanes allemandes étaient strictes mais efficaces et un taxi Mercedes les conduisit à l’hôtel Bayerischer.
Leur présente cible était un dénommé Anas Ali Atef, de nationalité égyptienne, croyait-on, ingénieur civil de formation sinon de métier. Un mètre soixante-dix-huit, soixante-dix kilos, imberbe. Brun, yeux très sombres, censé être habile au combat à mains nues et bon tireur, s’il avait une arme. On le soupçonnait de faire office de courrier et en outre de recruter des terroristes – dont l’un, avec certitude, avait été abattu lors de l’attentat de Des Moines, Iowa. Ils avaient une adresse et une photo sur leur ordinateur portable. L’homme conduisait une Audi TT, de couleur gris mat. Ils avaient même son numéro d’immatriculation. Problème : il vivait avec une ressortissante allemande nommée Trudel Heinz et était censément amoureux d’elle. Il y avait également une photo de la dame. Pas exactement un top model, mais pas non plus un cageot – brune aux yeux bleus, un mètre cinquante-sept, cinquante-cinq kilos. Gentil sourire. Dommage, songea Dominic, qu’elle ait des goûts discutables, question hommes, mais enfin, ce n’était pas son problème.
Anas priait régulièrement dans une des mosquées de Munich, commodément située à un pâté de maisons de son immeuble. Après avoir pris leur chambre et s’être changés, les deux frères s’y rendirent en taxi et trouvèrent une fort agréable Gasthaus – restaurant-grill -avec des tables en terrasse qui leur permettaient de surveiller le secteur.
« Tous les Européens aiment-ils donc tant que ça manger sur le trottoir ? s’étonna Brian.
– C’est sans doute plus facile que d’aller faire ça au zoo », observa Dominic.
L’immeuble avait trois étages, il était en béton peint en blanc avec un toit qui, bien qu’en terrasse, évoquait curieusement celui d’une grange. Tout cela avait l’air d’une netteté remarquable, comme s’il était normal qu’en Allemagne tout doive avoir la propreté clinique d’une salle d’opération, mais on pouvait difficilement s’en plaindre. Même les voitures avaient ici tendance à être moins sales qu’en Amérique.
« Was darf es sein ? » – qu’est-ce que ce sera ? -demanda le serveur qui était apparu près de leur table.
« Zwei Dunkelbieren, bitte », répondit Dominic, utilisant environ un tiers de ce qui lui restait de son allemand scolaire pour commander deux bières brunes. L’essentiel du reste était consacré à la recherche des Herrenzimmer – les toilettes pour hommes -, toujours un terme utile à savoir, quelle que soit la langue.
« Américains, oui ? continua le serveur.
– Mon accent est-il si mauvais ? demanda Dominic avec un sourire torve.
– Vous n’avez pas l’accent bavarois et vos habits ont l’air américains, observa le serveur d’un air détaché, comme s’il leur annonçait que le ciel était bleu.
– OK, deux verres de bière brune, s’il vous plaît, monsieur.
– Zwei Kulmbacher, sofort, répondit le serveur qui rentra en hâte dans l’établissement.
– Je crois que je viens d’apprendre une petite leçon, Enzo, observa Brian.
– S’acheter une tenue locale, à la première occasion. Tout le monde a des yeux, acquiesça Dominic. T’as pas faim ?
– Je mangerais bien quelque chose.
– On va voir s’ils ont un menu en anglais.
– Ce doit être la mosquée que fréquente notre ami, à une rue d’ici… là-bas, tu vois ? » Brian indiqua discrètement la direction.
« Donc, on peut imaginer qu’il passera sans doute par ici…
– Ça paraît probable, oui.
– Et on n’a pas de date limite, ce coup-ci ?
– Ils ne nous disent pas "comment", ils nous disent juste "quoi", crut bon de rappeler Brian à son frère.
– Bien », observa Brian comme leurs bières arrivaient. Le garçon avait l’air aussi efficace qu’on pouvait l’espérer.
« Danke sehr. Avez-vous un menu en anglais ?
– Mais certainement, monsieur. » Et d’en sortir un, comme par magie, de sa poche de tablier.
« Très bien, et encore merci, monsieur.
– Il a dû aller à l’université des serveurs, observa Brian tandis que l’homme s’éloignait à nouveau. Mais attends de voir l’Italie. Là-bas, ces gars sont de vrais artistes. La fois où je suis allé à Florence, j’aurais parié que ce mec lisait dans mes pensées. Sans doute avait-il un doctorat de l’école hôtelière.
– Pas de parking sous l’immeuble, observa Dominic, revenant au boulot. Sans doute est-il derrière.
– L’Audi TT, c’est de la bonne bagnole, Enzo ?
– C’est une voiture allemande. Et les voitures ici, ça les connaît. L’Audi n’est pas une Mercedes mais ce n’est pas non plus une Lada. Je ne sais pas si j’en ai déjà vu une en dehors du Salon de l’auto. Mais je sais à quoi elles ressemblent, ligne arrondie, très lisse, genre petite bombe. C’est sans doute ce qu’il faut ici, avec leurs Autobahnen. Conduire en Allemagne, c’est comme piloter aux 500 Miles d’Indianapolis, enfin, c’est ce qu’on dit. Je vois pas un Allemand conduire une voiture lente.
– C’est assez logique. » Brian parcourut le menu. Les noms des plats étaient en allemand, bien sûr, mais avec le détail en anglais. On aurait dit que les explications étaient destinées à des Britanniques plutôt qu’à des Américains. Ils avaient encore des bases de l’OTAN par ici – peut-être pour se protéger des Français plus que des Russes, songea Dominic avec ironie. Même si, d’un point de vue historique, les Allemands n’avaient pas besoin de beaucoup d’aide de ce côté-là.
