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Point de rendez-vous

 

 

Après plus de trois mille deux cents kilomètres de voiture, l’arrivée n’avait rien de spectaculaire. À moins d’un kilomètre de l’autoroute 64, ils trouvèrent un Holiday Inn Express qui semblait parfaitement convenir, d’autant qu’il y avait un Roy Rogers jusqu’à côté et un Dunkin’Donuts moins de cent mètres plus haut. Mustafa entra dans le motel et prit deux chambres communicantes, qu’il régla à l’avance avec sa carte Visa d’une banque établie au Liechtenstein. Demain, ils partiraient en exploration mais, pour l’heure, seul le sommeil était au programme. Même se restaurer était une considération mineure pour l’instant. Il gara la voiture près des chambres de plain-pied qu’il avait louées, coupa le moteur. Rafi et Zuhaïr déverrouillèrent les portes des chambres puis revinrent à la voiture ouvrir le coffre. Ils sortirent leurs quelques bagages qu’ils mirent dans les chambres, les quatre pistolets-mitrailleurs planqués dessous, toujours enveloppés dans leurs épaisses couvertures bon marché.

« Nous y voilà, camarades », annonça Mustafa en entrant dans la chambre. C’était un motel tout à fait banal, rien de comparable avec les établissements plus luxueux auxquels ils avaient fini par s’habituer. Chaque chambre disposait d’une salle de bains et d’une petite télé. La porte de communication était ouverte.

Mustafa se laissa choir sur le lit – un double, mais pour lui tout seul. Il restait toutefois encore deux ou trois choses à régler.

« Camarades, les armes devront toujours rester planquées, les rideaux toujours tirés. Nous ne sommes pas venus de si loin pour prendre des risques, les prévint-il. Cette ville a des forces de police, et n’allez pas vous imaginer que ce sont des imbéciles. Nous irons au paradis au moment que nous aurons nous-mêmes choisi, pas à la suite d’une erreur. Tâchez de ne pas l’oublier. » Sur quoi, il se rassit, ôta ses souliers. Il envisagea de prendre une douche, mais il était trop crevé et demain viendrait bien assez vite.

« C’est de quel côté, La Mecque ? » demanda Rafi.

Mustafa dut réfléchir une seconde pour deviner la direction de la capitale de l’Islam et de son centre, la Kaaba, la pierre sacrée, vers laquelle ils adressaient le Salat, la prière du Coran, qu’on récitait prosterné cinq fois par jour.

« Par là », dit-il en indiquant le sud-est, selon une ligne qui traversait le nord de l’Afrique jusqu’au saint des saints.

Rafi déplia son tapis de prière et s’agenouilla. Il était en retard mais il n’oubliait pas ses devoirs religieux.

Pour sa part, Mustafa se contenta de marmonner, en espérant qu’Allah lui pardonnerait, compte tenu de son présent état d’épuisement. Dieu n’était-il pas infiniment miséricordieux ? Et de toute manière, ce n’était pas un bien grand péché. Mustafa ôta ses chaussettes et se rallongea sur le lit, où le sommeil vint le trouver en moins d’une minute.

Dans la chambre voisine, Abdullah finit son propre Salat, puis il brancha son ordinateur sur la prise du combiné téléphonique. Il composa un numéro en 800 et entendit le petit crépitement du modem quand celui-ci se connecta au réseau. Au bout de quelques secondes, il sut qu’il avait du courrier. Trois messages, plus les pourriels habituels. Il téléchargea ses messages, les sauvegarda, se déconnecta. Il n’était resté en ligne qu’une quinzaine de secondes, encore une des mesures de sécurité auxquelles on leur avait demandé de se conformer.

Ce qu’Abdullah ignorait était que l’un des quatre comptes avait été intercepté et en partie décrypté par la NSA. Quand son compte de courrier – identifié rien qu’avec un fragment de mot et quelques chiffres – se connecta à celui de Saïd, ce dernier fut également identifié, non comme émetteur, mais juste comme destinataire.

Le groupe de Saïd avait été le premier à parvenir à destination à Colorado Springs – la ville n’était, elle aussi, identifiée que par un nom de code – où il s’était confortablement installé dans un motel situé à dix kilomètres de l’objectif. Sabawi, l’Irakien, était à Des Moines, Iowa et Mehdi à Provo, dans l’Utah. Ces deux derniers commandos étaient également en place et prêts à lancer l’opération. Il restait moins de trente-six heures avant l’exécution de leur mission.

Il laissait Mustafa se charger des réponses. Celle-ci était en fait déjà programmée : « 190,2 », qui désignait le 190e verset de la deuxième sourate. Pas exactement un cri de guerre mais plutôt une affirmation de la Foi qui les avait amenés ici(5). La signification en était simple : « poursuivez votre mission. »

 

 

Brian et Dominic regardaient la chaîne Histoire sur le câble, un truc à propos de Hitler et de l’Holocauste. L’époque avait été tellement étudiée qu’on pouvait se demander s’il était encore possible de trouver quelque chose de nouveau et pourtant si, certains historiens y parvenaient encore de temps à autre. Sans doute en partie grâce aux volumineuses archives que les Allemands avaient laissées dans les montagnes du Hartz et qui feraient probablement l’objet d’études universitaires pendant plusieurs siècles encore, aussi longtemps que les hommes tenteraient de discerner les processus de pensée des monstres qui avaient pour la première fois envisagé puis commis de tels crimes.

« Brian, demanda Dominic, qu’est-ce que tu penses de ce truc ?

– Un simple coup de pistolet aurait pu l’empêcher, je suppose. Le problème est que personne ne peut se projeter aussi loin dans l’avenir – pas même les diseuses de bonne aventure. Merde, le père Adolf en a aussi éliminé un paquet. Mais bon Dieu, pourquoi ne se sont-ils pas tirés tant qu’il était encore temps ?

– Tu sais, Hitler a passé presque toute sa vie avec un seul et unique garde du corps. À Berlin, il vivait dans un appartement au premier, avec une entrée toute bête en bas de l’immeuble. Il avait un SS, peut-être même pas un sous-off, pour garder la porte. Suffisait de le neutraliser, d’ouvrir la porte, de monter l’escalier et de descendre ce connard. Ça aurait épargné un paquet de vies humaines, frérot, conclut Dominic en saisissant son verre de vin blanc.

– Merde, t’en es sûr ?

– C’est ce qu’enseigne le service de protection présidentielle. Ils ont envoyé à Quantico un de leurs instructeurs pour faire un cours à toutes les classes sur les problèmes de sécurité. Ça nous a surpris, nous aussi. Et ça a suscité pas mal de questions. Le gars nous a expliqué qu’on pouvait passer comme si de rien n’était devant le garde SS. Une cible facile. Rien de plus simple. Adolf se croyait immortel, il pensait que jamais personne ne lui tirerait dessus. Merde, nous on a bien eu un président qui s’est fait descendre sur un quai de gare alors qu’il attendait son train. Lequel déjà ? Chester Arthur, je crois. McKinley, lui, s’est fait avoir par un type qui s’est dirigé vers lui, la main cachée sous un faux pansement. J’imagine que les gens étaient un peu moins prudents, en ce temps-là.

– Merde, ça rendrait notre tâche rudement plus facile, mais je préfère quand même utiliser un fusil à cinq cents mètres de distance.

– Pas besoin de tenter l’aventure, pas vrai, Aldo ?

– Je ne suis pas payé pour jouer les kamikazes, Enzo. C’est une profession sans avenir.

– Et ces bombes humaines au Moyen-Orient, alors ?

– C’est une autre culture, mec. T’as oublié ton cours élémentaire ? On ne peut pas commettre de suicide parce que c’est un péché mortel qu’on ne peut pas confesser ensuite. Sœur Frances Mary avait été parfaitement explicite, je croyais. » Dominic rit. « Merde, ça fait un sacré bail que je n’avais plus repensé à elle, dire qu’elle t’a toujours considéré comme le chouchou de la classe.

– C’est parce que je passais pas mon temps à déconner, comme toi.

– Et chez les marines, alors ?

– Déconner ? Les adjudants y veillaient avant que l’idée me vienne. Personne ne faisait le con avec l’adjudant Sullivan, pas même le colonel Winston. » Il regarda la télé encore une minute ou deux, puis : « Tu sais, Enzo, peut-être qu’il y a des moments où une balle peut empêcher bien des chagrins. Cet Hitler aurait dû se faire poinçonner son billet. Mais même des officiers parfaitement entraînés n’ont pas réussi à l’éliminer.

– Le gars qui a posé la bombe lors de l’attentat contre lui avait supposé que tout le monde dans le bâtiment était mort, et il n’est pas retourné voir pour s’en assurer. Ça aussi, ils nous le serinent tous les jours à l’école du FBI, frérot… les suppositions sont sources de tous les plantages.

– Ouaip, quand tu veux être sûr de ton coup, tout ce qui mérite une balle en vaut bien une deuxième.

– Tu l’as dit, bouffi. »

 

 

C’en était arrivé au point où Jack Ryan Junior se réveillait tous les matins en s’attendant à apprendre une nouvelle catastrophe aux infos de NPR. Sans doute était-ce dû à toutes ces informations brutes qu’il voyait passer, mais sans le recul permettant de trier celles qui étaient cruciales de celles qui ne l’étaient pas.

Mais même s’il n’en savait pas tant que ça, le peu qu’il savait ne laissait pas de le préoccuper. Il avait fini par faire une fixation sur Ouda ben Sali – sans doute parce que Sali était le seul « acteur » sur lequel il avait quelque information. Et sans doute aussi parce que Sali constituait son étude de cas personnelle. Sa tâche était de cerner le personnage, parce que sinon, on risquait de… l’encourager à trouver un autre emploi… ? Il n’avait pas encore envisagé cette éventualité, ce qui en disait long sur son avenir dans le métier d’espion. Bien sûr, son père avait mis du temps à lui trouver une activité qui lui convienne… neuf ans, en fait, après sa sortie de l’université de Boston, et lui-même n’avait pas encore passé une année entière après avoir décroché son diplôme de Georgetown. Alors, réussirait-il son entrée au Campus ? Il était quasiment le benjamin ici. Même le pool de secrétaires était composé de femmes plus âgées que lui. Bigre, c’était une idée entièrement nouvelle.

Sali était un test pour lui, sans doute un test important. Cela signifiait-il que Tony Wills avait déjà cerné le bonhomme et qu’on lui avait confié la recherche de données déjà entièrement analysées ? Ou bien qu’il devait procéder à son enquête personnelle et la vendre une fois qu’il serait parvenu à ses propres conclusions ? Sacré sujet de réflexion à étudier seul devant le miroir de la salle de bains avec son rasoir. Il n’était plus à l’école. Rater un examen ici, ça voulait dire rater… sa vie ? Non, quand même pas, mais ce n’était pas bon non plus. De quoi réfléchir dans la cuisine entre son café et CNN.

