L'île n'était jamais populeuse, mais il fallut pourtant une série d'accidents pour la rendre déserte, au point que pas une trace de vie humaine n'en diversifiait les heures ; nous errâmes dans le coquet jardin public de la ville, parmi des maisons closes où pas même un écriteau aux fenêtres n'évoquait le propriétaire, retiré sans doute en d'autres quartiers; et, lorsque nous visitâmes le bungalow du Gouvernement, Mr. Donat, suppléant au Vice-Résident, nous reçut seul et nous traita avec un punch aux noix de coco, dans la salle des sessions au Tribunal de ce vaste archipel, nos verres dressés au milieu des assignations et des papiers de recensement.

L'impopularité d'un ancien Vice-Résident avait déterminé l'exode de la population, ses employés indigènes renonçant successivement à leurs maigres appointements, et se retirant, l'un après l'autre, dans les districts les plus reculés de l'île. Là-dessus, le Gouverneur de Papeete promulgua un décret : chaque territoire des Paumotu devait être délimité et enregistré à une date donnée. Or, la population de l'archipel est à moitié nomade ; il est rare qu'un homme appartienne à un atoll déterminé ; il appartient à plusieurs et peut avoir des attaches et des parents dans une dizaine d'entre eux, et les habitants de Rotoava en particulier, hommes, femmes et enfants, depuis le gendarme jusqu'au prophète mormon et au maître d'école, possèdent — j'allais dire un terrain — tout au moins quelques blocs de corail et quelques cocotiers dans une île adjacente. Et précisément, tous ceux-ci — depuis le gendarme jusqu'au baby à la mamelle, le pasteur suivi de son troupeau, le maître d'école escorté de ses élèves, et les élèves armés de leurs livres et de leurs ardoises — avaient pris le bateau quelques deux jours avant notre arrivée et étaient tous occupés à se disputer sur les limites de leurs propriétés. On s'imagine les éclats perçants de leurs disputes mêlés au bruit du flot, et aux cris des oiseaux de mer dispersés. Le parfait ensemble de leur fuite était admirable, pareil à celui des oiseaux migrateurs ; ils n'avaient rien laissé derrière eux que des maisons vides, comme les vieux nids que repeuplent les printemps prochains; et même leur vieux magister, inoffensif et nécessaire, entraîné à leur suite, avait suivi leur migration. Il en partit ainsi cinquante, et sept seulement demeurèrent. Néanmoins, quand j'organisai une fête à bord du Casco, le nombre de mes hôtes s'éleva, non pas à sept, mais bien à sept fois sept : d'où ils surgirent, comment ils se trouvèrent convoqués, et par où ils disparurent, une fois le festin consommé, je ne m'en doute pas. D'accord avec les légendes des îles-basses, et ces terribles apparitions qui font éviter aux habitants les côtes de l'atoll du côté de l'océan, qui sait si une quarantaine de ceux qui festoyèrent avec nous n'étaient pas revenus, pour la circonstance, du royaume des morts ?

Cette solitude nous donna l'idée de louer une maison, et de devenir pour un temps des habitants de l'île — habitude que j'ai toujours encouragée depuis. Mr. Donat nous plaça, dans ce but, sous l'escorte d'un certain Taniera Mahinui, réunissant le double caractère du catéchiste et du forçat. Le lecteur peut sourire, mais je l'affirme, il incarnait les qualités de ces deux rôles. Et celui de forçat tout le premier, par cette félonie indélébile qu'on retrouve dans tous les pays du monde chez les criminels enchaînés et emprisonnés. Taniera était un homme bien né — et, comme il le disait volontiers, l'ancien chef d'un district de 800 âmes à Anaa. A un moment de calamités, les autorités de Papeete chargèrent les chefs de percevoir les impôts. On ne sait s'il en fut beaucoup récolté, mais certainement rien ne fut remis à destination ; et Taniera, mis en vedette par une visite à Papeete et la grande vie qu'il avait menée dans les restaurants, fut choisi comme bouc émissaire. Il faut bien comprendre que la faute incombait, en premier lieu, non à Taniera, mais aux autorités de Papeete. La charge imposée était disproportionnée ; à ma connaissance, aucun Polynésien n'était capable de porter pareil fardeau. Même de braves et honnêtes Hawaïens — un, entre autres, connu et admiré par les blancs eux-mêmes comme un magistrat inflexible — ont trébuché dans l'étroit sentier de la probité administrative. Et Taniera, quand vint l'heure de l'arrestation, dédaigna de dénoncer ses complices. D'autres avaient partagé le butin ; seul il porta la peine. Il fut condamné à cinq ans. Quand j'eus le plaisir de faire sa connaissance, la période n'était pas encore expirée. Il recevait encore les rations de la prison (dernier et assez cher souvenir de ses chaînes) et envisageait, je crois, non sans alarme, la date de son affranchissement. Car il n'éprouvait aucune honte de sa situation ; ne se plaignait de rien, sinon de la table défectueuse de son lieu d'exil ; ne regrettait rien que les oiseaux, les œufs et les poissons de son île natale plus favorisée. Et quant à ses paroissiens, leur considération pour lui ne s'en trouvait pas diminuée d'un cheveu.. L'écolier condamné à copier mille lignes de grec, et éternellement consigné au dortoir, jouit d'une estime sans mélange de la part de ses condisciples. Ainsi en était-il pour Taniera : un homme suspect, non déshonoré ; tombé sous les coups des dieux lointains ; tel peut-être Job — ou, si vous voulez, un Taniera dans la fosse aux lions. Sans doute des complaintes ont été composées et chantées en l'honneur de ce saint Robin Hood. D'un autre côté il était hautement qualifié pour les fonctions qu'il remplissait dans l'Eglise ; étant par nature un homme grave, doux et considéré ; au visage rude et sérieux, au sourire brillant ; passé maître en plusieurs professions, également bon constructeur de bateaux et de maisons; doué d'une belle voix de chantre, et aussi d'une telle éloquence qu'au bord de la tombe du dernier chef de Fakarava, il fit verser des larmes à toute l'assistance. Je n'ai jamais vu un homme ayant une mentalité plus ecclésiastique ; il aimait à discuter et à s'instruire dans la doctrine et l'histoire des sectes; et quand je lui montrai les gravures d'un volume de l'Encyclopédie de Chamber, nulles — celle d'un singe excepté — ne l'enthousiasmèrent comme celles qui représentaient les chapeaux de cardinaux, les encensoirs, les chandeliers et les cathédrales. Et je crois qu'au moment où il contemplait le chapeau de cardinal, une voix murmurait à son oreille : « Tu as un pied au bas de l'échelle ! »

Sous la direction de Taniera, nous fûmes bientôt installés dans ce qui était, je crois, la maison particulière la mieux aménagée de Fakarava. Elle s'élevait Juste derrière l'église, au milieu d'un champ cultivé de forme oblongue. Plus de trois cents sacs de terre ont été apportés de Tahiti pour le jardin de la Résidence, et il faudra bientôt les renouveler, car la terre s'envole, s'affaisse dans les crevasses de corail et finit par disparaître complètement. J'ignore ce qu'il était entré de terre dans le jardin de ma villa, mais une quantité sans doute suffisante, car une allée de bananiers prospères s'étendait jusqu'à la grille ; et sur tout le reste de l'enclos, couvert de cette sorte de mâchefer habituel que produit le corail pulvérisé, croissaient, non seulement des cocotiers et des mikis mais aussi des figuiers, délicieusement verts. Bien entendu, aucune trace d'herbe. Devant, une palissade nous séparait de la route blanche, et les bords frangés de palmes du lagon, et le lagon lui-même reflétaient, le jour, les nuages, la nuit, les étoiles. Par derrière, un rempart de coraux non cimentés nous isolait de l'étroite ceinture du taillis et de la grève toute proche où l'océan roulait son tonnerre dont le grondement et les éclats bourdonnaient cependant dans les chambres de la maison.

Celle-ci était tout d'une pièce, entourée d'une véranda. Elle contenait trois chambres, trois machines à coudre, trois coffres de bord, des chaises, des tables, deux lits, un berceau, un fusil à répétition, deux agrandissements de photographies coloriées, deux gravures en couleur d'après Wilkie et Mulready, et une lithographie française portant cette légende : « La brigade du Général Lepasset brûlant son drapeau devant Metz. » Un fourneau rouillé gisait sous les pilotis de la maison, jusqu'à ce que nous l'ayons remis en usage. Non loin de là, dans le corail, se trouvait la crevasse où nous puisions une eau saumâtre. D'ailleurs, les animaux comestibles ne manquaient pas sur la propriété — des coqs, des poules et un couple de chats irréguliers que Taniera venait nourrir tous les matins, au lever du soleil, avec des noix de coco grillées. Sa voix était notre réveil quotidien, résonnant gaiement à travers le jardin : « Pooty — pooty — poo — poo — poo ! »

Eloignés comme nous l'étions des affaires publiques, le voisinage de la chapelle rendait notre situation, ce que les agences qualifent de désirable, et nous permettait de prendre un aperçu de la vie des naturels. Tous les matins, après avoir nourri les animaux, Taniera sonnait la cloche dans le petit beffroi ; et les fidèles, peu nombreux, s'en venaient à la prière. J'y assistai une fois ; c'était le jour du Seigneur ; sept femelles et huit mâles composaient l'assemblée. Une femme faisait le chantre, entonnant sur une note indéfiniment prolongée; le catéchiste entonnait à la seconde mesure, puis les fidèles en chœur. Quelques-uns suivaient dans des livres de prières imprimés ; les autres remplissaient les trous avec des : « Eh — eh — eh » le tol-de-rol Pomotuan. Après l'hymne, nous eûmes la lecture, à l'antiphonaire, d'une ou deux prières puis Taniera se leva du premier banc où il était assis dans sa robe de catéchiste, passa derrière la grille du chœur, ouvrit sa bible tahitienne et commença à prêcher d'après des notes. Je compris un mot — celui de Dieu ; mais le prédicateur conduisait sa voix avec art, avait des gestes rares et expressifs et donnait une grande impression de sincérité. Ce simple service, cette Bible indigène, ces hymnes, principalement inspirés des hymnes anglais — le God save the Queen est, parait-il, un grand favori ; tout, sauf les quelques fleurs de papier sur l'autel, avait un aspect sévèrement protestant. C'est ainsi que les Catholiques ont trouvé leurs prosélytes des îles-basses déjà à moitié route.

Taniera avait les clefs de notre maison ; c'est avec lui que je passai mon contrat, si on pouvait appeler contrat celui où tout était laissé à ma générosité ; c'est lui qui nourrissait les chats et les volatiles, lui qui venait nous rendre visite et partager notre repas comme un vieil ami ; et longtemps, nous nous plûmes à imaginer qu'il était notre propriétaire ; cette croyance ne devait pas résister à l'épreuve de l'expérience, et, comme on le verra par la suite de ce chapitre, n'avait rien à faire avec la réalité.

Nous eûmes quelques jours de grande chaleur, sans air, très calmes ; les chercheurs de coquillages étaient exilés du bord de l'océan, où les coups de soleil les guettaient de 10 heures à 4 heures; les plus hautes palmes pendaient, immobiles ; on n'entendait d'autre voix que celle de la mer dans le lointain. A la fin, vers 4 heures d'un certain après-midi, de longues pattes d'oie ridèrent la surface du lagon; et soudain au sommet des arbres, se fit sentir le bienfaisant remous des alizés qui subitement éventa toutes les maisons et toutes les allées de l'île. A plus d'un navire charmé, retenu par le calme plat en vue des vertes rives, ce vent apporta la délivrance; et le lendemain matin, une goélette et deux canots étaient amarrés dans le port de Rotoava. Non seulement sur la mer extérieure, mais dans le lagon lui-même, un certain commerce se réveilla avec les vivifiantes brises ; et un certain métis, entre autres, nommé François, disposa son étalage à la première heure, dans son propre canot, à moitié couvert. Il avait eu, autrefois, une charge à la cour, étant, je crois, le ramoneur de la Résidence. L'impopularité du Résident ayant suscité des troubles, il avait jeté bas ses dignités et fui vers les régions éloignées de l'atoll pour y planter des choux ou tout au moins des cocotiers. Il en était chassé, à présent, par des exigences telles que Cincinnatus lui-même a dû en connaître, et s'en vint vers la capitale, siège de ses anciennes fonctions, pour échanger une demi-tonne de copra contre le froment indispensable. Et ici, pour un instant, l'histoire de son voyage s'interrompt.

Je reviens, par contre, à notre maison, où vers 7 heures du soir, le catéchiste arriva soudain avec son air avenant, et armé d'un trousseau de clefs considérable. Il essaya celles-ci sur les coffres de bord, les prenant l'une après l'autre à leur place contre le mur. Des têtes d'étrangers apparurent dans la porte et donnèrent des conseils. Ce fut en vain. Ou bien ce n'étaient pas les clefs voulues, ou pas les coffres voulus, ou pas l'homme voulu pour les employer. Taniera commença par s'agiter et enrager ; puis, il eut recours au système plus sommaire de la hachette ; un des coffres fut brisé, et une brassée de vêtements, masculins et féminins, en fut tirée et tendue aux étrangers sur la véranda.

Ceux-ci étaient François, sa femme et leur enfant.

Vers 8 heures du matin, au milieu du lagon, leur canot avait chaviré. Ils le remirent à flot et quoiqu'il fût plein d'eau, ramenèrent l'enfant à terre. La grande voile avait été emportée, mais le petit foc l'entraînait lentement, tandis que François et la femme nageaient à l'arrière et manœuvraient le gouvernai) avec leurs mains. Le froid était cruel ; la fatigue, à la longue, devenait excessive, et dans ce réservoir de requins, la peur les gagnait. A tout coup, François, le demi-sang, voulait tout lâcher et couler ; mais la femme, de bonne et pure race amphibie, l'encourageait avec des paroles de bonne humeur. Et cela me rappelle une femme de Hawaï qui nagea avec son mari, je n'ose dire pendant combien de milles, par une mer démontée, et finalement gagna la terre avec le corps de son mari mort dans les bras. Il était environ 5 heures du soir lorsque François et sa femme, après neuf heures de natation, abordèrent à Rotoava. Le courageux combat était gagné, et tout de suite, apparaît le côté le plus puéril de leur caractère. Ils avaient soupé, conté et raconté leur histoire, ruisselants comme ils étaient ; la femme, que Mrs. Stevenson aida à se changer, avait les membres comme pétrifiés par le froid ; et François, ayant passé une chemise et des pantalons de coton secs, passa le reste de la soirée sur mon plancher, entre des portes ouvertes, au milieu des courants d'air. Et pourtant, François, fils d'un père français, parle lui-même le plus pur français et paraît être intelligent.

