9
Que Dieu vous accompagne
Le trajet jusqu’au Campus prenait trente-cinq minutes environ. Tout du long, Jack écoutait sur l’autoradio l’édition matinale de NPR car, comme son père, il était imperméable à la musique d’aujourd’hui. Les similitudes qu’il avait avec son père l’avaient toujours à la fois vexé et fasciné. Durant la plus grande partie de son adolescence, il avait lutté contre, cherchant à instaurer sa propre identité par contraste avec un père si collet monté, et puis, à la fac, il avait en quelque sorte fait machine arrière, presque sans s’en rendre compte. Il avait cru par exemple agir de manière sensée en sortant avec des filles susceptibles d’être un bon parti, même s’il n’avait jamais réussi à trouver la perle rare. Qu’il jugeait, inconsciemment, à l’aune de sa mère. Il avait été contrarié par le jugement de ses enseignants de Georgetown qui le disaient sorti du moule paternel : au début, il s’en était vexé puis il s’était rappelé que son père n’était pas un si mauvais bougre. Il aurait pu tomber sur pire. Il avait vu bien des exemples de rébellion, même dans une université aussi conservatrice que G-Town, avec ses traditions jésuites et son éducation rigoureuse. Certains de ses camarades s’étaient même glorifiés de rejeter leurs parents, mais quel connard ferait une chose pareille à sa place ? Si guindé et vieux jeu que puisse être sans aucun doute son géniteur, il avait été un père rudement chic, tout compte fait. Il n’avait jamais été autoritaire et l’avait toujours laissé faire ce qu’il voulait et choisir sa propre voie… persuadé qu’il saurait trouver la bonne, sans doute ? se demanda Jack. Mais non. Si son père avait ainsi comploté, sûrement que Jack l’aurait remarqué.
Il se mit à songer aux complots. La presse, les livres et les médias à sensation en regorgeaient. Son père avait même plaisanté plus d’une fois en suggérant que le corps des marines repeigne en noir son hélicoptère « personnel ». La crise ! s’était dit Jack.
Au lieu de cela, son père de substitution avait été Mike Brennan, qu’il avait régulièrement bombardé de questions, dont un bon nombre sur les théories du complot. Il avait été considérablement déçu d’apprendre que le Service secret des États-Unis – le service de protection présidentielle – était sûr à cent pour cent que Lee Harvey Oswald avait assassiné John Kennedy, et l’avait fait tout seul. À leur école de Beltsville, dans la banlieue de Washington, Jack avait tenu dans les mains et même tiré avec une réplique du fusil Mannlicher-Carcano 6,5 millimètres avec lequel l’assassin avait éliminé l’ancien président, et il avait eu droit à un topo complet sur l’affaire – à sa grande satisfaction, sinon à celle de l’industrie du complot qui croyait le contraire avec une ferveur toute commerciale. La dernière en date suggérait même que son père, en tant qu’ancien agent de la CIA, avait été l’ultime bénéficiaire d’une conjuration qui se prolongeait depuis au moins un demi-siècle, dans le but de céder à la CIA les rênes du gouvernement. Ouais, bien sûr, Arthur. Comme la Commission trilatérale, l’Ordre mondial des francs-maçons, et autres billevesées du même acabit. Il avait entendu, de la bouche de son père et de Mike Brennan, quantité d’histoires concernant la CIA, dont bien peu vantaient la compétence de cette agence fédérale. Elle était efficace mais loin d’être aussi compétente que le suggérait Hollywood. Mais Hollywood croyait sans doute à l’existence de Roger Rabbit… après tout, le film avait rapporté de l’argent, pas vrai ?
Non, la CIA souffrait de deux ou trois handicaps profonds…
… Et le Campus était-il censé y remédier ? Telle était la question. Bigre, songea Junior, en virant sur la nationale 29, peut-être que les théoriciens du complot avaient raison, en définitive… ? Sa réponse personnelle fut un hennissement assorti d’une grimace.
Non, le Campus n’était pas du tout comme ça, ni comme le Spectre des vieux films de James Bond ou le Thrush des rediffusions de l’Agence tous risques sur la chaîne Nick at Nite. Les théories du complot tablaient sur l’aptitude d’un grand nombre de gens à rester bouche cousue et, comme Mike le lui avait dit cent fois, les méchants étaient incapables de rester sans rien dire. Il n’y avait pas de sourds-muets dans les prisons fédérales, lui avait répété Mike, mais les criminels n’étaient toujours pas fichus de s’en rendre compte, ces idiots.
Même les individus qu’il traquait avaient ce problème, or ils étaient censés être intelligents et fortement motivés. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient. Mais non, ils n’étaient même pas comme les méchants des films. Ils avaient besoin de parler, et parler signerait leur perte. Il se demanda ce qui était vrai : les malfaiteurs avaient-ils besoin de se vanter ou bien, par quelque détour pervers sur lequel ils s’accordaient tous, avaient-ils besoin que d’autres leur disent que ce qu’ils faisaient était bien ? Les gars qu’il recherchait étaient des musulmans, mais des musulmans, il y en avait d’autres. Son père et lui connaissaient le prince Ali d’Arabie Saoudite et c’était un type bien, c’est lui qui avait donné à son père le sabre qui lui avait valu son nom de code pour le service de protection, et il continuait de passer les voir au moins une fois l’an parce que les Saoudiens, une fois qu’ils étaient devenus vos amis, étaient les gens les plus loyaux du monde. Certes, ça aidait toujours d’être un ancien président. Ou dans son cas, le fils d’un ancien président, se frayant désormais sa propre route dans le monde « noir ».