 

 

Pour le petit déjeuner, Zuhaïr remonta la route pour aller acheter deux douzaines de beignets et quatre grands cafés. L’Amérique était un pays vraiment dingue. Tant de richesses naturelles… des arbres, des rivières, des routes magnifiques, une prospérité incroyable… mais tout cela au service d’idolâtres. Et voilà qu’il se retrouvait parmi eux, à boire leur café et manger leurs beignets. Vraiment, ce monde était cinglé, et s’il suivait une voie, c’était celle d’Allah, et les voies d’Allah étaient impénétrables, même aux fidèles. Ils devaient se contenter d’obéir à ce qui était écrit.

De retour au motel, il trouva les deux télés des chambres allumées sur un programme d’infos en continu – en l’occurrence CNN, encore une chaîne pro – juive. Dommage qu’aucun Américain ne regarde al-Jazeera, qui au moins essayait de s’adresser aux Arabes même si, à ses yeux, elle était déjà rongée par le mal de l’américanisme.

« À boire et à manger », annonça Zuhaïr. Un carton de beignets alla dans sa chambre, l’autre fut pour Mustafa qui se frottait encore les yeux après onze heures passées à ronfler comme un sonneur.

« Comment as-tu dormi, mon frère ? demanda Abdullah, s’adressant au chef du commando.

– Comme un bienheureux, mais j’ai les jambes encore raides. » Sa main se tendit vers la grande tasse de café puis il pécha dans la boîte un beignet nappé de sirop d’érable qu’il engloutit à moitié d’une monstrueuse bouchée. Il se frotta les yeux et regarda la télé pour voir ce qui se passait dans le monde aujourd’hui. La police israélienne avait encore une fois tué un saint martyr avant qu’il ait eu le temps de faire sauter sa ceinture d’explosifs.

 

 

« Quel connard, observa Brian. C’est pourtant pas difficile de tirer sur un cordon.

– Je me demande comment les Israéliens ont réussi à le coincer. Faut imaginer qu’ils ont des informateurs infiltrés au sein du Hamas. Ce doit être une priorité majeure pour leur police, avec quantité de moyens en hommes, en matériel, plus l’aide du renseignement.

– Et ils pratiquent la torture, en plus, non ? »

Dominic acquiesça après une seconde de réflexion.

« Ouais. C’est censé être contrôlé par leur système judiciaire et tout ça, n’empêche que leurs interrogatoires sont un peu plus musclés que les nôtres…

– Et ça marche ?

– On en a discuté aussi à l’école de police. Tu places un canif sur la queue d’un mec, il y a des chances qu’il découvre soudain l’intérêt de chanter comme un rossignol… mais ce n’est pas le genre de truc sur lequel on aime trop s’appesantir. Je veux dire, ouais, dans l’abstrait, ça peut paraître marrant, mais le faire soi-même… pas très ragoûtant, tu crois pas ?

L’autre grande question est de savoir la valeur des informations soutirées de cette manière. Le gars a toutes les chances de raconter n’importe quoi pour éloigner la lame de popaul, faire cesser la douleur, peu importe. Les escrocs peuvent se montrer de sacrés bons menteurs, à moins d’en savoir plus qu’eux… De toute manière, nous, on ne peut pas s’amuser à ça. À cause de la Constitution et tout ça. Tu peux les menacer de passer un sale moment en prison, leur gueuler dessus, mais même là, il y a des limites à ne pas franchir.

– Ils parlent quand même ?

– La plupart, oui. Savoir interroger, c’est un art. Certains gars sont très forts. Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de m’y frotter mais j’ai pu voir des mecs officier. Le truc, c’est d’instaurer un rapport avec le type, lui dire des machins du genre : cette petite salope demandait que ça, pas vrai ? Ça te donne envie de gerber par la suite, mais l’essentiel est d’amener l’autre salaud à se coucher. Une fois qu’il se retrouve en taule, ses copains de cellule vont lui en faire voir bien plus que je n’aurais pu imaginer. S’il vaut mieux éviter un truc en prison, c’est d’être pédophile.

– Je veux bien le croire, Enzo. Ton copain en Alabama, peut-être qu’en fin de compte, tu lui as rendu un service.

– Ça dépend si tu crois ou non en l’enfer », rétorqua Dominic. Lui-même avait sa petite idée sur la question.

 

 

Wills était matinal aujourd’hui. En entrant, Jack le vit déjà à son poste de travail. « Tu m’as battu, pour une fois…

– La voiture de ma femme est revenue du garage. Cette fois, elle peut amener les mômes à l’école, pour changer, expliqua-t-il. Vérifie-moi les infos venant de Meade », lui demanda-t-il.

Jack alluma son ordi, patienta le temps que la machine démarre, puis tapa son code de cryptage personnel pour accéder au fichier des téléchargements interagences stocké par l’unité centrale au rez-de-chaussée.

En haut de la pile électronique, il y avait une dépêche à priorité Flash émise par la NSA à Fort Meade pour la CIA, le FBI et la Sécurité intérieure ; l’un des trois services avait certainement déjà dû en informer le président à l’heure qu’il était. Curieusement, il n’y avait pas grand-chose dans cette dépêche, juste un message numérique, une série de chiffres.

« Et alors ? demanda Junior.

– Alors, ce pourrait être un passage du Coran. Le Coran est composé de cent quatorze sourates – des chapitres – avec un nombre variable de versets. Si c’est le cas, c’est un verset qui n’a rien de particulièrement spectaculaire. Va voir un peu plus bas sur la fiche. »

Jack cliqua. « C’est tout ? »

Wills acquiesça. « C’est tout, mais à Meade, l’idée est qu’un tel message anodin est susceptible de dénoter autre chose – une chose importante. Les espions ont tendance à employer la litote lorsqu’ils sentent qu’ils tapent dans le mille.

– Hé là, en somme t’es en train de me dire que si ça ne paraît pas important, c’est que ça l’est sans doute ? Bon sang, Tony, tu ne peux pas non plus en faire une généralité. Que savent-ils de plus ? Le réseau, l’endroit d’où le type s’est connecté, ce genre de chose ?

– C’est un fournisseur d’accès européen, un réseau privé avec huit cents abonnés de par le monde, et nous savons qu’un certain nombre de méchants l’ont utilisé. On ne peut pas dire d’où se connectent les membres.

– OK, donc, primo, nous ignorons si le message a une signification quelconque. Secundo, nous ne savons pas d’où il émane. Tertio, nous n’avons pas un seul moyen de savoir qui l’a lu et où peuvent bien se trouver son ou ses destinataires. En bref, on sait que dalle, mais tout le monde en fait des tonnes. Quoi d’autre ? L’émetteur, que sait-on de lui ?

– Il – ou elle, on n’en sait rien – pourrait être dans le coup.

– Dans quel camp ?

– Devine. Les profïleurs de la NSA disent que sa syntaxe semble révéler l’arabe comme première langue – en se basant sur le trafic antérieur. Les psys de la CIA sont d’accord. Ils ont déjà copié des messages de notre oiseau. Il lui arrive de raconter des trucs pas sympa à des gens pas sympa non plus, et tout ça est lié dans le temps à d’autres trucs pas catholiques non plus.

– Serait-il possible qu’il envoie un signal relié au kamikaze que la police israélienne a intercepté un peu plus tôt aujourd’hui ?

– Possible, oui, mais pas franchement probable. À ce qu’on sait, l’auteur du message n’est pas lié au Hamas.

– Mais on n’a pas vraiment de certitude, hein ?

– Avec ces gars, on ne peut jamais être sûr de rien.

– Bref, on en est revenus à notre point de départ. Certains individus sont en train de bouger à propos d’un truc dont on sait à peu près que dalle.

– C’est le problème. Dans ces bureaucraties, mieux vaut crier au loup et avoir tort que rester bouche cousue quand la grosse bête détale avec un mouton dans la gueule. »

Ryan se carra dans son siège. « Tony, combien de temps as-tu bossé à Langley ?

– Pas mal de temps, répondit Wills. Pourquoi ?

– Merde, comment t’as fait pour supporter ? »

Son aîné haussa les épaules. « Parfois, je me demande. »

Jack revint à son ordinateur pour parcourir le reste du trafic matinal. Il décida de voir si Sali avait fait quoi que ce soit d’inhabituel ces derniers jours – juste pour se couvrir, et, ce faisant, John Patrick Ryan Junior se mettait à penser en bureaucrate, même à son insu.

 

 

« Demain, ça va être différent, annonça Pete aux jumeaux. Michelle est votre cible, mais cette fois, elle sera déguisée. Votre mission est de l’identifier et de la filer jusqu’à sa destination. Oh, je ne sais pas si je vous l’ai dit, elle est très forte, question déguisements.

– Elle va prendre une pilule d’invisibilité, c’est ça ? railla Brian.

– C’est sa mission, précisa Alexander.

– Vous allez nous refiler des lunettes magiques pour démasquer son grimage ?

– Même pas si on en avait… et on n’en a pas.

– Vous en avez de bonnes », observa Dominic, froidement.

 

 

À onze heures du matin, il était temps d’aller en reconnaissance. Situé à quatre cents mètres à peine au nord de la nationale 29, le Fashion Square Mail de Charlottesville était un centre commercial de taille modeste qui accueillait une clientèle locale plutôt aisée, essentiellement composée de bourgeois du coin et d’étudiants de l’université de Virginie, située à proximité. Il s’étendait entre un magasin JC Penney à un bout et un Sears à l’autre, avec des boutiques de fringues Belk’s au milieu. Détail inhabituel, il n’y avait pas de commerce d’alimentation – ceux qui avaient effectué la reconnaissance de l’objectif avaient négligé ce détail. C’était une déception mais qui n’avait rien d’inhabituel. Les équipes avancées que recrutait l’organisation étaient toutes composées d’éléments extérieurs qui traitaient ces missions un peu par-dessus la jambe. Mais, constata Mustafa en entrant, cela ne serait pas un grand handicap.

Une cour centrale distribuait les quatre galeries principales du centre commercial. Un kiosque d’information fournissait des plans des lieux, indiquant la disposition des diverses boutiques. Mustafa en prit un qu’il feuilleta. Une étoile de David lui sauta aux yeux aussitôt. Une synagogue, ici ? Etait-ce possible ? L’espérant à moitié, il emprunta la galerie correspondante pour en avoir le cœur net.

