5
Alliances
Mohamed prit le premier vol Avianca pour Mexico où il attendit le vol de retour BA 242 à destination de Londres. Il se sentait en sécurité dans les aéroports, où l’anonymat régnait en maître. Il devait faire attention à la nourriture puisque le Mexique était un pays d’infidèles, mais le salon de première classe le protégeait de leur barbarie culturelle tandis que, d’un autre côté, les nombreux policiers armés s’assuraient que les individus plutôt dans son genre ne venaient pas gâcher la partie, quelle qu’elle soit. Aussi prit-il un siège d’angle, éloigné des fenêtres, pour lire un livre choisi dans une des boutiques afin de ne pas mourir d’ennui. Il ne lisait jamais le Coran dans ce genre d’endroits, bien sûr, ni rien qui évoquât le Moyen-Orient, de peur qu’un curieux l’interroge. Non, il devait assumer pleinement sa couverture, comme tout bon espion professionnel, s’il ne voulait pas connaître la même fin abrupte que le juif Greengold à Rome. Mohammed redoublait même de prudence quand il se rendait aux toilettes, au cas où quelqu’un s’aviserait de tenter le même coup sur lui.
Il ne se servait même pas de son ordinateur portable, et pourtant les occasions ne manquaient pas. Non, mieux valait, estimait-il, rester planté là comme une souche. D’ici vingt-quatre heures, il aurait regagné le continent européen. Il se rendit soudain compte qu’il vivait surtout dans les airs. Il n’avait pas de logis, juste une série de planques dont la fiabilité était plus ou moins douteuse. L’Arabie Saoudite lui était fermée, et ce, depuis bientôt cinq ans. L’Afghanistan de même restait inaccessible. Comme il était étrange que les endroits où il pouvait se sentir à peu près en sécurité soient les pays chrétiens d’Europe contre lesquels les musulmans s’étaient battus et qu’ils avaient failli conquérir en maintes occasions. Ces nations étaient ouvertes de manière quasiment suicidaire aux étrangers et il suffisait de talents même modestes pour se fondre dans leur immensité – quasiment aucun talent, même, pour peu qu’on ait de l’argent. Ces gens étaient d’une transparence si autodestructive, ils craignaient tellement d’offenser ceux qui étaient tout prêts à les voir, eux et leurs enfants, massacrés, et leur culture entièrement détruite. La vision était plaisante, jugea Mohammed, mais il ne vivait pas dans les rêves. Non, il travaillait pour les concrétiser. Ce combat allait se prolonger au-delà de sa propre existence. C’était peut-être triste mais vrai. Mieux valait toutefois servir une cause que ses intérêts personnels. Ceux-là, il y en avait assez de par le monde.
Il se demanda ce que disaient et pensaient en ce moment ses supposés alliés de la rencontre de la veille. Ils n’étaient sûrement pas de vrais alliés. Oh certes, ils avaient des ennemis communs, mais cela ne suffisait pas à bâtir une alliance. Ils pourraient – éventuellement – faciliter les choses, mais guère plus. Leurs hommes n’assisteraient pas les siens lors d’une action concrète. Tout au long de l’histoire, jamais les mercenaires n’avaient été des soldats réellement efficaces. Pour lutter efficacement, il fallait croire. Seul un croyant risquait sa vie, parce que seul un croyant n’avait rien à redouter. Pas quand Dieu lui-même était à ses côtés.
Qu’avait-il donc à craindre, à ce moment-là ? Une seule chose, dut-il reconnaître : l’échec. L’échec n’était pas une option. Les obstacles le séparant du succès devaient être éliminés de toutes les manières possibles. Juste des objets. Pas des gens. Pas des âmes. Mohammed alla pêcher dans sa poche de veste une cigarette qu’il alluma. En ce sens, au moins, le Mexique était un pays civilisé, même s’il se refusa à spéculer sur ce que le Prophète aurait pu dire du tabac.
« Plus facile en voiture, hein, Enzo ? » taquina Brian comme ils franchissaient la ligne d’arrivée. Le parcours de cinq mille mètres n’était guère une épreuve pour le marine mais pour Dominic, qui avait tout juste passé le test d’aptitude du FBI, ça avait été un rien limite.
« Écoute, mon biquet, haleta Dominic, on me demande juste de courir plus vite que mes suspects.
– L’Afghanistan t’aurait épuisé. » Brian courait à présent à reculons, pour mieux regarder se débattre son frère.
« Sans doute, reconnut Dominic. Mais les Afghans ne braquent pas des banques en Alabama ou dans le New Jersey ! » Jamais de sa vie, Dominic n’avait fait de concours d’endurance avec son frère, mais il était manifeste que les marines l’avaient aidé à garder une meilleure forme que le FBI. Cela dit, que valait-il au pistolet ? Enfin, l’épreuve était finie et il regagna la maison de planteur.