Bigre, comment papa réagira-t-il à ça ? se demanda Jack. Il va faire une attaque. Et maman ? Une crise de nerfs. L’idée le fit se marrer, alors qu’il virait à gauche. Mais maman n’avait pas besoin de savoir. La couverture serait bonne pour elle – et pour grand-père – mais pas pour papa. Car il avait contribué à la création de cet endroit. Peut-être qu’il avait besoin d’un de ces hélicos noirs, après tout. Jack Junior se glissa dans sa place de parking privée, numéro 127. Le Campus ne pouvait pas être si vaste et puissant, n’est-ce pas ? Pas avec moins de cent cinquante employés. Il verrouilla sa voiture et se dirigea vers l’entrée, s’avouant au passage, in petto, que cette routine du boulot tous les matins, c’était d’un chiant ! Mais enfin, tout le monde devait bien débuter par quelque chose…
Il passa par l’entrée de derrière, comme la plupart des autres. Il y avait un guichet de réception et de sécurité. Le gars derrière le comptoir était Ernie Chambers, un ancien adjudant-chef dans la lre division d’infanterie. Son blazer d’uniforme bleu arborait la reproduction en taille réduite de l’insigne de fantassin de combat, au cas où l’on n’aurait pas remarqué sa carrure et le regard dur de ses yeux noirs. Après la première guerre du Golfe, il avait changé de poste pour entrer dans la Police militaire. Il avait sans doute fort bien su faire respecter la loi et régler la circulation, Jack n’en doutait pas, tandis qu’il lui adressait un signe de la main.
« Hé, monsieur Ryan !
– Salut, Ernie.
– Vous avez l’air en forme, chef. » Pour l’ex-soldat, tout le monde s’appelait « chef ».
On était deux heures plus tôt aux abords de Ciudad Juârez. Là, le monospace obliqua vers une aire de service pour se garer près d’un groupe de quatre autres véhicules. Derrière eux, il y avait le cortège des autres minibus qui les avaient suivis jusqu’à la frontière américaine. Les hommes sortirent de leur sommeil pour descendre en titubant s’étirer dans la fraîcheur de l’air matinal.
« C’est ici que je vous laisse, señor, dit à Mustafa le chauffeur. Vous allez rejoindre l’homme près du Ford Explorer beige. Vaya con Dios, amigo », dit-il en guise d’adieu des plus courtois. Que Dieu vous accompagne.
Mustafa se dirigea dans la direction indiquée pour retrouver un homme de bonne taille coiffé d’un chapeau de cow-boy. Le gars n’avait pas l’air trop soigné et sa moustache aurait mérité d’être taillée. « Buenos dias, je suis Pedro. Je vais vous conduire le reste du chemin. Vous êtes quatre pour mon véhicule, c’est ça ? »
Mustafa acquiesça. « C’est exact.
– Il y a des bouteilles d’eau dans le bahut. Vous aurez peut-être envie de manger un morceau. Vous pouvez acheter tout ce que vous voulez à la boutique. » Il indiqua le bâtiment. Mustafa suivit le conseil, ses camarades également, et, dix minutes après, tous étaient montés à bord des véhicules et avaient repris la route.
Ils se dirigèrent vers l’ouest, en suivant, sur l’essentiel du trajet, la nationale 2. Presque dès le départ, les véhicules rompirent leur formation « en escadrille ». Ils étaient quatre, de gros 4 x 4 de loisirs américains, tout tartinés d’une épaisse couche de poussière et de crasse pour ne pas apparaître neufs. Le soleil avait grimpé au-dessus de l’horizon oriental, jetant ses ombres sur le sol couleur kaki.
Pedro semblait avoir épuisé son texte sur l’esplanade. Il était redevenu silencieux, en dehors d’un rot de temps en temps, et fumait cigarette sur cigarette. Il avait réglé la radio sur une station en petites ondes et fredonnait au rythme de la musique latino. Les Arabes restaient assis sans rien dire.
« Hé, Tony », salua Jack. Son collègue était déjà devant son ordinateur.
« Comment va ? répondit Wills.
– Du nouveau, ce matin ?
– Rien depuis hier, mais Langley envisage de renforcer de nouveau la surveillance sur notre ami Fa’ad.
– Ils vont vraiment le faire ?
– Je ne le sais pas plus que toi. Le chef d’antenne à Bahreïn dit qu’il a besoin de plus de personnel pour ça et ces lavettes du recrutement à Langley doivent être en train de phosphorer là-dessus à l’heure qu’il est.
– Mon père disait toujours que le pouvoir est en fait dirigé par les comptables et les avocats.
– Il a pas tout à fait tort, vieux. Cela dit, Dieu sait où Ed Kealty se situe dans ce tableau… qu’est-ce que ton vieux pense de lui ?