Mais non. C’était en réalité le poste de sécurité du centre commercial, où se tenait un vigile en uniforme, chemise bleu ciel et pantalon bleu marine. Une rapide inspection lui révéla que l’homme n’était pas armé. Et c’était bien. Il avait en revanche un téléphone à sa ceinture grâce auquel il appellerait à coup sûr la police. Donc, ce Noir devrait être le premier. Cette décision prise, Mustafa revint sur ses pas, passa devant les toilettes publiques et le distributeur de Coca puis il obliqua à droite, s’éloignant de la boutique de vêtements pour hommes.

C’était une cible de choix, constata-t-il. Trois accès seulement, et une ligne de tir dégagée depuis la cour centrale. La plupart des boutiques étaient rectangulaires avec une large entrée ouverte sur la galerie. Le lendemain, à la même heure à peu près, l’endroit serait encore plus bondé. À première vue, il y avait deux cents personnes à proximité immédiate et même s’il avait espéré durant tout le trajet qu’ils auraient peut-être l’occasion d’en tuer mille, n’importe quel chiffre supérieur à deux cents serait une victoire non négligeable. Il y avait ici toutes sortes de commerces et, au contraire des galeries saoudiennes, hommes et femmes s’y mélangeaient. On comptait aussi beaucoup d’enfants. Il y avait quatre magasins spécialisés dans les articles pour enfants – même une boutique Disney ! Ça, il ne l’avait pas prévu et s’en prendre ainsi à l’un des symboles adulés de l’Amérique serait un petit plaisir supplémentaire.

Rafi apparut à ses côtés. « Alors ?

– La cible pourrait être plus grande, mais la disposition est à peu près parfaite pour nous. Tout sur un seul niveau.

– Dieu se montre toujours bienveillant, mon ami », dit Rafi, incapable de masquer plus longtemps son enthousiasme.

Les gens vaquaient autour d’eux. Beaucoup de jeunes femmes promenaient leurs enfants dans des poussettes – il nota qu’on pouvait même en louer à un stand près du salon de coiffure.

Il avait un achat à faire. Il l’effectua dans une boutique Radio Shack près d’une bijouterie Zales. Quatre radios portatives et des piles, qu’il paya en liquide, et pour lesquelles il eut droit à un bref exposé explicatif.

Dans l’ensemble, ça aurait pu être mieux, en théorie, mais ce n’était pas non plus censé être une rue animée. D’un autre côté, dans une rue, il y aurait des flics armés qui auraient entravé leur mission. Donc, comme toujours dans la vie, il convenait de peser le pour et le contre, et ici le pour faisait pencher la balance en leur faveur. Tous quatre allèrent acheter des bretzels chez Auntie Annie et ressortirent en passant devant le magasin JC Penney pour regagner leur voiture. La planification détaillée de l’action aurait lieu dans leurs chambres de motel, avec de nouveaux beignets arrosés de café.

 

 

Le poste officiel de Jerry Rounds était responsable de la planification stratégique pour l’activité de façade du Campus. Un boulot dont il s’acquittait fort efficacement – il aurait pu être le grand méchant loup de Wall Street s’il n’avait pas choisi la voie du renseignement dans l’armée de l’air à sa sortie de l’université de Pennsylvanie. L’armée avait même payé sa maîtrise de commerce à la Wharton School of Business avant qu’il ne gagne ses galons de colonel. Cela lui avait offert un diplôme inattendu à accrocher à son mur – qui lui avait en outre fourni un excellent prétexte pour entrer dans le milieu boursier. C’était même une diversion bienvenue pour cet ancien chef analyste au QG du renseignement militaire installé sur la base aérienne de Bolling à Washington. Mais, en cours de route, il avait découvert qu’être une « lavette de rampant » – il n’avait en effet jamais arboré les ailes d’argent d’un aviateur de l’Air Force – ne compensait pas le fait d’être un citoyen de seconde classe dans un service entièrement aux mains de ceux qui montaient transpercer la stratosphère -quand bien même il se sentait plus malin qu’une bonne partie d’entre eux. De ce côté, intégrer le Campus avait considérablement élargi ses perspectives.

« C’est quoi, Jerry ? demanda Hendley.

– Les gars à Meade et de l’autre côté du fleuve semblent tout excités par un nouveau truc », répondit Rounds en lui tendant des papiers.

L’ancien sénateur parcourut le compte rendu de trafic pendant une minute avant de le restituer. En peu de temps, il savait qu’il avait déjà vu ça auparavant. « Ouais, et alors ?

– Eh bien, patron, cette fois, ils pourraient bien avoir raison. J’ai regardé un peu l’environnement général. Le fait est qu’on a cette combinaison d’une réduction de trafic des intervenants déjà bien identifiés et ensuite, tout soudain, ce message qui traverse l’océan.

J’ai passé ma vie au renseignement militaire à traquer les coïncidences. Pour eux, c’en est une.

– D’accord, et qu’est-ce qu’ils en font ?

– La sécurité des aéroports doit être légèrement renforcée à partir d’aujourd’hui. Le FBI va placer des hommes à certaines portes de départ.

– Rien là-dessus à la télé ?

– Ma foi, les gars de la Sécurité intérieure sont peut-être devenus un peu plus malins, question pub. C’est contre-productif. On n’attrape pas les rats en leur criant dessus. On le fait en leur présentant ce qu’ils veulent voir avant de leur rompre le cou. »

Ou peut-être en leur lançant dessus un chat à l’improviste, s’abstint d’ajouter Hendley. Mais c’était une mission plus délicate.

« Des idées pour nous ? s’enquit-il plutôt.

– Pas pour l’instant. C’est un peu comme de voir progresser un front dépressionnaire. Il peut être annonciateur d’averses et de grêle, mais il n’est pas évident de l’empêcher.

– Et s’ils disparaissent de la partie ? »

Rounds acquiesça aussitôt. « Là, vous avez mis le doigt sur un truc, patron. À ce moment-là, les vrais pontes pourraient bien pointer la tête hors de leur trou. Surtout s’ils ne se doutent pas que l’orage arrive.

– Pour l’heure, quelle est la plus grosse menace ?

– Le FBI pense à des voitures piégées ou peut-être un kamikaze avec une ceinture d’explosifs, comme en Israël. C’est possible, mais d’un point de vue opérationnel, je n’en suis pas si sûr. » Rounds prit le siège qu’on lui proposait. « C’est bien beau de donner au gars le colis d’explosifs et de le faire monter dans un bus pour rejoindre son objectif, mais dans notre cas, ça devient un poil plus compliqué. Faire venir ici le volontaire, l’équiper – ce qui veut dire disposer déjà des explosifs sur place… ce qui est une complication supplémentaire -, puis le familiariser avec l’objectif et enfin l’amener sur place. Le kamikaze est ensuite censé garder sa motivation intacte même loin de son réseau de soutien. Il peut survenir tout un tas d’impondérables, et c’est bien pourquoi l’on essaie de simplifier au maximum les opérations clandestines. Pourquoi aller chercher la complication et risquer des ennuis ?

– Jerry, combien de cibles concrètes avons-nous ? demanda Hendley.

– Au total ? Six ou sept. Et sur le total, quatre sont vraiment sûres.

– Est-ce que vous pouvez me donner des lieux et des profils ?

– Quand vous voudrez.

– Disons lundi. » Inutile d’y songer avant le retour du week-end. Il s’était déjà prévu deux jours de cheval. Il avait bien droit à une ou deux journées pour souffler de temps en temps.

« Bien compris, patron. » Rounds se leva pour sortir. Puis il s’immobilisa à la porte. « Oh, et il y a un gars chez Morgan et Steel, au service des obligations. C’est un escroc. Il fait un peu n’importe quoi avec l’argent de certains de ses clients. Ça doit bien aller chercher dans les un cinquante… » Entendez cent cinquante millions de dollars. De la poche de sa clientèle.

« Il y a déjà quelqu’un sur lui ?

– Négatif. Je l’ai identifié tout seul. On s’est rencontrés il y a deux mois à New York et il ne m’a pas paru trop réglo, alors j’ai placé une veille sur son ordi perso. Vous voulez jeter un œil sur ses notes ?

– C’est pas notre boulot, Jerry.

– Je sais, j’ai mis un terme à nos relations d’affaires avec lui pour être sûr qu’il fasse pas le con avec nos fonds mais il doit se douter qu’il serait peut-être temps pour lui de tirer sa révérence… disons pour un long voyage à l’étranger. En aller simple. Je pense que quelqu’un devrait aller y voir de plus près. Peut-être Gus Werner ?

– Faudra que j’y réfléchisse. En tout cas, merci du renseignement.

– Pas de problème. » Et Rounds de s’éclipser en refermant la porte.

 

 

« Donc, on essaie juste de la filer sans se faire remarquer, c’est ça ? demanda Brian.

– C’est la mission, confirma Pete.

– On doit la suivre de près… ?

– Le plus près possible.

– Vous voulez dire assez près pour lui en loger une dans la nuque ? demanda le marine.

– Assez près pour distinguer ses boucles d’oreilles. » Alexander décida que c’était la façon la plus polie de dire la chose. Et même la plus exacte, vu que Mme Peters avait les cheveux relativement longs.

« Donc, pas pour lui loger une balle dans la tête mais pour lui trancher la gorge ? Crut bon d’insister Brian.

– Bon, écoutez, Brian, vous pouvez le formuler comme ça vous chante. Assez près en tout cas pour pouvoir la toucher, vu ?

– Vu. C’était juste pour qu’on soit bien d’accord, dit Brian. Faudra qu’on porte notre banane ?

– Oui », répondit Alexander, même si ce n’était pas vrai. Brian recommençait à être chiant. Un marine avec des crises de conscience, c’était une première !

« Ça nous rendra plus faciles à repérer, objecta Dominic.

– Eh bien, planquez-la comme vous voudrez. Un brin d’initiative, que diable, suggéra leur instructeur, un tantinet irrité.

– Quand est-ce qu’on saura à quoi tout ça rime au juste ? demanda Brian.

– Bientôt.

– Vous arrêtez pas de nous répéter ça, vieux.

– Écoutez, vous pouvez prendre votre voiture et remonter en Caroline du Nord quand vous voulez.

– J’y ai songé, lui confirma Brian.

– Demain, on est vendredi. Réfléchissez-y pendant le week-end, d’accord ?

– D’accord. » Brian battit en retraite. Le ton de l’échange était devenu un peu plus acerbe qu’il ne l’aurait voulu. Il était temps de calmer le jeu. Il n’avait absolument rien contre Pete. C’était le fait de ne rien savoir, et de ne pas trop apprécier le peu qu’il savait. Surtout avec une femme comme cible. Faire du mal à des femmes n’avait jamais fait partie de son credo. Ou à des mômes… ce qui avait justement fait disjoncter son frangin – non pas que Brian le désapprouve. Il se demanda fugitivement s’il aurait pu agir de même et il se dit que bien sûr, pour un môme… mais sans en être vraiment sûr. Quand le dîner fut terminé, les jumeaux nettoyèrent puis s’installèrent devant la télé du rez-de-chaussée boire quelques bières en regardant la chaîne Histoire.