« A-t-on réussi l’examen ? demanda en chemin Brian à Alexander.
– Sans peine, tous les deux. Ce n’est pas l’école des rangers, les gars. On ne s’attend pas à ce que vous intégriez la sélection olympique, mais sur le terrain, pouvoir filer en vitesse reste toujours une aptitude intéressante.
– À Quantico, Honey la Mitraille aimait bien dire pareil, renchérit Brian.
– Qui ça ?
– Nicholas Honey, adjudant artilleur du corps des marines des États-Unis et ouais, sûr qu’il s’est fait pas mal charrier à cause de son nom – "Miel", vous pensez… – mais sans doute jamais deux fois de suite par le même mec. C’était un de nos instructeurs au camp d’entraînement. On l’appelait aussi Nick la Nique, ajouta Brian en saisissant une serviette avant de la lancer à son frère. Un vrai dur. Mais il disait que savoir se tailler en vitesse est une des qualités indispensables à tout fantassin.
– Tu l’as fait ? s’enquit Dominic.
– Je n’ai été au combat qu’une seule fois, et encore, ça n’a duré que deux mois. La plupart du temps, on se contentait d’observer les chèvres qui se chopaient des infarctus à escalader ces putains de montagnes.
– Ça grimpait à ce point, hé ?
– Pire, intervint Alexander. Mais se battre à la guerre, c’est pour les mômes. Pas pour les adultes réfléchis. Vous voyez, agent Caruso, là-bas dans la montagne, vous vous trimbalez en plus trente kilos de barda.
– Ça doit être le pied, dit Dominic à son frère, non sans un certain respect.
– Hyper. OK, Pete, quelles autres joyeusetés vous nous avez réservées au menu d’aujourd’hui ?
– Décrassez-vous d’abord », conseilla Pete Alexander. À présent qu’il avait l’assurance que tous deux étaient dans une condition physique convenable -même s’il n’en avait guère douté, et d’ailleurs, ce n’était pas d’une telle importance, malgré ce qu’il avait pu dire -, ils pouvaient dorénavant passer aux choses sérieuses. Aux choses importantes.
« Le billet vert va en prendre un coup, indiqua Jack à son nouveau patron. Grave ?
– Juste une égratignure. Les Allemands vont bazarder du dollar contre de l’euro, pour environ cinq cents millions.
– Ça fait gros ? demanda Sam Granger.
– C’est à moi que vous posez la question ? demanda Jack.
– Tout juste. Vous devez avoir une opinion. Elle n’a pas besoin d’être correcte, mais elle doit avoir un minimum de logique. »
Jack Ryan Junior tendit les interceptions. « Ce Dieter discute avec son homologue français. À l’entendre, ça ressemble à une transaction de routine mais l’interprète indique que le ton a quelque chose de sec. Je parle un peu allemand mais pas assez pour capter ce genre de nuance, avoua à son patron le jeune Ryan. Je ne peux pas dire que je comprenne pourquoi Allemands et Français voudraient comploter contre nous.
– Ça colle aux intérêts actuels de l’Allemagne de dorloter les Français. Je ne vois pas cependant naître une alliance bilatérale à long terme. Fondamentalement, les Français ont peur des Allemands, et les Allemands regardent de haut les Français. Mais ces derniers ont des ambitions impériales – enfin, ils en ont toujours eu. Regardez plutôt leurs relations avec l’Amérique. On dirait un frère et une sœur d’une douzaine d’années. Ils s’adorent mais ils ne s’entendent pas trop bien. L’Allemagne et la France, c’est similaire, mais plus complexe. Les Français leur ont flanqué une peignée, mais les Allemands se sont organisés et leur ont rendu la pareille. Et de chaque côté du Rhin, on a de la mémoire. C’est la malédiction des Européens. Ils ont une tripotée de contentieux historiques qu’ils ont du mal à oublier.
– Quel rapport avec nous ? demanda Ryan.
– Directement, aucun. Mais comme toile de fond. Peut-être que ce banquier allemand veut se rapprocher du gars dans la perspective d’une opération future. Peut-être que le Français veut lui faire croire qu’il se rapproche pour permettre à la place de Paris de marquer des points contre Francfort. C’est un drôle de jeu. On ne peut pas taper trop fort sur son adversaire parce qu’à ce moment-là il refusera de continuer à jouer, sans compter qu’on ne va pas en rajouter pour se faire délibérément des ennemis. L’un dans l’autre, c’est une partie de poker entre voisins. Si on y joue trop bien, on se fait des ennemis et le quartier devient bien moins amusant parce que plus personne ne veut venir chez vous pour jouer. Si, en revanche, vous jouez l’idiot, les autres auront vite fait de se liguer pour vous dépouiller – pas assez pour vous faire du mal mais suffisamment pour pouvoir se féliciter de leur astuce. De sorte que chacun s’efforce de jouer un cran en dessous, et ainsi la partie demeure relativement amicale. Personne là-bas n’est à l’abri d’une crise de liquidités majeure et, quand cela vous tombe dessus, vous êtes bien content d’avoir des amis. Ah, j’ai oublié de vous dire, leurs banques centrales considèrent le reste du continent comme des ploucs. Y compris les divers chefs de gouvernement.