– Peut pas encaisser ce fils de pute. Il se refuse de parler en public de la nouvelle administration parce qu’il estime que ça ne se fait pas, mais si tu évoques le bonhomme au dîner, ça risque d’être la soupe à la grimace. Marrant, papa a horreur de la politique et il fait de son mieux pour garder son sang-froid, mais ce type-là, il l’a vraiment dans le nez. Il évite d’en parler, n’en touchera jamais un mot aux journalistes. Mike Brennan m’a dit que le service de protection ne l’aimait pas non plus beaucoup. Et pourtant, ils sont bien forcés.
– Être un professionnel a son prix », concéda Wills.
Sur quoi, Junior alluma son ordinateur et examina le trafic nocturne entre Langley et Fort Meade. Celui-ci était bien plus impressionnant par son volume que par son contenu. Il semblait que son nouvel ami, Ouda, avait…
« Notre pote Sali a déjeuné avec quelqu’un, hier, annonça Jack.
– Qui ça ? demanda Wills.
– Les Rosbifs l’ignorent. Apparemment un Arabe, vingt-sept, vingt-huit ans, fine barbe, moustache, mais pas d’identification précise. Ils ont parlé en arabe, mais personne n’était assez près pour surprendre le détail de leur conversation.
– Où ont-ils déjeuné ?
– Dans un pub de Tower Hill, le Hung, Drawn and Quartered. Il est situé en lisière du quartier financier. Ouda a bu un Perrier. Son ami une bière. Et ils ont mangé un casse-croûte – sandwich-salade. Ils s’étaient installés dans une stalle d’angle, rendant difficile toute surveillance rapprochée.
– Donc, ils recherchaient la discrétion. Ça n’en fait pas forcément des méchants. Les Rosbifs les ont-ils filés ?
– Non. Ça veut sans doute dire qu’Ouda est surveillé par un seul homme.
– Probable.
– Mais la fiche indique qu’ils ont une photo du nouveau type. Elle n’est pas incluse toutefois dans le rapport.
– C’était sans doute un gars du MI5, la Sécurité intérieure, qui opérait la surveillance. Et probablement un jeunot. Ouda n’est pas considéré comme un gibier important, pas assez en tout cas pour mériter une surveillance complète. Aucun de ces services n’a de toute façon les effectifs qu’il voudrait. Autre chose ?
– Quelques transactions monétaires, cet après-midi. Plus ou moins de la routine », dit Jack en parcourant leur liste. Je cherche quelque chose d’infime et d’anodin, se remémora-t-il. Mais les choses infimes et anodines étaient, en général, anodines et infimes. Ouda manipulait des fonds tous les jours, des sommes plus ou moins importantes. Comme il s’occupait de la gestion patrimoniale, il spéculait rarement, se contentant pour l’essentiel d’opérations immobilières. Londres -et la Grande-Bretagne en général – était une place idéale pour ce genre d’opérations. Les prix de l’immobilier y étaient relativement élevés mais très stables. Si vous achetiez un bien, la plus-value serait sans doute faible, mais on ne risquait sûrement pas de perdre sa mise. Le papa d’Ouda laissait plus ou moins au fiston la bride sur le cou, mais sans pour autant le lâcher dans le trafic. Quel montant de liquidités possédait le jeune Ouda ? Puisqu’il réglait ses putes en liquide et leur achetait des sacs à main coûteux, il devait avoir sa réserve personnelle. Modeste, peut-être, mais « modeste » selon les critères saoudiens n’était pas exactement synonyme de modeste pour la plupart des autres. Le garçon conduisait une Aston-Martin, après tout, et il ne couchait pas dans un mobile home… Donc…
« Comment fais-je la différence entre l’argent familial de Sali et son argent personnel ?
– Tu ne la fais pas. On pense qu’il s’arrange pour que les deux comptes restent proches, à la fois par leur voisinage et leur discrétion. Le meilleur moyen de t’en assurer est de voir comment il organise et répartit la présentation de son budget trimestriel à la famille. »
Jack bougonna. « Super. Ça va bien me prendre deux jours pour récapituler toutes les transactions et les analyser ensuite.
– À présent, tu sais pourquoi tu n’es pas un véritable expert-comptable, Jack. » Wills étouffa un rire.
Jack eut envie de mordre mais il n’y avait qu’une seule façon d’accomplir cette tâche et c’était son boulot, pas vrai ? D’abord, il essaya de voir si son programme permettait de raccourcir la procédure. Nada. De l’arithmétique de cours moyen avec un brin de jugeote. Quelle blague. Au moins, quand il en aurait terminé, il aurait sans doute amélioré la dextérité de sa frappe sur le clavier numérique. Brillante perspective. Pourquoi le Campus n’employait-il donc pas d’expert-comptable ?
