PROLOGUE
L’autre rive du fleuve
David Greengold était né dans ce quartier on ne peut plus américain de Brooklyn mais, lors de sa bar-mitsva, quelque chose d’important avait changé dans son existence. Après avoir proclamé « Aujourd’hui, je suis un homme », il s’était rendu à la fête où il avait retrouvé plusieurs membres de sa famille venus tout exprès d’Israël. Son oncle Moïse y était un diamantaire fort prospère. Son père était propriétaire de sept bijouteries-joailleries, dont le vaisseau amiral se situait sur la Quarantième Rue à Manhattan.
Tandis que son père et son oncle parlaient affaires autour d’une bouteille de vin de Californie, David s’était retrouvé avec son cousin germain Daniel. Son aîné de dix ans, Daniel venait d’être engagé au Mossad, le principal service de renseignements israélien, et, comme bleu, il n’avait pu s’empêcher de régaler son cadet d’anecdotes. Daniel avait fait son service militaire obligatoire chez les paras, il avait effectué onze sauts et participé à quelques actions en 1967, lors de la guerre des Six Jours. Pour lui, ç’avait été une guerre heureuse, sans pertes graves pour sa compagnie, juste assez de morts pour lui donner un côté safari – une partie de chasse contre un gibier humain certes dangereux, mais pas trop – et avec une conclusion qui avait totalement correspondu à ses conceptions et ses attentes d’avant-guerre.
Ces récits contrebalançaient les images calamiteuses du conflit vietnamien qui ouvraient chaque soir le journal télévisé à l’époque et, dans la ferveur de son identité religieuse réaffirmée, David avait sur-le-champ décidé d’émigrer vers sa patrie juive dès la fin de ses études secondaires. Son père, qui avait servi dans la 2e DB pendant la Seconde Guerre mondiale et n’avait pas du tout trouvé l’aventure plaisante, s’était montré encore moins ravi par la perspective de voir son fils partir dans la jungle asiatique livrer une guerre pour laquelle ni lui ni aucun de ses parents ne nourrissaient grand enthousiasme, de sorte que, sitôt son bac en poche, le jeune David avait pris un vol El Al pour Israël sans guère de regret. Il avait peaufiné son hébreu, servi sous les drapeaux, puis, comme son cousin naguère, s’était fait recruter par le Mossad.
Il y avait assez bien réussi, si bien même qu’aujourd’hui il était chef d’antenne à Rome, occupant un poste d’une certaine importance. De son côté, le cousin Daniel était reparti s’occuper de l’affaire familiale qui rapportait bien plus qu’un traitement de fonctionnaire. Diriger l’antenne du Mossad à Rome donnait à David du pain sur la planche. Il avait sous ses ordres trois agents à temps plein qui lui rapportaient quantité d’informations. Une partie provenait d’un agent du nom de Hassad. Palestinien d’origine, l’homme avait de bons contacts au sein du FPLP, le Front populaire de libération de la Palestine ; ce qu’il y apprenait, il le partageait avec ses ennemis, contre de l’argent – en fait assez d’argent pour avoir pu s’offrir un confortable appartement à un kilomètre du Parlement italien. David devait faire un « ramassage » aujourd’hui.
L’endroit convenu était celui qu’il avait déjà utilisé : les toilettes pour hommes du Ristorante Giovanni, à quelques mètres de la place d’Espagne. Ayant pris d’abord le temps d’y déguster un veau alla francese – proprement somptueux ! -, il termina son vin blanc, puis se leva pour effectuer sa collecte. La boîte aux lettres était placée sous l’urinoir le plus à gauche de la rangée, un choix insolite mais qui avait l’avantage de n’être jamais inspecté ou nettoyé. Une plaque d’acier y avait été collée et, même si quelqu’un l’avait remarquée, elle aurait paru bien anodine car elle portait gravée la marque du fabricant de sanitaires ainsi qu’un numéro sans signification. À l’approche des lieux, il décida d’y faire ce pour quoi ils avaient été conçus et, alors qu’il urinait, il entendit derrière lui la porte s’entrouvrir. L’individu ne lui prêta pas la moindre attention mais, par simple précaution, avant de procéder à la relève, il fit tomber son paquet de cigarettes et, tandis qu’il se penchait pour le ramasser avec la main droite, la gauche récupéra le boîtier magnétique fixé sur sa cachette. C’était du travail de pro, réalisé avec l’adresse d’un prestidigitateur qui détourne l’attention avec une main pour effectuer sa manipulation de l’autre.
Sauf qu’en l’occurrence ça ne marcha pas. À peine avait-il effectué le retrait que quelqu’un vint le bousculer par-derrière.
« Excusez-moi, vieux… signore, je veux dire », rectifia d’emblée l’inconnu d’une voix à l’accent qui évoquait l’anglais d’Oxford. Le genre de détail censé mettre à l’aise tout homme bien éduqué.
Greengold ne réagit même pas, se contentant de se tourner vers la droite pour aller se laver les mains et quitter les toilettes. Il gagna le lavabo, ouvrit l’eau et c’est à cet instant qu’il regarda dans la glace.
La plupart du temps, son cerveau fonctionnait plus vite que ses mains. Cette fois, il vit les yeux bleus de l’homme qui l’avait bousculé. Ils étaient banals, mais leur expression ne l’était pas. Le temps que son cerveau ait ordonné à son corps de réagir, la main gauche de l’homme s’était projetée en avant pour lui saisir le front, et un objet dur et acéré mordit dans sa nuque, juste à la base du crâne. Sa tête fut violemment rabattue en arrière pour faciliter le passage de la lame, sectionnant complètement la moelle épinière.
La mort ne fut pas instantanée. Son corps s’affala lorsque toutes les commandes électrochimiques adressées aux muscles s’interrompirent. Dans le même temps, disparurent toutes sensations. Tout au plus restèrent quelques lointaines perceptions de brûlures au cou et le choc de la surprise subie ne leur permit pas de se muer en douleur véritable. Il voulut respirer mais ne comprit pas pourquoi cela lui était désormais impossible.