Notre première pensée fut que notre catéchiste, se conformant à ses principes, abandonnait son superflu pour couvrir ceux qui étaient nus. Puis nous découvrîmes que François portait sur lui son propre bien. Les vêtements étaient à lui, de même les coffres, de même la maison. Par le fait, François était le vrai propriétaire. Pourtant, vous remarquerez qu'il se tenait à l'écart, dans la véranda, tandis que Taniera exerçait ses mains novices sur les serrures; et maintenant.

comme son vrai caractère nous était révélé, le seul usage qu'il fit de sa propriété fut de laisser les vêtements de sa famille sécher sur la palissade. Taniera continua d'être l'ami de la maison, de nourrir la volaille, de nous rendre des visites quotidiennes, tandis que François se tenait modestement à l'écart pendant tout le reste de son séjour. Et voici qui est plus curieux encore. Depuis que François avait perdu tout le chargement de son canot, la demi-tonne de copra, une hache, des gamelles, des couteaux et des habits — depuis qu'il avait, en quelque sorte, à recommencer la vie (et la farine dont il avait besoin n'était encore ni achetée ni payée), je lui proposais de lui avancer ce qu'il lui fallait, sur le loyer. A ma stupéfaction, il refusa, et la raison qu'il allégua — si l'on peut appeler une raison ce qui ne fait qu'obscurcir la raison, — fut que Taniera était son ami. Vous remarquerez son « ami », non son créancier. Je demandai des explications et on m'apprit que Taniera, exilé dans une île étrangère, pouvait bien avoir des dettes, mais n'était certainement le créancier de personne.

Un matin, de très bonne heure, nous fûmes réveillés par une arrivée tapageuse dans la cour; notre camp se trouvait forcé par une vieille dame indigène, grande, voûtée, vêtue de ce qui semblait bien être des habits de veuve. Vous pouviez, au premier coup d'œil, reconnaître une dame notable, une maîtresse de maison sévère et pratique, pleine de vie et d'énergie, et d'un tempérament plein de ressources. En réalité, il n'y avait d'indigène en elle que la couleur; et c'est un type répandu et respecté partout, même chez nous. Cela nous fit du bien de la voir arpenter les lieux, examinant les plantes et les poulets, arrosant les unes, nourrissant et pomponnant les autres, prenant violemment et effectivement possession de tout. Quand elle approcha de la maison, notre sympathie faiblit ; quand elle vint au coffre brisé, je désirai ardemment être ailleurs.

Nous échangeâmes à peine une parole ; mais toute sa stature courbée parlait pour elle avec une éloquence indignée. « Mon coffre ! » criait-elle, avec un accent sur le possessif : « Mon coffre, défoncé, ouvert ! voilà des choses en bel état ! » Je me hâtai de rejeter le blâme sur qui de droit — sur François et sa femme — et découvris que j'empirais les choses au lieu de les arranger. Elle répéta les noms, d'abord avec incrédulité, puis avec désespoir. Un moment, elle sembla pétrifiée, puis elle entreprit de vider la caisse, empilant ses biens sur le parquet, évaluant visiblement la mesure des ravages commis par François, et on put la voir ensuite engagée dans une conversation animée avec Taniera, dont les oreilles pendaient comme celles d'un coupable.

Ainsi donc, selon toute évidence, voilà quelle devait être enfin ma propriétaire ; elle en manifestait pleinement tous les caractères. N'aborderais-je pas avec elle la question de mon loyer toujours en suspens ? Je demandai conseil à un des spectateurs : « Gardez-vous en bien ! » s'écria-t-il. « C'est la vieille femme, la mère. Ce n'est pas à elle. » « Voilà, je crois, l'homme à qui appartient la maison », et il désigna une des photographies en couleur pendue au mur. Sur ce, j'abandonnai tout espoir de comprendre et quand le temps de partir fut venu, dans la chambre du Tribunal de l'Archipel, avec l'approbation du Gouverneur suppléant, je payai dûment le montant de mon loyer à Taniera. Il était satisfait-, moi de même. Mais qu'avait-il à faire dans tout cela? Mr. Donat, magistrat suppléant, et un homme de leur sang, ne put jeter aucune lumière sur ce mystère ; un simple particulier, ayant quelque peu l'amour des lettres, ne peut être tenu d'en faire davantage.

 

chapitre iv

Traits et sectes des Paumotu

 

Le lecteur le plus superficiel a dû remarquer un changement d'air depuis les Marquises. La maison bourrée d'effets, l'active maîtresse de maison comptant ses possessions, le pasteur de l'île sérieux et plein de sa doctrine, la dure lutte pour la vie dans le lagon : autant de traits d'un monde tout différent. Je lis dans un pamphlet (je ne veux pas citer l'auteur), que les Marquisans ressemblent particulièrement aux Paumo-tuans. J'aurais précisément cité ces deux races, pourtant si voisines, comme représentant les deux types extrêmes de la Polynésie. La race marquisane est certainement la plus belle de toutes les races humaines, et l'une des plus grandes. — Les Paumotuans ont près d'un mètre de moins et n'ont aucune beauté. Le Marquisan est prodigue, inerte, indifférent en matière religieuse, d'une indulgence d'enfant pour lui-même ; — le Paumotuan est cupide, hardi, entreprenant, aimant à discuter les questions religieuses et non sans quelques traces d'ascétisme dans le caractère.

Il y a quelques années à peine, les habitants de l'Archipel étaient de rusés sauvages. Leurs îles pouvaient être qualifiées d'îles des Sirènes, non à cause de l'attraction qu'elles exerçaient au passage sur les navigateurs, mais pour tous les périls qui attendaient ceux-ci sur le rivage. Jusqu'en ce jour, en certaines îles écartées, le danger persiste, et le Paumotuan civilisé hésite à atterrir et à aborder son frère arriéré. Mais ceci excepté, tout danger n'est aujourd'hui qu'un souvenir. Quand notre génération était encore au berceau et confinée à la salle de jeu, il était encore une réalité. Entre 1830 et 1840, Hao, par exemple, était un endroit du plus dangereux accès, où les navires étaient capturés avec leurs équipages. Pas plus loin qu'en 1856, la goélette Sarah-Ann mit à la voile de Papeete et ne fut jamais revue. Elle avait à bord des femmes et enfants, la femme du capitaine, une nourrice, un baby et les deux jeunes fils du capitaine Steven, en route vers le continent pour y faire leurs études. On supposa-que tous avaient péri dans-une tempête. Un an plus tard, le capitaine de la Julia, longeant les côtes dé l'île appelée tour à tour Bligh, Lagoon- et Temataugi, vit des naturels en armes suivre la marche de la goélette, vêtus d'étoffes de toutes les couleurs. Des soupçons naquirent instantanément. La mère des enfants disparus prodigua l'argent nécessaire, et une première expédition ayant trouvé la place déserte, et étant . revenue après s'être contenté de tirer quelques coups de fusil, elle-même se mit en mouvement et accompagna une expédition nouvelle. Personne n'était là à leur arrivée pour la saluer ou la combattre. Pendant quelque temps ils errèrent parmi des huttes abandonnées et des fourrés déserts; puis ils se divisèrent en deux groupes et entreprirent de battre de part en part la jungle de pandanus de l'île. Un homme demeura seul au débarcadère — Teina, un chef d'Anaa, commandant les naturels armés qui formaient la partie résistante de l'expédition. A présent que ses compagnons étaient partis et que le silence tombait, profond, sur leur exploration — silence qui devait être la ruine des insulaires — un bruit de pierres qui roulent frappa l'oreille de Teina. Il regarda pensant voir un crabe, et vit à la place une main humaine brune, émergeant d'une fissure du sol. Un cri rappela les explorateurs et signifia leur arrêt aux misérables ensevelis. Dans une cave, au-dessous, on en trouva seize blottis parmi des ossements humains et des curiosités plus ou moins horribles et bizarres. L'une d'elles était une chevelure dorée qu'on supposa être celle de la femme du capitaine; une autre était la moitié du corps d'un enfant européen, séché au soleil et piqué sur un bâton, sans doute dans quelque but de sorcellerie.

Le Paumotuan est avide de richesses. Il économise, donne à contrecœur, enterre son argent, ne craint pas sa peine. Pour un dollar chacun, deux naturels passèrent la journée entière à nettoyer les cuivres du bord. C'était étrange de les voir, si infatigables, si à leur aise dans l'eau, — travaillant parfois avec leurs pipes allumées; le fumeur quelquefois complètement submergé, le récipient luisant seul à la surface ; plus étrange encore de penser qu'ils étaient les proches congénères des indolents Marquisans. Mais non seulement le Paumotuan thésaurise, garde tout pour lui, et travaille, mais il vole ; ou pour préciser, il filoute ! Il ne reniera jamais une dette, seulement il évite son créancier. Il est toujours prêt pour un acompte; sitôt qu'il l'a versé ; il disparaît. Il connaît votre bateau; dès qu'il approche une île, le voilà parti dans une autre. Vous croyez savoir son nom ; déjà il l'a changé pour un autre. Toute poursuite serait inutile dans ces îles innombrables. Le résultat peut être donné en deux mots. Un rapport du Gouvernement vient de proposer la surveillance du paiement des dettes en prenant des photographies des débiteurs; et tout dernièrement à Papeete, des crédits sur les Paumotu,. montant à 16000 pounds, furent vendus pour moins de 40 pounds — 400000 francs pour moins de 1 000 francs. — Telle quelle, l'acquisition parut hasardeuse ; et seul, l'homme qui en fut l'auteur, avait les moyens de donner autant.

Le Paumotuan est sincèrement attaché à ceux de son sang et de sa maison. Une affection touchante unit parfois les époux. Leurs enfants, tant qu'ils vivent, les dominent complètement ; s'ils meurent, leurs os ou leurs momies sont souvent conservés avec un soin jaloux, et transportés d'atoll en atoll au cours des pérégrinations de la famille. On m'a dit que dans bien des maisons de Fakarava, la momie d'un enfant était enfermée dans le coffre de bord ; sachant cela, je regardai avec quelque inquiétude ceux qui étaient près de mon lit ; peut-être ces placards, eux aussi, recélaient-ils un petit squelette.

La race semble en bonne voie de prospérité. Dans quinze îles dont j'ai pu consulter les listes, j'ai trouvé une proportion de 59 naissances pour 47 décès en 1887. Supprimez-en trois sur les 15, il restait l'honnête proportion de 50 naissances pour 32 décès. Une longue habitude des privations et celle de l'activité expliquent ce contraste avec les chiffres marquisans. Mais, le Paumotuan possède, en outre, une certaine connaissance de l'hygiène, et les rudiments d'une discipline sanitaire. Les discours publics, chez ce peuple au franc parler, jouent le rôle des contagious Diseases Act (mesures de prudence contre les maladies contagieuses).

Comme leurs voisins de Tahiti qui leur ont peut-être communiqué leur erreur, ils considèrent la lèpre avec une indifférence relative, et l'éléphantiasis avec une frayeur disproportionnée. Mais au contraire des Tahitiens, leur crainte leur inspire des moyens de défense. Quiconque est frappé de cette pénible et vilaine maladie est relégué aux extrémités des villages ; l'usage des sentiers et des grandes routes lui est interdit et il est condamné à se transporter par eau de sa maison à son champ de cocotiers, la trace de ses pas étant considérée comme infectieuse. Le Fe' efe' e, étant un produit des marais et la suite de la malaria, n'est pas originaire des atolls. Dans la seule île de Makatea, où le lagon est

maintenant devenu un marécage, le mal s'est établi. Beaucoup en sont atteints; ils sont exclus (si j'en crois Mr. Vilmot) de toutes les consolations de la société, et on croit qu'ils prennent de secrètes vengeances en contaminant volontairement, mais en secret et à leur insu, ceux qui les ont rejetés de leur sein, ce qui s'accorderait assez bien avec ce côté amer et énergique du caractère Paumotuan.

L'archipel est divisé en deux partis religieux, les Catholiques et les Mormons. Ils se dévisagent fièrement. avec un air irréductible ; mais ce ne sont que des fantômes dont les membres sont dans un flux perpétuel. Le Mormon assiste à la messe avec dévotion ; le Catholique écoute attentivement le sermon mormon ; et peut-être demain chacun aura-t-il passé dans le camp opposé. Un homme avait été un pilier de l'Eglise Romaine pendant quinze ans ; sa femme étant morte, il décréta que c'était une pauvre religion qui ne pouvait conserver sa femme à un mari et il se fit Mormon. A en croire des gens bien informés, le catholicisme était de bon ton tant qu'on était en bonne santé, mais à l'approche de la maladie il devenait prudent de s'en, séparer. En tant que Mormon, vous aviez cinq chances sur six d'en réchapper; comme Catholique, il y avait peu d'espoir ; et il se pourrait que cette opinion ait sa source dans le rite de l'Extrême-Onction. Nous savons tous ce que sont les catholiques, soit dans les Paumotu, soit chez nous. Mais le Pomotuan Mormon semble être un phénomène à part. Il n'épouse qu'une femme, se sert de la Bible protestante, observe les rites du culte protestant, interdit l'usage des liqueurs et du tabac, pratique le baptême des adultes par immersion, et après chaque faute publique, rebaptise le coupable. Je demandai des explications à Mahinui, qui était au courant de l'histoire des Mormons américains et il conclut qu'il n'existait entre eux aucun rapport. « Pour moi, me dit-il, avec une délicate charité, les Mormons ici, un petit Catholiques. » Quelques mois plus tard, j'eus l'occasion de rencontrer un compatriote à moi orthodoxe, un vieil Ecossais dissident, établi depuis longtemps à Tahiti, mais tout imprégné du parfum des bruyères de Tiree. « Pourquoi s'appellent-ils Mormons? » lui demandai-je. « Mon cher, c'est ce que je me demande ! » s'écria-t-il, « car par tout ce que j'entends dire de leur doctrine, je n'ai rien à redire contre elle, et leur vie est à l'abri de tout reproche. » Et en dépit de tout cela, Mormons ils demeurent, mais de la première semence : avec les Joséphites, les disciples de Joseph Smith, les antagonistes de Brigham Young.

Admettons donc que les Mormons sont des Mormons. De nouveaux points d'interrogation se dressent : que sont les Israélites ? et que sont les Kanitus ? Pendant longtemps, la secte avait été divisée en Mormons proprement dits et en Israélites ; je n'ai jamais pu savoir pourquoi. Il y a quelques années vint un missionnaire nommé Williams, qui rassembla beaucoup de monde, puis s'en alla, laissant une nouvelle scission imminente. Quelque chose d'irrégulier dans sa façon d'ouvrir le service, me dit-on, avait fait lever partisans et adversaires ; l'Eglise fut une fois de plus divisée en deux, et de cette division une nouvelle secte naquit : les Kanitus.

