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Manteaux rouges et chapeaux noirs

 

 

Ils laissèrent Jack faire le boulot informatique, à savoir croiser les mails envoyés à et reçus par Ouda ben Sali ce jour-là. C’était en fait un boulot assez pénible car Jack avait les capacités mais pas vraiment l’âme d’un comptable. Mais il apprit bientôt que l’ordre d’alimenter le compte venait d’un certain 56MoHa@eurocom. net qui s’était connecté via un numéro vert depuis l’Autriche.

Ils ne pouvaient pas cerner plus la recherche, mais ils avaient à présent une adresse internet à quoi se raccrocher. C’était l’identité cybernétique d’un individu qui donnait des ordres à un financier – suspecté et connu – de terroristes, ce qui faisait d’emblée de 56MoHa@eurocom. net quelqu’un de tout à fait intéressant. À Wills de pousser la NSA à le suivre à la trace, s’ils n’avaient pas déjà fait de lui un « indicatif de premier intérêt » pour reprendre le terme utilisé dans leur jargon pour qualifier de telles identités. Il était bien connu dans la communauté informatique que de tels indicatifs étaient la plupart du temps anonymes mais, une fois qu’ils avaient été identifiés par le service idoine, ils pouvaient être poursuivis. C’était en général par des moyens illégaux mais, si la frontière entre conduite légale et illégale sur internet pouvait être exploitée au profit de jeunes farceurs, il en allait de même pour la communauté du renseignement dont les ordinateurs étaient difficiles à localiser, et plus encore à pirater. Le problème le plus immédiat était qu’euro-com. net ne stockait pas longtemps ses messages et, qu’une fois qu’ils avaient quitté les disques du serveur pour être lus par leur destinataire, ils étaient perdus à tout jamais. Peut-être la NSA noterait-elle que cet individu avait écrit à Ouda ben Sali mais il n’était pas le seul, pour des raisons de transactions financières, et même la NSA n’avait pas les effectifs suffisants pour lire et analyser tous les mails qui traversaient son chemin électronique.

 

Les jumeaux arrivèrent juste avant onze heures du matin, guidés par l’ordinateur GPS de leur voiture. Les deux coupés Mercedes Classe C identiques furent dirigés vers le petit parking des visiteurs situé juste derrière le bâtiment. Là, Sam Granger les accueillit, leur serra la main puis les guida à l’intérieur. On leur délivra aussitôt des badges pour passer le barrage des personnels de sécurité que Brian identifia d’emblée comme d’anciens sous-officiers.

« Chouette turne », observa Brian alors qu’ils se dirigeaient vers les ascenseurs.

Sourire de Bell. « Ouais, dans le privé, on peut se payer de meilleurs décorateurs. » Ça aidait aussi quand il se trouvait qu’on appréciait le goût desdits décorateurs, ce qui, par chance, était son cas.

« Vous dites "le privé"… », observa aussitôt Dominic. Ce n’était, estimait-il, ni le temps ni l’heure de goûter la subtilité de l’instant. Après tout, c’était le service pour lequel il travaillait et le moindre détail avait son importance.

« Vous aurez tous les détails nécessaires aujour-d’hui », leur promit Bell, tout en se demandant quelle part de vérité il venait de transmettre à ses hôtes.

La musique de fond dans les ascenseurs était plus agressive que d’habitude et le hall du dernier étage -où résidait toujours le patron – luxueux et confortable.

 

 

« Alors comme ça, vous êtes tombé là-dessus aujourd’hui ? » demanda Hendley. Ce petit nouveau, songea-t-il, avait réellement le flair de son père.

« Ça m’a littéralement sauté aux yeux sur l’écran », expliqua Jack. Ce qu’on pouvait s’attendre à lui entendre dire, sauf que ça n’avait pas sauté aux yeux d’un autre.

Le regard du patron glissa vers Wills, dont il connaissait fort bien les capacités d’analyse.

« Jack surveille ce Sali depuis déjà une quinzaine de jours. On se disait que ce pouvait être un "acteur" mineur mais, aujourd’hui, il est passé en première division, spécula Tony. Il est lié indirectement aux événements d’hier.

– La NSA a déjà embrayé dessus ? » s’enquit Hendley.

Signe de dénégation de Wills. « Non, et je ne pense pas qu’ils vont le faire. C’est trop indirect. Comme à Langley, ils l’ont à l’œil, mais à titre de baromètre, pas d’élément principal. » À moins que quelqu’un, dans l’un ou l’autre service, ait un éclair de lucidité, n’eut-il pas besoin d’ajouter. Ça arrivait… pas très souvent, hélas. Dans les deux agences, une intuition originale passait souvent inaperçue au milieu du système, ou se retrouvait enfouie par ceux qui ne l’avaient pas eue d’emblée. Chaque organisation avait son orthodoxie propre et malheur aux apostats qui y travaillaient.

Le regard de Hendley balaya les deux pages du document. « Sûr qu’il frétille comme un gardon, hein ? » Puis son téléphone sonna et il décrocha le combiné. « OK, Helen, faites-le monter… Rick Bell nous amène les deux gars dont nous parlions », expliqua-t-il à Wills.