L’autre le retourna comme un mannequin de vitrine pour le transporter dans une des stalles. Tout ce qu’il lui restait, c’était la capacité de voir et de penser. Il vit le visage, mais il ne signifiait rien pour lui. Le visage lui rendit son regard, le considérant comme une chose, un objet, sans daigner même lui accorder la dignité de la haine. Impuissant, David le parcourut du regard alors qu’on le déposait sur le siège des toilettes. L’homme parut fouiller dans son pardessus pour lui dérober son portefeuille. Était-ce la seule raison de cet acte, le vol ? Le vol d’un agent du Mossad ? Impossible. L’homme l’empoigna par les cheveux pour empêcher sa tête de retomber.
« Salam aleikoum », dit son assassin. La paix soit sur toi. Donc, il s’agissait d’un Arabe. Il n’avait pas du tout le type arabe. La perplexité avait dû se lire sur son visage.
« Te fiais-tu vraiment à Hassan, juif ? » demanda l’homme, mais sans que sa voix manifeste le moindre plaisir. Le ton dépourvu d’émotion trahissait le mépris.
Dans ses derniers moments d’existence, avant que son cerveau ne meure par privation d’oxygène, David Greengold se rendit compte qu’il était tombé dans le plus vieux piège du métier d’espion : le double jeu. Hassan lui avait procuré des informations pour être à même de l’identifier, de l’isoler. Quelle stupide façon de mourir. Il ne lui resta du temps que pour une seule pensée :
Adonaï echad.(1)
Le tueur s’assura que ses mains étaient propres, puis il inspecta ses vêtements. Mais les coups de couteau comme celui-ci ne provoquent guère d’effusion de sang. Il empocha le portefeuille, le paquet du dépôt, et après avoir rajusté sa mise, il sortit. Il s’arrêta à sa table pour laisser les vingt-trois euros de l’addition pour son repas, y compris quelques cents de pourboire. Mais il ne reviendrait pas de sitôt. Cette affaire réglée, il sortit et traversa la place d’Espagne. Il avait en arrivant noté l’enseigne de Brioni et il avait envie de s’acheter un nouveau costume.
Le QG du corps des marines des États-Unis n’est pas situé au Pentagone. Le plus vaste immeuble de bureaux au monde a de quoi loger les trois armes, terre, air et mer, mais, pour une raison quelconque, les marines sont restés sur la touche et doivent se satisfaire de leur propre complexe de bureaux baptisé « annexe de la marine » et situé à quatre cents mètres de là, sur Lee Highway, à Arlington, dans l’État de Virginie. Ce n’est pas un bien grand sacrifice. Les marines ont toujours été considérés comme des sortes de fils adoptifs de l’armée américaine, techniquement une branche subalterne de la marine, au sein de laquelle leur rôle initial était celui d’un corps d’infanterie de marine, évitant ainsi l’embarquement de soldats de l’armée de terre sur les bâtiments de guerre, d’autant que terre et mer étaient deux armes qui n’étaient pas censées s’accorder…
Avec le temps, le corps des marines acquit son autonomie, pour devenir, durant plus d’un siècle, la seule unité combattante terrestre américaine à fouler le sol étranger. Déchargé du souci de la logistique lourde, ou même de la présence de personnels médicaux – ils avaient les matelots pour s’en charger -, chaque marine était un authentique fusilier marin dont la vision était toujours un spectacle intimidant et qui donnait à réfléchir à quiconque portait dans son cœur la Bannière étoilée. Raison pour laquelle les marines étaient respectés mais pas toujours aimés par leurs collègues militaires. Trop de spectacle, trop de fanfaronnade, et un sens des relations publiques un peu trop développé pour les autres armes, plus réservées.
Le corps des marines est une véritable petite armée autonome, bien entendu. Il dispose même de sa propre aviation – de taille réduite, certes, mais néanmoins dotée de crocs acérés – et il avait désormais son propre service de renseignements – d’intelligence, pour reprendre le terme officiel, même si d’aucuns parmi les personnels en uniforme y voyaient comme une contradiction. Le QG du renseignement des marines était une institution récente, dans le cadre des efforts de la « Machine verte » pour rattraper le reste des corps armés. Baptisé M-2 – « 2 » étant l’indicatif numérique d’un individu opérant dans le renseignement -, son patron était le général de division Terry Broughton, un fantassin trapu et râblé qui s’était vu confier cette tâche dans le but de mettre un peu de plomb dans la cervelle des agents de renseignements : le Corps avait décidé de rappeler qu’au bout de la chaîne de paperasse se trouvait un gus avec un fusil qui avait besoin d’informations sûres pour rester en vie. Pour le Corps, l’intelligence naturelle de ses personnels était sans rivale – même comparée aux sorciers de l’informatique de l’armée de l’air pour qui un homme capable de piloter un avion devait fatalement être plus malin que les autres. D’ici onze mois, Broughton serait appelé à prendre le commandement de la 2e division de marines basée à Camp Lejeune en Caroline du Nord. La bonne nouvelle était arrivée à peine une semaine auparavant et il n’en revenait toujours pas.
C’était également une bonne nouvelle pour le capitaine Brian Caruso, pour qui un entretien avec un officier général, sans être un motif d’effroi, était néanmoins propre à susciter une certaine circonspection. Il avait revêtu son uniforme d’apparat couleur olive, avec le ceinturon et tous les rubans auxquels il avait droit – qui n’étaient pas si nombreux même si certains étaient assez jolis -, ainsi que ses ailes dorées de parachutiste, plus une collection d’insignes de tireur d’élite assez large pour en imposer même à un vieux fusil comme le général Broughton.
Le titre de M-2 donnait droit à un lieutenant-colonel en guise d’ordonnance, plus un sous-officier artilleur comme secrétaire particulier, en l’occurrence un caporal-chef noir de sexe féminin. Tout cela parut au jeune capitaine un tantinet bizarre mais personne n’avait jamais accusé le Corps de pécher par excès de logique…, se souvint Caruso. Comme ils se plaisaient à le dire : deux cent trente années de traditions non entravées par le progrès.
« Le général va vous recevoir…, dit la sous-off en levant les yeux de son standard téléphonique.
– Merci, chef », dit Caruso en se levant pour se diriger vers la porte que la caporal lui tint ouverte.