« Que voulez-vous prendre, meine Herren ? demanda le serveur, réapparaissant comme s’il s’était fait téléporter par Scottie en personne.
– D’abord, c’est comment votre prénom ? s’enquit Dominic.
– Emil. Ich heifie Emil.
– Merci. Eh bien, Emil, je vais prendre le Sauer-braten avec une salade de pommes de terre.
– Et pour moi, une βratwurst, indiqua Brian. Est-ce que je peux vous poser une question ?
– Bien sûr, répondit Emil.
– Ce n’est pas une mosquée, là, au bout de la rue ? » Et Brian pointa le doigt.
« Si, en effet.
– N’est-ce pas inhabituel ? insista Brian.
– Nous avons beaucoup de travailleurs immigrés turcs en Allemagne, et ils sont aussi musulmans. Ils ne risquent pas de manger de Sauerbraten ou de boire de la bière. Ils ne s’entendent pas trop bien avec nous, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? » Le garçon haussa les épaules, manifestant juste une pointe de dédain.
« Merci, Emil, dit Brian, et Emil s’empressa de retourner à l’intérieur.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Dominic.
– Ils ne les aiment pas trop, mais ils ne savent pas trop quoi faire, et l’Allemagne est une démocratie, tout comme nous, donc ils doivent être polis avec eux. Le Frisé moyen n’est pas très porté sur les "travailleurs immigrés" mais ça ne pose pas vraiment de problème, juste quelques bagarres de temps en temps. La plupart du temps, des rixes de bar, enfin, c’est ce qu’on m’a dit. Donc, je suppose que les Turcs ont finalement appris à boire leur bière.
– Comment as-tu appris tout ça ? » Dominic était surpris.
« Il y a un contingent allemand en Afghanistan. Nous étions voisins – enfin, nos campements, du moins – et j’ai eu l’occasion de discuter avec certains de leurs officiers.
– Ils sont bons ?
– Ce sont des Allemands, frérot, et ceux-là étaient des militaires de carrière, pas des engagés. Ouais, ils sont rudement bons, lui assura Aldo. C’était une unité de reconnaissance. Leur entraînement physique est aussi dur que le nôtre, ils connaissent bien la montagne, et ils ont d’excellentes bases de formation. Les sous-offs s’entendaient comme larrons en foire, ils adoraient échanger leurs casquettes et leurs insignes. Ils ramenaient également de la bière de leurs permissions, de sorte qu’ils étaient plutôt populaires avec mes gars… Tu sais que cette bière est sacrément bonne ?
– Comme en Angleterre. La bière est une forme de religion en Europe, et là, tout le monde va à l’église. »
Puis Emil apparut avec leur déjeuner – le Mittagessen – et ils purent constater que, là aussi, c’était parfait. Mais tous deux continuaient de surveiller l’immeuble.
« Cette salade de pommes de terre est de la dynamite, observa Dominic entre deux bouchées. Je n’ai jamais mangé un truc comme ça. Plein de vinaigre et de sucre, ça croque sous la dent et ça fond contre le palais.
– Il n’y a pas que les ritals qui fassent de la bonne cuisine.
– Quand on sera rentrés, il faudra qu’on se trouve un restaurant allemand.
– Bien reçu. Et dis donc, regarde, regarde, Enzo ! »
Ce n’était pas leur cible mais sa nana, Trudel Heinz, identique à la photo de leurs ordinateurs, qui sortait de l’immeuble. Assez jolie pour qu’un homme se retourne brièvement sur son passage, mais pas une vedette de cinéma. Elle avait dû être blonde mais ses cheveux avaient foncé sans doute à l’adolescence. De jolies jambes, une silhouette dans l’ensemble plutôt mieux que la moyenne. Dommage vraiment qu’elle se colle avec un terroriste. Peut-être lui avait-il mis le grappin dessus pour peaufiner sa couverture, et tant mieux pour lui s’il y avait des avantages annexes. À moins que leur relation soit platonique, ce qui semblait improbable. Les deux Américains se demandèrent comment il la traitait, mais on ne pouvait pas avoir la réponse en contemplant simplement sa démarche. Elle remonta le trottoir opposé mais dépassa la mosquée. Donc, ce n’était pas sa destination.
« Je suis en train de réfléchir… s’il va prier, on pourrait peut-être le coincer à la sortie. Il y a pas mal de gens anonymes aux alentours, tu vois ? songea tout haut Brian. Pas un mauvais plan. On pourra juger de son assiduité religieuse, cet après-midi, et voir à quoi ressemble la foule des fidèles.
– Ça me paraît pas mal, répondit Dominic. Mais d’abord, finissons de déjeuner, et ensuite on essaiera de se trouver des fringues pour mieux passer inaperçus.
– Bien reçu. » Brian regarda sa montre : quatorze heures pile. Une heure de décalage horaire avec Londres, une paille.
Jack arriva plus tôt que d’habitude, sa curiosité piquée au vif par ce qu’il croyait bien être une opération en cours sur le sol européen ; il se demandait ce qu’allait montrer le trafic du jour.