La porte s’ouvrit et les yeux de Ryan s’agrandirent.

Comme ceux de Brian. « Jack ? Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? »

Le visage de Dominic changea lui aussi, quelques secondes plus tard. « Hé, Jack ! Qu’est-ce qui se passe ? » s’exclama-t-il à son tour.

De son côté, Hendley prit soudain un air chagriné. Il n’avait pas du tout songé à ça, une erreur rare de sa part. Mais le bureau n’avait qu’une porte, à moins de compter celle des toilettes privées.

Les trois cousins se serrèrent la main, ignorant momentanément le patron, jusqu’à ce que Rick Bell reprenne le contrôle des opérations.

« Brian, Dominic, je vous présente le grand patron, Gerry Hendley. » Échange de poignées de main devant les deux analystes.

« Rick, merci d’avoir fait sortir cette histoire. Et beau boulot, vous deux, dit Hendley en guise de congé.

– J’imagine que ça, ça veut dire retour devant nos ordis. Allez, à plus, les gars », dit Jack à ses cousins.

La surprise momentanée mit du temps à se dissiper mais Brian et Dominic s’installèrent dans leurs fauteuils et oublièrent provisoirement l’incident.

« Bienvenue tous les deux », leur dit Hendley en se carrant dans son fauteuil. Enfin, tôt ou tard, ils auraient bien fini par le découvrir, pas vrai ? « Pete Alexander me dit que vous vous êtes très bien débrouillés là-bas, au domaine.

– Mouais, à part l’ennui profond, répondit Brian.

– L’entraînement, c’est comme ça, compatit poliment Bell.

– Et hier, alors ? s’enquit Hendley.

– C’était pas drôle, répondit aussitôt Brian. Ça m’a beaucoup rappelé cette embuscade en Afghanistan. Paf, ça démarre, et faut faire avec. Le bon point, c’est que les méchants n’étaient pas trop fut’fut’. Ils se sont comportés en électrons libres plutôt qu’en équipe. S’ils avaient été convenablement entraînés – c’est-à-dire, s’ils avaient agi en équipe avec les mesures de protection adéquates -, ça aurait pu tourner différemment. En l’état des choses, il suffisait juste de les éliminer un par un. Une idée de leur identité ?

– D’après ce qu’en sait le FBI à l’heure qu’il est, ils semblent être entrés dans le pays via le Mexique. Votre cousin nous a identifié la source de leur financement. C’est un expatrié saoudien résidant à Londres, et il pourrait bien être un de leurs commanditaires. Ils étaient tous d’origine arabe. Cinq ont été formellement identifiés comme saoudiens. Les armes ont été volées il y a une dizaine d’années. Ils ont loué les véhicules – les quatre commandos – à Las Cruces, Nouveau-Mexique, et ont rallié chacun leur objectif en voiture. On a reconstitué leurs itinéraires grâce à leurs ravitaillements en essence.

– Leurs motivations étaient strictement idéologiques ? » s’enquit Dominic.

Hendley acquiesça. « Religieuses – enfin, leur version de la religion. C’est ce qu’il semble, oui.

– Est-ce que je suis recherché par le Bureau ? demanda ensuite Dominic.

– Il faudra que vous appeliez Gus Werner un peu plus tard dans la journée pour qu’il puisse remplir la paperasse, mais vous n’avez pas à craindre de poursuites. Ils vous ont déjà concocté une couverture.

– OK. »

Brian prit le relais : « Je suppose que c’est ce à quoi on nous a formés ? Traquer certains de ces individus avant qu’ils ne puissent continuer à nuire ici ?

– C’est à peu près ça, confirma Hendley.

– D’accord, dit Brian. Je peux vivre avec.

– Vous irez ensemble en opérations, avec la couverture de courtiers en bourse. On vous fournira les bases nécessaires à préserver celle-ci. Vous opérerez le plus souvent depuis un bureau virtuel par le truchement d’un ordinateur portable.

– La sécurité ? s’inquiéta Dominic.

– Ce ne sera pas un problème, lui assura Bell. Les ordinateurs sont aussi protégés qu’il est possible et ils peuvent servir en même temps de téléphones internet lorsqu’une communication vocale est nécessaire. Les systèmes de cryptage sont hypersécurisés, souligna-t-il.

– OK », fit Dominic, toutefois dubitatif. Pete lui avait raconté à peu près la même chanson, mais il ne s’était jamais fié à aucun système de cryptage. Après tout, le réseau radio du FBI, si sécurisé fût-il, avait été craqué à une ou deux reprises par des truands doués ou des fondus d’informatique, du genre à appeler l’antenne locale du FBI pour leur prouver combien ils étaient malins. « Et notre couverture légale ?

– Là, c’est ce qu’on a pu faire de mieux », répondit Hendley en leur tendant un classeur. Dominic le prit et l’ouvrit. Ses yeux s’agrandirent aussitôt : « Bigre ! Merde, comment avez-vous pu obtenir ça ? » La seule grâce présidentielle qu’il avait jamais vue de ses propres yeux, c’était dans un manuel de droit. Celle-ci était bel et bien en blanc, à l’exception de la signature. Une grâce en blanc ? Bigre.