 

 

C’était à peu près la même chose dans l’État voisin, avec Jack Ryan Junior buvant un rhum-Coca et zappant entre History Channel et History International, avec un passage occasionnel sur Biography, une chaîne qui présentait un documentaire de deux heures sur Joseph Staline. Ce gars, se dit Junior, avait été vraiment un drôle de client. Forcer un de ses confidents à signer l’ordre d’incarcération de sa propre femme. Ben merde ! Mais comment cet homme à la carrure qui n’avait rien d’imposant exerçait-il un tel pouvoir sur ses propres pairs ? Quelle forme de pouvoir exerçait-il sur les autres ? D’où le tenait-il ? Comment l’avait-il préservé ? Le propre père de Jack avait été un homme au pouvoir considérable mais il n’avait jamais dominé quiconque de cette façon. Sans doute n’y avait-il même pas songé, et moins encore à tuer des gens pour le plaisir… Qui étaient ces individus ? En existait-il encore ?

Eh bien, sans doute. S’il était une chose qui ne changeait jamais, c’était la nature humaine. Les brutes cruelles existaient toujours. Peut-être la société n’encourageait-elle plus de tels comportements comme, mettons, jadis l’Empire romain. Les jeux du cirque avaient accoutumé les gens à accepter et même à se délecter de la mort violente. Et la triste vérité était que si Jack avait eu accès à une machine à explorer le temps, il aurait peut-être – sûrement – fait un tour au Colisée pour y assister, rien qu’une fois… Mais c’était là simple curiosité humaine, pas par goût du sang. Juste une occasion de parfaire ses connaissances historiques, voir et décrypter une culture liée à la sienne, quoique différente. Peut-être que le spectacle l’aurait fait dégueuler… ou peut-être pas. Si la curiosité prenait le dessus. Mais il était sûr d’une chose. S’il devait remonter le temps, il ne voyagerait pas seul. Il irait avec un ami. Comme le Beretta. 45 avec lequel il avait appris à tirer en compagnie de Mike Brennan. Il se demanda combien d’autres auraient été prêts à l’accompagner. Pas mal, sans doute. Des mecs. Pas des femmes. Les femmes auraient besoin d’un sacré conditionnement social pour vouloir assister à un tel spectacle. Mais des hommes ? Les hommes étaient modelés par des films comme Silverado et Il faut sauver le soldat Ryan. Les hommes voulaient savoir comment ils réagiraient dans de telles conditions. Donc, non, la nature humaine ne changeait pas vraiment. La société tendait à éliminer les plus cruels de ses membres et, comme l’homme était une créature raisonnable, la plupart des individus évitaient un comportement susceptible de leur valoir la prison ou une sentence de mort. L’homme pouvait donc apprendre avec le temps, mais les pulsions fondamentales restaient toujours là, alors on entretenait la bête avec des fantasmes, des livres ou des films, et des rêves, des pensées qui vous traversaient la conscience à l’heure où l’on attend le sommeil. Peut-être les flics étaient-ils mieux lotis. Ils pouvaient exercer la sale petite créature en se chargeant de ceux qui franchissaient la ligne. Cela procurait sans doute une certaine satisfaction puisqu’on pouvait ainsi à la fois nourrir la bête et protéger la société.

Mais si la bête continuait de vivre dans le cœur des hommes, quelque part, il y en aurait qui utiliseraient leurs dispositions moins pour la contrôler que pour la plier à leur volonté, s’en servir pour assouvir leur quête personnelle du pouvoir. Ceux-là étaient les méchants. Ceux qui échouaient, on les baptisait sociopathes. Ceux qui réussissaient, on les baptisait… présidents.

Où tout cela le menait-il ? se demanda Jack Junior. Il était encore un môme, après tout, même s’il le refusait et même si, au regard de la loi, il était un adulte. Un adulte cessait-il un jour de grandir ? De s’étonner et se poser des questions ? De rechercher l’information ou – comme il voyait la chose – la vérité ?

Mais une fois que vous déteniez la vérité, qu’en faire ? Ça, il n’en savait encore rien. Peut-être parce qu’il lui restait encore une chose à apprendre. Sans doute éprouvait-il le même désir de savoir que son père, sinon pourquoi regarderait-il ce programme au lieu de n’importe quel feuilleton débile ? Peut-être s’achèterait-il un bouquin sur Staline ou Hitler. Les historiens étaient toujours en train de fouiller les archives. Le problème était qu’ils appliquaient à ce qu’ils trouvaient le filtre de leurs idées personnelles. Il aurait sans doute plutôt besoin d’un psy pour examiner tout ça. Eux aussi avaient leurs préjugés idéologiques mais au moins leur processus de pensée avait-il une patine de professionnalisme. Cela embêtait Junior de devoir se coucher chaque soir avec des pensées irrésolues et des vérités non trouvées. Mais, estima-t-il, sans doute était-ce là tout l’intérêt de ce qu’on appelait vivre.

 

 

Tous priaient. En silence. Abdullah murmurait les versets de son Coran. Mustafa parcourait le même livre dans le sanctuaire de son esprit – pas entièrement bien sûr, juste les fragments qui répondaient à sa mission de la journée. Être brave, se souvenir de sa Sainte Mission, l’accomplir sans pitié. La miséricorde était du ressort d’Allah.

Et s’il survivait ? se demanda-t-il, et cette pensée le surprit. Ils avaient prévu un plan, bien sûr. Repartir en voiture vers l’ouest, tenter de retourner au Mexique, puis de là, rentrer chez eux en avion – pour être accueillis dans l’allégresse par leurs camarades. En vérité, il n’y croyait guère, mais l’espoir était un sentiment qu’on ne pouvait entièrement mettre de côté et, si tentant que puisse être le paradis, la vie sur terre était encore la seule qu’il connaissait.

Cette idée le surprit également. Venait-il d’exprimer un doute en sa foi ? Non, pas exactement. Juste une idée vague. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète, psalmodiait-il mentalement lorsqu’il récitait la Shahada qui est un des piliers de l’islam. Non, il ne pouvait pas renier sa foi maintenant. C’était sa foi qui l’avait conduit ici depuis l’autre bout du monde, jusqu’au lieu même de son prochain martyre. Sa foi avait nourri son existence, tout au long de l’enfance, au travers de la colère de son père, elle l’avait conduit au cœur du pays des infidèles, qui crachent sur l’islam et soutiennent les Israéliens, pour qu’il affirme sa foi avec sa vie. Et sa mort, sans doute. Presque à coup sûr, du reste, à moins que Dieu lui-même n’en décide autrement – parce que toutes choses dans la vie étaient écrites de la propre main de Dieu…

 

 

Le réveil sonna juste avant six heures. Brian toqua contre la porte de son frère.

« Debout, le flic. La journée a commencé sans nous.

– T’en es sûr ? observa derrière lui, Dominic, de l’autre bout du couloir. J’t’ai eu, Aldo ! » Pour une fois…

« Allez, bon, ce qui est fait n’est plus à faire, Enzo », répondit Brian et, tous les deux, ils sortirent. Au bout d’une heure et quart, ils étaient de retour à la table du petit déjeuner.

« C’est une belle journée pour être en vie, observa Brian en dégustant sa première gorgée de café.

– C’est que le corps des marines a dû te laver le cerveau, frangin, observa Dominic en buvant à son tour.

– Non, c’est juste que les endorphines prennent le dessus. C’est comme ça que le corps humain se raconte des histoires.

– Ça vous passera avant que ça me reprenne, intervint Alexander. Alors, prêts tous les deux pour un petit peu d’exercice sur le terrain ?

– Oui, chef ! répondit Brian avec le sourire. Faut qu’on batte Michelle avant le déjeuner.

– Seulement si vous arrivez à la filer sans vous faire repérer.

– Ce serait plus facile dans les bois, vous savez. C’est surtout à ça qu’on m’a formé.

– Brian, qu’est-ce que vous croyez qu’on fabrique ici ? observa doucement Pete.

– Oh, c’est à ça qu’on bosse ?

– Mais d’abord, te trouver de nouvelles grolles, conseilla Dominic.

– Ouais, je sais. Elles sont presque nazes. » L’empeigne de toile se séparait de la semelle en caoutchouc et ladite semelle était en piteux état elle aussi. C’était un vrai crève-cœur. C’est qu’il en avait couru des kilomètres avec ces baskets, et un homme peut se montrer sentimental pour ce genre de choses, ce qui avait souvent le don d’irriter sa famille.

« On passera d’abord au centre commercial. Le magasin Foot Locker est tout près de celui où ils louent des poussettes, rappela Dominic.

– Ouais, je sais. OK, Pete, un avis concernant Michelle ? s’enquit Brian. Enfin vous savez, quand on est sur une mission, on reçoit en général un topo.

– La question est judicieuse, capitaine. Je vous suggérerais de la chercher du côté de Victoria’s Secret, la boutique de lingerie juste en face du magasin Gap. Si vous arrivez à vous approcher suffisamment sans vous faire repérer, c’est gagné. Si elle dit votre nom quand vous êtes encore à plus de trois mètres, c’est perdu.

– C’est pas tout à fait juste, remarqua Dominic. Elle sait à quoi on ressemble – surtout question taille et carrure. Un vrai méchant n’aurait pas une telle info dans sa poche. On peut simuler quelqu’un de plus grand, mais de plus petit…

– Et mes chevilles ne supportent pas les talons hauts, vous voyez, ajouta Brian.

– De toute façon, vous avez pas vraiment les jambes tournées pour, Aldo, lança Alexander. Qui vous a dit que le boulot serait facile ? »

Sauf qu’on ne sait toujours pas à quoi il rime, se garda de rétorquer Brian. « D’accord, on improvise, on s’adapte, et on surmonte.

– Allons bon, pour qui tu te prends, maintenant, l’inspecteur Harry ? demanda Dominic en terminant son Me Muffin.

– Dans le Corps, c’est notre civil préféré, frérot. Sans doute aurait-il fait un bon sous-off.

– Surtout avec son Smith. 44.

– Plutôt bruyant pour une arme de poing. Sans parler du recul. Non, vraiment, à part peut-être le chargement automatique. T’as déjà tiré avec ?

– Négatif, mais j’ai manié celui qui était à l’armurerie de Quantico. Sacré morceau, ils devraient le livrer avec la remorque pour le trimbaler, mais il fait de jolis trous.