Ils quittèrent la nationale 2 pour s’engager sur une piste en terre qui sinuait vers le nord. La route semblait avoir été pas mal fréquentée – récemment encore, à en juger par les traces de pneus. Les environs étaient relativement montagneux. Les véritables pics des montagnes Rocheuses étaient situés bien trop à l’ouest pour être visibles, mais l’air était plus raréfié qu’il n’en avait l’habitude, et il serait chaud pour la marche. Il se demanda si c’était encore loin et à quelle distance de la frontière ils se trouvaient. Il avait entendu dire que la frontière américano-mexicaine était gardée, mais pas très bien. Les Américains pouvaient se montrer d’une efficacité meurtrière dans certains domaines mais totalement infantiles dans d’autres. Mustafa et ses hommes espéraient éviter les premiers et tirer profit des derniers. Aux environs de onze heures du matin, il avisa un gros camion trapu au loin, et leur 4 x 4 se dirigea vers lui. Le camion, nota-t-il comme ils se rapprochaient, était vide, et ses larges portes rouges grandes ouvertes. Arrivé à moins de cent mètres, le Ford Explorer s’immobilisa. Pedro coupa le moteur et descendit.
« Nous voici arrivés, mes amis, annonça-t-il. J’espère que vous êtes prêts à marcher. »
Tous quatre descendirent et, comme auparavant, ils s’étirèrent et regardèrent autour d’eux. Un nouveau venu se dirigeait vers eux alors que les trois autres 4 x 4 se garaient et déchargeaient leurs occupants.
« Salut Pedro ! dit le nouveau Mexicain, à l’évidence un vieil ami de leur chauffeur.
– Buenos dias, Ricardo. Voilà les gens qui veulent entrer en Amérique.
– Salut ! » Il serra la main des quatre premiers. « Je m’appelle Ricardo et je suis votre coyote.
– Quoi ? demanda Mustafa.
– C’est juste un terme. Je conduis les gens de l’autre côté de la frontière, contre rétribution. Dans votre cas, bien sûr, j’ai déjà été payé.
– C’est loin ?
– Dix kilomètres. Une petite marche, dit-il, pour les mettre à l’aise. Le paysage sera en gros identique à celui-ci. Si vous voyez un serpent, vous faites un détour, c’est tout. Il ne vous sautera pas dessus. Mais si vous passez à moins d’un mètre, il peut frapper et vous tuer. En dehors de ça, il n’y a rien à craindre. Si vous voyez un hélicoptère, vous devez vous coucher au sol et ne plus bouger. Les Américains ne gardent pas très bien leur frontière et, assez curieusement, moins bien le jour que la nuit. Nous avons en outre pris certaines précautions.
– Comment cela ?
– Il y avait trente personnes dans ce bahut, expliqua-t-il en pointant le doigt vers le gros camion qu’ils avaient aperçu en arrivant. Elles vont marcher devant nous et un peu plus à l’ouest. Si quelqu’un doit se faire prendre, ce sera eux.
– Combien de temps au total ?
– Trois heures. Moins, si vous êtes en forme. Avez-vous de l’eau ?
– Nous connaissons le désert, lui assura Mustafa.
– Si vous le dites. Eh bien, allons-y, dans ce cas. Suivez-moi, amigos. » Sur quoi, Ricardo se mit en route vers le nord. Il était intégralement vêtu de kaki, portait une ceinture à laquelle étaient accrochées trois gourdes et des jumelles, et il était coiffé d’un chapeau à bords plats, le tout de style militaire. Ses bottes avaient l’air bien fatiguées. Son allure était résolue et régulière, pas trop rapide, histoire de ménager ses forces. Ils lui emboîtèrent le pas, en file indienne pour masquer leur nombre à d’éventuels poursuivants, Mustafa en tête, cinq mètres environ derrière le coyote.
Il y avait un stand de tir au pistolet à trois cents mètres environ de la plantation. Installé en plein air, il était muni de cibles en acier, identiques à celles de l’école du FBI, avec une partie supérieure circulaire de la taille approximative d’une tête d’homme. Elles émettaient un cliquetis agréable quand on les touchait, avant de se renverser pour choir exactement comme une véritable cible humaine. Enzo se révéla le meilleur à cet exercice. Aldo expliqua que, chez les marines, on ne mettait pas spécialement l’accent sur le tir au pistolet, quand au contraire le FBI y prêtait une attention particulière, estimant que n’importe qui savait déjà tirer convenablement avec une arme d’épaule. Le frère policier adoptait la posture classique : légèrement penché, jambes écartées, prise à deux mains, tandis que le marine avait tendance à se tenir bien droit et à tirer d’une seule main, comme on l’enseignait chez les militaires.
« Hé, Aldo, ça fait juste de toi une meilleure cible, avertit Dominic.
– Ah ouais ? » Brian tira trois coups et fut ravi de les entendre se traduire par trois claquements sonores. « Dur de répliquer quand tu t’en es pris une entre les deux phares, frérot.
– Et c’est quoi ces conneries de faire mouche au premier coup ? Tout ce qui mérite d’être tiré mérite un coup double.
– Combien t’en as balancé à ton mec, en Alabama ?
– Trois. Je n’avais pas envie de prendre le moindre risque, expliqua Dominic.