« À vous de me dire », suggéra Hendley..

La signature lui donna la réponse, et sa formation juridique lui revint. Cette grâce était inattaquable. Même la Cour suprême ne pourrait la rejeter parce que l’autorité souveraine du président en la matière était aussi explicite que la liberté de parole. Mais elle ne servirait à rien en dehors des frontières de l’Amérique.

« Donc, on éliminera des gens sur le territoire national ?

– C’est bien possible, confirma Hendley.

– Nous sommes les premiers de l’équipe ? demanda Brian.

– Également exact, répondit l’ex-sénateur.

– Comment procédera-t-on ?

– Ça dépendra de la mission, répondit Bill. Dans la plupart des cas, nous aurons une arme nouvelle qui est efficace à cent pour cent et très discrète. Vous en saurez plus sans doute demain.

– C’est si pressé ? poursuivit Brian.

– On n’a plus à prendre de gants, leur dit Bell. Vos cibles seront des personnes qui ont accompli ou envisagent d’accomplir ou de soutenir des missions visant à causer de sérieux dommages à notre pays et ses citoyens. Nous ne parlons pas d’assassinat politique. Nous ne ciblerons que des individus directement impliqués dans des activités criminelles.

– Vous ne nous dites pas tout, intervint Dominic. Nous ne sommes pas les exécuteurs publics de l’État du Texas, n’est-ce pas ?

– Non, certes pas. Tout se passe en dehors du système légal. Nous allons neutraliser des forces ennemies par l’élimination de leurs têtes. Cela devrait à tout le moins perturber leur capacité à travailler et, nous l’espérons, forcer leurs commanditaires à se dévoiler, ce qui permettra de les traiter, eux aussi.

– Donc (Dominic ferma le classeur et le rendit à son hôte) ceci est un permis de chasse, sans quota et en toutes saisons.

– Correct, mais dans des limites raisonnables.

– Ça me convient », observa Brian. Moins de vingt-quatre heures plus tôt, se remémora-t-il, il tenait entre ses bras un petit garçon agonisant. « Quand est-ce qu’on s’y met ? »

Hendley se chargea de répondre. « Bientôt. »

 

 

« Euh, Tony… qu’est-ce qu’ils fichent ici ?

– Jack, j’ignorais qu’ils seraient là aujourd’hui.

– C’est pas une réponse. » Les yeux bleus de Jack avaient une dureté inhabituelle.

« T’as deviné la raison de cette boîte, pas vrai ? »

Et c’était une réponse suffisante. Merde… Ses propres cousins ? Eh bien, le premier était un marine, et l’autre, celui de FBI – l’avocat, comme Jack l’avait cru, un moment -, avait bel et bien descendu un pervers sexuel au fin fond de l’Alabama. Cela avait fait les gros titres et il en avait même discuté brièvement avec son père. Difficile de désapprouver son geste, si l’on supposait qu’il était resté dans le cadre de la loi, mais Dominic avait toujours été du genre à suivre les règles… c’était presque la devise des Ryan. Et Brian avait sans doute accompli chez les marines une action propre à le faire remarquer. Brian avait été le genre joueur de foot au lycée, tandis que son frère était le débatteur de la famille. Mais Dominic n’était pas pour autant une femmelette. Un méchant au moins l’avait appris à ses dépens. Peut-être que certains avaient besoin qu’on leur apprenne qu’il ne fallait pas venir titiller un grand pays qui avait de vrais hommes dans ses rangs. Chaque tigre avait des griffes et des dents…

… Et l’Amérique élevait de gros tigres.

Cette question réglée, il décida de reprendre son enquête sur 56MoHa@eurocom. net. Peut-être les tigres allaient-ils chercher d’autres proies. Cela faisait de lui un chien d’arrêt. Mais ce n’était pas un problème. Certains gibiers à plume devaient se retrouver interdits de vol. Il s’arrangerait pour récupérer les infos sur cet « indicatif » via les interceptions qu’effectuait la NSA dans la cyberjungle des communications mondiales. Chaque animal y laissait une piste, et il allait exercer son flair. Bigre, se dit Jack, ce boulot avait ses petites distractions, après tout, maintenant qu’il en discernait les véritables objectifs.

 

 

Mohammed était à son ordinateur. Derrière lui, la télévision s’épanchait sur l’« échec du renseignement », ce qui le fit sourire. Un tel débat ne pouvait que diminuer un peu plus les capacités d’action du renseignement américain, surtout avec l’effet de diversion qu’occasionneraient les auditions que ne manquerait pas de mener le Congrès. Il était bon d’avoir de tels alliés objectifs au sein même du pays ciblé.