Broughton était exactement tel que Caruso s’y attendait. Un bon mètre quatre-vingts, il avait un torse à dévier les balles dum-dum. Ses cheveux étaient à peine plus hauts qu’une brosse rase. Comme chez la plupart des marines, il devenait de mauvais poil dès que sa pilosité atteignait le demi-centimètre, exigeant un passage immédiat chez le coiffeur. Le général quitta des yeux ses papiers et toisa son visiteur du froid regard de ses yeux noisette.
Caruso ne salua pas. À l’instar des officiers de marine, les marines ne saluent que sous les armes ou « couverts » de leur casquette d’uniforme. L’inspection visuelle ne dura que trois secondes qui lui parurent durer une petite semaine.
« Bonjour, mon général.
– Asseyez-vous, capitaine. » Le général indiqua une chaise à galette de cuir.
Caruso s’assit mais resta néanmoins au garde-à-vous, même s’il avait les jambes pliées.
« Savez pourquoi z’êtes ici ?
– Négatif, mon général, on ne m’a pas dit.
– Vous vous plaisez dans la force de reconnaissance ?
– Ça me va tout à fait, mon général, répondit Caruso. Je crois avoir les meilleurs sous-offs de tout le Corps, et le travail est toujours passionnant.
– On dit que vous avez fait du bon boulot en Afghanistan. » Broughton exhiba une chemise à la tranche rayée rouge et blanc : un document secret-défense. Mais les opérations spéciales tombaient souvent dans cette catégorie et il était indéniable que la mission de Caruso dans ce pays n’avait pas été vraiment destinée au journal du soir sur NBC.
« Ce fut tout à fait excitant, mon général.
– Du bon travail, et vous avez ramené tous vos hommes en vie.
– Mon général, c’est surtout grâce à ce SEAL qui nous accompagnait. Le caporal-chef s’était fait salement amocher mais le maître Randall lui a sauvé la vie, aucun doute là-dessus. Je l’ai fait citer pour une médaille. J’espère qu’il l’aura.
– Il l’aura, lui assura Broughton. Et vous aussi.
– Mon général, je n’ai fait que mon boulot, protesta Caruso. Mes hommes ont fait tout le reste…
– Et c’est le signe d’un bon jeune officier, le coupa le M-2. J’ai lu votre rapport sur cette action ainsi que celui du sergent Sullivan. Il dit que vous vous êtes rudement bien débrouillé pour un jeune officier à son baptême du feu. » Le sergent-artilleur Joe Sullivan était un vieux briscard des campagnes du Liban, du Koweït et de quelques autres endroits dont on n’avait jamais parlé aux infos télévisées. « Sullivan a déjà bossé pour moi, annonça le général à son hôte. Il mérite une promotion. »
Caruso hocha vigoureusement la tête. « Affirmatif, mon général. Sûr qu’il mérite de monter en grade.
– J’ai lu votre évaluation le concernant. » Le M-2 tapota un autre dossier, celui-ci sans accréditation secret-défense.
« Vous ne tarissez pas d’éloges sur vos hommes, capitaine. Pourquoi ? »
La remarque fit ciller Caruso. « Mon général, tous se sont bien comportés. Je n’aurais pas pu rêver mieux, qu’elles qu’aient été les circonstances. Je suis prêt à faire monter cette bande de marines à l’assaut de n’importe quoi. Même les bleus peuvent tous espérer décrocher leurs galons de sergent, et j’en ai deux qui ont quasiment déjà le calot vissé sur la tête. Ils bossent dur et ils sont assez intelligents pour commencer à faire ce qu’il faut comme il faut avant même que j’aie à le leur dire. Un au moins est de la graine d’officier. Mon général, ce sont mes petits gars et, sacrebleu, j’ai une foutue chance de les avoir.
– Et vous les avez foutrement bien formés, ajouta Broughton.
– C’est mon boulot, mon général.
– Plus maintenant, capitaine.
– Je vous demande pardon, mon général ? J’ai encore quatorze mois à tirer avec le bataillon et ma prochaine mission n’a pas encore été décidée. » Quand bien même il serait volontiers resté définitivement au sein du 2e de reconnaissance. Caruso pensait pouvoir bientôt postuler au grade de commandant, voire sauter au niveau S-3 d’officier d’opérations pour le bataillon de reconnaissance.
« Ce gars de la CIA qui vous a accompagné dans les montagnes, comment ça se passait avec lui ?
– James Hardesty ? Il dit avoir appartenu aux forces spéciales de l’armée. Quarante et quelques, mais rudement en forme pour un gars plus tout jeune ; parle deux des langues autochtones. Pas le genre à se dégonfler quand il y a du grabuge. Il… enfin, il m’a rudement bien épaulé. »
Le dossier confidentiel revint dans les mains du général. « Il dit que vous lui avez sauvé la peau lors de cette embuscade.
– Mon général, personne n’a jamais l’air malin de se retrouver pris dans une embuscade. M. Hardesty opérait une reconnaissance avancée avec le caporal-chef Ward pendant que j’étais en train d’installer la liaison radio par satellite. L’ennemi s’était habilement tapi dans un coin discret mais ils se sont trahis. Ils ont ouvert le feu sur M. Hardesty un peu trop tôt, l’ont raté avec leur première rafale, ce qui nous a permis d’opérer une manœuvre de contournement par le haut. Ils n’avaient pas pris de mesures de sécurité suffisantes. Le sergent Sullivan a mené son escouade par la droite et, dès qu’il a été en position, j’ai fait monter mes hommes par le milieu. Ça nous a pris dix minutes, un quart d’heure, et c’est alors que Sullivan a descendu sa cible, d’une balle en pleine tête à dix mètres. On aurait préféré l’avoir vivant mais, comme ça s’est goupillé, ça n’a pas été possible. » Caruso haussa les épaules. Les supérieurs pouvaient former des officiers de valeur mais pas agir sur les événements et il était toujours regrettable d’éliminer quelqu’un comme ça. Le score final avait été un marine grièvement blessé par balle et seize morts du côté afghan, plus deux prisonniers à expédier aux gars du renseignement. Ce qui s’était avéré finalement plus productif que prévu. Les Afghans étaient certes courageux mais ils n’étaient pas fous non plus – ou plus précisément, ils ne choisissaient le martyre que dans certaines circonstances précises.
« Leçons retenues ?