Depuis ce temps, Kanitus et Israélites, de même que les Cameroniens, et les Presbyteriens unis, ont fait cause commune ; et l'histoire ecclésiastique des Pau-motu est, pour l'instant, dépourvue d'événements. Mais cela ne durera pas longtemps, et ces Iles semblent bien devoir être l'Ecosse du Sud. Il y a deux choses que je n'ai jamais pu éclaircir : d'abord les innovations du Rév. Mr. Williams, que personne ne voulut m'expli-quer, et la signification du nom de Kanitu, que personne ne soupçonnait. Il n'était ni tahitien ni marquisan; il n'y en avait pas trace dans cette ancienne langue des Paumotu, qui tombe rapidement en désuétude. Un homme, un prêtre, Dieu le bénisse ! suggéra que c'était le nom en latin d'un petit Dieu dans la nouvelle Guinée; je laisse à plus audacieux le soin d'établir un rapport entre les deux. Mais voilà réellement une chose singulière : une secte, battant neuve, s'élevant aux acclamations populaires, et un mot dénué de tout sens inventé pour la baptiser.

Le mystère voulu semble évident, et, à en croire un observateur très intelligent, Mr. Magee de Mangareva, cet élément mystérieux est une des principales attractions de l'église mormone. Elle jouit de quelques-uns des statuts de notre franc-maçonnerie, et procure au néophyte une vague sensation d'aventure. D'autres attractions s'ajoutent certainement à celle-là. Le baptême sans cesse renouvelé, avec la succession des fêtes baptismales, est une particularité pleine de charme, vue du côté social comme du côté spirituel. Le fait que tous les fidèles aiment les offices est plus important, et plus importante encore, peut-être, la stricte observance de la discipline. « Le veto contre les liqueurs, — me dit Mr. Magee — leur amène une foule, d'adhérents. ». II n'y a pas de doute que ces insulaires n'adoraient la boisson, et pas de doute qu'ils ne se plient à sa privation. La bombance d'un jour de fête est généralement suivie d'une semaine ou d'un mois de rigoureuse sobriété. Mr. Vilmot attribue cela à la frugalité des Paumotuans et à leur amour de l'épargne. Cela va bien plus loin. J'ai parlé d'une fête que j'avais donnée à bord du Casco. Pour digérer le pain et le jambon du bord, on donna le choix à chaque convive entre du rhum ou du sirop, et sur le nombre, un seul homme -sur un ton de défi et parmi des éclats de gaieté — du « trum ! » Ceci se passait en public. J'eus la mesquinerie de répéter l'expérience chaque fois que j'en eus l'occasion, entre les quatre murs de ma maison ; et trois d'entre eux, au moins, qui en avaient refuse au festin, avalèrent du rhum gloutonnement derrière la porte. Mais d'autres résistèrent obstinément. J'ai dit que les vertus de la race étaient bourgeoises et puritaines ; et combien ceci est bourgeois ! et combien puritain ! et combien Ecossais ! et combien Yankee ! — la tentation, la résistance, la conformité hypocrite en public, les Pharisiens, les « Holy-Willies1 » (1. Les Saintes-Nitouches.) et les vrais disciples. Chez un tel peuple, la popularité d'une église ascétique est assurée ; dans ces règles strictes, dans cette surveillance perpétuelle, les faibles trouvent leur avantage et les forts un certain plaisir; et la doctrine du baptême renouvelé, carte blanche et nouveau point de départ, réconforte bien des professionnels chancelants !

Il y a encore une autre secte, ou ce qu'on appelle — improprement sans doute, — une secte, celle des Whistlers2 (2. Siffleurs.). Duncan Cameron, si en faveur chez les Mormons n'était pas moins condamné par les Whis-tlers. Et, pourtant, je ne sais, mais je continue de croire qu'il y a entre eux quelque connection, peut-être fortuite, peut-être désavouée. En tout cas, il se passe dans la maison d'un prophète israélite d'Anaa certaines choses dont je suis également sûr que Duncan les renierait et que les Whistlers les salueraient comme une imitation de leurs rites. Mon initiateur en ces matières occupait une partie de la maison ; le prophète et sa famille habitaient l'antre. Chaque nuit, à une extrémité, les Mormons chantaient leur office du soir ; chaque nuit, à l'autre extrémité, la femme du Tahitien, éveillée, écoutait leurs chants avec stupeur. A la fin elle ne put se contenir plus longtemps, réveilla son mari et lui demanda ce qu'il entendait. « J'entends plusieurs personnes chantant des hymnes », dit-il. « Ouï », répliqua-t-elle, « mais écoute encore! N'entends-tu pas quelque chose de surnaturel ? » Son attention ainsi aiguillée, il eut conscience d'une voix étrange, bourdonnante — et cependant il déclara qu'elle était admirable — qui accompagnait les chanteurs avec justesse. Le lendemain il s'informa. « C'est un esprit — dit le prophète, avec une entière simplicité — qui depuis quelque temps a pris l'habitude de se joindre à notre prière familiale. » Il était invisible et, pareil en cela à d'autres esprits apparus plus près de chez nous en ces jours dégénérés ; il était d'une ignorance grossière, ne pouvait au début que bourdonner, et n'avait appris que tout dernièrement à faire sa partie, dans le chœur, correctement.

Les façons d'agir des Whistlers ont un caractère plus ouvert. Leurs réunions se font en public, au grand jour, et tous sont « cordialement invités à y prendre part ». Les fidèles sont assis dans la salle, chantant des hymnes — disent les uns — chantant et sifflant alternativement, — disent les autres ; le chef, le sorcier — disons plutôt le médium — est assis au milieu, enveloppé d'un drap et silencieux ; et tout à coup, juste au-dessus de sa tête, quelquefois au milieu du toit, un sifflement aérien se fait entendre, terreur des inexpérimentés. C'est évidemment la voix des morts; ses enseignements sont transcrits au fur et à mesure par un expert, qui écrit, me dit-on, « aussi vite qu'un employé du télégraphe », et le résultat est finalement communiqué au public. Il est généralement de la plus patente trivialité : Un navire est annoncé; ou bien quelque bavardage oiseux répété sur le compte d'un voisin ; ou bien, si l'esprit a été consulté au sujet d'une maladie, il suggère parfois un remède. L'un de ceux-ci, une immersion dans l'eau bouillante, fut dernièrement fatal au patient. Toute cette affaire est très morne, très sotte et très européenne; elle n'a aucune des qualités pittoresques de certaines conjurations du même genre dans la Nouvelle-Zélande ; elle ne recèle pas le moindre sens, comme quelques autres que je décrirai à propos des îles Gilbert. Et, pourtant, on m'assura que beaucoup de naturels, hardis et intelligents, étaient des siffleurs invétérés. « Comme Mahiuni ? » demandai-je, désireux de me faire un type ; et on me répondit : « Oui ». Pourquoi m'étonnerai-je ? Des hommes plus éclairés que mon forçat-catéchiste s'adonnent chez nous à des absurdités également stériles et sans intérêt.

Le médium est quelquefois féminin. Ainsi, c'est une femme qui introduisit ces pratiques sur la côte nord de Taiarapu, au scandale de sa propre famille, son beau-frère en particulier, déclarant qu'elle était ivre. Mais ce qui choquait à Tahiti passait dans les Paumotu, d'autant plus que certaines femmes possèdent là, par un don de la nature, des pouvoirs utiles et singuliers. Elles se disent des dames honnêtes, bien intentionnées, quelques-unes d'entre elles, très embarrassées de leur mystérieux héritage ! Et, en vérité, les troubles causés par ces dons sont si grands, et la protection qui en découle si infime que j'hésite à l'appeler un don ou une malédiction héréditaire. Vous pouvez dévaliser le champ de cocotiers de cette dame, voler ses canots, brûler sa maison et massacrer sa famille sans inconvénient ; mais il y a une chose que vous ne devez pas faire : vous ne devez pas porter la main sur la natte où elle dort, ou votre ventre enflera et seule, la dame ou son mari, pourront vous guérir. Voici le témoignage d'un témoin oculaire, originaire de Tasmanie, bien élevé, un homme qui a gagné de l'argent — et qui n'est sûrement pas un fou. En 1886, il se trouvait dans une maison à Makatea, où deux gamins commencèrent à se livrer à des polissonneries sur les nattes : instantanément leurs ventres enflèrent ; des douleurs les prirent ; tous les remèdes possibles de l'île furent essayés en vain, et les frictions ne firent qu'augmenter leurs souffrances. On appela le maître de maison, il expliqua la nature du mal, et prépara le remède. Une noix de coco fut écossée, remplie d'herbes, et avec toutes les cérémonies d'un lancement de bateau, et les formules qui dans les Paumotu répandent les charmes, confiée à la mer. Dès cet instant, les souffrances commencèrent à s'apaiser et l'enflure à diminuer. Le lecteur peut sourire. Mais je peux l'assurer que s'il fréquentait assidûment de vieux habitués des îles, il en arriverait à admettre une chose sur deux : soit qu'il y a quelque chose dans les ventres en question, ou que toute évidence humaine n'est qu'un leurre.

Je n'ai rencontré aucune de ces dames, aux dons mystérieux ; mais je mie suis livré à une expérience de mon cru, car j'ai joué, pendant toute une nuit, le rôle de l'esprit siffleur. Un vent fatigant avait soufflé toute la journée, mais il s'était calmé à la tombée de la nuit, et la lune, alors dans son plein, roulait à travers un ciel clair. Nous allions vers le sud de l'île, sur le bord du lagon, marchant sous les hautes nefs égales des palmes, et sur un sol de sable neigeux. Aucune vie ne se manifestait ; aucun son ; jusqu'à ce que, dans une partie découverte de l'île, nous aperçûmes les cendres d'un feu, et entendîmes, non loin de là, dans une hutte sombre, des naturels parlant à voix basse. Etre assis sans lumière même en compagnie, et sous un abri, est pour un Paumotuan, un cas tout à fait étrange. Toute la scène — le puissant clair de lune et les ombres crues sur le sable, les charbons dispersés, le son atténué des voix venant de la hutte, et le clapotis du lagon sur la berge — éveilla en moi, je ne sais comment, des pensées de superstition. J'étais nu-pieds ; je remarquai que mes pas ne faisaient aucun bruit, et m'approchant de la hutte sombre, mais me tenant strictement dans l'ombre, je commençai à siffler. The Heaving of the Lead11 était l'air — bien peu tragique, — que je sifflais. A la première note, la conversation et tout mouvement cessèrent ; le silence se prolongea tant que je continuai ; et lorsqu'à mon retour je repassai par ces lieux, je constatai que la lampe était encore allumée dans la demeure, mais les langues toujours muettes. Toute la nuit, je le crois à présent, les pauvres diables tremblèrent et restèrent silencieux. Car réellement, je ne me doutais pas, à cette époque, de la nature et de l'intensité des terreurs que je leur infligeai, ni de quelles visions d'horreur les notes de cette vieille chanson avaient peuplé la sombre maison.

 

chapitre v

Funérailles paumotuanes.

 

Non, je n'avais pas idée des terreurs qu'éprouvent ces hommes. Pourtant j'avais reçu, avant cela, un avertissement qui aurait dû m'éclairer, si je l'avais compris; et cela, à l'occasion d'un enterrement.

Un peu en retrait sur l'avenue principale de Rotoava, dans une hutte de feuilles basse qui ouvrait sur un étroit enclos, comme un auvent sur un parc à cochons, un vieillard vivait solitaire avec sa vieille femme. Peut-être étaient-ils trop âgés pour émigrer avec les autres, peut-être étaient-ils trop pauvres et n'avaient-ils pas de biens à défendre. Toujours est-il qu'ils étaient restés en arrière, et ils furent ainsi invités à ma fête. J'ose le dire, ce fut tout un drame politique dans le parc à cochons, de savoir si l'on viendrait ou si l'on ne viendrait pas, et le mari balança longtemps entre la curiosité et la considération de son grand âge, jusqu'à ce que la curiosité l'emportât ; ils vinrent, et au milieu de cette dernière fête, la mort le frappa sur l'épaule. Pendant quelques jours, quand le ciel était beau et le vent frais, on étendait sa natte sur la grande route principale du village ; et on pouvait le voir couché là inerte, pauvre débris humain, sa femme assise, également inerte, à son chevet. Ils semblaient s'être élevés au-dessus de nos besoins et de nos facultés ; ils ne parlaient, ni n'écoutaient, ils nous laissaient passer devant eux sans nous accorder un regard ; la femme ne bougeait pas, elle ne semblait prendre aucun soin de son mari, et les deux pauvres antiquités étaient là juxtaposées sous la haute voûte des palmes, comme toute la tragédie humaine réduite à ses plus simples éléments, comme un spectacle au-delà de ce qu'on peut voir de plus pathétique, excitant un frémissement de curiosité. Et un point de ce cas dramatique me hantait : la pensée que tant de jeunesse, tant de désirs avaient couru dans ces veines mourantes et que cet homme avait gaspillé ses derniers restes de vie au cours d'une partie de plaisirs.

Le 17 septembre, au matin, le malheureux mourut, et, le temps pressant, il fut enterré le même jour, à 4 heures. Le cimetière est situé du côté de la mer, derrière le Gouvernement ; il est empierré à la surface avec du corail pulvérisé ; de rares croix de bois, quelques pierres sans importance désignent les tombes ; un mur en mortier, à hauteur d'appui, l'entoure ; des massifs d'arbrisseaux l'ombragent de leur feuillage pâle. C'est là qu'en ce matin, la tombe fut creusée, par des terrassiers inquiets, au son de la mer toute proche, et aux cris des oiseaux de mer ; cependant-que le mort attendait dans sa demeure et que la veuve et une autre vieille femme étaient appuyées contre la palissade, devant la porte, avec des lèvres sans paroles et des yeux sans regards.

A l'heure précise, le cortège se mit en marche, le cercueil drapé de blanc et porté par quatre hommes ; le. convoi suivait — peu nombreux, car bien peu étaient restés à Rotoava, et peu en noir, car ils étaient pauvres ; les hommes en chapeau de paille, vestes blanches et pantalons bleus, ou bien le somptueux paréo multicolore, le kilt tahitien ; les femmes, à part quelques exceptions, portaient de brillants atours. Tout au dernier rang venait la veuve, portant douloureusement la natte du défunt, — créature sans âge, pareille à un flambeau éteint.

Le mort avait été un Mormon; mais le prêtre Mormon était parti avec le reste de la population pour disputer ses propriétés dans l'Ile voisine, et un homme de loi le remplaça. Debout, au chevet de la fosse béante, dans un vêtement blanc et un paréo bleu, sa bible tahitienne à la main, et un œil bandé d'un mouchoir rouge, il lut avec solennité ce chapitre de Job qui a été lu et entendu sur les ossements de tous nos pères, et d'une voix forte, récita deux prières. Le vent et les vagues faisaient rage. A la grille du cimetière une mère, vêtue de cramoisi, allaitait son enfant enveloppé de bleu. Au milieu, la veuve était assise par terre, et polissait un des brancards du cercueil avec un morceau de corail ; un instant après elle avait tourné le dos à la tombe et jouait avec une feuille. Comprenait-elle ? Dieu le sait ! L'officiant s'arrêta un moment, se baissa, et ramassa une poignée de corail bruissant, qu'il jeta respectueusement sur le cercueil. Poussière sur poussière : mais les grains de cette poussière étaient gros comme des cerises, et la poussière prochaine, mais vivante encore, qui devait suivre, était assise là, encore agglomérée (comme par miracle) à la ressemblance tragique d'une guenon.