Ils n’étaient à tout prendre pas si différents des responsables de sa propre organisation, cherchant toujours à faire coïncider le monde avec leur propre vision plutôt qu’avec les réalités de la vie. La différence était qu’au moins ses supérieurs l’écoutaient, eux, parce qu’il avait obtenu des résultats concrets qui, par chance, coïncidaient avec leurs visions éthérées de la mort et de la terreur. Veine supplémentaire, il y avait dans son pays des gens prêts à sacrifier leur vie pour que ces visions se concrétisent. Qu’ils soient des imbéciles importait peu à Mohammed. On utilisait les instruments qu’on avait sous la main et, en l’occurrence, il avait des marteaux pour enfoncer tous les clous qu’il voyait dépasser de par le monde.

Il consulta son courrier électronique pour voir si Ouda s’était conformé à ses instructions bancaires. À vrai dire, il aurait pu abandonner purement et simplement les comptes Visa, mais il aurait risqué des ennuis si les dernières factures n’avaient pas été honorées. Mieux valait, estima-t-il, laisser suffisamment d’argent sur le compte, quitte à laisser dormir celui-ci, parce qu’une banque ne verrait pas d’objection à ce que ses coffres électroniques soient toujours pleins, et qu’un compte laissé inactif avait peu de chances de susciter la curiosité d’un employé. Ce genre de chose arrivait tous les jours. Il s’assura que numéro de compte et code d’accès demeuraient planqués sur son ordinateur dans un document crypté dont lui seul connaissait l’existence.

Il caressa l’idée d’envoyer une lettre de remerciement à ses contacts en Colombie, mais les messages non essentiels étaient une perte de temps et pouvaient vous rendre vulnérable. On n’envoyait pas des messages par plaisir ou par politesse. Juste ceux qui étaient strictement nécessaires, et ils devaient être le plus brefs possible. Il en savait assez pour redouter la capacité des Américains à recueillir du renseignement électronique. Les médias occidentaux parlaient souvent d’« interceptions » et son organisation avait totalement renoncé aux téléphones satellite utilisés auparavant par commodité. À la place, ils recouraient le plus souvent à des messagers qui relayaient l’information qu’ils avaient mémorisée avec soin. Le procédé était d’une lenteur malcommode, mais il avait l’avantage d’être parfaitement sûr… à moins qu’on ne réussisse à corrompre le messager. Rien en fait n’était jamais totalement sûr. Chaque système avait ses faiblesses. Mais internet était ce qui se faisait de mieux actuellement. Les comptes personnels étaient impeccables, puisqu’ils pouvaient être établis au nom de tiers anonymes dont l’identité était transmise aux véritables utilisateurs, de sorte qu’ils n’existaient que sous forme d’électrons et de photons, aussi semblables que les grains de sable du désert, aussi sûrs et anonymes qu’on pouvait le rêver. Et c’étaient des milliards de messages qui transitaient chaque jour sur internet. Dieu peut-être pouvait en tenir le décompte mais uniquement parce qu’il connaissait le cœur et l’esprit de chaque homme, une capacité qu’il n’avait pas même accordée aux croyants. Aussi Mohammed, qui demeurait rarement plus de trois jours au même endroit, se permettait d’utiliser son ordinateur à volonté.

 

 

Le Service de sécurité britannique, dont le QG est situé à Thames House en amont du palais de Westminster, entretenait des centaines de milliers d’écoutes téléphoniques – au Royaume-Uni, les lois protégeant la vie privée étaient bien moins strictes que de l’autre côté de l’Atlantique… pour les services officiels, en tout cas. Et quatre de ces écoutes s’appliquaient à Ouda ben Sali. L’une était placée sur son téléphone mobile et ne donnait que rarement des résultats intéressants. Ses comptes électroniques à son travail dans le quartier financier et à son domicile étaient les plus précieux car l’homme se méfiait des communications vocales et préférait le courrier électronique pour tous ses contacts importants avec le monde extérieur. Cela comprenait les échanges de correspondance personnelle, le plus souvent pour rassurer son père sur l’état des finances familiales. Curieusement, il ne prenait même pas la peine d’utiliser un programme de cryptage, assumant sans doute que le volume du trafic sur le Net interdisait de fait toute surveillance officielle. Du reste, il y avait quantité d’acteurs sur le marché de la gestion patrimoniale à Londres – une bonne partie des valeurs immobilières de la ville était en fait aux mains d’étrangers -et le trafic de devises était une activité que même les intervenants trouvaient d’un ennui profond. L’alphabet monétaire ne disposait que de quelques éléments, après tout, et sa poésie n’était guère propre à faire vibrer l’âme.

Mais son logiciel de courrier électronique ne bipait jamais sans provoquer un écho à Thames House, et ces fragments de signaux allaient au GCHQ – le QG des communications gouvernementales sis à Cheltenham, au nord-ouest de Londres, d’où ils étaient transmis par satellite à Fort Belvoir, Virginie, et, de là, à Fort Meade, Maryland, via un câble en fibre optique, pour être aussitôt déchiffrés par un des superordinateurs installés dans l’énorme sous-sol du bâtiment, étrangement analogue à un cachot médiéval. De là, le matériel jugé important était retransmis au QG de la CIA, à Langley, mais après avoir transité par la terrasse d’un certain bâtiment… après quoi les signaux étaient digérés par un nouveau groupe d’ordinateurs.