– Ouais, mais si tu veux le planquer, t’as intérêt à être l’Incroyable Hulk.

– Cent pour cent d’accord, Aldo. » De fait, leurs bananes servaient moins à cacher une arme qu’à la rendre plus pratique à transporter. N’importe quel flic la repérerait au premier coup d’œil, même si rares étaient les civils à la reconnaître. Les deux frères emportaient sur eux un pistolet chargé avec un chargeur de rechange, lorsqu’ils prenaient leur banane. Pete voulait que ce soit le cas aujourd’hui, histoire de leur compliquer la filature de Michelle Peters sans se faire repérer. Enfin, venant d’un officier instructeur, c’était le genre de truc auquel il fallait s’attendre, pas vrai ?

 

 

La même journée commençait à huit kilomètres de là à l’Holiday Inn Express, et ce jour-là, contrairement aux autres, ils déroulèrent tous leurs tapis de prières et, comme un seul homme, récitèrent leur Salat matinal pour ce qu’ils croyaient tous être la dernière fois. Cela ne leur prit que quelques minutes, ablutions comprises. Zuhaïr prit même le temps de retailler sa barbe pour se présenter impeccablement au seuil de l’éternité, puis, enfin satisfait, il s’habilla.

Ce n’est que lorsqu’ils furent entièrement prêts qu’ils se rendirent compte qu’ils avaient plusieurs heures d’avance. Abdullah gravit alors la colline jusqu’au Dunkin’Donuts chercher les beignets et le café, revenant même cette fois avec un journal qu’ils firent circuler de main en main tandis qu’ils buvaient leur café et fumaient des cigarettes.

Ils auraient eu beau passer pour des fanatiques aux yeux de leurs ennemis, ils n’en restaient pas moins humains et la tension du moment était désagréable, et ne cessait d’empirer de minute en minute. La caféine ne faisait qu’accroître leur nervosité, faisant trembler leurs mains et se plisser leurs yeux devant les infos à la télé. Ils regardaient leur montre toutes les trois secondes, comme s’ils avaient pu de leur seul regard faire tourner plus vite les aiguilles, puis ils buvaient encore un peu plus de café.

 

 

« Cette fois, ça devient passionnant, non ? » demanda Jack à Tony au Campus. Il indiqua sa station de travail. « Qu’est-ce qu’il y a que je ne vois pas, vieux ? »

Wills se balança sur sa chaise. « C’est une combinaison d’éléments. C’est peut-être du concret. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Une simple construction mentale des professionnels de l’analyse. Tu sais comment on fait la différence ?

– On attend une minute, on regarde en arrière, et on voit si ça s’est vraiment produit ? »

La remarque suffit à faire rire Tony Wills. « Junior, je vois que t’apprends le métier d’espion. Bon Dieu, dans ce métier, j’ai vu plus de prévisions tomber à côté qu’au bulletin météo. Tu sais, tant qu’on n’a pas de certitude absolue, on sait que dalle, mais les gens du métier n’aiment pas le reconnaître.

– Je me rappelle, quand j’étais môme, il arrivait souvent que papa soit en rogne…

– Il a été à la CIA pendant la guerre froide. Les grands manitous le tannaient toujours pour avoir des prédictions que personne n’était fichu de donner… du moins des prédictions qui se tiennent. Ton père était en général celui qui disait : "Attendez voir un peu-et vous constaterez vous-mêmes", et ça, ça les faisait vraiment chier, mais tu vois, il avait le plus souvent raison, et il ne s’est jamais produit de catastrophe sous sa responsabilité.

– Est-ce que j’arriverai à être aussi bon que lui ?

– C’est placer la barre rudement haut, gamin, mais on ne sait jamais. T’as du pot d’être ici. Au moins, le sénateur sait ce que veut dire "On ne sait pas". Ça veut dire que ses gars sont honnêtes et qu’ils savent qu’ils ne sont pas le bon Dieu.

– Ouais, ça me rappelle la Maison-Blanche. Ça m’a toujours ébahi, le nombre de gens à Washington qui se prenaient vraiment pour lui. »

 

 

Dominic prit le volant. Il y avait cinq ou six kilomètres de trajet agréable pour redescendre en ville.

« Victoria’s Secret ? Imagine qu’on la surprenne en train de s’acheter une nuisette, remarqua Brian, songeur.

– On peut toujours rêver. » Dominic prit à gauche sur Rio Road. « On est en avance. Tu veux qu’on passe prendre tes chaussures ?

– C’est jouable. Gare-toi près de la boutique Belk.

– Reçu cinq sur cinq, commandant. »

« C’est l’heure ? » demanda Rafi. Pour la troisième fois depuis une demi-heure.

Mustafa regarda sa montre : 11 : 48. Presque. Il opina.

« Mes amis, emballez vos affaires. »

Les armes n’étaient pas chargées mais furent placées dans des sacs à provisions. Assemblées, elles étaient trop encombrantes et trop visibles. Chaque homme avait douze chargeurs de trente cartouches attachées au ruban adhésif par groupes de deux, soit six en tout. Chaque arme était dotée d’un gros silencieux scotché sur le canon, prêt à être vissé dessus. L’intérêt était moins la réduction du bruit que la précision de tir. Il se souvint de ce que Juan lui avait dit au Nouveau-Mexique. Au moment de tirer, ces armes tendaient à dévier vers le haut à droite. Mais il avait déjà traité du problème de l’armement avec ses amis et tous savaient comment s’en servir, tous s’étaient exercés avec ces armes lorsqu’ils les avaient reçues, ils devaient donc savoir à quoi s’attendre. D’ailleurs, ils allaient se retrouver dans ce que les soldats américains baptisaient un milieu riche en cibles.

Zuhaïr et Abdullah sortirent leurs affaires de voyage qu’ils bouclèrent dans le coffre de leur Ford de location. Réflexion faite, Mustafa décida d’y mettre également les flingues. Ainsi, tous les quatre, munis chacun d’un sac de courses, allèrent-ils les déposer également dans la malle. Puis Mustafa monta en voiture, oubliant machinalement la clé de la chambre au fond de sa poche. Le trajet n’était pas bien long : l’objectif était déjà en vue.

Le parking avait plusieurs points d’accès. Il choisit l’entrée nord-ouest, du côté de la boutique Belk de vêtements pour hommes, où ils pourraient se garer près du bâtiment. Il arrêta la voiture, coupa le moteur et dit sa dernière prière du matin. Les trois autres firent à peu près pareil, descendant et s’approchant du coffre. Mustafa ouvrit le couvercle. Ils étaient à moins de cinquante mètres de la porte. Il n’y avait à proprement parler pas grand intérêt à se cacher, mais Mustafa se souvint du poste de sécurité. Afin de retarder la réaction de la police, ils devraient commencer par là. Aussi dit-il à ses hommes de laisser les armes dans les sacs, et ceux-ci tenus dans la main gauche, ils se dirigèrent vers la porte du centre commercial.

On était vendredi, une journée moins chargée que le samedi, mais c’était toujours ça. Ils entrèrent, passèrent devant la boutique Lens Crafters qui était pleine de monde – la majeure partie des clients allaient sans doute s’en tirer, ce qui était regrettable, mais le cœur du centre commercial se trouvait encore devant eux.

 

 

Brian et Dominic étaient dans le magasin Foot Locker mais Brian ne trouvait rien à son goût. Le Stride Rite juste à côté était réservé aux mômes, les jumeaux passèrent donc devant pour tourner à droite. Chez American Eagle Outfitters, ils auraient sans doute quelque chose, peut-être en cuir, avec des modèles montants pour mieux tenir la cheville.

 

 

Tournant à gauche pour gagner l’aire centrale, Mustafa passa devant un magasin de jouets et plusieurs boutiques de fringues. Son regard embrassa rapidement tout le secteur. Une centaine de personnes aux environs immédiats et, à en juger à la boutique K*B Toys, les commerces devaient être bondés. Il dépassa le marchand de lunettes Sunglass Hut et prit à droite vers le poste de sécurité. Celui-ci était commodément situé à quelques pas des toilettes. Tous quatre y pénétrèrent en chœur.

Quelques personnes avaient remarqué leur présence – quatre hommes à l’aspect identiquement exotique, c’était peu commun – mais un centre commercial américain était à peu près l’équivalent d’un zoo pour l’espèce humaine et il en fallait beaucoup pour que les gens relèvent quoi que ce soit d’inhabituel ou même d’inquiétant.

Aux toilettes pour hommes, tous sortirent des sacs les armes pour les monter. Les culasses mobiles furent ramenées en arrière. Les chargeurs introduits dans les poignées-pistolets. Chaque homme glissa les cinq paires de chargeurs supplémentaires dans ses poches de pantalon. Deux d’entre eux vissèrent l’encombrant silencieux sur leur canon. Mustafa et Rafi s’en abstinrent, décidant après réflexion qu’ils préféraient entendre le crépitement de l’arme.

« Est-ce qu’on est prêts ? » demanda le chef du commando. Tous acquiescèrent sans un mot.

« Alors nous mangerons tous de l’agneau au paradis. À vos places. Dès que je commence à tirer, vous faites pareil. »

 

 

Brian essayait des bottines en cuir. Pas tout à fait les mêmes que celles qu’il portait chez les marines mais elles avaient l’air confortables – et elles l’étaient : elles lui allaient comme si elles avaient été taillées sur mesure. « Pas mal !

– Vous voulez que je les remette dans la boîte ? » s’enquit la vendeuse.

Aldo réfléchit un instant puis décida : « Non, je vais les garder pour les faire. » Il rendit ses Nike miteuses qu’elle remit dans le carton des bottes, avant de le conduire à la caisse.

Mustafa regardait sa montre. Il estima que ses amis avaient deux minutes pour se mettre en place.

Rafi, Zuhaïr et Abdullah remontaient à présent l’allée principale du centre commercial, l’arme basse et, chose incroyable, sans se faire remarquer des clients affairés qui vaquaient à leurs occupations. Quand la trotteuse atteignit le chiffre douze, Mustafa inspira un grand coup et sortit à son tour des toilettes pour hommes, prenant à gauche.

Le vigile était derrière son comptoir, en train de lire un magazine, quand il vit une ombre se projeter sur la tablette du comptoir. Il leva les yeux pour découvrir un individu au teint mat.

« Puis-je vous aider, monsieur ? » demanda-t-il poliment. Il n’eut pas le temps de réagir ensuite.

« Allah akhbar ! » fut la réponse qui fusa dans un cri. Puis PIngram se redressa. Mustafa ne pressa pas la détente plus d’une seconde mais, l’espace de cette seconde, ce furent neuf balles qui entrèrent dans la poitrine du Noir. L’impact des neuf projectiles le fit reculer d’un pas et il s’effondra, raide mort, sur le sol dallé.