– On ne s’entraîne jamais trop, mon général, et l’on n’est jamais en trop bonne condition. La réalité est toujours bien plus complexe que les exercices. Comme je l’ai dit, les Afghans sont des gars courageux mais ils ne sont pas entraînés. Et on ne peut jamais savoir lesquels vont défourailler et lesquels vont se coucher. On nous a appris à Quantico qu’on devait se fier à son instinct mais ils ne vous en fournissent pas un sur mesure, et on ne peut jamais être sûr d’avoir fait le bon choix. »
Caruso haussa les épaules mais il n’en poursuivit pas moins, livrant le fond de sa pensée : « J’imagine que ça a marché pour moi et mes marines mais je ne peux pas vraiment dire que je sache pourquoi.
– Ne réfléchissez pas trop, capitaine. Quand il y a du grabuge, on n’a pas le temps d’avoir des états d’âme. On réfléchit avant. Tout est dans la façon d’entraîner ses gars, de leur assigner des responsabilités.
On se prépare mentalement à l’action mais on ne peut jamais savoir quelle forme elle va prendre. Toujours est-il que vous vous êtes bien débrouillé. Le fait est que vous avez favorablement impressionné cet Hardesty -et c’est un client sérieux. Voilà comment c’est arrivé, conclut Broughton.
– Pardon, mon général ?
– L’Agence désire vous causer, annonça le M-2. Ils sont à la recherche de talents et votre nom est sorti.
– Pour quoi faire, mon général ?
– M’ont pas dit. Ils cherchent des gens capables de travailler sur le terrain. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’espionnage. Plutôt le côté paramilitaire de la maison. J’imagine qu’il s’agit de la nouvelle section antiterroriste. Je ne peux pas dire que je sois ravi de perdre un jeune marine prometteur. Je n’ai toutefois pas mon mot à dire. Vous êtes libre de décliner l’offre mais il faudra d’abord que vous alliez leur causer.
– Je vois. » En fait, pas vraiment.
« Peut-être que quelqu’un leur aura rappelé un autre ex-marine qui s’est pas mal débrouillé, en haut lieu…, nota Broughton, mine de rien.
– Vous parlez d’oncle Jack ? Bon Dieu – faites excuse, mon général, mais j’esquive le sujet depuis ma préparation militaire. Je ne suis qu’un officier de marines comme les autres, mon général. Je ne réclame aucun passe-droit.
– À la bonne heure. » C’est tout ce que Broughton trouva à dire. Il voyait devant lui un jeune officier fort prometteur qui avait lu de bout en bout le manuel d’instruction des marines et n’en avait pas oublié le moindre détail essentiel. On pouvait tout au plus lui reprocher de vouloir trop en faire mais le général avait été comme lui jadis. « Eh bien, vous devez vous présenter là-bas dans deux heures. À un dénommé Pete Alexander, un autre ancien des forces spéciales. Il a aidé à gérer la boutique pour l’Agence en Afghanistan dans les années quatre-vingt. Pas un mauvais bougre, à ce que j’ai entendu dire, mais il ne veut pas se fatiguer non plus. Je vous conseille de surveiller votre portefeuille, capitaine, lâcha-t-il en guise de conclusion.
– Oui, mon général », promit Caruso. Il se leva, se mit au garde-à-vous.
Le M-2 le gratifia d’un sourire. « Semper Fi, fiston.
– À vos ordres, mon général. » Caruso ressortit du bureau, adressa un signe de tête à la femme sergent, ne dit pas un mot au semi-colonel qui n’avait même pas daigné lever la tête et redescendit en se demandant dans quoi diable il allait se fourrer.
À des centaines de kilomètres de là, un autre homme du nom de Caruso pensait exactement la même chose. Le FBI avait établi sa réputation notamment en enquêtant sur des affaires d’enlèvements qui couvraient plusieurs États, et ce quasiment dès le vote de la loi Lindbergh, dans les années trente. Son succès dans l’élucidation de telles affaires avait en grande partie mis un terme aux enlèvements contre rançon – du moins pour les criminels intelligents. Le Bureau réussit à élucider l’ensemble de ces cas et les criminels professionnels avaient fini par saisir que ce genre de forfait était un pari perdu d’avance. Cela dura des années, jusqu’au jour où des ravisseurs aux ambitions autres que purement vénales décidèrent de s’y mettre. Et ceux-là étaient bien plus difficiles à capturer.
Le matin même, Penelope Davidson avait disparu sur le chemin du jardin d’enfants. Ses parents avaient prévenu la police du quartier dans l’heure qui avait suivi sa disparition et, peu après, le bureau du shérif local avait appelé le FBI. La procédure autorisait ce dernier à intervenir dès lors que la victime avait franchi une frontière d’État. Georgetown, dans l’Alabama, n’était situé qu’à une petite demi-heure de l’État du Mississippi, aussi l’antenne du FBI à Birmingham avait-elle aussitôt bondi sur l’affaire comme un chat sur une souris. Dans la nomenclature du FBI, un enlèvement porte le code 7 et presque tous les agents du service sautèrent dans leur voiture pour filer vers le sud-ouest en direction de la petite ville agricole. Dans son for intérieur, chaque agent toutefois craignait que ce ne soit en pure perte. On estimait que la plupart des enfants kidnappés étaient victimes de sévices sexuels et tués dans un délai de quatre à six heures. Seul un miracle pouvait permettre de retrouver la victime aussi vite, et les miracles n’étaient pas chose courante.
Mais la plupart des agents des deux sexes avaient eux-mêmes des enfants, aussi travaillaient-ils comme s’il y avait une chance. L’agent adjoint responsable fut le premier à parler au shérif local dont le nom était Paul Turner. Le Bureau le considérait comme un amateur en matière d’enquêtes qui le dépassaient et Turner pensait de même. L’idée du viol et du meurtre d’une petite fille dans sa juridiction lui retournait l’estomac et il était ravi d’avoir l’assistance des fédéraux. On distribua des photos à tous les hommes portant un insigne et une arme. On consulta des plans. Les flics du coin et les agents fédéraux ratissèrent le secteur entre la résidence des Davidson et l’école publique distante de cinq pâtés de maisons où la petite fille se rendait à pied tous les matins depuis deux mois. Tous ceux qui vivaient le long de cet itinéraire furent interrogés, tandis qu’à Birmingham on effectuait par ordinateur un recensement de tous les éventuels délinquants sexuels vivant dans un rayon de cent cinquante kilomètres et que des policiers fédéraux accompagnés d’hommes de la gendarmerie d’Alabama étaient envoyés interroger également ces suspects. Toutes les maisons furent fouillées, en général avec l’aval de leur propriétaire, mais assez souvent aussi sans celui-ci car les juges locaux ne rigolaient pas avec les rapts d’enfants.