Jusque-là, Mormon ou non, l'enterrement était chrétien. Le passage bien connu de Job avait été lu, les prières récitées, la fosse comblée, les assistants renvoyés chez eux. Avec ces différences d'une terre un peu plus rude jetée sur la tombe, du bruit plus proche de la mer, d'une lumière plus intense sur le triste enclos ; et de quelque incongruité dans la couleur des vêtements, c'étaient bien les formes extérieures coutumières.

Régulièrement les choses auraient dû se passer autrement. La natte aurait dû être enterrée avec son propriétaire; mais la famille étant pauvre, elle fut sagement réservée pour une nouvelle cérémonie. La veuve aurait dû se jeter sur la tombe et clamer à voix haute une douleur officielle, les voisins faire chorus, et la petite ile tout entière, résonner pour un temps de ces lamentations. Mais la veuve était âgée; peut-être avait-elle oublié, peut-être jamais compris, et elle jouait comme un enfant, avec des feuilles, et avec les brancards du cercueil. De toute façon, mon hôte avait été enterré avec des rites estropiés. Etrange chose de penser que son dernier plaisir conscient avait été le Casco et ma fête ; étrange de penser qu'il était venu là en clopinant, vieil enfant en quête de quelque bonheur nouveau. Et la chose la meilleure, le repos, lui avait été accordée.

Mais, quoique la veuve eût négligé beaucoup de choses, il en était une qu'elle ne devait pas omettre. Elle s'en alla avec le convoi dispersé, mais la natte du défunt avait été laissée sur la tombe, et j'appris qu'au coucher du soleil, elle devait revenir dormir là. Cette veille est de rigueur. Depuis le coucher du soleil jusqu'au lever de l'étoile du matin, le Paumotuan doit monter la garde autour des cendres de son parent. Si le défunt a été un homme considérable, beaucoup d'amis viendront tenir compagnie au veilleur ; ils viendront couverts de façon à affronter toutes les intempéries ; je crois qu'ils apportent de la nourriture ; et les rites se perpétuent ainsi pendant deux semaines. Notre pauvre survivante, si tant est qu'elle survivait, avait peu de chose pour se couvrir, et peu d'amis pour lui tenir compagnie. La nuit des funérailles, une forte averse la chassa de l'endroit où elle veillait ; pendant des jours, le temps demeura incertain et menaçant ; et avant la septième nuit elle avait abandonné la place et regagné son humble logis. Quelle eût cette, peine de retourner, pour un temps si court, dans une maison si solitaire, que cette voisine de la tombe redoutât un peu de vent et une couverture mouillée, m'emplit alors de rêverie! Je ne peux pas dire qu'elle fût indifférente ; elle était si loin de moi sur le chemin de l'expérience, que toute ma psychologie restait en route ; mais je me forgeais des excuses pour elle, me disant qu'elle n'avait peut-être pas grand-chose à pleurer, que peut-être elle avait beaucoup souffert, peut-être jamais rien compris. Et voyez ! dans toute cette affaire, il n'était question ni de tendresse ni de piété et le retour courageux de ce pauvre débris était une preuve ou d'une intelligence ou d'une force d'âme peu communes.

Quelque chose pourtant m'avait mis en partie sur la piste. J'ai dit que l'enterrement s'était effectué presque comme chez nous. Mais quand tout fut terminé, comme nous repassions en troupe la grille du cimetière et redescendions le sentier qui mène à la colonie, un incident, d'un tout autre genre, soudain jeta l'alarme et l'épouvante parmi nous. Deux personnes marchaient non loin l'une de l'autre, dans notre cortège : mon ami Mr. Donat — Donat-Rimarau, « Donat aux mains innombrables » — suppléant au Vice-Résident, actuellement gouverneur de l'Archipel, l'homme le plus important de l'endroit, connu d'ailleurs pour son inaltérable bonne humeur ; et une certaine jeune Paumotuane, avenante, bien faite, la plus jolie de l'île, mais (espérons-le) ni la plus brave ni la plus polie. Tout à. coup, avant même que le silence des funérailles fût rompu, elle fit un bond vers le Résident, le doigt tendu, cria quelques mots d'une voix perçante, et se rejeta en arrière avec un rire qui n'avait rien de naturel. « Que vous a-t-elle dit? » lui demandai-je. « Ce n'est pas à moi qu'elle a parlé », me dit Donat, légèrement troublé, « elle parlait à l'esprit du défunt ». Et la teneur de son discours était ceci : « Voyez ! Donat sera un bon festin pour vous cette nuit ! »

« Mr. Donat le traite de plaisanterie », écrivai-je alors dans mon journal. Cela me parut plutôt une sorte de conjuration terrifiée, comme si elle voulait détourner d'elle-même l'attention de l'esprit. « Une race cannibale peut bien avoir des fantômes cannibales. » En général les suppositions des voyageurs ne manquent pas d'être complètement erronées ; en cela pourtant, j'avais vu juste. La femme avait assisté à l'enterrement dans un état de terreur,, se trouvant dans un lieu redouté entre tous : le cimetière. Avec la même terreur elle voyait venir la nuit, avec cet ogre, un esprit nouveau lâché dans l'île. Et les paroles qu'elle avait jetées à la face de Donat étaient bien une conjuration terrifiée, destinée, en partie, à la mettre à couvert, à désigner une autre victime à sa place. Une chose doit être dite à son excuse; sans doute elle choisit Donat, non seulement parce qu'il était un homme excellent, mais aussi parce qu'il était de sang mêlé. Car je crois que tous les naturels considèrent la couleur blanche comme une sorte de talisman contre les puissances de l'Enfer. C'est la seule façon dont ils peuvent expliquer la témérité impunie des Européens.

 

chapitre vi

Histoires de cimetières

 

Je crains de manquer de loyauté vis-à-vis de l'insulaire, mon superstitieux ami, l'entrainant souvent à ma suite avec des histoires de ma façon et me montrant un auditeur toujours attentif et parfois excité. Mais la ruse n'est pas grave puisque, aussi bien, j'éprouve autant de plaisir à écouter que lui à conter ; et d'ailleurs, elle est absolument nécessaire. Car il est à peine possible d'exagérer l'étendue et l'empire de ses superstitions ; elles moulent sa vie ; elles colorent sa pensée ; et quand il me parte d'autre chose que d'esprits, de dieux et de diable ; il dissimule sa préoccupation dominante et ne parle qu'avec ses lèvres. Une mentalité si différente mérite l'indulgence ; et je préfère, quant à moi, satisfaire sa superstition que si lui, au contraire, satisfaisait mon incrédulité. Aussi bien, il y a une chose dont je suis sûr ; j'aurai beau l'encourager, je n'apprendrai pas tout ; déjà il est sur ses gardes avec moi et la somme de cette science est illimitée.

J'en citerai quelques exemples au hasard, recueillis presque tous du pas de ma porte durant le mois dernier (octobre 1890). Un de mes hommes de peine avait été envoyé à la plantation de bananiers pour y bêcher ; elle est située dans une dépression de la montagne, ensevelie dans les bois, en dehors de toute vue et de tout appel humain ; et bien avant le crépuscule. Lafaele était de retour à la cuisine avec un air embarrassé ; il n'avait pas osé rester seul plus longtemps ; il avait peur des « esprits dans les buissons ». Il semble que ceux-ci soient les âmes des morts sans sépulture, qui errent là où ils tombèrent, ayant revêtu les formes de porcs, d'oiseaux ou d'insectes; le fourré en est plein ; ils semblent ne rien manger, massacrent les passants solitaires, probablement par un dépit haineux, et de temps en temps, reprenant la forme humaine, descendent dans les villages, s'associent à la vie des habitants qui ne les reconnaissent pas. C'est ce que j'appris un jour ou deux après, tandis que je me promenais dans la brousse avec un jeune naturel, très intelligent. C'était un peu avant midi ; un jour gris et pluvieux ; et peut-être avais-je parlé un peu légèrement. Un nuage noir creva sur un côté de la montagne ; les arbres tremblèrent et gémirent ; les feuilles mortes s'envolèrent du sol en nuages, comme des papillons ; et mon compagnon, subitement, s'arrêta court. Il craignait, me dit-il, que les arbres ne se rompent ; mais dès que j'eus changé de sujet de conversation, il reprit sa course avec célérité. Un jour ou deux auparavant, un messager gravit la montagne, apportant une lettre d'Apia ; j'étais parti dans la brousse ; il dut attendre mon retour, puis ma réponse ; et avant que j'eusse fini, sa voix était devenue blanche de terreur à la pensée de la nuit venue et de la longue route à faire dans la forêt ; voilà pour la masse. Passons aux chefs. Un grand mouvement de signes et de présages s'était fait dans notre groupe. Une rivière avait roulé du sang ; des anguilles rouges avaient été pêchées ; dans une autre, un poisson inconnu avait été rejeté sur le rivage, un mot de mauvais augure lu sur ses écailles. Jusque-là, nous aurions pu en lire autant dans quelque chronique monacale; mais voici une note neuve à la fois moderne et polynésienne. Les dieux d'Upolu et de Savoii, nos deux îles principales, rivalisèrent récemment au cricket. Depuis lors, ils sont en guerre. Des bruits de bataille résonnent le long de la côte. Une femme, vit. un homme arriver du large en nageant, et disparaître dans la brousse ; il n'était pas du voisinage ; et on dit que c'était un des dieux se hâtant vers un conseil. Plus perspicace que tous, un. missionnaire de Savoii, qui est aussi médecin, entendit frapper chez lui à une heure avancée de la nuit ; ce n'était pas l'heure du dispensaire, mais il finit par réveiller son serviteur et l'envoya aux informations ; le serviteur, regardant par la fenêtre, aperçut une foule de gens, tous gravement blessés, avec des membres difformes, des têtes coupées, et des plaies par balles saignantes ; mais quand il ouvrit la porte, tous avaient disparu. C'étaient les dieux venus du champ de bataille; Ces récits ont certainement une signification ; il n'est pas rare d'en retrouver la source chez des agitateurs politiques, ou de lire en eux la menace de troubles imminents; de ce côté humain, je les considère moi-même comme de fâcheux augures. Mais c'était le côté spirituel de leur, signification que mes maitres discutaient en des conciles secrets. Je ferai-mieux comprendre cette tournure d'esprit complexe des Polynésiens par deux exemples appropriés. Je séjournai une fois dans un village que je préfère ne pas. nommer. Le chef et sa sœur étaient des personnes parfaitement intelligentes, de bonnes manières, causant bien. La sœur était très religieuse, très assidue aux offices, et me blâmait quand je n'y allais pas; je. découvris plus tard qu'elle adorait un requin. Le chef était quelque peu libre-penseur, ou tout au moins d'une grande tolérance : c'était d'ailleurs un homme versé dans toutes les connaissances et tous les talents européens; de nature impassible et ironique; et tout aussi bien aurais-je pu soupçonner Mr. Herbert Spencer de superstition que de l'en croire capable. Mais voici la suite. J'avais remarqué, à des signes certains, qu'ils n'enterraient pas les morts assez profondément dans le cimetière du village, et je pris mon ami à partie en tant qu'autorité responsable. « Il y a quelque chose de défectueux dans votre cimetière — lui dis-je — il faut que vous y mettiez bon ordre, sans quoi cela pourra avoir de fâcheuses conséquences. » « Quelque chose de défectueux ? qu'est-ce que c'est ? » me demanda-t-il, avec une émotion qui me surprit. « Si vous voulez bien aller vous promener par là, un soir, vers 9 heures, vous pourrez le constater par vous-même », lui dis-je. Il fit un pas en arrière en s'écriant : « Un esprit ! »

En résumé, sur toute l'étendue des mers du Sud, aucun n'a le droit de blâmer son voisin. Blancs et métis, dévots et débauché, intelligents et bornés, tous croient aux esprits, tous combinent avec leur récent christianisme la peur des vieilles divinités insulaires et une croyance en elles persistante. Tels, en Europe, les dieux de l'Olympe ont fini, peu à peu, en croquemitaines de village ; tel aujourd'hui le Highlander dogmatique se dissimule aux yeux du Pasteur de la « Free Church12 » pour porter une offrande à une source sacrée.

Je m'efforce de traiter ici tous les côtés de la question à cause d'une qualité particulière aux superstitions marquisanes. Il est vrai qu'elle me fut démontrée par un homme qui avait le génie de cette sorte de récits. Serrés autour de la lampe du soir, au son des vagues entourant l'île, nous étions suspendus frissonnants à ses lèvres. Que le lecteur, en des lieux si lointains et si différents, prête l'oreille pour en saisir le faible écho.

Cette gerbe de sombres récits jaillit à propos des funérailles, et de l'égoïste conjuration de la femme. Je n'étais pas satisfait de ce que j'avais appris, je les pressai de questions et je rencontrai finalement ce filon de métal. C'est à partir du coucher du soleil jusque vers 4 heures du matin que les parents campent sur la tombe ; et ce sont précisément les heures où l'esprit vagabonde. A toute heure de la nuit — un peu plus tôt, un peu plus tard — un bruit s'élève de dessous terre, c'est celui de sa libération ; à 4 heures précises, un autre bruit plus fort, marque l'instant où il rentre dans sa prison ; entre-temps il accomplit ses rondes malfaisantes. « Avez-vous jamais vu un esprit malfaisant ? » demanda-t-on, une fois, à un Paumotuan. — « Une fois. » — « Sous quelle forme ? » — « Sous la forme d'une grue ! » — « Et comment savez-vous que cette grue était un esprit ? » lui demanda-t-on. « Je vais vous le dire », répondit-il, et tel fut à peu près le sens peu concluant de son discours : Son père était mort environ quinze jours auparavant ; les autres s'étaient lassés de veiller ; et au coucher du soleil, il se trouva tout seul près de la tombe. II ne faisait pas encore nuit ; c'était l'heure crépusculaire, quand il aperçut une grue blanche comme neige perchée sur la tombe de corail ; puis d'autres grues surgirent, les unes blanches, les autres noires, puis elles disparurent, et à leur place, il vit un chat, entouré de toute une compagnie silencieuse de chats de toutes les couleurs imaginables; puis ceux-ci disparurent à leur tour, et il demeura stupéfait.

Ceci était une apparition anodine. Prenez au contraire l'expérience que fit Rua-a-mariterangi, dans l'ile de Katiu. Il avait besoin d'un peu de pendanus, et se rendit sur la côte de l'île où il croissait abondamment. La journée était calme, et Rua fut surpris d'entendre un craquement dans le fourré, puis la chute d'un arbre considérable. Il devait y avoir là quelqu'un qui construisait un canot et, il pénétra à l'orée de la forêt pour trouver ce voisin de hasard et passer la journée avec lui. Les craquements se firent plus proches; puis il eut conscience de quelque chose se glissant rapidement au sommet des arbres, et qui subitement dégringola par les talons comme un singe.

les mains demeurant libres, prêtes pour le meurtre ; la chose était accrochée, en sûreté, aux plus minces rameaux ; la rapidité de sa venue avait été incroyable ; et bientôt, Rua reconnut en elle un cadavre, d'un âge incommensurable, les entrailles pendantes. La prière était l'arme des chrétiens dans la vallée des ombres, et c'est à la prière que Rua-a-mariterangi attribue son salut. Aucune intervention humaine n'eut prévalu.