 

 

« Putain, c’était quoi, ce truc ? » demanda aussitôt Brian à son frère – la seule personne à proximité -tandis que toutes les têtes se tournaient vers la gauche.

 

 

Rafi n’était qu’à huit mètres devant eux sur la droite quand il entendit la fusillade : il était temps pour lui d’y aller. Il s’accroupit à moitié, leva son Ingram. Il pivota vers la droite et la boutique Victoria’s Secret. Les clientes devaient toutes être des femmes sans moralité pour oser simplement contempler de telles tenues de prostituées et peut-être, songea-t-il, certaines le serviraient-elles au paradis. Alors il pointa le canon et pressa la détente.

Le bruit fut assourdissant, un fantastique crépitement d’explosions. Trois femmes, touchées sur le coup, s’effondrèrent immédiatement. D’autres restèrent figées une seconde, immobiles, paralysées, les yeux agrandis par le choc et l’incrédulité, incapables de réagir.

Pour sa part, Rafi fut désagréablement surpris de constater que plus de la moitié de ses projectiles n’avaient touché personne. L’arme mal équilibrée avait tressauté dans sa main, arrosant le plafond. La culasse claqua sur une chambre vide. Il baissa les yeux, surpris, puis éjecta le premier chargeur, le retourna, le réinséra tout en cherchant des yeux d’autres cibles. Elles s’étaient mises à détaler à présent, alors il épaula l’Ingram.

 

 

« Bordel ! » s’écria Brian. Putain, mais qu’est-ce qui se passe ?

« T’as le mot juste, Aldo ! » Dominic fit glisser sa banane sur le devant et tira sèchement le cordon qui ouvrait la fermeture Éclair. Une seconde plus tard, le Smith & Wesson était dans sa main. « Couvre-moi ! » ordonna-t-il à son frère. Le tireur armé d’un pistolet-mitrailleur était à moins de huit mètres, de l’autre côté du kiosque à bijoux. Il lui tournait le dos, mais on n’était pas dans un western et, avec un criminel, il n’y avait aucune règle de combat chevaleresque.

Dominic mit un genou en terre et, levant l’automatique à deux mains, il logea deux balles de dix millimètres à pointe creuse dans le dos du type, et une troisième en plein dans la nuque. Sa cible s’effondra sur-le-champ et, à en juger par l’explosion de rouge qui suivit le troisième impact, elle n’allait plus faire grand-chose. L’agent du FBI se jeta sur le corps prostré et d’un coup de pied, écarta l’arme. Il nota aussitôt son type et, dans la foulée, vit que le corps avait plusieurs chargeurs supplémentaires dans les poches. Oh merde, se dit-il aussitôt avant d’entendre le crépitement d’une autre fusillade sur sa gauche.

« Il y en a d’autres, Enzo ! s’écria Brian à ses côtés, le Beretta dans la main droite. Celui-là, son sort est réglé. Des idées ?

– Tu me suis et tu me couvres. »

 

 

Mustafa se retrouva dans une boutique de bijoux de fantaisie. Il y avait six femmes dans son champ visuel, devant et derrière le comptoir. Il mit l’arme à la hanche et tira, leur vidant dans le corps son premier chargeur et goûtant la satisfaction momentanée de les voir s’effondrer. Quand l’arme cessa de cracher, il éjecta le chargeur vide, le retourna pour le recharger, basculant la culasse.

 

 

Les deux jumeaux se levèrent et prirent la direction de l’ouest, pas trop vite, mais sans traîner non plus, Dominic en tête, Brian deux pas derrière, les yeux braqués vers la direction générale du bruit. Tout l’entraînement qu’avait subi Brian lui revint d’emblée. Exploiter tous les obstacles pour se couvrir et se cacher en plus possible. Localiser l’ennemi puis l’engager.

À cet instant précis, une silhouette passa de gauche à droite devant la bijouterie Kay, tenant un PM et tirant en rafale sur sa gauche, en direction d’une autre boutique de bijoux. Le centre commercial n’était plus qu’une cacophonie de cris et de tirs, avec des gens qui se ruaient aveuglément vers les sorties sans chercher au préalable à voir d’où provenait le danger. Beaucoup furent fauchés. Surtout des femmes. Quelques enfants aussi.

Quelque part, tout cela échappa aux jumeaux. C’est à peine s’ils voyaient les victimes. Pas le temps, et leur entraînement avait désormais entièrement pris le dessus. La première cible en vue était l’homme en train d’arroser la bijouterie.

« Sur la droite », dit Brian qui fila par là, tête baissée, mais sans cesser de regarder dans la direction de sa cible.

 

 

Brian faillit bien y passer ainsi : Zuhaïr se tenait alors devant la boutique Claire, alors qu’il venait de vider un chargeur dans la devanture. Hésitant soudain sur son prochain objectif, il se tourna sur la gauche et c’est alors qu’il vit un homme, un pistolet à la main. Il épaula soigneusement son arme et pressa la détente…

… Deux balles, dans le vide, puis plus rien. Son premier chargeur était vide et il lui fallut deux ou trois secondes pour s’en rendre compte. Il l’éjecta et le retourna, l’enfonçant d’un geste sec sous la crosse de son arme avant de relever les yeux…

… mais l’homme avait disparu. Où ? Privé d’objectif, il fit demi-tour et se dirigea d’un pas mesuré vers la boutique Belk de vêtements pour femmes.

 

 

Tapi près du marchand de lunettes noires, Brian hasarda un œil à l’angle.

Là… avançant vers la gauche. Il passa le Beretta dans sa main droite, tira une balle…

… mais elle rata la tête d’un cheveu quand l’homme se baissa.

« Merde ! » Brian se releva et saisissant alors la crosse à deux mains, il tira quatre fois coup sur coup. Les quatre projectiles atteignirent le thorax, sous les épaules.

Mustafa entendit le bruit mais ne sentit pas les impacts. Son corps était bourré d’adrénaline et, en de telles circonstances, le corps ne ressent tout simplement pas la douleur. Une seconde plus tard, il se mit à tousser du sang, ce qui fut une surprise pour lui. Plus surprenant encore, quand il voulut tourner sur la gauche, son corps ne fit pas ce que son esprit lui commandait. La perplexité ne dura qu’une seconde ou deux de plus quand…

… Dominic était face au deuxième agresseur, arme brandie, prêt à tirer. Une fois encore, il tira, comme on le lui avait appris, en visant le centre de masse, et le Smith, réglé au coup par coup, aboya par deux fois.

Il avait si bien visé que la première balle toucha l’arme de sa cible…

 

 

… L’Ingram tressauta dans les mains de Mustafa. Il le retint à peine mais il vit alors qui l’avait attaqué et, prenant son temps, il visa pour tirer… mais rien ne se passa. Baissant les yeux, il vit un impact qui perforait le flanc d’acier de son pistolet-mitrailleur, à l’emplacement de la culasse. Il lui fallut encore une ou deux secondes pour se rendre compte qu’il était désarmé. Mais son ennemi était toujours devant lui, alors il se jeta sur lui, espérant utiliser son arme comme un gourdin, faute de mieux.

 

 

Dominic était abasourdi. Il avait vu au moins une de ses balles pénétrer le torse – et la seconde avait détruit l’arme. Sans raison apparente, il ne tira pas une troisième fois. Au lieu de cela, il balança le Smith & Wesson dans la tronche de l’agresseur et poursuivit sa route, dans la direction des autres coups de feu.

Mustafa sentit ses jambes faiblir. Le coup au visage faisait mal, alors même qu’il n’avait pas senti les cinq balles dans le corps. Il voulut se tourner à nouveau mais sa jambe gauche se déroba et il tomba, atterrit sur le dos et là, soudain, il eut le plus grand mal à respirer. Il voulut se rasseoir, simplement rouler sur le côté, mais ses jambes ne répondaient plus, et tout son côté gauche était devenu inerte.

 

 

« Ça en fait deux de moins, dit Brian. Et maintenant ? »

Les cris avaient diminué, mais à peine. En revanche, la fusillade se poursuivait et elle avait changé de caractère…

 

 

Abdullah remercia le ciel d’avoir mis le silencieux sur son arme. Son tir était plus précis qu’il ne l’aurait espéré.

Il se trouvait dans la boutique de disques Sam Goody qui était remplie d’étudiants. Le magasin était en outre dépourvu de sortie de secours, étant situé tout près de l’entrée ouest du centre. Abdullah avait un large sourire lorsqu’il pénétra dans la boutique, tirant devant lui. Les visages qu’il vit étaient emplis d’incrédulité – et, durant un bref instant, il se dit, amusé, que c’était justement parce qu’ils ne croyaient pas qu’il les tuait. Il vida rapidement son premier chargeur et, de fait, le silencieux lui permit de faire mouche une fois sur deux. Des hommes et des femmes – des garçons et des filles – criaient, hurlaient, restaient immobiles quelques précieuses et mortelles secondes, avant de se décider à détaler. Mais à moins de dix mètres de distance, c’était bien trop facile de leur tirer dans le dos et, de toute manière, ils n’avaient nulle part où aller. Alors il resta planté là, arrosant la boutique, laissant ses cibles se sélectionner elles-mêmes. Certains coururent de l’autre côté des bacs à CD, cherchant à s’échapper par l’entrée principale. Ceux-là, il les descendit au passage, même pas à deux mètres… En quelques secondes, il avait vidé sa première paire de chargeurs et, s’en étant débarrassé, il en sortit une autre de sa poche de pantalon pour l’encliqueter sous la culasse. Mais il y avait une grande glace au mur du fond du magasin et c’est là qu’il vit…

 

 

« Bon Dieu, encore un autre ! s’exclama Dominic.

– OK. » Brian fila comme une flèche de l’autre côté de l’entrée prendre position contre le mur, levant son Beretta. Cela le plaçait dans le même corridor virtuel que le terroriste mais la disposition n’avantageait en rien un tireur droitier. Lui restait le choix de tirer avec sa main la plus faible – un exercice qu’il ne pratiquait pas aussi souvent qu’il aurait fallu – ou bien de s’exposer en ripostant. Mais quelque chose dans son esprit de marine lui dit et merde, et il fit un pas sur la gauche, le pistolet tenu devant lui à deux mains.

Abdullah le vit et sourit, épaula son arme… enfin, il essaya.

Aldo ajusta deux coups dans le torse de la cible, ne constata aucun effet, vida alors son chargeur. Plus de douze projectiles pénétrèrent dans le corps de l’homme…

 

 

… Abdullah les sentit tous, et il sentit son corps tressauter à chaque impact. Il voulut tirer lui aussi, mais il rata tous ses coups, et bientôt son corps ne lui répondit plus. Il bascula vers l’avant, voulant retrouver son équilibre.