– Tu l’as dit, vieux. Hé, passe-moi voir ton Smith, que je l’essaie. »
Dominic vida son arme avant de la confier. Le chargeur l’accompagna séparément. Brian tira plusieurs fois à vide pour s’accoutumer à l’arme, puis il la chargea, et fit jouer le mécanisme. Son premier coup de feu fit retentir une plaque de tête. Idem pour le second. Il rata le troisième, mais pas le suivant, un tiers de seconde plus tard. Brian rendit l’arme.
« La prise en main est différente.
– Faut s’y habituer.
– Merci, mais j’aime bien les six coups de plus dans le chargeur.
– Ben, c’est comme tu le sens.
– N’empêche, c’est quoi tout ce plan de tir en pleine tête ? s’étonna Brian. D’accord, quand on fait du tir de précision au fusil, c’est le plus sûr moyen d’arrêter l’adversaire d’une seule balle, mais pas avec un pistolet.
– Quand on peut atteindre un gars en pleine tête à quinze mètres, répondit Pete Alexander, c’est toujours un talent intéressant. C’est la meilleure façon que je connaisse de mettre fin à une discussion.
– D’où êtes-vous sorti ? demanda Dominic.
– Vous n’avez pas fait de vérification, agent Caruso. Souvenez-vous que même Adolf Hitler avait des amis. Ne vous ont-ils pas appris ça, à Quantico ?
– Ma foi, oui, admit Dominic, quelque peu interdit.
– Quand votre première cible est éliminée, vous inspectez la zone au cas où il aurait encore des amis dans le coin. Ou vous vous tirez en vitesse. Voire les deux.
– Vous voulez dire détaler en courant ? demanda Brian.
– Non, sauf si vous êtes sur une piste. Mais vous vous esquivez de la manière la plus discrète possible. Ce qui veut dire par exemple entrer dans une librairie pour faire un achat, aller prendre un café, que sais-je. Vous devez vous décider en fonction des circonstances, mais en gardant votre objectif en tête. L’objectif est de toujours dégager les abords immédiats aussi vite que l’autorisent les circonstances. Trop vite et les gens vont le remarquer. Trop lentement et les témoins risquent de se rappeler vous avoir vu à proximité de votre cible. En revanche, ils ne signaleront jamais un individu qu’ils n’ont pas remarqué. Vous avez donc tout intérêt à être dans ce cas-là. Votre tenue en mission, votre comportement sur le terrain, votre façon de marcher, votre façon de penser… tout cela doit tendre à vous rendre invisibles, leur dit Alexander.
– En d’autres termes, Pete, observa tranquillement Brian, vous êtes en train de nous dire que lorsqu’on tue ces gens comme on nous entraîne à le faire, vous voulez qu’on soit capables non seulement de le faire, mais de filer ensuite comme si de rien n’était.
– Vous aimeriez mieux vous faire prendre ?
– Non, certes, mais le meilleur moyen de tuer quelqu’un est de lui loger une balle dans la tête en lui tirant dessus avec un bon fusil à deux cents mètres de distance. Ça marche à tous les coups.
– Mais si l’on veut qu’il soit mort sans que personne sache qu’il a été tué ? interrogea leur instructeur.
– Merde, et comment on fait un truc pareil ? » C’était Dominic.
« Patience, les gars. Chaque chose en son temps. »
Il y avait les restes d’une vague palissade. Ricardo la franchit comme si de rien n’était, profitant d’un trou qui semblait récent. Les piquets avaient été peints en vert vif mais ils avaient en grande partie rouillé. Le grillage était en plus piètre état encore. Le traverser était un jeu d’enfant. Le coyote fit cinquante mètres de plus, choisit un gros rocher, s’assit, alluma une cigarette et but une gorgée à sa gourde. C’était son premier arrêt. La marche n’avait rien eu de difficile, et il était manifeste qu’il avait fait ça quantité de fois. Mustafa et ses amis ignoraient qu’il avait déjà fait traverser la frontière à plusieurs centaines de groupes par ce même itinéraire, et qu’il n’avait été arrêté qu’en une seule occasion – et cela ne lui avait pas coûté grand-chose, à part une blessure d’amour-propre. Il avait également ce jour-là renoncé à sa rétribution, parce qu’il était un coyote honorable. Mustafa s’approcha de lui.
« Est-ce que vos amis se sentent bien ? s’enquit Ricardo.
– Ça n’a rien eu d’épuisant, répondit Mustafa. Et je n’ai pas vu un seul serpent.
– Il n’y en a pas des masses par ici. Les gens leur tirent dessus ou leur jettent des cailloux. Personne n’aime trop les reptiles.
– Est-ce qu’ils sont dangereux… vraiment, je veux dire ?
– Seulement si vous êtes idiot, et même alors, vous avez peu de chances d’en mourir. Vous serez simplement malade trois ou quatre jours. Pas plus, mais la marche peut s’avérer passablement douloureuse. Nous allons attendre ici quelques minutes. Nous sommes en avance sur l’horaire. Oh, au fait, bienvenue en Amérique, amigo.
– Cette clôture… c’était tout ? s’étonna Mustafa.
– Le Yankee est riche, certes, et malin, sans doute, mais il est également paresseux. Mes compatriotes n’iraient pas dans ce pays s’il n’y avait pas du travail et si les gringos n’étaient pas trop paresseux pour le faire eux-mêmes.