Ce démon sortait évidemment de la tombe ; vous remarquerez pourtant que cela se passait au jour. Et quoique cela ne semble pas s'accorder avec les heures de veillée nocturne et les nombreuses allusions à l'étoile du matin, ce n'est pas là une exception unique. Je n'ai retrouvé personne ayant vu cet esprit aux habitudes diurnes et sylvestres ; mais d'autres ont entendu la chute de l'arbre, qui semble être le signal de sa venue. Mr. Donat péchait un jour des perles, dans l'Ile déserte de Haraiki. C'était un de ces jours sans un souffle de vent, comme il en alterne dans l'archipel avec des jours de vent déchaîné. Les plongeurs étaient à leur besogne au milieu du lagon. Le cook, un jeune garçon de dix ans, surveillait ses marmites, dans le camp. Ainsi, ils étaient tous occupés, à l'exception d'un seul naturel qui accompagnait Donat dans les bois, en quête d'oeufs d'oiseaux de mer. En un instant, dans le grand silence, résonna le bruit de la chute d'un grand arbre. Donat voulut aller voir ce qui arrivait. « Non, cria son compagnon, ce n'est pas un arbre. C'est quelque chose de pas naturel. Retournons au camp ! » Le dimanche suivant, tous les plongeurs furent lancés sur les lieux, toute cette partie de l'île fut consciencieusement explorée, et on eut la certitude qu'aucun arbre n'était tombé. Un peu plus tard, Mr. Donat vit un de ses plongeurs s'enfuir devant un bruit semblable, dans une même panique, sur la même île. Mais aucun d'eux ne put s'expliquer, et ce n'est que bien après, quand il se trouva avec Rua, qu'il apprit la cause de leurs terreurs.

Mais de jour ou de nuit, le but des morts, dans ces manifestations abhorrées, est toujours le même. A Samoa, mon informateur n'avait aucune idée de la manière dont se nourrissaient les esprits de la brousse ; une telle ambiguïté n'existe pas dans l'esprit d'un Paumotuan. Dans cet archipel affamé, les vivants doivent travailler de même pour trouver leur subsistance ; et la race ayant été cannibale dans le passé, les esprits continuent de l'être. Sans aucun doute ils massacrent l'homme, sans doute même, ils le mutilent, par pure malice. Parfois, les esprits marquisans arrachent les yeux des voyageurs; mais cela même est peut-être plus pratique qu'on ne le croirait à première vue, car l'œil est une friandise pour les cannibales. Et certainement, l'idée première des morts, au moins dans les lointaines îles de l'Est, est de rôder en quête de nourriture. C'est à titre de festin délicat que la femme dénonça Donat le jour de l'enterrement. A côté de cela, certains esprits s'attaquent, non au corps, mais à l'âme des morts. La chose ressort clairement d'une histoire tahitienne. Un enfant tomba malade, son état empira rapidement et finalement il montra des signes d'agonie. La mère courut à la maison d'un sorcier voisin. « Vous êtes encore à temps, lui dit-il ; un esprit vient de passer en courant devant ma porte, portant l'âme de votre enfant, enveloppée dans une feuille de purao; mais j'ai un esprit plus fort et plus rapide qui l'atteindra avant qu'il ait eu le temps de le manger. » « Enveloppé dans une feuille », comme d'autres choses comestibles et corruptibles !

Ou bien encore prenez une expérience faite par Mr. Donat, dans l'Ile d'Anaa. C'était par une nuit de grand vent, traversée de violentes averses ; son enfant était très malade, et le père, quoique couché, demeurait éveillé, écoutant la tempête. Tout à coup, un volatile fut violemment précipité contre le mur de la maison. Pensant qu'il avait oublié de le mettre à l'abri avec les autres, Donat se leva, trouva l'oiseau (un coq) étendu sur la véranda, et le mit dans le poulailler, dont il ferma soigneusement la porte. Quinze minutes après, l'incident se renouvela, seulement cette fois, au moment où il heurta le mur, l'oiseau chanta. De nouveau, Donat le rapporta dans le poulailler qu'il examina attentivement et trouva en parfait état; comme il s'occupait à cela, le vent souffla sa lampe et il dut regagner sa porte à tâtons, fortement impressionné. Et voici qu'une troisième fois l'oiseau vint s'abattre contre le mur ; une troisième fois, Donat le releva, cette fois à moitié mort et le replaça parmi ses compagnons ; et il était à peine rentré quand un choc se produisit, ébranlant sa porte, comme celui d'un homme vigoureux en fureur, et un sifflement pareil à celui d'une locomotive parcourant la maison. Le lecteur sceptique verra peut-être là le doigt de la tempête. Mais les femmes virent tout perdu et se blottirent sur les couchettes en se lamentant. Plus rien ne survint, et je suppose que la tempête se calma, car peu après, un chef vint en visite ! C'était un homme audacieux pour être dehors à une heure Si tardivè ; mais il était sans doute muni d'une bonne lanterne ; et certainement un homme de bon conseil, car sitôt qu'il entendit les détails de ces événements il fut à même d'en expliquer la nature « Votre enfant — dit-il — doit sûrement mourir. C'est le mauvais esprit de notre île qui attend et qui veille pour dévorer les esprits des nouveaux trépassés. Puis il s'étendit sur l'étrangeté des façons d'être de l'esprit. Il ne livrait pas généralement ses assauts aussi ouvertement, expliquait-il, mais demeurait assis en silence au sommet de la maison, sous la forme d'un oiseau, tandis qu'à l'intérieur les gens donnaient leurs soins au mourant, et pleuraient le mort, sans penser à aucun péril. Mais quand venait le jour, et qu'on ouvrait les portes, et que les hommes commençaient à sortir, des traces de sang sur le mur trahissaient la tragédie.

Voilà la qualité que j'admire dans les légendes Paumotuanes. A Tahiti, le mangeur d'esprits se déguise, dit-on, de façon beaucoup plus pompeuse, mais combien plus dénuée d'horreur ! Il a été vu sous toutes sortes de formes, indigènes et étrangères ; sous celle d'un météore, affirment les derniers. Mon autorité n'en était pas très sûre. Il était à cheval avec sa femme, vers 2 heures du matin : tous deux étaient presque endormis et les chevaux ne valaient guère mieux. C'était une nuit brillante et calme ; et la route, au sommet de la montagne, contournait un « marae » désert (ancien temple Tahitien). Tout à coup, l'apparition passa au-dessus d'eux; une forme lumineuse; la tête ronde et verdâtre, le corps long, rouge, portant, vers le milieu, un foyer d'un éclat plus rouge encore. Un bourdonnement menaçant accompagna son passage ; il s'envola directement d'un marae à un autre, situé plus bas, au flanc de la montagne. Et ceci, dit mon narrateur, est suggestif. Car pourquoi un simple météore fréquenterait-il les autels des dieux détestés ? Les chevaux, j'ose le dire, furent aussi effrayés que leurs cavaliers. Mais, pour mon compte, je ne suis pas effrayé du tout, pas même agréablement. Donnez-moi plutôt l'oiseau sur le toit de la maison, et les gouttes de sang, le matin, sur le mur.

Mais les morts ne sont pas exclusifs dans leur régime. Ils emportent avec eux dans la tombe, tout particulièrement le goût des Polynésiens pour le poisson, et s'associent de temps à autre aux vivants pour une partie de pêche. Ici encore Rua-a-mari terangi est mon autorité ; je sens que cela diminue l'authenticité du fait, mais comme il dresse debout l'image de ce voyant invétéré ! Il appartient à l'Ile misérable de Taenga ; pourtant, la maison de son père était toujours bien approvisionnée. Rua étant devenu grand, il fut enfin admis à aller à la pêche avec le fortuné parent. Ils ramaient, à la brune dans le lagon, à un endroit peu sûr; et le garçon s'étendit à l'arrière et le père commença à jeter sa ligne à l'avant. On suppose que Rua s'endormit ; et quand il s'éveilla, une figure étrangère se tenait à côté de son père, et son père ramassait le poisson à pleines mains. « Qui est cet homme, père ? » demanda Rua. « Ce n'est pas ton affaire », dit le père; et Rua supposa qu'il était venu les rejoindre à la nage. Nuit après nuit, ils s'en allèrent sur le lagon, souvent aux endroits les plus dangereux ; nuit après nuit, l'étranger apparaissait soudain à bord et disparaissait de même ; et matin après matin, le canot s'en revenait chargé de poisson. « Mon père a beaucoup de chance », pensait Rua. A la fin, un beau jour, arriva un détachement de bateaux, puis un autre, qu'il fallut traiter ; le père et le fils s'attardèrent plus que de coutume dans le lagon, et avant que le canot fût ramené à terre, il était 4 heures et l'étoile du matin était au ras de l'horizon. Alors l'étranger sembla pris d'une détresse singulière ; se retourna, montrant pour la première fois son visage ; c'était celui d'un homme mort depuis longtemps, avec des yeux étincelants; il fixa l'orient, porta l'extrémité de ses doigts à sa bouche comme quelqu'un de gelé, et articula un son étrange, terrifiant, tenant du sifflement et de la plainte — quelque chose à vous glacer le sang dans les veines; et l'étoile du matin émergeant au même instant de la mer, subitement il disparut.

Alors Rua comprit pourquoi les affaires de son père prospéraient, pourquoi ses poissons pourrissaient dès le matin et pourquoi il en portait toujours quelques-uns au cimetière et les disposait sur les tombes. Mon informateur n'est pas un homme ennemi des superstitions, mais il garde son sang-froid et prend à ces choses un certain intérêt supérieur que je qualifierais volontiers de scientifique. Ce dernier point évoquant pour lui quelque pratique parallèle à Tahiti, il demanda à Rua si les poissons étaient laissés là ou bien rapportés à la maison après cette cérémonieuse formalité. Il semble que le vieux Mariterangi pratiquait les deux méthodes ; parfois se contentant d'une simple oblation en l'honneur de son invisible partenaire ; tantôt laissant honnêtement le poisson pourrir sur la tombe. Il est certain que nous avons en Europe des histoires d'un caractère semblable ; et le « varna ino » ou « aitu o le vao » polynésien est le proche parent du vampire de Transylvanie. Voici un conte où la parenté apparaît fortement marquée. Dans l'atoll de Penrhyn, encore en partie sauvage, un certain chef fut pendant longtemps la terreur salutaire des naturels. Il mourut; il fut enterré ; et ses anciens voisins avaient à peine eu le temps de goûter les délices de la liberté quand son esprit commença d'apparaître aux environs du village. La peur s'empara d'eux tous ; les hommes les plus notables et les sorciers s'assemblèrent en concile ; et avec l'approbation du missionnaire de Raratongan qui avait aussi peur que les autres, et en présence de plusieurs blancs — mon ami, Mr. Ben Hird en était — la tombe fut creusée de nouveau, jusqu'à ce que l'eau apparût, et le corps enterré de nouveau, la face tournée contre terre. Les paris de suicide encore récents en Angleterre, et la décapitation des vampires dans l'est de l'Europe, forment à ce récit des pendants assez exacts.

A Samoa, seuls les esprits des morts, privés de sépulture, sèment l'épouvante. Au cours de la dernière guerre, beaucoup tombèrent dans la brousse; leurs corps, parfois décapités, furent ramassés par des pasteurs du pays et ensevelis ; mais ceci (je ne sais pas pourquoi) était insuffisant et leurs esprits continuaient de s'attarder sur le théâtre de mort. Quand la paix revint, une scène singulière se déroula en beaucoup d'endroits, et surtout, autour des gorges profondes de Lotoanuu, où la lutte avait été longtemps concentrée et les pertes sévères. Des femmes, parentes des défunts, s'en vinrent, portant une natte ou un drap, guidées par les survivants du combat. Le champ de mort fut sérieusement repéré ; le drap déployé sur le sol ; et les femmes, agitées d'une pieuse inquiétude, s'assirent autour et veillèrent dessus. Si quelque chose vivante tombait dessus, deux fois elle était balayée; à la troisième fois, on savait que c'était l'esprit du mort, le drap était replié sur lui, on le remportait à la maison, et on l'enterrait à côté du corps ; et l'aitu était en repos. Il est hors de doute que le rite était inspiré par une véritable piété ; le repos de l'âme était son but ; son motif, une respectueuse affection. Le roi actuel, c'est vrai, nie toute influence du dangereux aitu; les âmes des morts sans sépulture, dit-il, n'errent que dans les limbes, ne pouvant pénétrer dans le propre royaume des morts, malheureux, nullement malfaisants. Et cette opinion, sévèrement classique, représente évidemment le point de vue des gens éclairés, tandis que la fuite de mon Lafaele témoigne des terreurs grossières des ignorants.

Cette croyance en la puissance d'exorcisme des rites funéraires explique peut-être le fait, autrement stupéfiant, — qu'aucun Polynésien ne semble partager le moins du monde notre horreur d'Européen pour les ossements humains et les momies. Ils font des premiers leurs plus chers ornements ; ils les conservent dans des maisons ou des caves mortuaires; et les gardiens des sépulcres royaux habitent avec leurs enfants parmi les ossements des générations. La momie éveille aussi peu de frayeur, même chez ceux qui la mettent en état. Sur la côte extrême, des Marquises, elle était faite par la famille, avec des onctions continuelles, et exposée au soleil ; dans les Carolines, dans l'extrême ouest, elle est mise à sécher dans l'âtre familial. La coutume de couper les têtes subsiste toujours, autour même de ma propre maison, à Samoa. Et il n'y a pas plus de dix ans, dans les Gilbert, la veuve devait déterrer, nettoyer, polir et porter ensuite, nuit et jour, avec elle, la tête de son mari défunt. Dans ce cas, le fait de nettoyer et de faire sécher devait suffire pleinement à exorciser l'aitu.

Mais la croyance Paumotuane est plus obscure. Ici l'homme est bien et dûment enterré. Il est dûment veillé et en dépit des veilles, son esprit s'échappe. Par le fait, le but des veilles n'est pas de prévenir ses vagabondages, mais seulement d'amollir, par des attentions polies, la malignité invétérée des trépassés. La négligence, croit-on, peut l'irriter et provoquer ses visites, mais les vieillards, et les faibles quelquefois, courent les risques et restent chez eux. Remarquez que ce sont les parents et les meilleurs amis du défunt qui conjurent sa faveur par leurs veillées nocturnes. Et même cette vigile d'apaisement est tenue pour périlleuse, sauf en compagnie, et on me signala un jeune garçon à Rotoava, parce qu'il avait veillé seul auprès de son propre père — ni les liens avec le mort, ni même la bonté passée de son caractère n'ont d'effet sur ces suites.