– Et nous ?
– Les Américains ? Eh bien, comme des ploucs mal nés, mal élevés, incultes mais… outrageusement chanceux.
– Et avec de gros fusils ? demanda Jack.
– Ouais, les ploucs armés de fusils rendent toujours nerveux les aristocrates, renchérit Granger en étouffant un rire. Ils ont encore des préjugés de classe. Ils ont un mal fou à comprendre à quel point ça les handicape sur les marchés financiers, parce que les grands manitous ont rarement des idées neuves. Mais enfin, ce n’est pas notre problème. »
Oderint dum metuant, songea Jack. Un de ses rares souvenirs de latin. Censément la devise personnelle de l’empereur Caligula : « Qu’ils soient animés par la haine, pourvu qu’ils éprouvent de la crainte. »
La civilisation n’avait-elle pas plus avancé en l’espace de deux millénaires ?
« Quel est notre problème ? » s’enquit-il.
Granger hocha la tête. « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ils ne nous aiment pas beaucoup – ils ne nous ont jamais beaucoup aimés, à vrai dire – mais, dans le même temps, ils ne peuvent pas se passer de nous. Certains se sont mis à le croire, après la fin de l’Union soviétique, mais, s’ils essaient pour de bon, la réalité va les rattraper vite fait et le réveil sera douloureux. Ne pas confondre les idées de l’aristocratie avec celles du peuple. C’est le problème avec eux. Ils croient vraiment que les gens les suivent comme des moutons, mais ce n’est pas le cas. Ils suivent leur portefeuille, et le citoyen moyen est capable de raisonner tout seul comme un grand si on lui laisse le temps de réfléchir.
– Donc, en résumé, le Campus se contente de tirer profit de leur monde imaginaire ?
– Vous avez tout compris. Vous savez, je déteste les soap opéras. Et vous savez pourquoi ? » La question suscita un air ébahi. « Parce qu’ils reflètent si fidèlement la réalité. La vraie vie, même à ce niveau, est remplie de conneries mesquines et de querelles d’ego. Ce n’est pas l’amour qui fait tourner le monde. Ce n’est même pas le fric. C’est la connerie.
– Hé, je sais ce que c’est que le cynisme, mais là… »
Granger le coupa d’un geste de la main. « Ce n’est pas du cynisme. C’est la nature humaine. La seule chose qui n’ait pas changé en dix mille ans d’histoire. Je me demande si elle changera un jour. Oh, bien sûr, la nature humaine a ses bons côtés : la noblesse, la charité, le sacrifice de soi, même le courage en certaines occasions – et puis l’amour. L’amour compte. Énormément. Mais avec lui viennent l’envie, la convoitise, l’avidité, les sept péchés capitaux. Peut-être bien que Jésus savait de quoi Il parlait, après tout ?
– C’est de la philo ou de la théologie ? » Moi qui croyais qu’on était censés faire de l’espionnage, se dit Ryan.
« J’aurai cinquante ans la semaine prochaine. Vieilli trop tôt, et sage trop tard. Je ne sais quel cow-boy a dit ça au siècle dernier, sourit Granger. Le problème est que, lorsqu’on s’en rend enfin compte, on est bougrement trop vieux pour être capable d’y faire quoi que ce soit.
– Qu’est-ce que vous feriez, vous ? Fonder une nouvelle religion ? »
Granger éclata d’un grand rire avant de se retourner pour remplir sa tasse de café à sa machine personnelle. « Non, je n’ai pas encore vu de buisson ardent jaillir autour de chez moi. L’ennui avec les pensées profondes, c’est qu’elles ne vous dispensent pas de devoir tondre la pelouse et de mettre de la nourriture sur la table. Et dans notre cas, de protéger notre pays.
– Bref, qu’est-ce qu’on fait pour cette histoire avec les Allemands ? »
Granger examina encore une fois l’interception et réfléchit une seconde. « Rien pour le moment ; mais on se souviendra que Dieter a marqué un point ou deux sur Claude, qu’il pourra encaisser dans six ou sept mois. L’euro est encore une monnaie trop récente pour qu’on puisse savoir ce qui va en sortir. Les Français sont persuadés que la direction financière de l’Europe va glisser vers Paris. Les Allemands pensent qu’elle penchera vers Francfort. En fait, elle ira au pays doté de l’économie la plus forte, de la force de travail la plus efficace. Ce ne sera pas la France. Ils ont d’excellents ingénieurs, mais leur population n’est pas aussi bien organisée que la population allemande. Si je devais parier, je parierais sur Berlin.