 

 

« Tiens, tiens, du nouveau de M. Cinquante-Six », dit Junior, presque pour lui-même, parlant de 56MoHa@eurocom. net. Il dut réfléchir quelques secondes. Le message était presque intégralement constitué de chiffres. Mais l’un des nombres formés correspondait au code numérique d’une banque commerciale européenne. M. Cinquante-Six voulait de l’argent, c’est du moins ce qu’il semblait, et maintenant qu’ils savaient que M. Cinquante-Six était un « acteur », ils avaient désormais un nouveau compte bancaire à surveiller. Cela, ce serait pour le lendemain. Cela pourrait même déboucher sur un nom et une adresse postale, selon les procédures internes d’archivage de ladite banque. Mais sans doute pas. Toutes les banques internationales tendaient à adopter des méthodes identiques, pour mieux conserver leurs avantages compétitifs réciproques, jusqu’à ce que leur terrain de jeu soit aussi plat qu’un terrain de foot, à mesure que chacune adoptait les procédures les plus conviviales vis-à-vis de ses déposants. Chaque individu avait sa version personnelle de la réalité, mais la couleur de l’argent restait toujours la même – verte pour le dollar, variée pour l’euro dont les billets se paraient de bâtiments jamais construits et de ponts jamais franchis. Jack nota ce qu’il devait noter, puis il éteignit sa machine. Il devait dîner ce soir avec Brian et Dominic, juste pour se remettre dans le bain familial. Il y avait au bord de la nationale 29 un nouveau restaurant de fruits de mer qu’il voulait tester. Et sa journée de travail était achevée. Jack consigna quelques notes pour la réunion du lundi matin – il ne comptait pas venir dimanche, alerte nationale ou pas. Ouda ben Sali méritait un examen attentif. Jusqu’où, il n’en savait trop rien, même s’il en était venu à suspecter que Sali risquait de rencontrer d’ici peu une ou deux personnes qu’il connaissait bien.

 

 

« Bientôt, mais quand ? » Venant de Brian Caruso, la question était déjà délicate, mais venant de la bouche d’Hendley, elle exigeait une réponse plus immédiate.

« Ma foi, nous allons élaborer une sorte de plan ensemble », répondit Sam Granger. Pour tous les participants, c’était pareil. Ce qui jusqu’ici n’était, dans l’abstrait, qu’un banal « lancer coulé » devenait autrement plus complexe lorsqu’on devait le concrétiser. « Primo, on a besoin d’un ensemble de cibles qui se tiennent, et ensuite d’un plan pour les traiter d’une manière qui se tienne également.

– Le concept opérationnel ? s’interrogea tout haut Tom Davis.

– L’idée est de passer logiquement – de notre point de vue, mais, pour quelqu’un de l’extérieur, cela doit paraître aléatoire – d’une cible à la suivante, en les forçant à pointer la tête comme des chiens de prairie pour nous permettre de les éliminer l’un après l’autre.

C’est assez simple comme concept, mais plus difficile à mettre en pratique. »

Il était en effet bien plus facile de déplacer des pièces sur un échiquier que de gérer le déplacement d’individus, sur ordre, sur les cases désirées, un fait souvent oublié des réalisateurs de cinéma. Des détails aussi prosaïques qu’une correspondance ratée ou un accident de la circulation, voire un besoin urgent de pisser, pouvaient bouleverser le plan théorique le plus élégant. Le monde, il ne fallait pas l’oublier, était analogique, pas numérique, dans son fonctionnement. Et « analogique », c’était synonyme de « négligent ».

« Donc, tu es en train de nous dire qu’on a besoin d’un psychiatre ? »

Sam hocha la tête. « Ils en ont déjà à Langley, et ça ne les a pas beaucoup aidés.

– Ça, tu peux le dire », rit Davis. Mais l’heure n’était pas à l’humour. « Surtout, agir vite, observa-t-il.

– Oui, le plus vite sera le mieux, renchérit Granger. Leur ôter le temps de réagir et de réfléchir.

– Et surtout, pour mieux leur ôter toute possibilité de savoir de quoi il retourne, compléta Hendley.

– On les fait disparaître ?

– Trop de gens victimes d’infarctus, ça risque d’éveiller les soupçons.

– Vous supposez qu’ils ont infiltré l’une ou l’autre de nos agences ? » s’interrogea tout haut l’ancien sénateur. La suggestion fit grimacer les deux autres.

« Ça dépend de ce que vous entendez par là, observa Davis, rebondissant sur la question. Un agent d’infiltration ? Ça serait difficile à envisager, en l’absence d’un pot-de-vin vraiment conséquent, et, même dans ce cas, ce serait dur à organiser, à moins que l’Agence n’ait dans ses effectifs un gars qui s’adresse à eux pour avoir des fonds. Peut-être que c’est une possibilité, ajouta-t-il après un instant de réflexion. Les Russes ont toujours été mesquins de ce côté-là – ils n’avaient pas tant de devises fortes que ça à dilapider. Mais ces gars-là, merde, ils ont plus de fric qu’il n’en faut. Alors… peut-être…

– Mais ça joue à notre avantage, nota Hendley. Il n’y a pas tant de monde que ça à l’Agence qui connaisse notre existence. Donc, s’ils se mettent à penser que la CIA est en train d’éliminer du monde, ils peuvent recourir à leur agent infiltré – s’il existe – pour lui demander ce qui se passe.