Un ancien Résident mort à Fakarava d'un coup de soleil était adoré pendant sa vie et a laissé un souvenir toujours cher ; n'empêche que son esprit parcourait l'île en y semant la terreur, et les environs du Gouvernement étaient encore évités, à l'approche de la nuit. Nous pouvons résumer ainsi cette doctrine réconfortante : Tous les hommes deviennent des vampires et le vampire n'épargne personne.

Et ici. nous nous trouvons face à face avec une contradiction intéressante, car les esprits siffleurs ont éminemment l'esprit de clan; j'ai cru comprendre qu'ils n'attendent et n'éclairent que des parents à eux, et que le médium est toujours de la famille de l'esprit invoqué. Ainsi donc, nous trouvons les liens de la famille, d'un côté, tranchés à l'heure de la mort ; de l'autre, toujours secourables.

Dans le récit tahitien, l'âme de l'enfant était enveloppée de feuilles. Les esprits des morts récents sont un régal. Quand ils ont été massacrés, la maison est tachée de sang. Le pêcheur mort de Rua était décomposé ; tel — et de quelle horrible manière ! — était son démon sylvestre. L'esprit est, dans ces cas, une chose matérielle ; et c'est par les signes matériels de la corruption qu'il se distingue de l'homme vivant. Cette opinion très répandue ajoute une terreur grossière aux plus affreux récits polynésiens et défigure parfois les plus captivants, grâce à une touche pénible et incongrue. Je vais en donner deux exemples, pris dans des endroits suffisamment éloignés l'un de l'autre, l'un à Tahiti, l'autre à Samoa.

Et d'abord, à Tahiti. Un homme s'en alla rendre visite au mari de sa soeur, laquelle était morte peu auparavant. De son vivant, sa sœur avait été une des élégantes de l'île et se promenait toujours couronnée de fleurs. Au milieu de la nuit, le frère se réveilla et eut conscience d'un parfum céleste répandu dans la maison obscure. La lampe avait dû s'éteindre, car jamais un Tahitien ne dormirait sans lumière. Un moment, il demeura surpris et charmé; puis, il appela les autres. « Ne sentez-vous pas une odeur de fleurs ? » demanda-t-il. « Oh! — dit son beau-frère — nous en avons l'habitude ici. » Au matin, les deux hommes se promenaient ensemble, et le veuf confessa que sa femme morte hantait continuellement la maison, et que même, il l'avait vue. Elle était faite, habillée et couronnée de fleurs comme en son vivant; seulement elle se mouvait à quelques centimètres au-dessus de terre, d'une démarche aisée et rapide, et glissait à sec au-dessus de la rivière. Mais, j'arrive à mon but : elle apparaissait toujours vue de dos ; et ces deux beaux-frères, discutant la chose, en conclurent que c'était pour dissimuler les premiers signes de la corruption.

Voici, maintenant, l'histoire des Samoa. Je la dois à l'amabilité du Dr F. Orro Sierichs, dont je guette avec un intérêt très grand la collection d'histoires populaires. Un homme de Manu'a avait deux femmes et pas d'héritier. Il alla à Savaii, en épousa une troisième et fut plus heureux. Quand sa femme fut près de son terme, il se souvint qu'il était dans une île étrangère comme un pauvre homme ; et que, lorsque son enfant naîtrait, il aurait l'humiliation de ne pas recevoir de présents. En vain son épouse chercha à l'en dissuader. Il retourna chez son père, à Manu'a, cherchant du secours ; et, avec ce qu'il put obtenir, il s'en alla dans la nuit pour s'embarquer. Ses femmes avaient entendu parler de sa venue ; elles furent indignées qu'il ne fût pas resté auprès d'elles ; et le guettant sur la plage, près du canot, elles l'égorgèrent. Pendant ce temps, la troisième épouse était couchée à Savaii et dormait, son baby était né et dormait à ses côtés ; et elle fut éveillée par l'esprit de son mari : « Levez-vous », disait-il, « mon père est malade à Manu'a, et nous devons aller le voir. » — « C'est bien », dit-elle, « prenez l'enfant tandis que je prendrai sa natte. » — « Je ne puis porter l'enfant », dit l'esprit, « je suis trop glacé par la mer. » Quand ils furent arrivés à bord du canot, la femme sentit une odeur de pourriture. « Qu'est-cela ? » dit-elle. ! Qu'avez-vous dans le canot qui répand cette odeur ? » — « C'est le vent de terre qui souffle des montagnes où il y a sans doute quelque bête crevée. » Il faisait encore nuit quand ils atteignirent Manu'a — la plus rapide traversée connue — et comme ils pénétraient dans le récif, ils virent des feux de mauvais augure s'élever du village. De nouveau elle lui demanda de porter l'enfant. Mais plus n'était besoin de dissimuler. « Je ne puis porter votre enfant, dit-il, car je suis mort, et les feux que vous apercevez brûlent pour mes funérailles. »

Les curieux peuvent apprendre dans le livre du Dr Sierichs la suite inattendue de cette histoire. En voici assez pour mon but. Quoique l'homme fût mort tout récemment, l'esprit était déjà en pourriture, comme si la putréfaction était la marque et l'essence d'un esprit. La veillée sur la tombe Paumotuane ne s'étend pas au-delà de deux semaines, et cette période, me dit-on, est celle qu'ils croient nécessaire à la décomposition du corps. L'esprit portant toujours les marques de la flétrissure, — le danger semblant cesser avec la complète dissolution, — voilà une matière tentante pour les théoriciens. Mais qu'ils ne se trompent pas. La dame aux fleurs était morte depuis longtemps, et son esprit portait encore les stigmates de ce qui est périssable. Le Résident était enterré depuis plus de quinze jours, et son vampire n'avait pas encore cessé ses rondes.

On n'en finirait pas si l'on voulait raconter toutes les phases que traversent les morts, depuis la légende lugubre de Mangaia, où les divinités infernales subtilisent et détruisent toutes les âmes, jusqu'aux différents limbes sous-marins ou aériens, où les morts festoient ou errent pleins de langueur, ou reprennent les occupations de leur vie terrestre. Voici une histoire singulière en elle-même et bien connue à Tahiti, qui a cet intérêt d'être postérieure au Christianisme, et date, en réalité,-d'il y a peu d'années. Une princesse de la maison régnante mourut ; elle fut transportée dans l'Ile voisine de Raiatea ; tomba là sous l'empire d'un esprit, qui la condamna à escalader les cocotiers toute la journée et à lui apporter les noix ; elle fut trouvée, quelque temps après, réduite à cette misérable servitude, par un second esprit, celui-ci, de sa propre famille ; et grâce à lui, à force de lamentations, reconduite à Tahiti, où elle retrouva son corps toujours veillé, mais déjà déformé par les approches de la corruption. Le côté amusant de l'histoire est qu'à la vue de ce tabernacle déshonoré, la princesse pria qu'on la laissât demeurer parmi les morts. Mais il était trop tard, et son esprit ayant été replacé dans son enveloppe, la famille stupéfaite vit le corps se mouvoir de nouveau.

Les peines infligées, dignes du Purgatoire, l'esprit parent, si secourable, et l'horreur de la princesse à la vue de son corps flétri, ce sont là autant de points dignes d'être remarqués.

La vérité est que les récits ne sont pas très précis en eux-mêmes, et ils sont encore obscurcis pour l'étranger par l'ambiguïté de la langue. Fantômes, vampires, esprits et dieux, tout est confondu. Et pourtant, je crois discerner que (à quelques exceptions près) ceux que nous regardions comme des dieux étaient moins malfaisants. Dans certains coins de Samoa, des esprits rôdent et commettent des meurtres en permanence ; mais je n'ai pas vu qu'on craignit, ou du moins, pas d'une crainte pareille, ces dieux légitimes d'Upolu et de Savaii, dont les guerres et les parties de cricket révolutionnèrent dernièrement la société. L'esprit d'Anaa qui dévore les âmes est, bien certainement un hôte redoutable ; mais les dieux supérieurs, même de l'archipel, semblent plutôt secourables. Mahinui — dont notre forçat-catéchiste tenait son nom — l'esprit de la mer, comme un Protée condamné à des avatars sans fin, venait au secours des naufragés et les portait à terre sous la forme d'une raie. La même divinité transportait les prêtres d'île en île à travers l'archipel, et en ce siècle même, on a vu des personnes qu'il aidait à voler. La divinité tutélaire de chaque île est également secourable et revêt une forme de nuage particulier pour annoncer à l'horizon la venue d'un navire.

Pour quelqu'un qui se représente ces atolls, si étroits, si stériles, si resserrés par la mer, il semble qu'il y ait là une population de fantômes vraiment superflue. Et pourtant, il y en a encore d'autres. Dans les divers étangs et les mares saumâtres, des femmes admirables, aux longs cheveux roux, apparaissent et se baignent. Mais (timides comme des souris), au moindre bruit de pas sur le corail, elles replongent de nouveau pour toujours. Elles passent pour des personnes bien portantes et inoffensives, habitantes d'un monde souterrain ; la même légende a cours à Tahiti, où elles ont aussi des cheveux rouges. On les nomme à Tahiti Tetea ; aux Paumotu, Mokurea.

 

Troisième partie

LES GILBERT

 

chapitre premier

Butaritari

 

A Honolulu, nous avions pris congé du Casco et du capitaine Otis, et notre expédition suivante fut faite en d'autres conditions. Je pris passage avec ma femme, Mr. Osbourne et mon serviteur chinois, Ah-Fu, sur un tout petit schooner marchand, l'Equateur, capitaine Dennis Reid ; et par un certain beau jour de juin, en 1889, pavoisés, à la mode de Hawaï, des guirlandes du départ, nous sortîmes du port et fimes voile par un bon vent, vers la Micronésie.

Toute I'étendué des mers du Sud est vide de vaisseaux ; et spécialement la partie où nous allions actuellement naviguer. Aucun service de poste n'est organisé dans ces Iles ; toute communication y est fortuite. Le lieu où vous comptiez aller est une chose, celui où vous arrivez est une autre. Ainsi, mon désir était d'atteindre les Carolines, et de revenir à la lumière du jour par Manila et les ports de Chine ; et c'est à Samoa que nous revînmes pour être, de nouveau, réconfortés par la vue des montagnes. Six mois s'étaient écoulés depuis que nous avions vu le soleil descendre derrière les cimes de Oahu et nous n'avions aperçu depuis aucun bout de terre aussi haut qu'un cottage. Notre route avait été tranquille sur la mer unie, nous avions demeuré sur des coraux peu élevés et vécu de conserves de pickles. J'avais appris à saluer comme une variante la chair du requin ; et une montagne, un oignon, une pomme de terre d'Irlande ou un bifteck, refusés de longue date à notre désir, étaient devenus les objets de nos plus chères aspirations.

Les deux escales les plus importantes de notre voyage, Butaritari et Apemana, sont situées près de la ligne ; la dernière à près de trente milles. Toutes deux jouissent d'un admirable climat océanien ; des jours d'un soleil aveuglant, des brises vivifiantes ; des nuits d'une clarté divine. Toutes deux sont un peu plus grandes que Fakarava et mesurent environ (dans leur plus grande largeur) un quart de mille d'une côte à l'autre. Dans chacune d'elles pousse une espèce grossière de taro ; sa culture est la principale occupation des naturels, et les fossés et les buttes qui en résultent forment des paysages en miniatures, amusants pour les yeux. En tout le reste, elles présentent les caractères coutumiers d'un atoll ; l'horizon bas, la nappe du lagon, la bordure en forme de joncs des cimes de palmiers, l'uniformité et l'insignifiance du pays, l'aspect et l'intérêt infiniment supérieur de la mer et du ciel. La vie sur ces îles ressemble beaucoup à la vie de bord. L'atoll, comme le navire, est très vite considéré comme une possession par ceux qui l'occupent ; et les insulaires, tout comme l'équipage, deviennent le principal objet de l'attention. Les îles sont populeuses, indépendantes, et sièges de petits royaumes, récemment civilisés, rarement visités. Bien des changements sont survenus depuis les dix dernières années ; les femmes ne se montrent plus sans vêtements avant leur mariage ; les veuves ne dorment plus la nuit ni ne se promènent durant le jour avec le crâne de leur époux défunt ; et les armes à feu, y ayant été introduites, la lance et le sabre aux dents de requin sont vendus à titre de curiosités. Il y a dix ans seulement, ces choses et ces coutumes étaient toujours en usage ; dix ans encore et la vieille société aura complètement disparu. Nous y fûmes à temps pour voir leurs institutions encore debout et (à Apemama) à peine en décadence.

Populeux et indépendant, — garenne d'hommes, gouvernée avec une certaine pompe rustique, — telle fut notre première impression sur ces petits pays et elle persiste. Comme nous traversions le lagon vers la ville du Butaritari, nous vîmes sur une bande du rivage très bas, les toitures brunes des maisons, serrées les unes contre les autres ; celles du palais et de l'habitation d'été (qui sont en tôle ondulée) brillaient à l'une des extrémité d'un éclat tout particulier; les couleurs royales flottaient hardiment au sommet d'un grand mât ; devant, sur un îlot artificiel, la prison tenait lieu de fortin. Ainsi, à première vue, et même à distance, le site avait à peine l'air de ce qu'il était réellement, c'est-à-dire un village ; mais plutôt de ce qu'il était peut-être aussi, une jolie métropole, une cité rustique et cependant royale.

Le lagon est peu profond. La marée était basse, nous pateaugeâmes pendant un quart de mille dans une eau tiède et remontâmes à terre finalement sur un point où stagnaient le soleil et la chaleur. Le côté opposé au vent d'une île fortifiée est réellement un lieu irrespirable; sur la côte de l'océan, les alizés soufflent encore, violents et froids; dans le lagon ils soufflent aussi, soulevant les canots; mais l'écran du taillis l'intercepte complètement du bord et le sommeil, le silence et des compagnies de moustiques planent sur les villes.

On peut nous accuser d'avoir pris Butaritari par surprise. Il y avait bien encore quelques habitants dans là partie nord où nous abordâmes. A mesure que nous avancions, c'en fut fait de toute rencontre et il nous sembla explorer une cité des morts. Seulement à travers les barreaux des maisons ouvertes, nous apercevions les gens des villes faisant la sieste, quelquefois une famille entière voilée d'une seule moustiquaire.

Parfois un dormeur solitaire, étendu sur une plateforme comme un cadavre dans sa bière.

Les maisons étaient de toutes les dimensions, depuis celles d'un joujou jusqu'à celles d'une église. Les unes auraient pu contenir un bataillon ; d'autres étaient si miscroscopiques qu'à peine eussent-elles pu abriter un couple d'amoureux ; seule une salle de jeu, quand tous les jouets sont mêlés, offre un pareil mélange de toutes les tailles. Beaucoup étaient à claire-voie; d'autres avaient la forme d'une estrade couverte; d'autres encore avaient des murs et ces murs étaient percés de petites fenêtres. Quelques-unes étaient perchées sur pilotis dans le lagon ; les autres s'élevaient au bord du rivage, sur une pelouse à travers laquelle la route dessinait un ruban de sable, ou sur le remblais d'une nappe d'eau qui formait un bassin peu profond. Les unes et les autres étaient faites du même bois de palmier et les feuilles de palmier en avaient été les matériaux ; aucun clou n'avait été planté, aucun marteau employé dans leur construction et elles étaient réunies par des cordages en fibres de palmier.