– Les Français ne vont pas apprécier.
– C’est un fait, Jack. C’est un fait, répéta Granger. Enfin merde. Les Français ont la bombe. Pas les Allemands – jusqu’ici, en tout cas.
– Vous êtes sérieux ? » demanda Ryan.
Sourire. « Non. »
« Ils nous ont un peu parlé de tout ça à Quantico », nota Dominic. Ils déambulaient dans une galerie commerciale où se retrouvaient pour déjeuner les étudiants, à cause du voisinage de l’université de Virginie.
« Qu’est-ce qu’ils ont dit ? demanda Brian.
– Ne jamais rester au même endroit par rapport à l’adversaire. Tâcher de modifier son apparence -lunettes noires, tout ça… Une perruque, si on en a une sous la main. Des vêtements réversibles. Ne pas fixer l’individu, mais ne pas non plus détourner la tête si jamais il vous regarde. C’est nettement mieux si on peut placer deux agents sur la cible. Un homme seul ne peut pas pister longtemps un adversaire entraîné sans se faire repérer. Un sujet entraîné est difficile à filer dans le meilleur des cas. C’est pour ça que les services importants disposent des SSG – Spécial Surveillance Groups. Ce sont des employés du FBI – mais ils ne sont pas assermentés et ne portent pas d’armes. Certains les appellent les irréguliers de Baker Street, comme dans Sherlock Holmes. Ils ressemblent à tout sauf à des flics : passants, clodos, ouvriers en bleu. Ils peuvent être crasseux. Ils peuvent être mendiants. J’en ai rencontré plusieurs au bureau de New York. Ils bossent à la Criminelle et au contre-espionnage. Ce sont des pros, mais les pros les plus improbables qu’on puisse avoir envie de rencontrer.
– Dur à ce point ? demanda Brian à son frère. Le boulot de surveillance, je veux dire.
– Jamais essayé mais, d’après ce que j’ai entendu dire, il faut pas mal d’effectifs, quelque chose comme quinze ou vingt agents, pour traquer un seul individu, plus des voitures, un hélico… et même alors, un adversaire vraiment coriace est capable de nous semer. Les Russes, surtout. Ces salauds sont foutrement bien entraînés.
– Bon, alors, qu’est-ce qu’on est censés faire, bordel ? demanda le capitaine Caruso.
– Juste apprendre les bases, leur dit Alexander. Vous voyez la femme, là-bas, avec le chandail rouge ?
– La brune aux cheveux longs ? demanda Brian.
– Tout juste, confirma Pete. Déterminez ce qu’elle achète, le type de voiture qu’elle conduit, l’endroit où elle habite.
– Rien qu’à nous deux ? fit Dominic. À part ça, vous ne nous demandez pas grand-chose !
– Est-ce que je vous ai dit que ce serait un boulot facile ? » nota leur mentor, l’air innocent. Il leur tendit deux émetteurs radio. « Vous avez une oreillette et un micro à clipser au col. La portée est d’environ trois kilomètres. Vous avez tous les deux vos clés de voiture. » Et sur ces mots, il s’éloigna vers une boutique Eddie Bauer pour s’acheter un short.
« Bienvenue dans le merdier, Enzo, dit Brian.
– Au moins, il nous a donné un programme de mission.
– Plutôt laconique, le programme. »
Leur cible venait de pénétrer dans une boutique Ann Taylor. Tous deux se dirigèrent dans cette direction, chacun après avoir pris une tasse de café chez Star-bucks, en guise de couverture improvisée.
« Jette pas ton gobelet, prévint Dominic.
– Pourquoi ?
– Au cas où t’aurais envie de pisser. La perversité du monde a le chic pour faire foirer les plans les mieux préparés dans ce genre de situation. C’est ce qu’on apprend à l’école de police dans les cours de travaux pratiques. »
Brian s’abstint de tout commentaire mais cela semblait plutôt bien vu. L’un après l’autre, ils allumèrent leur radio pour s’assurer de leur bon fonctionnement.
« Enzo pour Aldo, à toi, dit Brian sur le canal 6.
– Enzo, je te copie, frérot. Passons en surveillance oculaire, mais on garde mutuellement le contact visuel, OK ?
– Logique. OK, je me dirige vers le magasin.