Il s’avéra qu’il était à peu du même ordre que d’habitude, avec juste un léger surcroît de messages lié à la disparition de Sali. Certes, le MI5 avait signalé sa mort à Langley en indiquant que c’était le résultat apparent d’une attaque cardiaque, sans doute provoquée par une crise d’arythmie fatale. C’était en tout cas la conclusion officielle du rapport d’autopsie, et le corps avait été restitué à un cabinet de notaires représentant la famille. Des dispositions étaient en cours pour rapatrier la dépouille en Arabie Saoudite. Son appartement avait été examiné par la version londonienne d’une équipe de plombiers qui n’y avaient toutefois rien découvert de particulier. Parmi les objets retrouvés, son ordinateur de bureau, dont le disque dur avait été récupéré et les données recopiées. Leurs informaticiens étaient en train de les éplucher octet par octet, les détails devaient suivre. Cela allait prendre pas mal de temps, Jack le savait. Techniquement, on pouvait toujours récupérer des données planquées sur un ordinateur, mais on pouvait aussi, en théorie, démonter les pyramides de Gizeh pierre par pierre pour découvrir ce qui se cachait à l’intérieur. Si Sali avait été vraiment assez malin pour enfouir des choses dans des interstices connus de lui seul ou avec un code dont lui seul connaissait la clé… eh bien, ce serait dur. Mais avait-il été habile à ce point ? Jack en doutait, mais on ne pouvait le savoir qu’en vérifiant, et c’était pourquoi des spécialistes s’en assuraient toujours. Cela prendrait au bas mot une semaine. Un mois, si le petit salopard s’y entendait en clés et en codes. Mais le simple fait de retrouver des données cachées leur révélerait qu’il était juste un acteur de premier plan et pas un second rôle, et c’est l’équipe première du GCHQ qui dès lors s’y collerait. Même si aucun d’entre eux ne serait en mesure de découvrir ce qu’il avait emporté avec lui dans la tombe.
« Hé, Jack, dit Wills en entrant.
– Salut, Tony !
– Sympa d’être assidu à ce point. Qu’est-ce qu’ils ont trouvé sur notre ami défunt ?
– Pas grand-chose. Ils vont sans doute rapatrier le cercueil un peu plus tard dans la journée et l’autopsie a conclu à un infarctus. Donc, nos gars sont propres.
– L’islam exige que la dépouille soit ensevelie dans les vingt-quatre heures, et dans une tombe anonyme. Donc, une fois le corps disparu, c’est pour de bon. Pas question de l’exhumer pour rechercher des traces de drogue ou de trucs dans le genre.
– Donc, on a réussi ? On s’est servi de quoi ? demanda Ryan.
– Jack, je n’en sais rien et je ne veux surtout pas savoir si on a joué un rôle quelconque dans sa mort prématurée. Et je n’ai aucune intention de chercher à le savoir. Toi non plus, n’est-ce pas ?
– Tony, merde ! Comment peux-tu faire ce métier en étant aussi peu curieux ? insista Jack Junior.
– Tu sais déjà bien assez de choses qu’il vaudrait mieux ne pas savoir ; pas la peine de te poser des questions en plus, expliqua Wills.
– Mouais », réagit Jack, dubitatif. Bien sûr, mais je suis trop jeune pour ça, s’abstint-il d’observer. Tony était bon à ce qu’il faisait, mais il vivait à l’intérieur d’une bulle. Comme Sali en ce moment précis, se prit à songer Jack, et ce n’était pas le meilleur endroit. Et de toute façon, on lui avait quand même fait la peau. Comment au juste, il n’en savait rien. Il aurait pu demander à sa mère quels médicaments ou substances chimiques étaient susceptibles d’avoir cet effet, mais non, il ne pouvait pas faire une chose pareille. Elle ne manquerait pas de le rapporter à son père, et le Grand Jack voudrait à coup sûr savoir pourquoi diable son fils avait posé une telle question… au risque de deviner peut-être la réponse. Alors, non, c’était exclu. Totalement exclu.
Après le trafic officiel sur la disparition de Sali, Jack se mit à chercher du côté des interceptions en relation avec le cas provenant de la NSA et d’autres sources intéressées.
Il n’y avait pas d’autres références à l’Émir dans le trafic du jour. Ça n’avait été que transitoire ; quant aux occurrences antérieures, elles étaient limitées à celles que Tony avait déjà déterrées. De même, sa requête d’une recherche plus générale des enregistrements de signaux adressée à Fort Meade et Langley n’avait pas reçu l’aval des huiles des services, une déception mais pas une surprise. Même le Campus avait ses limites. Il comprenait la réticence des gens d’en haut à courir le risque que quelqu’un se demande qui avait émis une telle requête et, faute de réponse, procède à une recherche plus approfondie. Mais des milliers de requêtes analogues transitaient chaque jour et une de plus ou de moins ne pouvait pas soulever tant de vagues, non ? Il décida toutefois de s’abstenir de demander.
Il était inutile de se faire identifier comme un trouble-fête si tôt déjà dans sa carrière. Mais il demanda néanmoins à son ordinateur de surveiller à l’avenir dans le trafic tout ce qui contenait le mot « Émir » et, si c’était le cas, il pourrait toujours l’enregistrer et avoir ainsi des arguments un peu plus solides à faire valoir à l’appui de sa demande spéciale, la prochaine fois, s’il y en avait une. Pourtant, avec un titre pareil – dans son esprit, c’était l’indication de l’identité d’un individu précis, même si la seule référence qu’en avait la CIA parlait de « blague interne probable ». Le jugement provenait d’un chef analyste de Langley qui avait un grand poids dans la communauté, et par conséquent dans celle-ci également. Le Campus était censé être la structure qui rectifiait les erreurs et, ou limites de la CIA mais, à cause de son effectif plus que réduit, il devait également accepter tout un tas d’idées qui venaient de cette agence prétendument handicapée. Ce n’était pas très logique, mais on ne l’avait pas consulté quand Hendley avait mis en place ce service et, par conséquent, il devait supposer que les cadres dirigeants connaissaient leur boulot. Mais comme le lui avait dit Mike Brennan au sujet du travail policier, les suppositions étaient à l’origine de tous les plantages. C’était un adage également répandu au sein du FBI. Tout le monde commet des erreurs et la taille de celles-ci est directement proportionnelle au poids – et à l’ancienneté – dans la hiérarchie de son auteur. Mais de telles personnes n’aiment pas qu’on leur rappelle cette vérité universelle. Enfin, pas uniquement elles.