Brian éjecta le chargeur vide, sortit l’autre de sa banane, l’encliqueta, fit retomber la coulisse. Il était passé en pilotage automatique. L’autre salopard bougeait toujours ! Il était temps d’y remédier. Il s’avança vers le corps prostré, écarta l’arme d’un coup de pied, et lui tira une balle en pleine nuque. Le crâne se fendit en deux – sang et cervelle explosèrent, éclaboussant le sol.

 

 

« Bon Dieu, Aldo ! dit Dominic, arrivant au côté de son frère. Laisse tomber ! On en a encore au moins un en vadrouille. Il me reste plus qu’un chargeur, Enzo.

– Moi aussi, frérot. »

Aussi incroyable que cela paraisse, la plupart des gens gisant à terre, y compris ceux qui avaient été touchés, étaient encore en vie. Le sang répandu sur le sol aurait pu être de la pluie après un orage. Mais les deux frères étaient trop électrisés pour être écœurés par le spectacle. Ils ressortirent de la boutique et repartirent vers le côté est du centre commercial.

Là, le carnage était presque aussi effroyable. Le sol était maculé de nombreuses flaques de sang. On entendait des cris et des gémissements. Brian passa devant une fillette, trois ans peut-être, debout devant le corps de sa mère, agitant les bras comme un oisillon agite ses ailes. Pas le temps, pas le moindre foutu temps pour faire quoi que ce soit. Il aurait aimé que Pete Randall soit là. C’était un bon soldat. Mais même le premier maître Randall aurait été submergé.

Il entendait encore crépiter une arme automatique à silencieux. Ça venait de la boutique de fringues Belk, un peu plus sur la gauche. Pas si loin que ça, à en juger par le vacarme. Le bruit des armes automatiques est caractéristique. Rien d’autre n’y ressemble. Ils se séparèrent, chacun longeant un côté de la petite coursive passant devant le torréfacteur et le marchand de chaussures Bostonian pour gagner la prochaine zone de combat.

Le rez-de-chaussée de chez Belk était dévolu à la parfumerie et au maquillage. Comme avant, ils se guidèrent au bruit. Il y avait six femmes à terre au rayon parfumerie, trois autres au maquillage. Certaines étaient visiblement mortes. D’autres, tout aussi manifestement en vie. Certaines appelaient à l’aide, mais ils n’avaient pas le temps. Les jumeaux se séparèrent à nouveau. Le bruit venait de cesser. Il provenait jusqu’ici de l’avant gauche, mais avait disparu. Le terroriste s’était-il enfui ? Ou bien était-il simplement à court de munitions ?

Il y avait des douilles partout sur le sol – des 9 millimètres en laiton, constatèrent-ils tous les deux. Le gars s’était visiblement payé du bon temps, nota Dominic. Les glaces fixées aux piliers de soutien avaient presque toutes été pulvérisées par les impacts. Son œil exercé conclut que le terroriste était sans doute entré par le devant, qu’il avait arrosé les premières personnes qu’il avait vues – toutes des femmes – avant de battre en retraite sur la gauche, sans doute vers ce qu’il estimait être d’autres cibles potentielles. Le gars était probablement seul, estima Brian.

OK, et maintenant, contre qui se bat-on ? se demanda son frère. Comment va-t-il réagir ? Comment pense-t-il ?

Pour Brian, c’était plus simple : T’es où, espèce d’enculé ?

Pour le marine, c’était un ennemi armé, rien d’autre. Pas une personne, pas un être humain, pas même un cerveau pensant, juste une cible tenant une arme.

Zuhaïr éprouva une soudaine baisse d’excitation. Il avait été plus excité que jamais encore dans toute sa vie. Il n’avait connu que quelques femmes, et il en avait certainement tué plus aujourd’hui qu’il n’en avait baisé de toute son existence… mais pour lui, ici et maintenant, quelque part c’était du pareil au même.

Et tout cela lui parut éminemment gratifiant. Il n’avait entendu aucune des fusillades précédentes, c’est à peine s’il avait entendu ses propres rafales, tant il était absorbé par le boulot qu’il faisait. Et il avait fait du bon boulot. Leurs regards quand ils le voyaient, lui et son pistolet-mitrailleur… et les regards quand les balles frappaient… c’était bien agréable. Mais il ne lui restait plus que deux chargeurs à présent. L’un était engagé dans l’arme, l’autre dans sa poche.

Étrange, se dit-il, de pouvoir entendre à présent le silence relatif. Il n’y avait plus âme qui vive à proximité. Enfin… plus une femme indemne, plutôt. Certaines de ses victimes gémissaient. Certaines mêmes essayaient de s’échapper en rampant…

Il n’en était pas question, il le savait. Zuhaïr se dirigea vers l’une d’elles, une brune avec un pantalon rouge de pute.

 

 

Brian siffla son frère et pointa le doigt. Le mec était là, un mètre quatre-vingts, pantalon saharienne et kaki, à quarante-cinq mètres. Un tir d’exercice au fusil, un truc pour camp d’entraînement, mais pas aussi simple pour son Beretta, si bon tireur fût-il.

Dominic acquiesça et partit dans la direction indiquée, mais sans cesser de regarder à gauche et à droite.

 

 

« Tant pis pour toi, femme, lui dit Zuhaïr, en anglais. Mais n’aie crainte, je t’envoie retrouver Allah. Tu me serviras au paradis. » Et il voulut lui tirer une seule balle dans le dos. Mais l’Ingram ne le permet pas si facilement. À la place, il lâcha une rafale de trois projectiles à une distance d’un mètre.

 

 

Brian vit toute la scène et quelque chose en lui se libéra. Le marine se redressa et visa à deux mains. « Espèce d’enculé ! » hurla-t-il, et il tira aussi vite que le permettait la précision, à une distance d’une trentaine de mètres. Il tira un total de quatorze coups, vidant presque son arme. Et plusieurs, fait remarquable, firent mouche.

 

 

Trois en fait, dont un toucha la cible à l’abdomen, un autre en pleine poitrine.

La première balle fit mal. Zuhaïr ressentit l’impact comme un coup de genou dans les testicules. Ses bras retombèrent par réflexe de protection contre une autre blessure. Il avait toujours l’arme dans les mains et il lutta contre la douleur pour essayer de la redresser alors qu’il voyait l’homme approcher.

 

 

Brian n’oublia rien. En fait, quantité de choses revinrent en avalanche à sa conscience. Il devait se souvenir des leçons de Quantico – et de l’Afghanistan – s’il voulait dormir ce soir dans son lit. Aussi prit-il un itinéraire indirect, contournant les devantures, gardant les yeux sur la cible et comptant sur Enzo pour surveiller les alentours. Mais il le faisait aussi. Sa cible ne maîtrisait plus son arme. L’homme le fixait, le visage étrangement empli de terreur… mais avec… comme un sourire ? C’était quoi, ce plan ?

Il avança franchement, droit sur le salopard.

De son côté, Zuhaïr avait cessé de lutter contre le poids soudain insurmontable de son flingue, et il se redressa du mieux qu’il put, pour regarder droit dans les yeux son tueur.

« Allah akhbar, dit-il.

– Merci, de rien, répondit Brian, qui lui tira une balle en plein front. J’espère que tu te plairas en enfer, ajouta-t-il, avant de se pencher pour récupérer l’Ingram qu’il fit passer derrière son dos.

– Dégage vite fait, Aldo », ordonna Dominic. Brian ne se le fit pas dire deux fois. « Bon Dieu, j’espère que quelqu’un a appelé police-secours.

– OK, tu me suis au premier niveau, enchaîna Dominic.

– Que… Pourquoi ?

– Et s’ils étaient plus de quatre ? » La réponse en forme de question fut comme un coup de poing dans la bouche de Brian.

« OK, tu passes en tête, frérot. »

Il leur parut presque irréel que l’escalier mécanique continue de fonctionner mais ils l’empruntèrent néanmoins, tapis et surveillant les alentours. Il y avait des femmes partout… enfin, partout à bonne distance de l’escalator…

« FBI ! s’écria Dominic. Est-ce que tout le monde va bien ?

– Oui », lui répondirent de nombreuses voix, de tout le premier étage.

Le côté professionnel d’Enzo reprit le dessus : « OK, nous maîtrisons la situation. La police sera là d’ici peu. Jusqu’à son arrivée, tout le monde s’assoit et se tient tranquille. »

Les jumeaux passèrent du sommet de l’escalier montant à celui de l’escalier descendant. Il était manifeste que les terroristes n’étaient pas montés jusqu’ici.

La redescente fut un cauchemar inexprimable. Là aussi, une succession de mares de sang s’étalait du rayon parfumerie à celui des sacs à main ; et, à présent, les victimes les plus chanceuses qui n’étaient que blessées réclamaient de l’aide en pleurant. Mais là aussi, les jumeaux avaient plus important à faire. Dominic reconduisit son frère dans la galerie principale. Il tourna à gauche pour inspecter le premier terroriste sur lequel il avait tiré.

Celui-ci était mort, aucun doute là-dessus. Sa dernière balle de 10 millimètres lui avait transpercé l’orbite droite.

Donc, il n’en restait plus qu’un – s’il était encore en vie.

 

 

Il l’était, malgré tous les coups reçus. Mustafa essayait de bouger mais ses muscles, privés de sang et d’oxygène, n’écoutaient plus les ordres transmis par le système nerveux central. Il se retrouva à regarder en l’air, comme rêveusement, lui sembla-t-il, même à lui-même.

« T’as un nom ? » lui demanda quelqu’un.

Dominic avait à moitié escompté une réponse. L’homme était manifestement à l’agonie. Il se retourna pour chercher son frère. Pas là. « Hé, Aldo ! » lança-t-il, sans obtenir de réponse immédiate.

Brian était chez Legends, une boutique d’articles de sports, examinant rapidement les lieux. Son initiative fut récompensée et il regagna la galerie centrale.

Dominic s’y trouvait, en train d’interroger son « suspect », sans obtenir davantage de réponse.

« Hé, tête de nœud », dit Brian en revenant. Puis il s’agenouilla dans le sang près du mourant. « J’ai un truc pour toi. »

Mustafa leva les yeux, intrigué. Il savait que la mort était proche et, sans l’accueillir avec plaisir, il était satisfait mentalement d’avoir rempli son devoir vis-à-vis de sa foi et de la loi divine.