Au milieu du chemin, l'église s'élève, haute et claire, avec des rangées de fenêtres; une belle charpente soutient sa toiture, et à chacune de ses extrémités, on a de la porte une échappée sur la rue. Les proportions du monument et la matière de sa construction prenaient dans ce cadre un caractère auguste, et nous pénétrâmes sous sa nef avec le même sentiment qu'en entrant dans une cathédrale. Des bancs s'alignaient des deux côtés; au milieu, sur une estrade délabrée, deux chaises étaient préparées pour le Roi et la Reine, au cas où, d'aventure, ils viendraient prier; au-dessus de leurs têtes, un cercle, provenant évidemment d'un tonneau, était suspendu par un morceau de coton rouge ; et le cercle lui-même (pendu tout de travers), était recouvert de bandes de même étoffe, rouges et blanches.

Ceci fut la première marque de dignité royale que nous rencontrâmes avant de nous trouver devant le lieu où elle siège. Le palais est bâti sur un plan européen et avec du bois d'importation ; le toit est en tôle ondulée, le jardin entouré de murs, la grille surmontée d'une sorte d'auvent. On ne peut dire qu'il soit grand ; un laboureur de chez nous est parfois plus commodément logé, mais quand nous eûmes la chance d'y pénétrer, nous le trouvâmes enrichi (au-delà de toutes prévisions en ces parages) de prospectus coloriés et de coupures de journaux illustrés. Jusque devant les grilles quelques-uns des trésors de la couronne étaient exposés : une cloche d'une certaine taille, deux pièces de canon et un unique coquillage. La cloche ne peut être sonnée ni les canons tirés ; ce sont de pures curiosités, des preuves de puissance; une partie de la parade de la royauté, et ils s'offrent à l'admiration comme des statues dans un square. Un bras de rivière, droit comme un canal, passe presque devant la porte du palais ; les quais qui l'enserrent sont de corail et fort bien construits; du côté de son embouchure, par ce qui semble un effet de paysage artificiel, l'île-forteresse où s'élève la prison coupe le lagon. Des chefs vassaux avec leurs tribus, des monarques voisins venus en maraude, abordant là, devaient envisager avec surprise ces travaux publics considérables et êtres tenus en respect par ces bouches de canon silencieuses. Impossible de voir cet endroit sans l'imaginer comme le décor d'un spectacle. Mais pour l'instant le théâtre était vide, la demeure royale déserte, ses portes et fenêtres béantes, et tout le quartier de la ville baigné de silence. Du côté opposé du canal, sur un débarcadère couvert, un ancien gentleman dormait en public, seul habitant visible; et plus loin, sur le lagon, un canot déployait sa voile rayée, seule chose mouvante.

Le canal est bordé au sud par un môle ou jetée, avec un parapet. Tout au bout, le parapet cesse, et les quais se prolongent en une sorte de péninsule oblongue sur le lagon, qui est la résidence d'été du Roi et le lieu où il vient respirer. Le milieu est occupé par une maison ouverte, sorte de tente permanente — appelée ici maniapa ou, comme on le prononce maintenant, un maniap, — mesurant au bas mot quarante pieds sur soixante. Le toit de tôle haut, mais descendant si bas qu'une femme doit se baisser pour entrer, est soutenu à l'extérieur par des. piliers de corail, à l'intérieur par une charpente de bois. Le sol est de corail en poudre et divisé en plusieurs bas-côtés par les montants de la charpente ; la maison est assez loin du bord pour jouir de la brise qui y pénètre librement et disperse les moustiques ; et de sous les bords de la toiture, on peut voir le soleil miroiter et les vagues danser sur le lagon.

Nous n'avions, depuis quelque temps, rencontré que des dormeurs ; et quand nous arrivâmes au bout du môle et tombâmes dans cet élégant hangar, nous fûmes surpris de le trouver occupé par une société de gens éveillés, une vingtaine d'âmes en tout, la cour et les gardes de Butaritari. Les dames de la cour tressaient des nattes; les gardes bâillaient et s'étiraient. Une demi-douzaine de carabines étaient posées sur un rocher et un coutelas contre un pilier : c'étaient les armes de ces somnolents mousquetaires. Tout au bout, une petite maison close déployait quelques rideaux clinquants, et, inspection faite, se trouva être un lieu d'aisance sur le modèle européen. Devant, sur quelques nattes, s'étalait Tebureimoa, le Roi ; derrière lui, sur les panneaux de la maison, deux fusils croisés représentaient des faisceaux. Il portait un pyjama qui messeyait péniblement à son obésité ; son nez était busqué et cruel ; son corps envahi par une corpulence flasque ; son regard craintif et terne ; il semblait tout à la fois oppressé par la somnolence et tenu en éveil par la peur : tel doit être à peu près l'aspect d'un rajah du pays des épices, hébété par l'opium et guettant l'approché d'une armée hollandaise. Nous devions faire plus ample connaissance, mais, du commencement à la fin, mon impression fut la même; il semblait toujours sommeiller, mais toujours l'oreille tendue et sursautant à tout coup ; et que ce soit le remords ou la peur, il est certain qu'il cherche un refuge dans l'abus des drogues.

Le rajah ne manifesta aucun signe d'intérêt à notre arrivée. Mais la Reine, qui était assise à ses côtés sur un sac de pourpre, se montra plus accessible ; et il y avait là un interprète d'une bonne volonté si bruyante que sa volubilité hâta notre départ. Il nous avait reçus à notre arrivée : « Voici l'Honorable Roi et je suis son interprète », nous dit-il avec plus d'emphase que de véracité. Car il n'avait aucune situation officielle à la cour, semblait très peu familier avec la langue de l'île et se trouvait là, comme nous-mêmes, par le fait d'une simple visite de politesse. M. Williams était son nom : moricaud américain, cook échappé des cuisines de son bateau et propriétaire du bar The land we live in1, à Butaritari. Je n'ai jamais vu un homme aussi prodigue de paroles et aussi avare de vérité ; ni la mélancolie du monarque, ni mes propres efforts pour le maintenir à distance ne le décourageaient le moins du monde, et quand tout était fini, le moricaud parlait toujours.

Le ville dormait encore, on avait à peine commencé à se soulever et s'étirer; elle était toujours plongée dans la chaleur et le silence. D'autant plus vivante fut l'impression que nous emportâmes de la maison sur l'îlot, du Saul micronésien veillant parmi ses gardes, et de son David anti-mélodieux, M. Williams, jacassant au long des heures somnolentes.

 

CHAPITRE II

Les quatre frères

 

Le royaume de Tebureimoa comprend deux îles, la Grande et la Petite Makin ; quelque deux mille sujets lui payent le tribut et deux chefs de clan, semi-indépendants, lui rendent hommage. L'importance de la charge dépend de l'homme ; il peut être une nullité ; il peut être absolu ; et il y a eu des exemples de ces deux extrêmes parmi les résidents qui ne sont plus.

A la mort du Roi Tetimararoa, son fils aîné, et le père de Tebureimoa, Nakaeia lui succéda. C'était un individu d'une force physique extraordinaire, autoritaire, violent, avec une certaine avarice barbare et quelque intelligence des hommes et des affaires: Seul dans ses îles il traitait et bénéficiait ; il était à lui seul le planteur et le marchand, et ses sujets peinaient à son profit dans la servitude. Quand ils avaient bien et longtemps travaillé, leur maître leur donnait congé et organisait une débauche générale. Il y pourvoyait avec magnificence ; il répandait pour 600 dollars de gin et de brandy ; le petit pays résonnait du bruit des réjouissances, et il n'était pas rare de voir les sujets (eux-mêmes chancelants), élever leur roi ivre à l'avant d'une épave, comme sur un pavois, roi et peuple chantant et hurlant de concert. Sur un mot de Nakaeia, la fête cessait ; Makin redevenait une fois de plus une île d'esclaves et de disciples de la tempérance; et au matin, toute la population était sur les routes ou dans les plantations de taro, travaillant sous les yeux éraillés de son souverain.

La peur de Nakaeia dominait tout le pays. La justice n'affectait aucune régularité ; il n'y avait ni procès ni magistrats ; il semblait n'y avoir qu'une peine : la capitale, et les attaques le jour et les meurtres la nuit étaient les seules formes de procès. Le Roi remplissait lui-même le rôle d'exécuteur, et ses coups étaient portés à la dérobée sans autre secours ni assistance que celle de ses femmes. Un jour, celles-ci ramaient; l'une d'elles ayant attrapé un crabe, il l'assomma incontinent avec la barre du gouvernail ; ainsi disciplinées, elles le transportaient à la nuit sur le théâtre de sa vengeance ; il accomplissait celle-ci tout seul, et s'en retournait, satisfait, avec son équipage conjugal. Les habitantes du harem vivaient dans une condition difficile à concevoir pour nous. Bêtes de somme, menées par la peur de la mort, elles étaient pourtant intimement mêlées à la vie de leur souverain ; elles restaient malgré tout épouses et reines et nul homme n'avait le droit de porter ses regards sur leur visage. Comme le basilic, elles donnaient la mort par leur seul regard, et pour un coup d'œil involontaire jeté sur une de ces femmes-matelots on était fouetté jusqu'au sang. Aux jours de Nakaeia, le palais était entouré de hauts cocotiers qui en défendaient l'entrée. Il advint qu'un soir, tandis que Nakaeia était assis en bas, soupant avec ses femmes, le propriétaire du bois était perché au sommet d'un arbre, récoltant du vin de palme; le hasard lui fit abaisser les yeux au moment où le Roi levait les siens, et leurs regards se rencontrèrent. Seule une fuite instantanée sauva le criminel. Mais pendant tout le reste du règne il dut se cacher avec le secours d'amis à lui, dans les parties de l'Ile les plus reculées; Nakaeia le poursuivit sans merci, quoique toujours en vain ; et les palmiers, complices de l'aventure, furent abattus sans pitié. Tel était l'idéal de la pureté fémi-ni ne dans une île où les vierges nubiles se promenaient nues comme au Paradis. Et pourtant le scandale pénétra dans le harem si bien gardé de Nakaeia. Il était alors propriétaire d'une goélette dont il se servait comme d'un bateau de plaisance, logeant à bord tandis qu'elle était à l'ancre ; c'est là qu'un jour il convoqua une nouvelle épouse. Elle lui avait été réservée, car il avait épousé sa sœur, et le mari d'une sœur aînée pouvait s'attribuer de ce fait toutes les cadettes. Elle fut parée pour la circonstance ; elle vint, parfumée, enguirlandée, couverte de fines nattes et de bijoux de famille : pour les épousailles, pensaient ses amies, — pour mourir, comme elle le savait bien. « Dites-moi son nom et je vous épargnerai », dit Nakaeia. Mais la jeune fille était loyale ; elle resta muette, sauva son amant, et les reines l'étranglèrent entre leurs nattes.

Nakaeia était craint ; il ne semble pas qu'il fût haï. Certains actes qui ont pour nous un parfum de meurtre revêtaient aux yeux de ses sujets l'aspect respectable de la justice ; ses orgies le rendaient populaire; les naturels évoquent encore la fermeté de son gouvernement ; et les blancs eux-mêmes, qu'il combattit longtemps et tint à distance, le nomment (dans la phrase canonique des mers du Sud) « un parfait gentleman lorsque sobre ».

Lorsqu'il fut couché sans espoir sur le lit de la mort, il fit venir son frère Nantéitéi, lui tint un discours sur la politique royale et l'avertit qu'il était trop faible pour régner. L'avertissement fut pris à cœur, et pendant quelque temps le gouvernement subsista sur le modèle de celui de Nakaeia. Nantéitéi supprima ses gardes et arpentait le pays seul, avec un revolver dans une sacoche de cuir. Pour dissimuler sa faiblesse, il. affectait un silence rigoureux ; vous pouviez lui parler un jour entier : avis, reproches, appels et menaces demeuraient également sans réponse. Le nombre de ses femmes s'élevait à dix-sept ; beaucoup d'entre elles étaient des héritières ; car la maison royale est pauvre et le mariage était en ces jours un des principaux moyens employés pour consolider le trône. Nakaeia occupait son harem à son profit ; Nantéitéi le louait volontiers au service d'autrui. C'est ainsi que sous son règne MM. Wightman construisirent une jetée avec une véranda au nord-est de la ville. La maçonnerie fut l'œuvre des dix-sept reines qui travaillèrent et pataugèrent là comme de jeunes pêcheuses ; mais l'homme désigné pour faire la toiture ne put commencer avant qu'elles eussent fini, dans la crainte qu'abaissant les yeux par hasard, il ne les aperçut.

Ce fut peut-être la dernière apparition de la troupe du harem. Depuis quelque temps déjà des missionnaires hawaïens étaient installés à Butaritari — Maka et Kanoa, deux hommes puérils et excellents. Nakaeia ne voulut rien savoir de leurs doctrines ; peut-être était-il jaloux de leur présence ; étant humain, il avait quelque affection pour leurs personnes. Un jour, dans sa maison, sous les yeux de Kanoa, il mit à mort trois matelots d'Oahu, accroupi sur leur dos pour les poignarder et menaçant le missionnaire s'il intervenait ; cependant, non seulement il l'épargna sur Je moment, mais le rappela (quand il eut pris la fuite), avec quelques expressions de respect. Nantéitéi, l'homme faible, tomba plus complètement sous le charme. Maka, enjoué, affectueux — et pourtant très strict dans sa profession, — prit sur le Roi une influence qui grandit et devint très vite absolue. Nantéitéi se convertit publiquement avec toute la maison royale; et, avec une sévérité que les missionnaires libéraux désavouent, le harem fut immédiatement supprimé. Ce fut un ac{e un peu radical. Le trône se trouva par là appauvri, son influence ébranlée, les familles des reines humiliées et seize femmes de chefs (dont quelques-unes très fortunées), jetées en bloc sur le marché. J'ai été camarade de bord d'un matelot hawaïen qui avait épousé successivement deux de ces veuves impromptu et divorça les deux fois à cause de leur inconduite. Que deux riches grandes dames (car ces deux-là étaient riches) aient épousé « un homme d'une autre île », cela prouve la dissolution de la société. De plus, les lois furent complètement remaniées et pas toutes pour le mieux. J'aime Maka en tant qu'homme ; en tant que législateur il a deux défauts : il est faible dans la punition des crimes, sévère dans la répression des plaisirs innocents.