Les vêtements qu’ils achetèrent ressemblaient beaucoup à ceux qu’on pouvait se procurer en Amérique, mais les différences, quoique subtiles prises une par une, une fois cumulées, donnaient un aspect tout à fait différent. Ils prirent également des chaussures assorties et, après s’être changés à leur hôtel, redescendirent se promener.
L’examen de passage fut jugé réussi quand Brian se fit arrêter dans la rue par une citoyenne allemande qui lui demanda la direction de la Hauptbahnhof, sur quoi
Brian dut bien lui avouer, en anglais, qu’il n’était pas d’ici et la dame battit alors en retraite avec un sourire embarrassé avant d’alpaguer un autre passant.
« Ça veut dire la gare principale, expliqua Dominic.
– Ben alors, pourquoi ne prend-elle pas un taxi ?
– Nous vivons dans un monde imparfait, Aldo, mais à présent, tu dois avoir vraiment l’air d’un vrai Fritz. Si quelqu’un d’autre te pose une question, contente-toi de lui répondre Ich bin ein Auslànder. Ça veut dire "Je suis étranger" et ça te tirera de ce mauvais pas. Ensuite il y a des chances qu’on te repose la question dans un anglais meilleur que celui que tu pourrais entendre à New York.
– Hé, regarde ! » Brian indiqua les arches dorées d’un McDo, vision encore plus bienvenue que la Bannière étoilée au-dessus d’un consulat américain, même si aucun des deux n’avait envie d’aller y manger. La nourriture locale était bien trop bonne. Dès la nuit tombée, ils étaient de retour à l’hôtel Bayerischer, et faisaient honneur à ladite nourriture.
« Eh bien, ils sont à Munich et ont déjà repéré la résidence de la cible et sa mosquée, mais lui, pas encore, signala Granger à Hendley. Ils ont toutefois pu apercevoir sa petite amie.
– Donc, tout se passe au mieux ? demanda le sénateur.
– Pas à se plaindre pour l’instant. Notre ami est sous surveillance de la police allemande. Leur service de contre-espionnage sait qui il est, mais ils n’ont engagé contre lui aucune poursuite. Ils ont quelques problèmes avec leur communauté musulmane, et certains sont déjà surveillés mais ce gars n’est pas encore apparu sur leurs écrans radar. Et Langley n’a pas trop insisté. Leurs relations avec l’Allemagne ne sont pas au mieux en ce moment.
– Une bonne et une mauvaise nouvelle ?
– En effet, acquiesça Granger. Ils ne peuvent pas nous transmettre beaucoup d’informations, mais on n’aura pas à s’inquiéter de déjouer une filature. Les Allemands de l’Ouest sont quand même drôles. Si vous gardez les mains propres et que tout est in Ordnung, vous êtes à peu près tranquilles. Mais si vous franchissez la ligne jaune, ils peuvent vous mener la vie dure. Historiquement, leurs flics sont très bons, mais pas leurs espions. Les Soviétiques et la Stasi avaient l’un et l’autre complètement infiltré leurs services, et ils en assument encore les conséquences.
– Ils mènent des opérations clandestines ?
– Pas vraiment. Ils ont une culture trop légaliste pour ça. Ils élèvent des gens honnêtes qui jouent selon les règles, ce qui handicape sérieusement les opérations spéciales – celles qu’ils tentent de mener à l’occasion se plantent salement. Tu sais, je parie que l’Allemand moyen paie même ses impôts en temps et en heure, et intégralement.
– Leurs banquiers connaissent en tout cas les règles du jeu international, objecta Hendley.
– Ouais, enfin, peut-être parce que les banquiers internationaux ne reconnaissent pas vraiment le concept de loyauté envers un pays, rétorqua Granger, pour retourner quelque peu le couteau dans la plaie.
– Lénine a dit un jour que le seul pays que connaisse un capitaliste était la position qu’il adoptait quand il passait un marché. Il y a un peu de ça, concéda Hendley. Oh, est-ce que tu as vu ça ? » Il tendit la requête venue d’en bas réclamant d’enquêter sur un individu nommé « l’Emir ».
Le directeur des opérations parcourut la page avant de la rendre. « Il n’a pas beaucoup d’arguments à faire valoir. »
Hendley opina. « Je sais. C’est bien pour ça que j’ai refusé… Mais… mais tu vois, ça a titillé son esprit, et il a eu l’idée de poser une question.
– Et le garçon est intelligent.
– Oui, tout à fait. C’est pourquoi j’ai demandé à Rick de le mettre avec Wills comme collègue et comme instructeur. Tony est un gars brillant, mais il manque un peu d’envergure. Comme ça, Jack peut à la fois apprendre le métier et apprendre également ses limites. On verra comment il se débrouille avec ça. Si le gamin reste avec nous, il pourrait bien faire son chemin.
– Tu crois qu’il a les potentialités de son père ? » se demanda Granger. Le Grand Jack avait été un espion hors pair avant d’être appelé à un plus vaste destin.
« Il se pourrait bien, oui. Quoi qu’il en soit, cette histoire d’Émir me paraît une bonne idée de sa part. Nous ne savons pas trop comment opère l’ennemi. C’est un processus darwinien qui est en train de se dérouler, Sam. Les méchants apprennent de ceux qui les ont précédés, et ils gagnent en intelligence – à nos dépens. Ils ne vont pas se dévoiler exprès pour recevoir une bombe intelligente dans le cul. Ils ne vont pas chercher à devenir des vedettes de la télé. C’est bon pour l’ego, mais fatal. Un troupeau de gazelles ne va pas se jeter délibérément sous les griffes des lions.