– Combien de gens faites-vous entrer clandestinement ?
– Moi, vous voulez dire ? Des milliers. Plusieurs milliers. Pour ça, je suis bien payé. J’ai une belle maison et six autres coyotes travaillent pour moi. Les gringos se soucient plus des contrebandiers qui passent de la drogue et ça, j’évite. Ça n’en vaut pas la peine. Je laisse deux de mes hommes faire ça pour moi. C’est que le tarif est très élevé.
– Quel genre de drogues ? demanda Mustafa.
– Celles pour lesquelles on me paie. » Il sourit et but une nouvelle lampée à sa gourde.
Mustafa se retourna comme Abdullah s’approchait.
« J’avais pensé que ce serait une marche difficile, observa son numéro deux.
– Seulement pour les citadins, répondit Ricardo. C’est mon pays. Je suis natif du désert.
– Moi aussi, fit remarquer Abdullah. La journée est agréable. » Plus agréable qu’en restant assis à l’arrière d’un camion, s’abstint-il d’ajouter.
Ricardo alluma une autre Newport. Il aimait les mentholées, plus douces pour la gorge. « Il ne va faire vraiment chaud que dans un mois ou deux. Mais ensuite, ça peut cogner sérieux, et l’homme avisé emporte toujours une bonne réserve de flotte. Des gens sont morts ici, faute d’eau, sous la canicule du mois d’août. Mais personne avec moi. Je m’assure toujours que tout le monde ait de quoi boire. La nature n’a ni amour ni pitié », observa le coyote.
À la fin du périple, il connaissait un endroit où il pourrait descendre quelques cervezas avant de reprendre la voiture vers l’est et rallier El Paso. De là, il rejoindrait sa confortable résidence d’Ascension, trop loin de la frontière pour être embêté par des émigrants qui avaient soi-disant la sale manie de vous piquer des trucs susceptibles d’être utiles à leur traversée. Il se demanda combien de vols devaient être commis du côté gringo de la frontière, mais ce n’était pas son problème, après tout. Il finit sa cigarette et se leva. « Encore trois kilomètres à pied, mes amis. »
Mustafa et ses hommes se remirent en file pour reprendre leur lente marche vers le nord. Trois kilomètres seulement ? Chez eux, ils parcouraient une plus grande distance pour rejoindre l’arrêt du car.
Pianoter des chiffres sur un clavier numérique était à peu près aussi drôle que de courir tout nu dans un jardin de cactus. Jack était de ces hommes qui ont besoin de stimulation intellectuelle, et si certains la trouvaient dans le boulot d’expert-comptable, ce n’était pas son cas.
« Tu te fais chier, hein ? commenta Tony Wills.
– Considérablement, confirma Jack.
– Eh bien, c’est la dure réalité du travail de collecte et de traitement de l’information. Même quand c’est excitant, ça reste bougrement ennuyeux. Enfin, sauf quand tu tombes sur la trace d’un renard particulièrement furtif. Là, ça peut devenir assez marrant, même si ce n’est pas comme de surveiller ton sujet sur le terrain. Je n’ai jamais eu l’occasion de le faire.
– Papa non plus, observa Jack.
– Ça dépend des versions de l’histoire que tu lis. Ton vieux s’est à l’occasion retrouvé sur le gril. Je n’ai pas l’impression qu’il aimait trop ça. Il t’en a jamais parlé ?
– Jamais. Pas une seule fois. Je ne crois même pas que maman soit au courant. Excepté bien sûr l’histoire du sous-marin, mais l’essentiel de ce que j’en sais provient de bouquins, de trucs de ce genre. J’ai interrogé mon père, un jour, et tout ce qu’il a trouvé à répondre, c’est : "Tu crois tout ce que tu lis dans les journaux ? " Même quand ce Russe, ce Guerassimov, est passé à la télé, papa s’est contenté de bougonner.
– On raconte à Langley que c’était un roi de l’espionnage. Capable de garder tous les secrets, comme il se doit. Mais il a fait l’essentiel de sa carrière au Sixième Étage. Personnellement, je ne suis jamais grimpé aussi haut.
– Peut-être que tu peux me dire quelque chose.
– Quoi donc ?
– Guerassimov, Nikolaï Borissovitch Guerassimov. Est-ce qu’il était réellement le patron du KGB ? Est-ce que mon père l’a vraiment exfiltré de Moscou ? »
Wills hésita une brève seconde, mais il ne pouvait esquiver plus longtemps. « Ouais. Il était directeur du KGB et, oui, ton père a effectivement organisé son passage à l’Ouest.
– Merde, pas possible ! Putain, comment il a fait son compte ?
– C’est une très longue histoire et tu n’es pas habilité à l’entendre.
– Alors, pourquoi est-ce qu’il a balancé papa ?