– Donc, dans ce cas, leur expertise devient contre-productive ? spécula Granger.

– Ils penseraient "Mossad", pas vrai ?

– Qui d’autre ? répliqua Davis. Leur propre idéologie travaille contre eux. »

Cela avait été une ruse rarement employée contre le KGB – mais parfois avec succès. Rien de tel que de laisser croire à l’adversaire qu’il est malin. Et si ça rendait la vie difficile aux Israéliens, cela n’ôterait le sommeil à personne dans la communauté américaine du renseignement. « Alliés » ou pas, les Israéliens n’étaient pas franchement adorés de leurs homologues américains. Même les espions saoudiens jouaient avec eux, parce que les intérêts nationaux des deux pays se recouvraient parfois de la manière la plus improbable. Et, pour cette série de coups, les Américains iraient chercher en priorité du côté du pays d’origine, et ce faisant, complètement en dehors des règles établies.

« Les cibles que nous avons identifiées, où sont-elles ? demanda Hendley.

– Toutes en Europe. En général des banquiers ou des spécialistes de la communication. Ils brassent de l’argent, transmettent des messages, font des réunions. Un autre semble collecter du renseignement. Il voyage beaucoup. Peut-être a-t-il repéré les cibles d’hier, mais on ne le suit pas depuis assez longtemps pour l’affirmer avec certitude. On a certaines cibles qui s’occupent des communications mais celles-là, on préfère les laisser de côté. Elles sont trop précieuses. L’autre souci est d’éviter les cibles dont l’élimination révèle à l’adversaire comment on les a repérées. Cela doit paraître aléatoire. Je pense que, pour certaines, on organisera le truc de telle manière que l’adversaire croie qu’elles se sont tirées. Qu’elles ont embarqué le fric puis décroché – pris du bon temps avant de disparaître de la surface de la terre. On peut même laisser de faux mails derrière nous pour étayer cette piste.

– Et s’ils ont un code pour dire que ce sont leurs propres messages personnels et pas ceux d’une personne qui se serait emparée de leur ordinateur ? demanda Davis.

– Ça marche pour nous aussi bien que contre nous. C’est un jeu naturel, arranger sa disparition pour faire croire qu’on s’est fait éliminer. Personne ne va se lancer à la poursuite d’un mort, pas vrai ? Ils doivent avoir ce genre de souci. Ils nous détestent parce qu’on corrompt leur société, c’est donc qu’ils savent que leurs concitoyens peuvent se laisser corrompre. Ils ont des hommes courageux et ils ont des couards. Ils ne sont pas tous coulés dans le même moule. Ce ne sont pas des robots. Certains sont de vrais croyants, c’est vrai, mais d’autres sont là pour le plaisir, le mouvement, la fascination de l’action, et quand ils se retrouvent au pied du mur, la vie leur est finalement plus attrayante que la mort. » Granger connaissait les gens et les motivations, et non, ce n’étaient pas des robots. En fait, plus ils étaient intelligents, moins ils étaient susceptibles de se laisser conduire par des motivations simplistes. Détail intéressant, la plupart des extrémistes islamistes, soit se trouvaient en Europe, soit y avaient fait leurs études. Dans ce cocon confortable, ils s’étaient retrouvés isolés de leur culture d’origine, mais dans le même temps libérés de la société répressive d’où ils venaient. La révolution avait toujours été le résultat d’attentes grandissantes, pas un produit de l’oppression mais d’une protolibération. C’était une période de confusion personnelle, de recherche d’identité, de vulnérabilité psychologique où l’on avait besoin d’un ancrage à quoi se raccrocher, quoi qu’il puisse être. Il était triste de devoir tuer des gens qui étaient plus perdus qu’autre chose, mais ils avaient choisi leur voie en toute liberté – sinon avec intelligence – et si cette voie les menait dans une impasse, ce n’était tout de même pas la faute de leurs victimes.

 

 

Le poisson était très bon. Jack essaya la rascasse, le loup rayé de la baie de Cheseapeake. Brian opta pour le saumon et Dominic pour la perche de mer en croustade. Brian avait choisi le vin, un blanc de Loire.

« Alors dis-moi, comment as-tu fait ton compte pour atterrir ici ? demanda Dominic, s’adressant à son cousin.

– J’ai fouiné à droite, à gauche, et ce poste m’a paru intéressant. Du coup, j’ai creusé un peu et plus j’en apprenais, moins je comprenais. Alors, je suis venu en parler à Gerry et il m’a convaincu de venir bosser avec eux.

– Pour faire quoi ?