Pour l’agent fédéral Dominic Caruso, ce n’était pas la première affaire sérieuse, mais c’était son premier « 7 » et, bien qu’encore célibataire et sans enfants, à la seule idée d’une disparition d’enfant, son sang ne faisait qu’un tour. La photo de classe « officielle » de la petite révélait des yeux bleus, des cheveux blonds tirant sur le châtain et un mignon petit sourire. Ce « 7 » n’était pas crapuleux. La famille était de milieu ouvrier, une famille tout à fait ordinaire. Le père était lignard à la compagnie locale d’électricité, la mère aide-soignante à temps partiel à l’hôpital du comté. Tous deux étaient méthodistes pratiquants et aucun, de prime abord, n’avait le profil d’un bourreau d’enfants, même si cela ferait également l’objet d’une vérification.
Un inspecteur du bureau d’enquêtes de Birmingham, spécialisé dans les profils psychologiques, avait abouti à une conclusion préliminaire inquiétante : l’auteur de cet acte pouvait être un ravisseur et un tueur en série, un individu qui éprouvait un attrait sexuel pour les enfants et qui savait que le plus sûr moyen de protéger son forfait était de tuer ensuite ses petites victimes. L’homme traînait dans les parages, Caruso le savait. Dominic Caruso était un jeune agent, fraîchement émoulu de Quantico, mais il en était déjà à son deuxième poste depuis moins d’un an – en la matière, les agents célibataires n’avaient pas plus de liberté de choix qu’une hirondelle prise dans un ouragan. Sa toute première affectation avait été Newark, sept mois en tout, mais l’Alabama était plus à son goût. Il y faisait souvent un temps de chien mais ce n’était pas une ruche bourdonnante comme dans la métropole crasseuse du New Jersey. Sa mission désormais était de patrouiller à l’ouest de Georgetown, d’observer en guettant le moindre indice concret. Il n’avait pas encore assez de métier pour procéder efficacement à des interrogatoires sur le terrain. Il y fallait des années d’apprentissage, même si le jeune homme s’estimait plutôt intelligent et qu’il avait un diplôme de psychologie.
Rechercher un véhicule avec une petite fille à l’intérieur, se disait-il, sauf qu’elle ne serait certainement pas assise sur un siège, ce qui aurait pu lui permettre de regarder dehors et peut-être même de faire signe pour appeler à l’aide… Non, son ravisseur l’aurait probablement ligotée, entravée ou immobilisée avec du ruban adhésif, et sans doute bâillonnée… Pauvre petite, impuissante et terrifiée. À cette idée, ses mains se crispèrent sur le volant. La radio crépita.
« Du central de Birmingham à toutes les unités 7. On nous signale que le suspect pourrait conduire une fourgonnette, sans doute de marque Ford, de couleur blanche et légèrement sale, immatriculée dans l’Alabama. Si vous apercevez un véhicule correspondant à cette description, signalez-le et nous le ferons contrôler par la police locale. » Ce qui voulait dire, garde ton gyrophare planqué et abstiens-toi de l’interpeller toi-même sauf nécessité absolue, songea Caruso. Il était temps de faire travailler ses neurones. Si j’étais un de ces individus, où serais-je allé… ? Caruso ralentit. Il réfléchit… un endroit facilement accessible par la route. Pas forcément sur un grand axe… plutôt une voie secondaire desservant un lotissement. Sans problèmes pour entrer et sortir. Un endroit où les voisins ne risquaient pas de voir ou d’entendre ce qu’il manigançait…
Il décrocha son micro. « Central Birmingham pour Caruso.
– Ouais, Dominic », répondit l’agent de permanence. Les radios du FBI étaient cryptées et leurs transmissions ne pouvaient être écoutées sans un bon scanner désembrouilleur…
« Le fourgon blanc. C’est du sérieux ?
– Une retraitée affirme qu’alors qu’elle sortait récupérer son journal, elle a vu une petite fille, correspondant au signalement, s’adresser à un type à côté d’une camionnette blanche. Le suspect est un homme à peau claire, âge indéterminé, sans autre précision. C’est plutôt léger mais c’est tout ce dont on dispose, signala l’agent Sandy Ellis.
– Combien de violeurs d’enfants a-t-on recensés dans le secteur ?
– Dix-neuf, d’après l’ordinateur. Ils sont tous en cours d’interrogatoire. Rien n’en est encore sorti. C’est tout ce qu’on a, vieux.
– Bien reçu, Sandy. Terminé. »
Encore rouler, encore chercher. Il se demanda si ça ressemblait à ce que son frère Brian avait connu en Afghanistan : la solitude dans la traque de l’ennemi… Il se mit à chercher un chemin de terre, avec des marques de pneu récentes. Il examina une nouvelle fois la photo. Une mignonne petite fille, qui venait tout juste d’apprendre à lire. Une môme pour qui le monde avait toujours été un endroit sûr, régi par papa et maman, qui allaient à l’office du dimanche et fabriquaient des chenilles avec des emballages d’œufs et des cure-pipes, qui apprenaient à chanter « Jésus m’aime, j’en suis certain. Car la Bible nous le dit bien ». Il regardait alternativement à gauche et à droite. Et soudain, à une centaine de mètres, il avisa un chemin de terre qui s’enfonçait dans les bois. Comme il ralentissait, il vit que le sentier décrivait une légère courbe en S, mais les arbres étaient clairsemés, dégageant la vue… révélant une vieille bicoque… et juste à côté… l’angle d’une camionnette ? Mais celle-ci était plus beige que blanche…
Mais enfin, cette petite vieille qui avait vu la fillette et le véhicule… à quelle distance se trouvaient-ils ? Dans l’ombre ou au soleil ? Tant d’éléments à prendre en compte, tant de détails, tant de variables. Si efficace que soit l’école de formation du FBI, elle ne pouvait pas vous préparer à toutes les éventualités – loin de là. C’est ce qu’on vous y apprenait aussi : que vous deviez vous fier à votre instinct et à votre expérience…
Mais de l’expérience, Caruso n’en avait guère encore.