– Dix-quatre(4). Bien compris, frérot. » Dominic se retourna pour voir son frère s’éloigner. Puis il se mit à siroter son café tout en continuant de surveiller sa cible du coin de l’œil – jamais directement, mais selon un angle d’une vingtaine de degrés.
« Qu’est-ce qu’elle fabrique ? demanda Aldo.
– On dirait qu’elle choisit un corsage. » La cible avait à peu près la trentaine, cheveux bruns aux épaules, plutôt séduisante, portant une alliance mais pas de diamant, une chaîne dorée bon marché autour du cou – sans doute achetée au Wal-Mart de l’autre côté de la rue. Chemisier couleur pêche. Pantalon noir, souliers plats noirs, sans chichis. Sac à main assez volumineux. Pas vraiment l’air de faire attention aux alentours, ce qui était un bon point. Elle semblait être seule. Elle finit par se décider pour un corsage, apparemment de soie blanche, qu’elle régla avec sa carte de crédit avant de ressortir de la boutique.
« La cible se déplace, Aldo. » À soixante-dix mètres de là, la tête de Brian se releva et se tourna directement vers son frère. « Raconte, Enzo. »
Dominic leva sa tasse de café comme s’il buvait une gorgée. « Tourne à gauche, elle arrive vers toi. Tu pourras la reprendre d’ici une petite minute.
– Dix-quatre, Enzo. » Ils avaient garé leurs voitures aux deux extrémités opposées de la galerie marchande. Cela s’avéra un bon choix car leur cible tourna à droite pour se diriger vers la porte donnant sur le parking.
« Aldo, rapproche-toi assez pour déchiffrer sa plaque, ordonna Dominic.
– Quoi ?
– Lis-moi son numéro d’immatriculation et décris la voiture. Je file prendre la mienne.
– OK, bien compris, frérot. »
Dominic ne courut pas vers sa voiture mais il marcha aussi vite que l’autorisaient les circonstances. Il monta, mit en route, baissa toutes les vitres.
« Aldo pour Enzo, à toi.
– OK, elle conduit un break Volvo vert foncé, plaques de Virginie, Whiskey Kilo Roméo Six Unité Neuf. Seule. Elle démarre, tourne vers le nord. Je file prendre ma tire.
– Bien compris. Enzo en poursuite. » Il contourna le grand magasin Sears – qui s’ancrait côté est du centre commercial – aussi vite que le permettait la circulation, et glissa la main dans sa poche de pardessus pour récupérer son téléphone mobile. Et il appela les renseignements pour avoir le numéro du bureau du FBI à Charlottesville, que la compagnie téléphonique lui passa directement contre une surtaxe de cinquante cents. « Attention, ici l’agent Dominic Caruso. Matricule un-six-cinq-huit-deux-un. J’aurais besoin d’une carte grise, tout de suite, Whiskey Kilo Roméo Six Unité Neuf. »
Qui que soit la personne au bout du fil, elle entra le matricule dans l’ordinateur et vérifia l’identité de son correspondant.
« Qu’est-ce que vous faites aussi loin de Birmingham, monsieur Caruso ?
– Pas le temps pour ça. Veuillez vérifier la carte grise.
– D’accord, bien compris. C’est une Volvo verte, datant d’un an, immatriculée au nom d’Edward et Michel le Peters, 6, Riding Hood Court, Charlottesville. C’est juste à la limite de l’agglomération, côté ouest. Autre chose ? Vous voulez du renfort ?
– Négatif. Merci, je peux régler ça tout seul. Caruso terminé. » Il éteignit le téléphone et transmit l’adresse à son frère par radio. Tous deux firent alors de même, entrant l’adresse dans l’ordinateur de navigation de leur véhicule.
« C’est de la triche, observa Brian, avec un sourire.
– Les bons ne trichent pas, Aldo. Ils s’arrangent pour que le boulot soit fait. OK, j’ai la cible en visuel. Elle prend à l’ouest la route de Shady Branch. T’es où, toi ?
– Environ cinq cents mètres derrière toi – merde ! Un feu rouge !
– C’est bon. Prends ton mal en patience. On dirait bien qu’elle rentre à la maison, et on sait où elle crèche. » Dominic se rapprocha à moins de cent mètres de sa cible, gardant une fourgonnette entre lui et le véhicule de la femme. Il avait rarement procédé à ce genre de filature et fut surpris de la tension qu’elle générait.
Préparez-vous à tourner à droite dans cent cinquante mètres, l’informa l’ordinateur.
« Merci, ma choute », grommela Dominic.
Mais bientôt la Volvo tourna au carrefour suggéré par l’ordinateur. Donc, ce n’était pas si mal que ça, après tout ? Dominic prit une inspiration et se calma quelque peu.
« OK, Brian, on dirait bien qu’elle rentre direct au bercail. T’as qu’à me suivre, dit-il dans la radio.