– Certes », convint Granger, en se remémorant comment ses propres ancêtres avaient réglé le sort des Indiens rouspéteurs avec le 9e régiment de cavalerie. Il y avait des choses qui ne changeaient pas beaucoup. « Gerry, le problème est que la seule chose qu’on puisse faire concernant leur modèle d’organisation, c’est spéculer. Et spéculer, ce n’est pas savoir.
– Alors, dis-moi ce que tu penses, ordonna Hendley.
– Il existe au minimum deux niveaux entre l’organisation et son chef. S’agit-il d’un homme ou d’un comité ? Nous ne savons pas et nous ne pouvons pas le savoir pour l’instant. Quant aux tireurs : on peut en éliminer autant qu’on veut, c’est comme de faucher de l’herbe : on la coupe, elle repousse, on la coupe, elle repousse, à l’infini. Quand on veut tuer un serpent, le mieux est de lui couper la tête. OK, bon, on sait tous ça. Le truc, c’est de la trouver, parce que, en l’occurrence, c’est une tête virtuelle. J’ignore qui il est, ou qui ils sont, mais il ou ils opèrent en gros comme nous, Gerry. C’est bien pourquoi on pratique la reconnaissance armée, pour voir si on peut déstabiliser tout ça. Et on a mis là-dessus tous nos analystes, ici, à Langley et à Meade. »
Soupir las. « Ouais, Sam, je sais. Et peut-être qu’on va réussir à déstabiliser quelque chose. Mais la patience, c’est dur. Le serpent est sans doute en train de se dorer au soleil à l’heure qu’il est, ravi de nous avoir piqués, d’avoir tué toutes ces femmes et tous ces enfants…
– Personne n’aime devoir patienter, Gerry, mais même Dieu a dû se prendre sept jours pour créer le monde, souviens-toi.
– Tu te mets à me servir des prêches ? demanda Hendley, plissant les paupières.
– Ma foi, ce côté œil pour œil travaille pour moi, Gerry, mais il faut du temps pour trouver l’œil de l’ennemi. Nous devons être patients.
– Tu sais, quand le Grand Jack et moi évoquions la nécessité d’une structure comme celle-ci, j’ai été assez con pour penser qu’on pourrait résoudre les problèmes plus vite si on avait l’autorité pour le faire.
– On sera plus rapides que le sera jamais le gouvernement, mais nous ne sommes pas non plus des agents très spéciaux. Écoute, la partie opérationnelle est tout juste en cours de lancement. Jusqu’ici, on n’a effectué qu’une seule frappe. Il en faudra d’autres avant qu’on puisse espérer une véritable réaction du camp adverse. Patience, Gerry.
– Ouais, bien sûr. » Il s’abstint d’ajouter que les fuseaux horaires n’aidaient pas non plus.
« Tu sais, il y a encore un truc.
– Quoi donc, Jack ? demanda Wills.
– Il vaudrait mieux qu’on sache quelles opérations sont en cours. Cela nous permettrait de recentrer avec un peu plus d’efficacité notre traque aux infos.
– Ça s’appelle de la "compartimentalisation".
– Non, ça s’appelle de la connerie, rétorqua Jack. Si on est sur le coup, on peut aider. Des trucs qui pourraient avoir l’air illogiques apparaîtront sous un autre jour si on connaît le contexte plutôt que s’ils débarquent de nulle part. Tony, tout ce bâtiment est déjà censé être un compartiment, pas vrai ? Alors, le subdiviser encore comme ils le font à Langley n’aide pas à accomplir la mission, ou est-ce que j’ai raté un épisode ?
– Je comprends ton raisonnement, mais ce n’est pas ainsi que le système fonctionne.
– OK, je savais que tu dirais ça, mais merde, comment est-ce qu’on va rectifier ce qui a merdé à la CIA si tout ce qu’on se contente de faire, c’est d’en reproduire le fonctionnement ? » insista Jack.
Et il n’y avait pas de réponse toute prête propre à satisfaire celui qui posait la question, n’est-ce pas ? se demanda Wills. Non, il n’y en avait pas, et ce gamin pigeait le coup bien trop vite. Qu’est-ce qu’il avait bien pu apprendre à la Maison-Blanche ? En tout cas, sûr qu’il avait dû poser tout un tas de questions. Et il avait écouté toutes les réponses. Il y avait même réfléchi.
« Ça m’embête de te dire ça, Jack, mais je ne suis que ton instructeur, pas le grand patron de cette boîte.
– Ouais, je sais. J’en suis désolé. J’imagine que j’ai pris l’habitude de voir mon père s’efforcer de faire bouger les choses – c’est du moins l’impression que ça m’a toujours donné. Pas pour lui, je sais, et pas tout le temps. Peut-être que l’impatience est un trait de famille. » Doublement, puisque sa mère était chirurgien, habituée à agir selon son propre emploi du temps, qui se résumait en général à avant-hier sans faute. C’était difficile de se montrer résolu quand on était bloqué à son poste de travail, une leçon que son père avait sans doute apprise en son temps, à l’époque déjà lointaine où l’Amérique avait vécu dans le collimateur d’un ennemi vraiment sérieux. Ces terroristes pouvaient blesser l’Amérique, mais pas vraiment lui occasionner de graves dommages structurels, même s’ils avaient essayé une fois déjà à Denver. Ces types ressemblaient plus à une nuée d’insectes qu’à un vol de chauves-souris vampires…
Mais les moustiques pouvaient transmettre la fièvre jaune, pas vrai ?