Malgré tout…
Il arrêta la voiture.
« Central Birmingham pour Caruso.
– Ouais, Dominic », répondit Sandy Ellis.
Caruso transmit sa position. « Je passe en 10-7 pour continuer à pied et jeter un œil.
– Bien reçu, Dom. As-tu besoin de renforts ?
– Négatif, Sandy. Ce n’est probablement rien. Je vais juste aller frapper à la porte et causer aux occupants.
– OK, je reste en fréquence. »
Caruso n’avait pas de radio portative – un accessoire réservé aux flics locaux, pas au Bureau – de sorte qu’il était à présent hors de contact, sinon par son téléphone mobile. Son arme personnelle était un Smith & Wesson 1076, rangé dans son étui à la hanche droite. Il descendit de voiture et rabattit la portière sans l’enclencher pour éviter tout bruit. Les gens se retournent toujours en entendant une portière qui claque.
Par chance, il portait un complet vert olive sombre, songea-t-il en se dirigeant vers la droite. Il comptait tout d’abord examiner la camionnette. Il marchait d’un pas normal mais ses yeux ne quittaient pas les fenêtres de la bicoque, espérant à moitié y découvrir un visage puis, à la réflexion, ravi que personne ne se manifeste.
Il estima que le fourgon Ford devait avoir cinq ou six ans. Quelques petits gnons sur la carrosserie. Le chauffeur s’était garé à reculons. Cela plaçait la porte coulissante près de la maison, le genre de chose qu’un plombier ou un menuisier était susceptible de faire. Ou un individu traînant de force quelqu’un de petite taille. Caruso avançait, la main droite dégagée, le pardessus déboutonné. Savoir dégainer vite, c’était le b-a ba pour tous les flics du monde, et un geste souvent répété devant une glace, même si seul un imbécile faisait feu dans la foulée car en tirant ainsi on ne risquait pas de toucher grand-chose.
Caruso prit son temps. La vitre côté conducteur était descendue. L’intérieur du fourgon était presque entièrement vide : tôles latérales et plancher nus, cric et roue de secours… et un gros rouleau de ruban adhésif…
Il y en avait pas mal un peu partout. L’extrémité du rouleau était rabattue et repliée, comme pour permettre d’en dérouler un morceau sans avoir besoin de le décoller avec les ongles. Beaucoup de gens faisaient pareil, là aussi. Il y avait, enfin, un bout de tapis, coincé – pas collé, remarqua-t-il – sur le plancher, juste derrière le siège de droite… et n’était-ce pas un bout de Scotch qui pendait, accroché au cadre métallique du fauteuil ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
Pourquoi à cet endroit ? se demanda Caruso, mais soudain il ressentit des picotements sur les avant-bras. Une première chez lui. Il n’avait jamais encore procédé lui-même à une interpellation, n’avait jamais encore participé à une affaire criminelle importante, du moins pas à une qui ait débouché. Il avait travaillé sur des évasions à Newark, brièvement, et procédé au total à trois arrestations, toujours sous les ordres d’un collègue plus expérimenté. Il avait plus d’expérience aujourd’hui, était un poil plus aguerri… Mais pas tant que ça, se remémora-t-il. Il tourna la tête vers la maison. Son esprit phosphorait maintenant à plein régime. Quels éléments avait-il en fait ? Pas grand-chose. Il avait jeté un œil à l’intérieur d’une banale camionnette sans vraiment d’indices concrets, juste un bahut vide avec un rouleau de ruban adhésif et un bout de tapis posés sur le plancher métallique.
N’empêche…
Le jeune agent sortit de sa poche le mobile et pressa sur la touche mémoire du bureau.
« Ici le FBI, que puis-je pour vous ? demanda une voix féminine.
– Passez-moi Ellis, pour Caruso. » Ce qui fit activer les choses.
« Qu’as-tu trouvé, Dom ?
– Un Ford Econoline blanc, immatriculé dans l’Alabama, Écho Roméo Six Cinq Zéro Un. Garé là où je me trouve. Sandy…
– Ouais, Dominic ?
– Je m’en vais frapper à la porte de ce type.
– Tu veux du renfort ? »
Caruso réfléchit une seconde. « Affirmatif… bien compris.
– Il y a un policier du comté à dix minutes de chez toi. Attends, conseilla Sandy.
– Bien reçu, je patiente. »
Mais la vie d’une gamine était en jeu…
Il se dirigea vers la maison, prenant garde à rester hors du champ visuel des fenêtres les plus proches. C’est en cet instant que le temps s’arrêta. Il faillit sursauter quand il entendit le cri. Un cri horrible, suraigu, comme si quelqu’un venait de contempler la Faucheuse. Son cerveau traita l’information et il s’aperçut que son automatique était entre ses mains, juste à l’aplomb du sternum, certes pointé vers le ciel mais bel et bien dans ses mains. C’était un cri de femme, se rendit-il compte, et un déclic se fit dans sa tête. Aussi vite qu’il le put sans faire trop de bruit, il bondit sur le perron, sous l’avant-toit de guingois. La porte d’entrée était presque entièrement grillagée pour empêcher les insectes de pénétrer. Elle aurait eu besoin d’un bon coup de peinture, comme du reste toute la maison. Sans doute une location, et bon marché avec ça. À travers le grillage, il put distinguer ce qui ressemblait à un couloir desservant sur la gauche une cuisine et sur la droite une salle de bains. Il pouvait voir à l’intérieur de celle-ci. Une cuvette de toilettes et un lavabo en faïence, voilà tout ce qu’il pouvait apercevoir sous cet angle. Il se demanda s’il avait un motif pour entrer et décida aussitôt que tel était le cas. Il tira la porte vers lui et se glissa à l’intérieur le plus furtivement possible.