– Compris, je suis. Une idée de l’identité de la meuf ?
– Michelle Peters – en tout cas, c’est ce que dit le service des cartes grises. » La Volvo prit à gauche, puis à droite, dans une impasse ; elle s’engagea dans une allée privée qui aboutissait à un garage double attenant à une maison de taille moyenne, haute d’un étage et dotée d’une véranda en aluminium. Dominic alla se garer cent mètres plus loin dans la rue et but une gorgée de café. Brian fit son apparition trente secondes plus tard dans le rétro, pour se garer à son tour, une rue plus loin.
« Tu vois la bagnole ? appela Dominic.
– Affirmatif, Enzo. » Le marine marqua un temps. « Et maintenant, on fait quoi ?
– Vous passez boire une tasse de mon café, suggéra une voix féminine. Je suis la meuf à la Volvo, crut-elle bon d’expliquer.
– Oh, merde », murmura Dominic, en masquant son micro. Il descendit de sa Mercedes et fit signe au frangin de faire de même.
Après s’être rejoints, les frères Caruso se dirigèrent vers le 6, Riding Hood Court. La porte s’ouvrit au moment où ils s’engageaient dans l’allée.
« On s’est fait baiser de bout en bout, dit tranquillement Dominic. On aurait dû s’en douter dès le début.
– Ouaip. Tu parles de deux glands, commenta Brian.
– Pas vraiment, dit Mme Peters depuis le seuil.
Mais obtenir mon adresse du service des cartes grises, c’était vraiment de la triche, vous savez.
– Personne ne nous a parlé de règles, m’dame, l’informa Dominic. Il n’y en a pas… enfin, pas souvent, dans ce métier.
– Alors comme ça, vous nous avez écoutés sur la radio depuis le début ? » intervint Brian. Elle acquiesça tout en les menant à la cuisine. « C’est exact. Les radios sont cryptées. Personne d’autre ne savait de quoi vous parliez. Vous l’aimez comment, les gars, votre café ?
– Donc, vous nous aviez repérés depuis le début. » C’était Dominic.
« À vrai dire, non. Je n’ai pas utilisé les radios pour tricher – enfin, pas tant que ça. » Elle avait un sourire engageant, ce qui contribua à adoucir les blessures d’amour-propre de ses visiteurs. « Vous êtes Enzo, c’est ça ?
– Oui, m’dame.
– Vous étiez un peu trop près mais seule une cible à l’œil aiguisé aurait remarqué votre présence, compte tenu de la marge de temps limitée. La marque de votre voiture a aidé les choses. Il y a un paquet de ces petites Mercedes dans le coin. Mais le meilleur choix pour une filature serait quand même resté une camionnette plateau – sale, si possible. Un tas de péquenauds ne les lavent jamais et certains de nos universitaires ont adopté le même genre de comportement, histoire de s’intégrer, j’imagine. Une fois sur l’autoroute 64, ma foi, vous auriez eu intérêt à avoir un hélico, bien sûr, et un w-c chimique. Une surveillance discrète peut s’avérer une des tâches les plus rudes, dans ce métier. Mais à présent, vous devez savoir ça. »
Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit et Pete Alexander fit son entrée. « Comment se sont-ils débrouillés ? demanda-t-il à Michelle.
– Je leur donnerais un B. »
Et, soudain, Dominic trouva la notation généreuse.
« Et oubliez ce que j’ai dit tout à l’heure – appeler le FBI pour avoir une carte grise, c’était rudement malin.
– Pas de la triche ? » demanda Brian.
Alexander se chargea de répondre. « La seule règle est de réussir la mission sans avoir à se compromettre. On ne comptabilise pas les notes de style, au Campus.
– Juste les cadavres », confirma Mme Peters, ce qui visiblement n’eut pas l’heur de plaire à son collègue Alexander.
Cela suffit pour que Brian sente son estomac se crisper.
« Euh, je sais que je vous l’ai déjà demandé mais… à quoi s’entraîne-t-on au juste ? » Dominic partageait visiblement son désarroi.
« Patience, les gars, avertit Pete.
– OK. » Dominic hocha la tête, soumis. « Je veux bien patienter pour ce coup-ci. » Mais pas beaucoup plus longtemps, n’eut-il pas besoin d’ajouter.
« Donc, vous n’allez pas exploiter ces renseignements ? demanda Jack au moment de la fermeture.
– On pourrait, mais ça ne vaut vraiment pas le coup. On en tirerait tout au plus deux cent mille, peut-être même pas tant. Mais vous vous êtes bien débrouillé pour le repérer, concéda Granger.
– Combien d’échanges du même genre passent par ici chaque semaine ?
– Un ou deux, quatre les semaines vraiment actives.
– Et combien de fois vous jouez le coup ? demanda Junior.