Loin au sud de Munich, dans la cité portuaire du Pirée, un conteneur fut déchargé par une grue de quai et descendu sur un semi-remorque qui attendait. Une fois la charge arrimée, le tracteur Volvo démarra, sortit du port, évita Athènes et prit la direction du nord, vers les montagnes de Grèce. Le manifeste indiquait que le convoi allait à Vienne, un long parcours sans étapes sur de larges autoroutes, pour livrer un chargement de café de Colombie. Les personnels de sécurité du port n’eurent pas l’idée d’effectuer une fouille, puisque tous les connaissements étaient en règle et qu’ils avaient passé sans problème le contrôle des codes-barres. Déjà, des hommes se regroupaient pour traiter la partie de la cargaison qui n’était pas censée être mélangée à de l’eau bouillante ou du lait. C’est qu’il fallait pas mal de monde pour ensacher une tonne de cocaïne en doses individuelles, mais ils avaient un entrepôt, acquis de fraîche date, pour accomplir la tâche, et ensuite il suffirait d’acheminer le chargement par voitures dans toute l’Europe, en tirant partie de l’absence de frontières intérieures depuis la formation de l’Union européenne. Avec cette cargaison, la promesse avait été tenue, et cette preuve de loyauté serait récompensée par son équivalent monétaire. Le processus se poursuivit durant la nuit, tandis que les Européens dormaient du sommeil du juste, même ceux qui ne tarderaient pas à faire usage de la partie illégale de la cargaison, sitôt qu’ils auraient trouvé un revendeur.
Ils virent le sujet à neuf heures trente le lendemain matin. Ils prenaient tranquillement le petit déjeuner dans une autre Gasthaus à proximité de celle qui employait leur ami Emil, et voilà qu’Anas Ali Atef remontait la rue d’un pas décidé, passant à moins de huit mètres des jumeaux qui étaient en train de déguster leurs strudels arrosés de café, en compagnie d’une vingtaine d’Allemands. Atef ne remarqua pas qu’il était observé ; il regardait droit devant lui et ne parcourait pas discrètement du regard ses environs immédiats comme l’aurait fait un espion aguerri. De toute évidence, il se sentait en sécurité ici. Et c’était tant mieux.
« Voilà notre gars », dit Brian qui l’avait repéré le premier. Comme avec Sali, il avait une enseigne au néon au-dessus de la tête pour signaler sa présence, mais il correspondait tout à fait à la photo du dossier, et il était bien sorti du bon immeuble. Du reste, avec sa moustache, on ne risquait pas de se tromper sur la personne. Plutôt bien habillé. Hormis le teint et la pilosité, l’homme aurait pu passer pour un Allemand. Parvenu au bout de la rue, il monta dans un tramway, destination inconnue, mais en tout cas vers l’est.
« Ton idée ? demanda Dominic à son frère.
– Sorti déjeuner avec un pote, ou bien ourdir la chute de l’Occident infidèle… on peut pas vraiment dire, vieux.
– Ouais, ça serait sympa d’avoir une vraie surveillance sur lui, mais on ne mène pas une enquête, hein ? Ce gars a recruté au moins un tireur. Il a gagné son billet sur notre liste noire, Aldo.
– Bien reçu, frangin. » La conversion de Brian était complète. Anas Ali Atef n’était plus pour lui désormais qu’un visage, et un fessier à piquer avec son stylo magique. En dehors de ça, c’était un individu que Dieu devait récupérer en temps voulu, une juridiction qui ne les concernait pas directement à l’heure actuelle.
« Si c’était une opération du Bureau, on aurait déjà une équipe dans son appartement, au moins pour embarquer son ordinateur. »
Brian en convint. « Et maintenant ?
– On voit s’il se rend à la mosquée et, si oui, on voit s’il est plus facile de l’éliminer à l’entrée ou à la sortie.
– Tu trouves pas par hasard que c’est aller un peu vite en besogne ?
– Je suppose qu’on pourrait rester dans la chambre d’hôtel à se branler, mais ça fatigue le poignet, tu vois ?
– Ouais, j’imagine. »
Ayant achevé leur petit déjeuner, ils laissèrent de l’argent sur la table mais pas un gros pourboire. Cela les aurait trop sûrement fait passer pour des Américains.
Le tram n’était pas aussi confortable que sa voiture, mais il était en définitive plus pratique parce que ça lui évitait de chercher une place pour se garer. Les villes européennes n’avaient pas été conçues en fonction de l’automobile. Ni Le Caire, bien sûr, et les embouteillages là-bas pouvaient être épouvantables – pires encore qu’ici – mais au moins, en Allemagne, ils avaient des moyens de transport fiables. Les trains étaient superbes. La qualité des lignes impressionnait un homme qui avait eu une formation d’ingénieur quelques années plus tôt – quelques années seulement ? cela lui paraissait une éternité. Les Allemands étaient un peuple curieux. Distants et compassés, et se croyant tellement supérieurs à toutes les autres races. Ils regardaient de haut les Arabes – et du reste la plupart des Européens – et n’ouvraient leurs portes aux étrangers que parce que leurs lois intérieures – imposées soixante ans plus tôt par les Américains après la Seconde Guerre mondiale – les y contraignaient. Et donc ils s’y pliaient, sans trop se plaindre ouvertement, parce que ces fous obéissaient à la loi comme si elle leur avait été imposée par la main de Dieu Lui-même. C’était le peuple le plus docile qu’il ait jamais rencontré, mais sous cette docilité se cachait une capacité de violence – de violence organisée – telle que le monde en avait rarement connu. Dans la mémoire collective, c’était le peuple qui s’était dressé pour massacrer les juifs. Ils avaient même converti leurs camps de la mort en musées, mais des musées dans lesquels pièces et machines demeuraient toujours en état de marche, comme prêtes à resservir. Dommage qu’ils ne soient pas capables de mobiliser la volonté politique de le faire.