– Parce qu’il était un transfuge forcé. Ton père l’a contraint à filer. Il a voulu lui rendre la monnaie de sa pièce lorsque ton père est devenu président. Mais tu sais, Nikolaï Borissovitch a chanté… peut-être pas comme un canari, mais il a quand même chanté. Il est désormais soumis au programme de protection des témoins. Ils vont encore le chercher de temps en temps pour le faire chanter un peu. Les gars que tu alpagues, ils te balancent jamais tout d’un coup, alors, il faut retourner les cuisiner périodiquement. Ça les fait se sentir importants… assez en général pour qu’ils se remettent à chanter, en général. Cela dit, il n’est toujours pas ravi-ravi de son séjour. Mais il ne peut pas rentrer chez lui. Il se ferait trouer la peau. Les Russes n’ont jamais été du genre à pardonner la trahison d’État. Nous non plus, d’ailleurs. Bref, il vit ici sous protection fédérale. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il s’était mis au golf. Sa fille a épousé je ne sais trop quel connard d’aristo, une vieille fortune de Virginie. C’est une véritable Américaine, à présent, mais son vieux mourra à jamais malheureux. Il voulait renverser l’Union soviétique, enfin, je veux dire qu’il voulait vraiment ce boulot, mais ton père lui a cassé le coup pour de bon, et ce vieux Nick continue de lui en vouloir.
– Si je m’attendais…
– Du nouveau au sujet de Sali ? coupa Wills, histoire de revenir sur terre.
– Deux ou trois petits trucs. Tu vois, cinquante mille par-ci, quatre-vingt mille par-là… je parle en livres, pas en dollars. Sur des comptes dont je ne sais pas grand-chose. Il claque entre deux mille et huit mille livres par semaine, ce qu’il considère sans doute comme de la menue monnaie.
– D’où vient tout ce liquide ?
– Pas vraiment clair, Tony. J’imagine qu’il puise dans un de ses comptes familiaux, ça doit représenter deux pour cent qu’il peut faire passer dans ses dépenses personnelles. Pas assez pour que papa s’aperçoive qu’il pique dans la caisse de ses vieux. Je me demande comment ils réagiraient, d’ailleurs…
– Ils lui trancheraient la main, mais ils pourraient faire pire… lui couper les vivres. Tu le vois obligé de travailler ? » Wills se mit à ricaner. « Le coup du retour du fils prodigue… »
Jack rougit. « Écoute, Tony, ouais, je sais, je suis né dans un milieu plus qu’aisé. Mais papa a toujours fait en sorte que je fasse un boulot d’été. J’ai même bossé deux mois dans le bâtiment… Même que ça a rendu dingue Mike Brennan et ses potes. Mais papa voulait que je sache ce que c’était que de travailler vraiment. J’ai détesté au début, mais, rétrospectivement, c’était sans doute une bonne chose, j’imagine. Ce M. Sali n’a jamais rien fait de tel. Je veux dire, je serais capable de subvenir à mes besoins, s’il le fallait. Pour ce mec, ce serait rudement plus dur de s’y faire.
– OK, quelle somme d’argent reste inexpliquée, au total ?
– Deux cent mille livres, peut-être – ça fait dans les trois cent mille dollars. Mais je n’ai pas encore vraiment tout recensé et, de toute manière, ça ne fait pas une si grosse somme.
– Combien de temps te faut-il encore pour affiner l’estimation ?
– À ce rythme ? Merde, peut-être une semaine, si j’ai du bol. C’est à peu près aussi facile que de repérer une bagnole à New York en pleine heure de pointe.
– Lâche pas. Ce n’est censé être ni marrant ni facile.
– À vos ordres, chef. » C’était une expression qu’il avait piquée aux marines de la Maison-Blanche. Ils lui avaient même dit un jour, jusqu’à ce que son père s’en avise et y mette aussitôt un terme. Jack se retourna vers son ordinateur. Il consignait ses notes bien concrètement au crayon sur un calepin de papier réglé, parce que c’était plus facile pour lui ainsi, puis il les transférait sur un fichier informatique, chaque après-midi. Alors qu’il écrivait, il nota que Tony quittait leur petit bureau pour aller faire un tour à l’étage.
« Ce gamin a l’œil, dit Wills à Rick Bell, au dernier étage.
– Oh ? » Il était encore un petit peu tôt pour tirer des conclusions sur le bleu, indépendamment de la personnalité de son père, estima Bell.
« Je l’ai mis sur le dossier du jeune Saoudien qui vit à Londres, un certain Ouda ben Sali – négociant en devises pour les intérêts familiaux. Les Britanniques le surveillent de loin parce qu’il a appelé un jour au téléphone quelqu’un qu’ils trouvaient intéressant.
– Et ?
– Et Junior nous a déniché deux cent mille livres qui n’ont aucune contrepartie comptable.
– Sérieux ? s’enquit Bell.
– On va mettre dessus quelqu’un de la maison mais… tu sais, ce gamin a vraiment du nez.
– Dave Cunningham, peut-être ? » Expert-comptable, il avait rejoint le Campus au sortir du ministère de la Justice, où il travaillait à la division sur le crime organisé. Dave avait un flair proverbial pour les chiffres. Le service comptable du Campus l’utilisait le plus souvent à des tâches « conventionnelles ». Il aurait sans aucun doute fait des merveilles à Wall Street, mais il adorait tout simplement gagner sa vie à coincer les malfaiteurs. Au Campus, il avait tout loisir de poursuivre cette vocation bien au-delà de l’âge légal de la retraite des fonctionnaires.