– Une fois sur cinq. On procède toujours avec précaution, mais même ainsi, on court toujours le risque de se faire repérer. Si les Européens s’apercevaient qu’on devine un peu trop souvent leurs projets, ils finiraient par chercher comment on fait notre compte – ils iraient sans doute éplucher leurs propres effectifs, voir s’il n’y a pas une fuite chez eux. C’est leur façon de penser, là-bas. C’est le paradis des théories du complot, vous savez, parce que c’est ainsi qu’ils opèrent eux-mêmes. Mais le jeu qu’ils jouent régulièrement aurait comme qui dirait tendance à militer contre.
– Vous examinez quoi d’autre ?
– Dès la semaine prochaine, nous aurons accès aux comptes sécurisés – les gens les appellent des comptes numérotés parce qu’ils sont censés être identifiés par un numéro de code. En fait, il s’agit plutôt de noms de code, informatique oblige. Ils ont sans doute piqué ça à la communauté du renseignement. Ils engagent souvent des ex-espions pour veiller sur leur sécurité – mais pas les bons. Les bons se tiennent à l’écart des tractations bassement monétaires, en général par snobisme. Ce n’est pas assez important pour un espion de haut vol, expliqua Granger.
– Ces comptes "sécurisés", est-ce qu’ils identifient leurs titulaires ? demanda Jack.
– Pas toujours. Quelquefois, tout se fait par nom de code, même si parfois les banques ont des relevés internes sur lesquels on peut se connecter. Mais pas toujours, et les banquiers ne font jamais de spéculations en interne sur leurs clients – tout du moins, pas sous forme écrite. Je suis sûr qu’ils en discutent entre eux au déjeuner, mais vous savez, pour beaucoup, peu leur importe d’où viennent les sous. Juifs morts à Auschwitz, pontes de la Mafia à Brooklyn… tout ça, c’est de l’argent sorti de la planche à billets.
– Mais si vous en informiez le FBI…
– On ne peut pas, parce que c’est illégal, et on ne le fait pas, parce qu’alors on perdrait un moyen de pister les salauds et leur argent. D’un point de vue légal, il y a plusieurs juridictions enjeu, et pour certains pays d’Europe, eh bien, l’activité bancaire est une grosse source de revenus et aucun gouvernement ne crache sur les rentrées fiscales. Chacun préserve son pré carré. Et ce qui se passe ailleurs, ce n’est pas vraiment leur problème.
– Je me demande ce qu’en pense papa.
– Pas grand bien, j’imagine, opina Granger.
– Ça c’est sûr, renchérit fiston. Donc, vous surveillez les comptes numérotés pour traquer les méchants et leur argent ?
– C’est l’idée. C’est bien plus dur qu’on ne l’imagine, mais quand on marque, on marque gros.
– Je vais devenir un chien courant ?
– C’est exact. Si vous êtes assez bon », ajouta Granger.
Mohammed était presque à la verticale en ce moment. La loxodromie qui reliait Mexico à Londres passait assez près de Washington pour qu’il voie, de douze mille mètres d’altitude, la capitale fédérale s’étaler comme un plan couché sur papier. S’il avait été membre de la section des martyrs, il aurait alors gravi l’escalier en spirale menant au pont supérieur, dégainé un pistolet et tué l’équipage pour faire plonger l’appareil… mais cela avait été déjà fait et, désormais, les portes d’accès au poste de pilotage étaient protégées et il pouvait fort bien y avoir un flic armé, là-haut, assis en classe affaires, prêt à tout flanquer par terre. Ou, pis encore, un militaire armé en civil. Mohammed avait peu de respect pour les flics mais il avait appris à son corps défendant à ne pas négliger les militaires occidentaux. Toutefois, il ne faisait pas partie de la section des martyrs, quand bien même il admirait les guerriers saints. Son aptitude à traquer l’information était trop précieuse pour être gaspillée dans un si noble geste. Il y avait du bon et du moins bon dans ce choix, mais, quoi qu’il en soit, c’était un fait et il avait appris à vivre dans le monde des faits. Il rencontrerait Allah et entrerait au paradis à l’heure écrite de la main de Dieu Lui-même sur son Saint Livre. Pour l’instant, il devait rester confiné dans son siège durant encore six heures et demie.
« Encore un peu de vin, monsieur ? » s’enquit l’hôtesse au teint de rose. Quelle récompense elle serait au paradis…
« Ah oui, volontiers, merci », répondit-il de son meilleur anglais de Cambridge. C’était une pratique contraire à l’islam, mais ne pas boire eût paru suspect, se répéta-t-il, et sa mission était bien trop importante pour qu’il coure un tel risque. C’est du moins ce qu’il se disait souvent, avec un rien de mauvaise conscience. Il eut tôt fait de vider son verre et régla le dossier de son siège. Le vin était peut-être contraire aux règles de l’islam, mais il favorisait le sommeil.