Un tapis bon marché crasseux recouvrait le corridor. Il prit cette direction, l’arme brandie, tous les sens en alerte. À mesure qu’il progressait, sa perspective se modifia. La cuisine devint invisible mais il pouvait à présent voir dans la salle de bains…
Penny Davidson était dans la baignoire, nue, ses yeux de porcelaine grands ouverts, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, entièrement vidée de son sang qui recouvrait son petit torse plat et maculait les côtés de la baignoire. La petite avait été égorgée avec une telle violence que la blessure béait comme une seconde bouche.
Fait étrange, Caruso ne réagit pas physiquement. Ses yeux enregistrèrent la scène mais, pour le moment, il n’avait qu’une idée en tête : l’homme qui avait fait ça était en vie, à quelques mètres à peine. Il se rendit compte que le bruit qu’il avait entendu provenait de devant, sur la gauche. La salle de séjour. Un téléviseur. L’individu devait se trouver là. Avait-il un complice ? Pas le temps d’y réfléchir et ce n’était pas son souci premier.
Lentement, avec précaution, le cœur battant la chamade, il s’avança jusqu’à l’angle, à pas de loup. L’homme était bien là, blanc, la trentaine, absorbé par le spectacle de la télé – un film d’horreur, le cri avait dû provenir de là -, tout en sirotant une canette de Miller Lite. Son visage était satisfait, absolument pas excité. Il avait dû dépasser cette phase, songea Dominic. Et juste devant lui – bon Dieu – il y avait un couteau de boucher, ensanglanté, posé sur la table basse. Son tee-shirt était tout éclaboussé de sang. Le sang d’une petite fille.
« Le problème avec ces individus, c’est que jamais ils ne résistent, leur avait dit un instructeur à l’école du FBI. Oh, bien sûr, ils roulent des mécaniques à la John Wayne quand ils ont des mômes entre les mains, mais ils ne résistent pas à des flics armés – jamais. Et vous savez, avait conclu l’instructeur, c’est bougrement dommage. »
Toi, mon bonhomme, tu ne coucheras pas en prison ce soir.
L’idée s’était comme imposée d’elle-même à son esprit. Son pouce droit rabattit le chien sans étrier jusqu’au déclic pour le bloquer et mettre en batterie son arme de poing. Il nota fugitivement que ses mains étaient devenues comme des blocs de glace.
Juste à l’angle, quand on tournait à gauche pour entrer dans la pièce, se trouvait une vieille desserte bringuebalante. Posé dessus, un vase bleu transparent de forme octogonale, bon marché. Peut-être acheté au K-Marta du coin, et sans doute destiné à recevoir des fleurs, il était vide. Avec lenteur et précaution, Caruso inclina la jambe, puis d’un coup de pied, renversa la table. Le vase en verre se fracassa sur le parquet. L’individu eut un violent sursaut et se retourna pour découvrir chez lui un visiteur inattendu. Sa réaction de défense fut plus instinctive que raisonnée : il saisit le couteau de boucher posé sur la table basse. Caruso n’eut pas le temps de sourire, même s’il savait que le sujet avait commis l’ultime erreur de son existence. Il est considéré comme parole d’évangile dans tous les services de police américains qu’un individu avec un couteau dans la main à moins de sept mètres de vous constitue une menace immédiate et mortelle. L’homme fit mine de se lever.
Il n’eut pas le loisir d’achever son geste.
Caruso pressa la détente de son Smith & Wesson, expédiant la première balle en plein cœur. Deux autres suivirent en moins d’une seconde. Une fleur rouge s’épanouit sur le maillot blanc. L’homme baissa les yeux sur sa poitrine, les releva vers Caruso, l’étonnement peint sur le visage, et puis il retomba assis, sans un mot, sans un cri de douleur.
La réaction immédiate de Caruso fut de tourner les talons pour inspecter l’unique chambre du logis. Vide. Tout comme la cuisine où la porte de derrière était encore verrouillée de l’intérieur. Il éprouva alors un bref soulagement. Personne d’autre dans la maison. Il jeta un autre regard au ravisseur. Les yeux étaient toujours ouverts mais Dominic avait visé juste. D’abord, il désarma et menotta le cadavre parce que c’était ainsi qu’on lui avait appris à procéder. Un contrôle du pouls carotidien vint ensuite, mais c’était peine perdue. Le gars ne voyait plus rien, à part les portes de l’enfer. Caruso sortit son mobile et rappela le central.
« Dom ? demanda Ellis en prenant la communication.
– Ouais, Sandy, c’est moi. Je viens juste de l’avoir.
– Quoi ? Que veux-tu dire ? Pressa Sandy Ellis.
– La petite, elle est ici, morte égorgée. Je suis entré et le gars s’est rué sur moi avec un couteau. Je l’ai descendu. Il est mort lui aussi, tout ce qu’il y a de plus mort.
– Bon Dieu, Dominic ! Le shérif du comté n’est qu’à quelques minutes de ta position. Bouge pas.
– Bien reçu, Sandy, je bouge pas. »
Il ne s’était pas écoulé une minute qu’il entendit un bruit de sirène. Caruso sortit sur le perron. Il remit le cran de sûreté de son automatique et le rangea dans son étui, puis il sortit de sa poche de pardessus sa carte du FBI et la brandit dans la main gauche pendant que le shérif approchait, son revolver de service dégainé.
« Tout est réglé », annonça Caruso d’une voix aussi calme que possible. Il se sentait gonflé d’adrénaline, à présent. Il fit signe au shérif Turner d’entrer mais resta dehors tandis que le flic local pénétrait dans la maison. Une ou deux minutes plus tard, le flic ressortait, il avait lui aussi rengainé son Smith & Wesson. Turner était le portrait hollywoodien du flic du Sud : grand, costaud, des bras de lutteur et un ceinturon qui lui enserrait la taille. Sauf qu’il était noir. Pas le bon film.
« Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
– Vous m’accordez une minute ? » Caruso prit une profonde inspiration et réfléchit un instant à la meilleure façon de narrer l’histoire. Ce que Turner en retiendrait était fondamental car l’homicide était un crime qui relevait de la juridiction locale, et donc de sa responsabilité.
« Ouais », fit Turner en piochant dans sa poche de chemise un paquet de Kool.
Il en proposa une à Caruso qui la refusa d’un signe de tête.