« Ouais, c’est Dave que je choisirais, approuva Tony.
– OK, transférons les dossiers de l’ordi de Jack à celui de Dave et voyons ce qu’il nous sort.
– Ça marche pour moi, Rick. T’as lu le rapport des interceptions de la NSA, hier ?
– Ouais. Ça a attiré mon attention », répondit Bell qui leva les yeux. Trois jours plus tôt, les échanges de messages entre des sources que les services de renseignements gouvernementaux jugeaient intéressantes avaient chuté de dix-sept pour cent et même deux sources particulièrement sensibles s’étaient presque entièrement tues. Quand le trafic radio d’une unité militaire connaissait une telle chute, cela signifiait souvent une pause avant le passage aux opérations sur le terrain. Ce genre de situation rendait nerveux les spécialistes d’analyse des signaux. Les trois quarts du temps, cela ne traduisait rien de spécial, il s’agissait juste de variations aléatoires, mais les cas où cela avait débouché sur une action concrète étaient assez fréquents pour que les spécialistes des signaux s’en émeuvent.
« Pas d’idées ? » demanda Wills.
Bell hocha la tête. « J’ai cessé d’être superstitieux il y a une dizaine d’années. »
Pas Tony Wills, de toute évidence : « Rick, on est prêts. On l’est déjà depuis un bout de temps.
– Je sais ce que tu veux dire, mais on ne peut pas gérer cette boîte avec ce genre de pressentiment.
– Rick, c’est comme de rester assis à regarder le match. Même en étant sur le banc de touche… mais sans pouvoir entrer sur le terrain.
– Et pour faire quoi ? Descendre l’arbitre ? demanda Bell.
– Non, juste le gars qui s’apprête à balancer un coup tordu.
– Patience, Tony, patience.
– Une putain de vertu à acquérir, pas vrai ? » Wills n’avait jamais vraiment réussi, malgré toute son expérience.
« Tu crois que tu l’as mauvaise ? Et Gerry, alors ?
– Ouais, Rick, je sais. » Il se leva. « À plus, vieux. »
Ils n’avaient pas vu âme qui vive, pas une voiture, pas un hélico. À l’évidence, il n’y avait rien d’intéressant dans la région. Ni pétrole, ni or, ni même de cuivre. Rien qui vaille la peine d’être gardé ou protégé. La balade avait juste été assez longue pour être une promenade de santé. Quelques buissons épineux, quelques arbres rabougris. Des traces de pneus, mais aucune récente. Cette partie de l’Amérique aurait aussi bien pu se trouver dans la zone la plus déserte du désert saoudien, le Rub al-Khali, sinistre même pour les plus vaillants vaisseaux du désert.
Mais il était évident que la promenade était finie. Alors qu’ils atteignaient le sommet d’une modeste crête, ils avisèrent cinq autres véhicules isolés, avec à côté des hommes qui parlaient entre eux.
« Ah, fit Ricardo, ils sont en avance, eux aussi. Excellent. » Il pourrait enfin larguer ces étrangers moroses et retourner vaquer à ses affaires. Il s’arrêta pour laisser ses clients le rattraper.
« C’est notre destination ? » demanda Mustafa, avec de l’espoir dans la voix. La marche avait été facile, bien plus qu’il ne l’avait escompté.
« Mes amis ici présents vont vous mener à Las Cruces. De là, vous pourrez établir vos plans de voyage pour les jours à venir.
– Et vous ? s’enquit Mustafa.
– Moi, je retourne auprès de ma famille », répondit Ricardo. N’était-ce pas tout simple ? Peut-être ce gars n’avait-il pas de famille ?
Le restant de la marche ne prit que dix minutes. Ricardo monta dans le dernier 4x4 après avoir serré la main aux membres du groupe. Ils étaient relativement amicaux, quoique du genre réservé. Il aurait pu s’avérer plus difficile de les amener jusqu’ici mais le trafic d’immigrés clandestins était bien plus dense en Arizona et en Californie, et c’était là-bas que les gardes-frontières américains avaient l’essentiel de leurs effectifs. Les gringos préféraient graisser d’abord les rouages qui grincent – comme tout un chacun de par le monde, sans doute, mais malgré tout, ce n’était pas terriblement malin. Tôt ou tard, ils finiraient bien par se rendre compte qu’il y avait un trafic transfrontalier ici aussi. Rien de bien terrible, cependant. À ce moment, il faudrait peut-être qu’il se trouve un autre gagne-pain. Il s’était quand même bien débrouillé ces sept dernières années, malgré tout – assez en tout cas pour monter une petite affaire et offrir à ses enfants des débouchés un peu plus… légaux.
Il les regarda embarquer à bord des véhicules qui s’en allèrent en pétaradant. Il prit lui aussi la direction approximative de Las Cruces, puis tourna au sud pour emprunter l’autoroute 1-10 vers El Paso. Il avait depuis longtemps cessé de se demander ce que ses clients comptaient faire en Amérique. Sans doute pas du jardinage ou travailler dans le bâtiment, mais il avait reçu en échange dix mille dollars en liquide. Alors, ils étaient peut-être importants pour quelqu’un… mais pas pour lui.