« Michelle dit que les jumeaux sont très compétents pour des débutants, dit Rick Bell à son patron.
– L’exercice de filature ?
– Ouais. » Il n’eut pas besoin de dire qu’un exercice de filature un tant soit peu sérieux aurait impliqué huit à dix véhicules, deux appareils volants et un total de vingt agents, mais le Campus était bien loin de disposer de tels moyens. À la place, il disposait d’une plus grande latitude pour sélectionner ses recrues, ce qui avait ses avantages et ses inconvénients. « Alexander semble bien les aimer. Il dit qu’ils sont intelligents et possèdent une grande agilité mentale.
– Bon à savoir. Autre chose ?
– Rick Pasternak dit avoir du nouveau.
– Qu’est-ce que ça pourrait être ? demanda Gerry.
– Une variante de la succinylcholine, un dérivé synthétique du curare. Paralyse les muscles du squelette presque immédiatement. La victime s’effondre, incapable de respirer. Il dit que cela provoquerait une mort pénible, analogue à un coup de baïonnette dans la poitrine.
– Traçable ? s’enquit Hendley.
– C’est la bonne nouvelle. Les estérases organiques réduisent rapidement la substance en acétylcholine, si bien qu’elle est quasiment indétectable, sauf si la cible vient à clamser juste devant un centre de médecine légale doté d’un pathologiste enclin à chercher le détail sortant de l’ordinaire. Les Russes ont déjà étudié la question – crois-le ou non – dès le début des années soixante-dix. Ils envisageaient des applications sur le champ de bataille mais le truc s’est avéré impraticable. Il est surprenant que le KGB n’en ait jamais fait usage. Cela présente tous les symptômes d’un infarctus aigu du myocarde, même sur une table de dissection une heure plus tard.
– Comment l’a-t-il obtenu ?
– D’un collègue russe en visite à Columbia. Il s’est trouvé qu’il était juif et Rick l’a amené à parler. Assez pour permettre à Rick de développer un système d’inoculation dans son propre labo. Il est en cours de perfectionnement à l’heure qu’il est.
– Je me disais, c’est tout de même ahurissant que la Mafia n’ait jamais découvert le truc. Si on veut faire éliminer quelqu’un, suffit d’engager un toubib.
– Cela va à l’encontre des vieux liens universitaires pour beaucoup d’entre eux », remarqua Bell. Mais la plupart n’avaient pas non plus un frère chez Cantor Fitzgerald qui avait dégringolé de quatre-vingt-dix-sept étages un matin de septembre 2001.
« Cette variante est-elle supérieure à celle que l’on a déjà ?
– Mieux que toutes celles qui existent, Gerry. Il dit qu’elle est presque cent pour cent fiable si on l’utilise convenablement.
– Chère ? »
Bell hocha la tête. « Même pas.
– On l’a testée ? Ça marche vraiment ?
– Rick dit que le produit a tué six chiens – des gros -, comme un rien.
– OK. Approuvé.
– Bien, patron. On devrait les avoir d’ici quinze jours.
– Qu’est-ce qui se passe, là-bas ?
– On n’en sait rien, admit Bell, les yeux baissés. Un des gars à Langley dit dans ses rapports qu’on leur a peut-être fait assez de mal pour les ralentir, sinon les arrêter complètement, mais quand je lis des trucs comme ça, ça me rend nerveux. Comme le fameux "la hausse du marché n’a pas de limite" qu’on a pu entendre naguère avant la grande dégringolade. Hubris ante nemesis. Fort Meade n’arrive pas à les traquer sur le Net, mais cela veut peut-être dire simplement qu’ils sont devenus plus malins. Il y a quantité d’excellents programmes de cryptage sur le marché, et la NSA n’en a toujours pas craqué deux – enfin, pas de manière fiable. Ils travaillent sur celui-ci deux heures par jour avec leurs gros systèmes informatiques. Comme tu dis toujours, Gerry, les meilleurs programmeurs ont cessé de travailler pour l’Oncle Sam…
– Ils conçoivent des jeux vidéo », termina Hendley. Le gouvernement n’avait jamais payé suffisamment les gens pour attirer les meilleurs… et cela ne changerait pas de sitôt.
« Donc, juste un mauvais pressentiment. »
Rick acquiesça. « Ouais. Jusqu’à ce qu’ils soient morts et enterrés, avec un pieu fiché dans le cœur, je continuerai de me faire du souci.
– Pas évident de les avoir tous, Rick.
– Ça, c’est sûr. » Même leur Dr Mort personnel à Columbia n’y pouvait pas grand-chose.