– Ils appellent ça de l’analyse. C’est plutôt du travail psychologique. Savoir lire les pensées. D’un type en particulier. Nom à consonance arabe, brasseur d’argent à Londres. Surtout la fortune familiale, il joue un peu avec – en gros, il tâche de protéger le magot de son père pour le faire fructifier. Il négocie dans l’immobilier. Un bon moyen de préserver son capital. Le marché londonien n’est pas près de redescendre. Le duc de Westminster est un des hommes les plus riches du monde. Il possède presque tout le centre de Londres. Notre petit copain essaie d’imiter Son Altesse.

– Quoi d’autre ?

– Le reste, c’est qu’il alimente en fonds un compte bancaire qui approvisionne tout un paquet de cartes Visa… des cartes dont quelques titulaires se sont retrouvés parmi les gars d’hier. » La boucle n’était pas entièrement bouclée mais il ne faudrait pas longtemps au FBI pour le faire. « Il a également parlé dans ses messages électroniques des "magnifiques événements" d’hier.

– Comment as-tu accès à sa correspondance électronique ? demanda Dominic.

– Je n’ai pas le droit d’en parler. Il faudra demander ça à quelqu’un d’autre.

– À une quinzaine de kilomètres de ce côté, je parie », répondit Dominic en indiquant la direction du nord-est. La communauté de l’espionnage avait tendance à travailler selon des pistes en général interdites au FBI. Quoi qu’il en soit, le cousin Jack gardait un regard faussement innocent qui n’aurait trompé personne autour d’une table de poker.

« Bref, il finance des méchants ? intervint Brian.

– Exact.

– Ce qui ne le place pas dans le camp des bons, enchaîna Brian, prolongeant l’idée.

– Sans doute pas, confirma Junior.

– Peut-être qu’on croisera sa route. Qu’est-ce que tu peux nous dire d’autre ? poursuivit Brian.

– Résidence luxueuse, un hôtel particulier à Berkeley Square – un chouette quartier de Londres, à deux pas de l’ambassade des États-Unis. Aime se distraire avec des putes. Il a en particulier un faible pour une fille nommée Rosalie Parker. Le Service de sécurité britannique le tient à l’œil et ils débriefent régulièrement sa petite chérie préférée, la môme Rosalie. Il la paie un max, en dollars, cash. Miss Parker est censée avoir du succès auprès des clients fortunés. Je suppose qu’elle baise bien, ajouta Jack, avec dégoût. Il y a une nouvelle photo sur le dossier informatique. Le gars a à peu près notre âge, teint olivâtre, un soupçon de barbe – le genre qui va bien pour avoir l’air sexy, tu vois ? Il conduit une Aston-Martin. Une vraie bombe. Mais en général, il se déplace à Londres en taxi. Il n’a pas de résidence secondaire mais il fait des escapades le week-end dans des hôtels pour couples… le plus souvent avec Miss Parker ou avec une autre call-girl. Il bosse dans la City. Il a un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s. Au deuxième étage, je crois. Il fait trois ou quatre opérations par semaine. En général, je crois qu’il se contente de rester assis dans son bureau à regarder la télé et le défilant des cours de la bourse, lire les journaux spécialisés, ce genre de trucs.

– Bref, c’est un riche enfant gâté qui cherche à mettre un peu de piment dans son existence ? résuma Dominic.

– Exact. Sauf que peut-être il aime bien en plus sortir jouer dans la rue…

– C’est un jeu dangereux, Jack, fit remarquer Brian. C’est le genre de truc à vous valoir une migraine à l’Excédrine calibre 356. » Brian semblait déjà sur la piste du gibier, pressé de rencontrer l’homme qui avait financé la mort de David Prentiss.

Et, soudain, Jack se prit à penser que cette Miss Rosalie Parker de Londres risquait bien de cesser d’ici peu de recevoir tous ces sacs Vuitton. Enfin, sans doute s’était-elle assurée déjà un joli plan de retraite si elle était aussi maligne que le pensaient le Service de sécurité et la Branche spéciale de Scotland Yard.

« Comment va ton père ? demanda ensuite Dominic.

– Il écrit ses Mémoires, répondit Jack. Mais je me demande bien ce qu’il pourra y mettre. Même maman ne sait pas grand-chose de ce qu’il a fait quand il était à la CIA et il y a pas mal de trucs sur lesquels il n’a pas le droit d’écrire. Et les faits qui sont plus ou moins connus du public, il ne peut pas confirmer non plus qu’ils se sont réellement produits.

– Comme cette opération pour amener le chef du KGB à passer à l’Ouest. Ça doit être une sacrée histoire. Ce gars est passé à la télé, j’imagine qu’il en veut toujours à ton père de l’avoir empêché de s’emparer de l’Union soviétique. Sans doute s’imagine-t-il qu’il aurait pu la sauver.

– Peut-être bien. P’pa a des tas de secrets, c’est vrai. Tout comme certains de ses copains de l’Agence. Un gars en particulier, nommé Clark. Assez effrayant, ce mec, mais papa et lui sont très proches. Je crois qu’il est en Angleterre à présent, patron de cette nouvelle cellule antiterroriste secrète dont la presse parle régulièrement à peu près tous les ans, les "hommes de l’ombre", comme ils les ont baptisés.