Les juifs avaient humilié son pays à quatre reprises, tuant au passage son frère aîné Ibrahim, dans le Sinaï, alors qu’il conduisait son char soviétique T-62. Il n’avait aucun souvenir d’Ibrahim. Il était bien trop jeune en ce temps-là et n’avait que des photos pour lui donner une idée de ce à quoi il ressemblait, même si sa mère pleurait toujours sa mémoire. Il était mort en essayant d’achever le travail que ces Allemands avaient commencé, pour échouer, tué par le tir de canon d’un char américain M60A1 lors de la bataille de la Ferme aux Chinois. C’étaient les Américains qui protégeaient les juifs. L’Amérique était dirigée par ses juifs. C’était pour ça qu’ils livraient à ses ennemis des armes, qu’ils leur fournissaient du renseignement, et qu’ils adoraient tuer des Arabes.
Mais l’échec des Allemands n’avait pas dompté leur arrogance, il avait tout au plus réorienté celle-ci. Il le constatait à bord de ce tram, à ces regards à la dérobée, cette façon qu’avaient les petites vieilles de s’écarter de lui à petits pas. Quelqu’un allait sans doute passer du désinfectant sur la barre sitôt qu’il serait descendu, ronchonna Anas. Par le Prophète, c’étaient des gens bien désagréables.
Le trajet lui prit sept minutes encore, exactement, et il fut temps de descendre à son arrêt, Dom Straβe -rue de la Cathédrale. De là, il n’avait qu’à parcourir la distance d’un pâté de maisons. En chemin, il nota d’autres regards, l’hostilité dans les yeux ou, pis encore, ces regards qui se contentaient de l’effleurer, comme s’ils avaient entraperçu quelque chien errant. Il aurait eu grand plaisir à mener une action en Allemagne – ici même, à Munich – mais ses ordres étaient précis.
Sa destination était un café. Fa’ad Rahman Yassine s’y trouvait déjà, en tenue sport, tel un travailleur quelconque. Il y en avait pas mal comme lui dans ce café.
« Salaam aleikoum », le salua Atef. La paix soit sur toi.
« Aleikoum salaam », répondit Fa’ad. Avant d’ajouter : « Les pâtisseries sont excellentes.
– Oui, confirma Atef, parlant doucement en arabe. Alors, quoi de neuf, mon ami ?
– Nos compatriotes sont contents de la semaine dernière. Nous avons sérieusement ébranlé les Américains.
– Pas assez toutefois pour qu’ils désavouent les Israéliens. Ils aiment les juifs plus que leurs enfants. Tu peux me croire sur parole. Et ils vont s’en prendre à nous.
– Comment ? demanda Fa’ad. S’en prendre, oui, à ceux dont leurs services d’espionnage ont entendu parler, mais cela ne fera qu’enflammer un peu plus les fidèles et en attirer de nouveau à notre cause. Non, ils ne savent rien de notre organisation. Ils ne savent même pas notre nom. » C’était parce qu’en réalité elle n’en avait pas vraiment.
« J’espère que tu dis vrai. Alors, est-ce que j’ai de nouveaux ordres ?
– Tu as bien travaillé – trois de ceux que tu as recrutés ont choisi le martyre en Amérique.
– Trois ? » Atef fut agréablement surpris. « Ils sont morts en héros, j’imagine ?
– Ils sont morts au nom d’Allah. Cela devrait bien suffire. Alors, est-ce que tu as d’autres recrues prêtes ? »
Atef but une gorgée de café. « Pas tout à fait, mais j’en ai deux qui sont tentés de nous rejoindre. Ce n’est pas facile, tu le sais. Même le plus croyant des fidèles désire jouir des fruits de la vie. » Comme il en jouissait lui-même, bien entendu.
« Tu as fait du bon boulot, Atef. Mieux vaut être sûr que de trop vouloir exiger d’eux. Prends ton temps. Nous pouvons patienter.
– Jusqu’à quand ? » Atef voulait savoir.
« Nous avons de nouveaux plans pour l’Amérique, pour les frapper plus durement. Cette fois-ci, nous en avons tué des dizaines. La prochaine fois, ce sera des milliers, promit Fa’ad, une étincelle dans les yeux.
– Comment, au juste ? » demanda aussitôt Fa’ad. Il aurait pu – aurait dû – être agent planificateur. Sa formation d’ingénieur le destinait idéalement à ce poste. Ne le savaient-ils donc pas ? Il y avait des gars dans l’organisation qui réfléchissaient avec leurs couilles plus qu’avec leur cerveau.
« Cela, je ne suis pas à même de le dire, mon ami. » Parce qu’il n’en savait rien, s’abstint de compléter Fa’ad Rahman Yassine. Ses supérieurs ne se fiaient pas suffisamment à lui, ce qui l’aurait mis en rogne s’il l’avait su.
Ce fils de pute ne le sait sans doute pas lui-même, songea Atef au même moment.
« L’heure de la prière approche, mon ami, nota Ali Atef après un coup d’œil à sa montre. Viens avec moi. Ma mosquée n’est qu’à dix minutes d’ici. » L’heure du Salat approchait en effet. C’était un test pour s’assurer que son collègue était un vrai fidèle.
« Comme tu voudras. » Tous deux se levèrent pour aller prendre le tram qui, un quart d’heure après, les déposa à une rue de la mosquée.
« Droit devant, Aldo », dit Dominic. Ils avaient inspecté le voisinage, histoire de tâter le terrain, mais voilà que leur ami descendait la rue dans leur direction, apparemment accompagné.
« C’est qui, le bronzé numéro deux, je me demande ? fit Brian.
– Connais pas, et on peut pas improviser. On l’emballe ?
– Je veux, mon neveu. Et toi ?
– Cent pour cent affirmatif, frérot », répondit Dominic. Leur cible était à une trentaine de mètres, arrivant droit sur eux, sans doute en route pour la mosquée, qui était située à une rue derrière. « Qu’est-ce que t’en penses ?