Brian saisit les mains du terroriste et les croisa sur son torse ensanglanté. « Je veux que tu emportes ça en enfer avec toi. C’est du cuir de porc, connard, faite avec la peau d’un authentique cochon de l’Iowa. » Et Brian posa les mains sur le ballon de foot tout en rivant ses yeux dans ceux du salaud.

Les yeux s’agrandirent d’horreur devant cette transgression. Il aurait voulu que ses bras repoussent la chose mais les mains de l’infidèle vainquirent ses efforts.

« Ouais, c’est ça. Je suis Iblis en personne, et je t’invite chez moi. » Brian sourit jusqu’à ce que toute vie quitte les yeux du terroriste.

« C’est quoi, cette histoire ?

– Laisse tomber, répondit Brian. Allez viens. »

Ils retournèrent vers l’endroit où tout avait commencé. De nombreuses femmes gisaient au sol, la plupart bougeaient plus ou moins. Toutes saignaient, certaines abondamment. « Trouve une pharmacie… J’ai besoin de pansements, et vérifie que quelqu’un a bien appelé police-secours.

– D’accord. » Dominic fila tandis que Brian s’agenouillait près d’une femme d’une trentaine d’années, touchée en pleine poitrine. Comme la plupart des marines, et comme tous les officiers, il avait des notions de secourisme. Il vérifia d’abord si les voies respiratoires étaient dégagées. OK, la victime respirait. Elle avait une hémorragie due à deux impacts de balles dans la partie supérieure gauche du torse. Il y avait un peu d’écume rose à ses lèvres. Les poumons étaient atteints, mais la blessure n’était pas grave. « Est-ce que vous m’entendez ? »

Un signe de tête, une réponse rauque : « Oui.

– OK. Ça va aller. Je sais que ça fait mal, mais vous allez vous en tirer.

– Qui êtes-vous ?

– Brian Caruso, m’dame. Corps de marines des États-Unis. Vous inquiétez pas, ça ira. À présent, faut que j’essaie d’aider les autres.

– Non, non… je… » Elle lui agrippa le bras.

« M’dame, il y a d’autres gens ici qui sont plus amochés que vous. Vous allez vous en sortir. » Et, sur ces mots, il se dégagea.

Le blessé suivant était dans un sale état. Un enfant, cinq ans peut-être, un petit garçon, avec trois impacts dans le dos, et qui baignait dans son sang. Brian le retourna. Les yeux étaient ouverts.

« Comment tu t’appelles, petit ?

– David… Prentiss, répondit-il d’une voix faible mais claire.

– OK, David, on va te retaper. Où est ta maman ?

– Je sais pas. » Il se faisait du souci pour sa mère, semblant plus inquiet pour elle que pour lui, comme n’importe quel môme.

« OK, je vais m’occuper d’elle, mais d’abord, laisse-moi t’examiner, d’accord ? » Il leva les yeux pour découvrir Dominic qui se précipitait vers lui.

« Il n’y a pas de pharmacie ! cria-t-il presque.

– Trouve quelque chose, des tee-shirts, n’importe quoi ! » ordonna-t-il à son flic de frère. Et Dominic fonça vers la boutique d’articles de sport où Brian avait acheté ses bottes. Il en revint quelques secondes plus tard, les bras chargés de sweat-shirts arborant divers sigles.

Et, juste à ce moment, le premier flic se pointa, son arme de service tenue à deux mains.

« Police ! cria le flic.

– Par ici, bordel de merde ! » rugit en réponse Brian. Il fallut peut-être dix secondes à l’agent pour faire le point.

« Rengaine ton artillerie, soldat. Tous les méchants sont neutralisés, lui dit Brian sur un ton plus mesuré. On aura besoin de toutes les ambulances que vous avez dans cette ville, et prévenez l’hosto qu’ils vont avoir toute une tripotée de blessés. Vous avez une trousse de premiers secours dans votre voiture ?

– Qui êtes-vous ? demanda le flic, qui n’avait pas rengainé son arme.

– FBI, répondit Dominic, dans son dos, brandissant sa carte de la main gauche. La fusillade est terminée, mais on a un paquet de victimes. Appelez tout le monde. Alertez le bureau local du FBI et tous les autres. Allez, prenez-moi cette radio, et grouillez-vous, tout de suite, merde ! » Comme la plupart des flics américains, l’agent Steve Barlow était équipé d’une radio portative Motorola, avec un micro-écouteur clipsé sur l’épaulette de sa chemise d’uniforme. Aussitôt, il appela fébrilement des renforts et les secours.

Brian reporta son attention sur le petit garçon dans ses bras. En cet instant, David Prentiss était tout ce qui importait au monde pour Brian Caruso. Mais les lésions étaient internes. Le gamin avait plus d’une perforation au torse et ce n’était pas bon du tout.

« OK, David, on va voir ça bien tranquillement. Est-ce que ça fait très mal ?

– Très », répondit le petit garçon, dans un souffle. Son visage pâlissait. Brian le déposa sur le comptoir du kiosque de piercing, puis se rendit compte qu’il pourrait peut-être trouver là quelque accessoire utile -mais il ne trouva que des paquets de coton. Il prit plusieurs boules qu’il enfonça, deux par deux, dans chacun des orifices perforant le dos du petit blessé, avant de le retourner. Mais le petit avait des hémorragies internes. Il saignait si abondamment que ses poumons allaient s’affaisser, et il s’endormirait et mourrait d’asphyxie d’ici quelques minutes, à moins de le ventiler artificiellement pour regonfler les poumons, et Brian ne pouvait strictement rien y faire.

« Mon Dieu ! » Surprise, c’était Michelle Peters, tenant la main d’une petite fille de dix ans, l’air blafard.

« Michelle, si vous avez la moindre notion de secourisme, trouvez-nous quelqu’un et remuez-vous le cul », ordonna Brian.

Mais elle ne pouvait pas vraiment faire grand-chose. Elle prit une poignée de boules de coton avant de repartir.

« Hé, David, tu sais ce que je suis ? demanda Brian.

– Non, répondit le môme, une trace de curiosité surmontant la douleur qui lui transperçait la poitrine.

– Je suis un marine. Tu sais ce que c’est ?

– C’est comme un soldat ? »

Le gosse était en train de mourir entre ses bras, se rendit-il compte. Mon Dieu, non, je vous en supplie, pas ce petit garçon.

« Non, on est bien mieux que des soldats. Un marine, c’est à peu près ce qu’on peut être de mieux. Peut-être qu’un jour, quand tu seras grand, tu pourras être marine, comme moi. Qu’est-ce que t’en penses ?

– Et descendre les méchants ? demanda David Prentiss.

– Un peu, Dave ! lui assura Brian.

– Cool, songea David, et puis ses yeux se fermèrent.

– David ? Reste avec moi, David. Reviens, Dave, rouvre-moi ces yeux. Il faut qu’on cause encore. »

Il étendit doucement le petit garçon sur le comptoir et tâta le pouls carotidien.

Il n’y en avait plus.

« Et merde… Merde de merde », murmura Brian. Et sur ces mots, toute l’adrénaline s’évapora de son corps. Il devint une coque vide, aux muscles inertes.

Les premiers pompiers se précipitaient, vêtus de tenues kaki et lestés de caisses de matériel médical. L’un d’eux, le commandant, répartissait ses hommes dans diverses directions. Deux se dirigèrent vers l’endroit où se trouvait Brian. Le premier lui ôta des bras le corps du petit garçon qu’il examina brièvement avant de le déposer sur le sol, puis il s’éloigna sans un mot à quiconque, laissant Brian planté là, sa chemise tachée par le sang d’un enfant mort.

Enzo, qui était à proximité, restait là à regarder sans mot dire, maintenant que les professionnels – pour l’essentiel des pompiers volontaires, en fait – avaient pris le contrôle du secteur. Ensemble, les deux frères se dirigèrent vers la sortie la plus proche, retrouvant l’air limpide de midi. L’ensemble de l’engagement avait pris moins de dix minutes.

Comme un combat réel, se rendit compte Brian. Une éternité… une éternité durant laquelle quantité de vies avaient trouvé une fin prématurée en un rien de temps. Son pistolet avait retrouvé sa place au fond de la banane. Le chargeur vide était sans doute encore dans la boutique Sam Goody. Ce qu’il venait de vivre était à peu près l’équivalent de ce qu’avait vécu Dorothy, aspirée par une tornade au Kansas… Sauf qu’il n’avait pas émergé au pays d’Oz. C’était toujours le centre de la Virginie et, derrière lui, il y avait un monceau de morts et de blessés.

« Qui êtes-vous, les gars ? » C’était un capitaine de police.

Dominic exhiba sa carte du FBI et cela parut lui suffire.

« Que s’est-il passé ?

– Il semblerait que des terroristes – quatre – sont entrés canarder tout le monde. Ils sont tous morts. On les a eus, tous les quatre, lui indiqua Dominic.

– Z’êtes blessé ? » demanda le capitaine en voyant le sang sur la chemise de Brian.

Aldo hocha la tête. « Pas une égratignure. Cap’taine, vous avez plein de civils blessés, à l’intérieur.

– Et qu’est-ce que vous veniez faire ici, les gars ? insista l’officier de police.

– Acheter des chaussures, répondit Brian, une touche d’amertume dans la voix.

– Merde… pas possible », observa le capitaine, contemplant l’entrée du centre commercial. S’il restait planté là, c’est juste parce qu’il redoutait ce qu’il allait découvrir à l’intérieur. « Des idées ?

– Bouclez-moi le secteur, suggéra Dominic. Vérifiez toutes les plaques d’immatriculation. Fouillez les terroristes pour voir s’ils ont des papiers sur eux. Vous connaissez la routine, non ? Où est le responsable local du FBI ?

– Il y a juste un agent résident. Le bureau le plus proche est à Richmond. On les a déjà prévenus. Le divisionnaire est un certain Mills.

– Jimmy Mills ? Je le connais. Eh bien, le Bureau devrait envoyer toute une escouade de gars. Le mieux est d’établir un périmètre de sécurité et, en attendant leur arrivée, de faire évacuer les blessés. C’est un sacré bordel là-bas, capitaine.

– Je veux bien le croire. Bon, je reviens… »

Dominic attendit que le policier pénètre dans le centre, puis il flanqua un coup de coude à son frère pour lui indiquer de regagner sa Mercedes avec lui. Une voiture de police était garée à l’entrée du parking ; les deux flics en uniforme dont un muni d’un fusil antiémeute virent la carte du FBI et leur firent signe de passer. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour à la plantation.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Alexander dans la cuisine. À la radio, ils disent…

– Pete, vous vous souvenez des scrupules que j’ai pu émettre ? fit Brian.

– Ouais, mais qu’est-ce…

– Eh bien vous pouvez les oublier, Pete. Pour de bon », annonça Brian.