– Ils sont bien réels, confirma Brian. Postés à Hereford, au pays de Galles, ce n’est pas si secret que ça. Les officiers de la force de reconnaissance sont allés s’y entraîner avec eux. Je n’y suis pas allé moi-même, mais je connais deux gars qui l’ont fait. Ainsi qu’un membre des SAS britanniques. Ce sont des clients sérieux.

– T’étais impliqué jusqu’où, Aldo ? demanda son frère.

– Hé, la communauté des opérations spéciales est assez resserrée. On s’entraîne les uns chez les autres, on partage les équipements nouveaux, tout ça. Le plus important, c’est quand on s’assoit ensemble pour descendre des bières et échanger nos histoires. Chacun a sa façon d’envisager les problèmes et, tu sais, il arrive parfois que l’autre ait une meilleure idée que toi. Les gars du groupe Rainbow – ces "hommes de l’ombre" dont parlent les jornaleux – ils sont peut-être malins mais ils ont appris de nous deux ou trois trucs à la longue. Leur qualité, c’est justement d’être assez intelligents pour prêter l’oreille aux idées neuves. Leur patron, ce fameux Clark, on le dit très intelligent.

– Il l’est. Je l’ai rencontré. P’pa le tient en très haute estime. » Il marqua un temps avant de poursuivre. « Hendley le connaît aussi. Pourquoi il n’est pas ici, je n’en sais rien. J’ai posé la question le jour de mon arrivée ici. Peut-être que c’est parce qu’il est trop vieux.

– C’est un bon tireur ?

– J’ai posé un jour la question à papa. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas dire. C’est ça façon de dire oui. J’imagine que je l’ai pris au dépourvu. Marrant, d’ailleurs, papa est pas fichu de mentir.

– J’imagine que c’est pour ça qu’il adorait à ce point la fonction présidentielle.

– Ouais. Je crois que c’est la raison principale de sa démission. Il a dû s’imaginer qu’oncle Robby pourrait s’en débrouiller mieux que lui.

– Jusqu’à ce que ce salopard le descende », observa Dominic. L’assassin, un certain Duane Farmer, attendait en ce moment dans le couloir de la mort, quelque part au Mississippi. « Le dernier du Klan », l’avaient surnommé les journaux, et c’était bien le cas, avec ses soixante-huit ans, rien qu’un maudit bigot incapable de supporter l’idée d’un président noir. Et pour ça, il avait utilisé le revolver de son grand-père, soldat de la Grande Guerre.

« Ouais, ça a été moche, commenta John Patrick Ryan Junior. Vous savez, s’il n’avait pas été là, je n’aurais jamais vu le jour. C’est toute une histoire dans la famille. La version d’oncle Robbie était excellente. Il adorait raconter des histoires. Papa et lui étaient très proches. Après l’assassinat de Robbie, tous ces connards de politiciens tournaient en rond comme des poulets décapités, certains voulaient que papa reprenne le flambeau, mais il n’en a rien fait, et donc je suppose qu’il a par là même contribué à l’élection de Kealty. P’pa ne peut pas le blairer. C’est l’autre truc qu’il n’a jamais su apprendre : se montrer aimable avec ceux qu’il déteste. C’est qu’il n’aimait pas trop la vie à la Maison-Blanche.

– Il avait pourtant sa place, comme président, songea Dominic.

– Va lui raconter ça. M’man non plus n’a pas regretté de partir. Ces histoires de Première Dame avaient bouleversé son boulot de toubib et elle détestait franchement l’influence que ça avait sur Kyle et Katie. Vous connaissez l’adage : l’endroit le plus dangereux au monde, c’est entre une mère et ses petits. C’est bien vrai, les mecs. La seule fois, la seule, où je l’ai vue se mettre en colère – p’pa se fout en rogne bien plus souvent qu’elle – c’est quand quelqu’un lui a dit que ses fonctions officielles lui interdisaient de se rendre à la fête annuelle de Kyle à son jardin d’enfants. Bon Dieu, elle est vraiment montée sur ses grands chevaux. Quoi qu’il en soit, les maîtresses l’ont bien aidée sur ce coup-ci et les journalistes en ont fait tout un foin… que ce n’était pas américain, tout ça. Vous savez, si quelqu’un avait pris une photo de papa en train de pisser, je parie qu’il se serait trouvé quelqu’un pour lui dire qu’il ne s’y prenait pas comme il faut.

– C’est à ça que servent les critiques, à vous faire comprendre à quel point ils sont plus malins que celui qu’ils visent.

– Au Bureau, Aldo, on les appelle des avocats ou l’"Office des responsabilités professionnelles", les informa Dominic. On procède à l’ablation de leur sens de l’humour dès leur entrée dans le service.

– Les marines ont des reporters, eux aussi – et je parie que pas un seul n’a fait ses classes. » Au moins les gars qui travaillaient au groupe d’information du Bureau avaient suivi l’instruction de base.

« Je pense qu’on peut fêter ça, annonça Dominic en levant son verre de vin. On n’aura personne pour nous critiquer.

– Et y survivre », ajouta Jack en étouffant un rire avant de songer : Merde, qu’est-ce que va dire papa quand il va apprendre ça ?