– On dégage, mieux vaut l’emballer à la sortie.
– OK. » Et tous deux de se tourner sur la droite pour contempler la vitrine d’un chapelier. Ils l’entendirent – ils le sentirent quasiment – les frôler. « Combien de temps ça va prendre, d’après toi ?
– Dieu me damne si je le sais, mec ! Déjà que je suis pas allé à l’église depuis au moins deux mois.
– Super, grogna Brian. Mon propre frère est un apostat. »
Dominic étouffa un rire. « Ça a toujours été toi, l’enfant de chœur de la famille. »
Atef et son ami entrèrent effectivement. C’était l’heure de la prière, le Salat, le deuxième des cinq piliers de l’islam. Ils allaient s’agenouiller et se prosterner, face à La Mecque, pour murmurer des phrases du Saint Coran et ainsi affirmer leur foi. En entrant, ils ôtèrent leurs souliers et Yassine fut surpris de constater que cette mosquée avait souffert d’une influence allemande. Il y avait en effet des casiers individuels au mur de l’atrium pour y ranger les chaussures, tous numérotés avec soin afin d’éviter toute confusion… ou tout vol. La chose était rare en vérité dans un pays musulman car la loi islamique punissait très durement le vol, et agir ainsi dans la maison d’Allah aurait été une offense délibérée à Dieu Lui-même. Ils entrèrent dans la mosquée proprement dite et firent leurs dévotions.
Cela ne prit pas longtemps et, pour Atef, cette réaffirmation de sa foi religieuse fut comme une purification de l’âme. Puis ce fut terminé, lui et son ami regagnèrent l’atrium et, après avoir récupéré leurs souliers, ils ressortirent.
Ils n’étaient pas les premiers à franchir les vastes portes et les autres fidèles avaient déjà servi à alerter les Américains. La seule question en fait était de savoir quelle direction ils allaient prendre. Dominic surveillait la rue, y guettant un policier ou un espion, mais il n’en vit aucun. Il était prêt à parier que leur sujet allait regagner son appartement. Brian prit la direction opposée. Il semblait qu’une quarantaine de fidèles s’étaient assemblés pour la prière. En ressortant, ils s’égaillèrent aux quatre vents, seuls ou par petits groupes. Deux montèrent au volant de taxis – sans doute leurs propres véhicules – et repartirent chercher des clients. Leurs coreligionnaires n’étaient pas du nombre : sans doute étaient-ils de pauvres prolos qui se déplaçaient à pied ou avec les transports en commun. Ce n’était pas une indignité pour les jumeaux qui se rapprochèrent chacun de son côté, mais pas trop vite, ni trop délibérément. Puis la cible et son copain sortirent à leur tour.
Ils prirent à gauche, en direction de Dominic, à trente mètres de là.
De son point de vue, Brian embrassa toute la scène. Quand les individus furent à deux mètres de lui, Dominic fit mine de trébucher et tomba contre Atef. Brian ne le vit même pas frapper. Atef tomba avec son frère et la chute avait dû masquer en partie la douleur de la piqûre. Le copain d’Atef les aida à se relever tous les deux. Dominic présenta ses excuses et reprit son chemin, tandis que Brian suivait la cible. Il n’avait pas vu Sali passer l’arme à gauche, il y trouvait donc un certain intérêt, un rien morbide. L’homme parcourut une quinzaine de mètres puis s’immobilisa net. Il avait dû dire quelque chose car son ami se tourna comme pour lui poser une question, juste à temps pour le voir s’effondrer. Le bras d’Atef se leva pour protéger son visage de la chute, puis tout le corps se relâcha.
Le deuxième homme était manifestement abasourdi par ce qu’il voyait. Il se pencha pour essayer de comprendre ce qui clochait, d’abord intrigué, puis inquiet, et enfin paniqué, retournant son ami sur le dos et lui criant à l’oreille. Brian passa à côté d’eux. Le visage d’Atef était aussi inerte que celui d’une poupée. Son cerveau était encore actif mais il ne pouvait même pas ouvrir les yeux. Brian resta là une minute, puis il reprit son chemin, sans se retourner, mais après avoir fait signe à un passant de venir prêter main-forte, ce que l’Allemand fit, glissant la main dans son pardessus pour en sortir un téléphone mobile. Il allait sans doute appeler les secours. Brian marcha jusqu’au prochain carrefour, puis il se retourna pour observer la scène, en regardant sa montre. L’ambulance fut là en six minutes et demie. Les Allemands étaient décidément bien organisés. Le secouriste des pompiers vérifia le pouls, leva les yeux, surpris, puis inquiet. Son collègue sortit du véhicule une valise de premiers secours et, sous les yeux de Brian, entreprit d’intuber Atef, puis de le placer sur une civière. Les deux hommes étaient parfaitement entraînés, refaisant les gestes qu’ils avaient sans doute déjà répétés à la caserne et probablement accomplis des dizaines de fois dans la rue. Vu la gravité du cas, ils ne cherchèrent pas à transporter la victime dans l’ambulance, préférant la soigner sur place.
Dix minutes depuis la chute, nota Brian en regardant sa montre. Atef était déjà en état de mort cérébrale et c’était le point final de l’histoire. L’officier de marines tourna à gauche et gagna l’autre angle de la rue, où il prit un taxi, écorchant le nom de leur hôtel, mais le chauffeur comprit quand même. Dominic était déjà dans le hall quand il y entra. Ensemble, ils se rendirent au bar.
Le seul truc bien quand on dessoudait un gars à la sortie de son lieu de culte, c’est qu’on pouvait être raisonnablement certain qu’il n’irait pas en enfer. C’était déjà un poids de moins sur leur conscience. La bière aidait, aussi.