Le jeune agent s’assit sur le perron de bois brut et tâcha de rassembler mentalement tous les éléments.
Que s’était-il passé, au juste ? Que venait-il de faire, très précisément ? Et comment, surtout, était-il censé l’expliquer ? Sa petite voix lui murmurait qu’il n’avait pas le moindre regret à avoir. Du moins pour le ravisseur. Pour Penelope Davidson… c’était bien trop tard, hélas. Peut-être qu’une heure plus tôt ? Ou même une demi-heure ? Cette petite fille ne rentrerait pas chez elle ce soir, ne serait plus jamais bordée dans son lit par sa mère, ne serrerait plus son papa dans ses bras. Aussi l’agent Dominic Caruso n’éprouvait-il pas le moindre remords. Juste le regret d’avoir été trop lent.
« Pouvez-vous parler ? demanda le shérif Turner.
– Je cherchais un endroit comme celui-ci et quand je suis passé devant en voiture, j’ai vu le fourgon garé… », commença Caruso. Il se leva pour mener le shérif à l’intérieur afin de lui relater les autres détails.
« … Toujours est-il que j’ai buté contre la table. Il m’a vu, s’est emparé de son couteau, s’est tourné vers moi… alors j’ai dégainé et j’ai descendu ce salaud. De trois balles, je crois.
– Hon-hon. » Turner s’approcha du corps. L’homme n’avait pas beaucoup saigné. Les trois projectiles avaient transpercé le cœur, privant presque aussitôt l’organe de toute capacité à pomper le sang.
Paul Turner était loin d’être aussi idiot qu’il en avait l’air aux yeux d’un agent fédéral bien entraîné. Il examina le corps puis se retourna pour inspecter le seuil de la porte d’où Caruso avait fait feu. Ses yeux évaluèrent distance et angle.
« Donc, reprit le shérif, vous butez contre la table. Le suspect vous voit, empoigne son couteau, et vous, craignant pour votre vie, dégainez votre pistolet de service et tirez trois coups de feu rapprochés, c’est bien ça ?
– C’est comme ça que ça s’est déroulé, ouais.
– Hon-hon », observa un homme qui se tirait un chevreuil presque chaque année, à l’ouverture de la chasse.
Le shérif Turner fouilla dans sa poche droite de pantalon et en ressortit son porte-clés. C’était un cadeau de son père, conducteur de wagon-lits sur la vieille compagnie de l’Illinois Central. C’était un modèle d’autrefois, avec un dollar d’argent de 1948 soudé dessus, l’ancienne pièce de près de quatre centimètres de diamètre. Il le tint à plat au-dessus du torse du ravisseur : la vieille pièce masquait entièrement les orifices d’entrée des trois balles.
Ses yeux affichèrent un profond scepticisme, puis ils glissèrent vers la salle de bains et son regard s’était adouci quand il énonça son verdict sur l’accident :
« Dans ce cas, c’est ainsi qu’on rédigera le rapport. Joli coup, mon garçon. »
Une bonne douzaine de véhicules de la police et du FBI apparurent en moins d’un quart d’heure. Peu après arriva le camion labo du service de la sécurité publique d’Alabama pour procéder au travail de police scientifique sur les lieux du crime. Un photographe prit vingt-trois rouleaux de pellicule couleur 400 ASA. Le couteau fut mis dans un sac pour les recherches d’empreintes et de groupe sanguin correspondant à celui de la victime – ce n’était guère qu’une formalité mais la procédure criminelle était particulièrement stricte en matière de meurtre. Finalement, le corps de la petite fille fut placé dans un sac puis évacué. Ses parents auraient à l’identifier mais, Dieu soit loué, son visage était resté à peu près intact.
L’un des derniers à arriver fut Ben Harding, l’inspecteur responsable de l’antenne du FBI à Birmingham. L’implication d’un agent dans une fusillade signifiait la rédaction d’un rapport officiel de ses services au directeur Dan Murray, un ami lointain. Harding venait d’abord pour s’assurer que Caruso était dans une condition physique et psychologique correcte.
Puis il alla saluer Paul Turner et recueillit son opinion sur la fusillade. Caruso, qui les observait de loin, vit Turner mimer l’incident, accompagné de hochements de tête de Harding. C’était bien que le shérif lui donne son aval officiel. Un capitaine de la milice d’État écoutait également et il hocha la tête lui aussi. À dire vrai, Dominic Caruso s’en moquait un peu. Dans son for intérieur, il savait qu’il avait fait ce qu’il fallait, juste une heure plus tard qu’il n’aurait fallu. Pour finir, Harding vint voir son jeune collègue.
« Comment tu te sens, Dominic ?
– Lent, répondit Caruso. Foutrement trop lent
– Ouais, je sais, il n’était pas raisonnable d’espérer autre chose. »
Harding le prit par l’épaule et la secoua. « Tu n’aurais guère pu faire mieux, petit. » Puis, après un temps : « Comment s’est déroulée la fusillade ? » Caruso répéta son histoire. Elle était devenue presque aussi solide qu’une vérité, dans son esprit. Il aurait sans doute pu livrer la version exacte des faits sans pour autant encourir de blâme. Dom le savait, mais pourquoi courir le risque ? C’était, officiellement, un cas de légitime défense, et cela suffisait, pour ce qui concernait les archives du service.
Harding l’écouta et secoua la tête, pensif. Il y aurait de la paperasse à remplir et transmettre par FedEx à la capitale fédérale. Mais ça ferait toujours bien dans les journaux qu’un agent du FBI ait descendu un ravisseur d’enfants le jour même de son crime. Ils trouveraient sans doute des preuves que l’individu n’en était pas à son premier rapt. Il leur fallait encore fouiller entièrement la maison. Les enquêteurs y avaient déjà trouvé une caméra numérique et ils ne seraient pas surpris de découvrir que le bonhomme tenait des archives de ses précédents forfaits sur son ordinateur personnel. Si oui, Caruso venait de clore plus d’une affaire. Si tel était le cas, il aurait droit à une belle étoile d’or sur son livret du Bureau.
De quelle taille, l’étoile ? Ni Harding ni Caruso ne pouvaient encore le dire. Le découvreur de talents n’allait pas tarder à dénicher également Dominic Caruso.
Et un de plus.