La guerre et la révolution sont les suites habituelles des réformes ; cependant, Nantéitéi mourut (d'une trop haute dose de chloroforme) dans la tranquille possession de son trône, et c'est sous le règne du troisième frère, Nabakatokia, un homme brave de sa personne, mais faible de caractère, que la tempête éclata. Le gouvernement des grands chefs et des notables semble avoir toujours soutenu la monarchie et alterné avec elle. Les « Vieux Hommes » (comme on les appelait), ont le droit de siéger avec le Roi au Parlement et de discuter ; et la principale supériorité du Roi est une sorte de conclusion : « La séance est terminée. » Après la longue autocratie de Nakaiea, et l'évolution, de Nantéitéi, les Vieux-Hommes s'étaient lassés, sans doute, de l'obscurité dans laquelle ils étaient rélégués, et étaient, en plus, jaloux de l'influence de Maka. La calomnie, ou plutôt la caricature, fut appelée à la rescousse ; une charge fit le tour de la société; Maka était accusé d'avoir dit à l'église que le Roi était le premier homme dans l'île et lui le second ; piqués au vif par cet affront supposé, les chefs se rebellèrent ouvertement et levèrent des troupes. Dans l'espace d'un matin, le trône de Nakaeia fut renversé dans la poussière. Le Roi était assis dans le maniap', devant la grille du palais, guettant ses recrues ; Maka à ses côtés ; tous deux anxieux ; et pendant ce temps, au seuil d'une maison, à l'entrée du nord de la ville, un chef avait pris position et détourné les secours au fur et à mesure qu'ils arrivaient. Ils venaient solitaires ou par groupes, chacun avec son fusil ou son pistolet passé en bandoulière. « Où allez-vous ? » demandait le chef. « Le Roi nous a appelés », répondaient-ils. « Voici votre place; asseyez-vous », répliquait le chef. Tous obéirent avec une incroyable déloyauté; et des forces suffisantes ayant été ainsi rassemblées des deux côtés, Nabakato-kia fut sommé de se rendre et déposé. A peu prés à cette époque, dans presque toutes les parties du groupe, les rois furent massacrés ; et à Tapituea, le squelette du dernier d'entre eux est encore, en ce jour, suspendu dans le Parlement principal de l'île, comme une menace à toute ambition. Nabakatokia fut plus heureux ; la vie et l'appareil royal lui furent, concédés, mais il fut dépouillé du pouvoir. Les Vieux-Hommes s'offrirent un régal de discours publics ; les lois furent constamment transformées ; jamais exécutées ; le peuple eut plus d'un sujet de regretter les mérites de Nakaiea ; et le Roi, privé de la ressource de faire de riches mariages, privé aussi des services d'une troupe de femmes, s'enfonça, non seulement dans la déconsidération, mais dans les dettes.

Il mourut quelques mois avant mon arrivée aux îles, et personne ne le regrettait ; mais tous regardait bien plutôt, pleins d'espoir, vers son successeur. Celui-ci passait pour le héros de la famille. Seul, parmi les quatre frères, il avait un héritier, un grand fils, Natiata, et une fille de trois ans; c'est vers lui qu'à l'heure de la révolte, Nabakatokia se tourna pour obtenir un secours trop tardif; en des jours plus lointains, il avait été le bras droit du vigoureux Nakaeia. Nantemat. — « Mr. Corpse13 », était son macabre surnom, — et il l'avait bien gagné. Encore et toujours, au commandement de Nakaeia, il avait cerné les maisons à la tombée de la nuit, coupé les moustiquaires et massacré des familles entières. C'était la main de fer; c'était Nakaeia redux. Il vint, convoqué par le gouvernement tributaire de la Petite Makin ; il fut installé, se montra une marionnette timorée, volant pesant que se renvoyaient les orateurs, et le lecteur a vu ce qui restait de lui, dans sa maison d'été, sous le nom de Tebureimoa.

Le changement de caractère de l'homme fut commenté sur toute l'île et expliqué de diverses façons par l'opium et le Christianisme. A mon sens, il n'y avait aucun changement, mais bien une constance extrême. Mr. Corpse avait peur de son frère ; le Roi Tebureimoa a peur des Vieux-Hommes. La terreur du premier l'excitait à des actes de désespoir; la terreur des seconds le rend incapable du moindre acte d'autorité. Il joua le rôle de héros, dans le passé en suivant la voie de la moindre résistance, et massacrant les autres pour se défendre lui-même ; aujourd'hui, vieilli et alourdi, converti, lecteur assidu de la Bible, peut-être pénitent, conscient au moins des haines accumulées contre lui, et la mémoire chargée d'images de violences et de sang, il capitule devant les Vieux-Hommes, s'enivre d'opium et demeure assis au milieu de ses gardes dans une attente terrifiée. La même couardise qui mit dans ses mains le couteau de l'assassin le dépouille du sceptre de Roi.

Une histoire qu'on ma contée, un incident insignifiant dont j'ai fait l'observation, le dépeignent sous ses deux aspects. Un chef de la Petite Makin demanda, en une heure de légèreté : « Qui est Kaeia ? » Un oiseau emporta ces paroles et Nakaeia remit la chose entre les mains d'un comité de trois personnes. Mr. Corpse était président ; le second commissionnaire était mort avant mon arrivée ; le troisième était vivant, vert encore, et d'apparence si vénérable, que nous le surnommâmes Abou-ben-Adhem. Mr. Corpse fut pris d'un scrupule.; l'homme de Petite Makin était son frère d'adoption; dans un tel cas, ce n'était pas déjà très délicat de paraître, et porter le coup (ce qu'on paraissait bien attendre de lui), serait pire qu'étrange. « Je porterai le coup », dit le vénérable Abou ; et Mr. Corpse (sûrement avec un soupir) accepte le compromis. La victime fut attirée dans la brousse ; on lui fit porter une bûche et, comme il levait les bras, Abou lui ouvrit le ventre d'un seul coup. Justice étant faite ainsi, la commission, saisie d'une terreur puérile, prit la fuite. Mais leur, victime les rappela auprès d'elle. « Vous n'avez pas besoin de vous sauvez à présent », — leur dit-elle — « vous avez fait de moi ce que voici ; restez. » L'homme mit environ vingt minutes à mourir et pendant tout ce temps ses meurtriers restèrent assis autour de lui : une vraie scène pour Shakespeare. Toutes les phases d'une mort violente, le sang, la voix éteinte, les traits décomposés, les couleurs fanées, sont à jamais présentes à la mémoire de Mr. Corpse, et depuis qu'il les a étudiées sur le frère qu'il a trahi, il a quelques raisons de réfléchir sur les possibilités constantes de trahison. Je n'ai jamais été aussi sûr de quelque chose que de la qualité tragique des pensées du Roi, et pourtant, je n'avais saisi qu'un seul de ses aspects, à l'improviste. Je fus une fois chargé d'un message pour lui. C'était encore une fois l'heure de la sieste ; mais nous rencontrâmes des flâneurs qui nous dirigèrent vers une maison fermée, sise sur la berge du canal, où Teburei-moa se trouvait, sans gardes. Nous entrâmes sans cérémonies, étant un peu pressés. Il était couché par terre, sur un lit de nattes, lisant avec componction sa Bible des Iles Gilbert. A notre entrée inopinée, le pesant personnage se souleva à demi, laissant la Bible glisser sur le sol, nous fixa un moment avec des yeux blancs et, ayant reconnu ses visiteurs, retomba de nouveau sur ses nattes. Ainsi Eglon regarda Ehud.

La justice de ces faits est étrange, et étrangement juste : Nakaeia, l'auteur de ce qu'on sait, mourut en paix, discourant sur le métier de roi ; et son associé souffre la mort chaque jour par suite de sa complicité forcée. Ce n'est pas la nature, mais la conformité des actions des hommes avec les circonstances qui les damne ou les sauve ; et, dès le début, Tebureimoa se trouva dans une situation pour laquelle il n'était pas fait. Chez lui, dans une rue tranquille de village, il avait été un bon charpentier, et même à présent, tout endiablé qu'il est, il montre quelques vertus privées. Il n'a pas de terres mais seulement la jouissance de quelques-unes qui sont hypothéquées. Il ne peut s'enrichir à l'ancienne manière par des mariages. L'épargne est le principal pilier de son avenir; il le sait et la pratique. Onze négociants étrangers lui payent une patente de cent dollars ; deux mille sujets environ payent un impôt à raison d'un dollar par homme, un demi-dollar par femme et un shilling par enfant : allouant pour l'échange un total d'environ trois cents pounds par an. Il était depuis quelque neuf mois sur le trône : il avait acheté à sa femme une robe de soie et un chapeau, choses inconnues jusqu'alors, et pour lui-même un uniforme de trois cents dollars ; il avait fait agrandir la photographie de son frère à San Francisco, moyennant deux cent cinquante dollars ; il avait fortement réduit la somme des dettes de ce frère et avait encore quelques souverains dans sa poche. Frère affectionné, bon économiste, il était en plus un habile charpentier et travaillait, au besoin, à la boiserie du palais. Rien d'étonnant à ce que Mr. Corpse eût des vertus ; que Tebureimoa s'accordât un divertissement me remplit de surprise.

 

CHAPITRE III

Autour de notre maison

 

Quand nous quittâmes le palais, nous n'étions encore que des navigateurs à terre; sur l'heure nous nous installâmes dans une des six maisons étrangères de Butaritari, celle, précisément, qu'habitait Maka, le missionnaire hawaïen ; Deux maisons de commerce sont établies là, MM. Crawford et MM. Wightman, frères ; la première tout près du palais, au centre de la ville ; l'autre à l'entrée nord ; ayant chacune un magasin et un bar-room. Notre maison était située dans la propriété des Wightman, entre le magasin et le bar, au milieu d'un enclos entouré de palissades. De l'autre côté de la route, quelques maisons indigènes se nichaient à l'orée du taillis et la verte muraille des palmes se dressait, solide, arrêtant la brise. Une petite crique sablonneuse se creusait derrière, dans le lagon, abritée par une jetée couverte, œuvre de la main des reines. C'est là qu'à marée haute, les bateaux à voiles s'arrêtaient pour prendre leur charge ; à marée basse, ils jetaient l'ancre à un demi-mille de là, et une foule de naturels descendaient le môle de pierres, se répandaient sur le sable en grappes et en files, entraient dans l'eau jusqu'à la ceinture avec les sacs de copra et revenaient en arrière pour renouveler leur charge. Le mystère du commerce de copra me tourmentait, tandis que j'étais assis là, voyant les profits s'égoutter sur le sable et les marches.

Devant nous, depuis 4 heures du matin jusqu'à 9 heures du soir, la population de la ville s'écoulait le long de la route comme un courant intermittent : des familles traversant l'île pour aller sur leurs terres récolter le copra ; des femmes allant dans la brousse cueillir des fleurs pour leur toilette du soir; et, deux fois par jour, les « toddy-cutters14 », chacun avec son couteau et son coquillage. Aux premières lueurs de l'aube et, de nouveau, à la tombée du jour, ceux-ci abandonnaient leur besogne au sommet des arbres, se dispersaient dans la brousse et disparaissaient de la surface de la terre. Vers la même heure, si la marée est basse dans le lagon, vous ne pouvez moins faire que de traverser l'île pour aller prendre un bain, et pénétrer sur leurs talons dans les. allées du bois de palmiers. Juste en face, quoique le soleil ne soit pas levé encore, les feux qui le précèdent illuminent déjà l'orient, et l'énorme accumulation de nuages qu'amènent les vents alizés, s'embrasent à leur tour, incendiant le jour naissant. La brise vous caresse le visage ; au-dessus de vous, au sommet des palmiers, instruments de ses jeux, elle entretient un mouvement joyeux ; regardez où vous voudrez, en haut ou en bas, aucune présence humaine, rien que la terre et la forêt émue. Et voici que juste au-dessus de votre tête, la voix d'un chanteur invisible jaillit de l'épaisse feuillée ; de plus loin, une autre cime lui répond ; et de plus loin encore, du coeur même des bois, un ménestrel encore plus distant, sur son perchoir, se balance et chante. Ainsi, tout autour de l'île, les « toddy-cutters », juchés sur leurs sommets, bercés par les alizés, embrassant la mer jusqu'au fond de l'horizon, surveillant les voiles qui passent, et, comme des oiseaux sans nombre, lancent leurs chansons dans le matin. Ils chantent avec une certaine fougue, une certaine allégresse bachique ; et ce volume de son, et cette mélodie articulée tombent, inattendus, du sommet des arbres où l'on ne guettait que le ramage des oiseaux. Et pourtant, dans un sens, ces chansons aussi ne sont qu'un ramage; les paroles en sont anciennes, désuètes et sacrées ; peu les comprennent, aucun peut-être parfaitement ; mais il est entendu que les coupeurs « priaient pour avoir un bon « toddy » et chantaient leurs anciens combats », En tout cas, la prière est exaucée ; et quand la coquille écumante vous est apportée, vous avez un breuvage bien « digne de reconnaissance ». Toute la matinée vous pouvez y revenir et y goûter de nouveau ; il pétille seulement davantage, devenant de plus en plus fort et un breuvage nouveau mais non moins délicieux; mais à mesure que la journée avance, la fermentation augmente et il devient acide ; dans vingt-quatre heures il sera devenu du levain et deux jours plus tard le poison diabolique qui inspire les crimes.

Les hommes ont un type arabe fortement accusé, portant presque toujours la barbe et les moustaches, souvent habillés de couleurs gaies, avec des bracelets aux poignets et aux chevilles, affectant tous des allures d'hidalgos, acceptant les saluts avec une moue hautaine. Les dandies des deux sexes portent leurs cheveux dressés en une sorte de buisson crépu en forme de turban; et comme les poignards des Japonais, une baguette effilée (qui leur sert de peigne) est fichée galamment au milieu de leurs boucles. Les femmes, sous ce massif de cheveux, apparaissent assez séduisantes : la race ne peut se comparer à celle de Tahiti pour la beauté féminine; et la moyenne me paraît médiocre ; mais quelques-unes des plus jolies jeunes filles et la plus belle femme que j'aie jamais vues étaient gilbertines. Butaritari étant le centre commerçant du groupe est européanisé ; la blouse de couleur et la chemise blanche sont les vêtements courants, cette dernière réservée pour le soir ; le chapeau bourgeois, orné de fleurs, de fruits et de rubans, n'est malheureusement pas inconnu ; et le costume local des femmes des îles Gilbert n'est malheureusement plus généralisé. Il se nomme ridi : c'est un jupon court, ou une frange faite avec des fibres séchées de noix de coco, qui ressemblent un peu à de la ficelle goudronnée : le bas n'atteint pas la moitié de la jambe; le haut est si lâchement noué autour des hanches qu'il paraît retenu seulement par accident. Il semble qu'un éternuement suffise à déshabiller la dame. « Le périlleux ridi, large comme un cheveu », disions-nous ; et dans le conflit qui fait rage au sujet des modes féminines, il a le malheur de ne plaire ni aux unes ni aux autres ; les prudes le condamnent comme insuffisant ; les plus frivoles le trouvent en lui-même peu seyant. Pourtant, si une jolie Gilbertine veut paraître à son plus grand avantage, c'est bien le costume qu'elle devra revêtir. Avec cela, ou sinon, nue, elle se meut avec une grâce, une liberté, une vivacité incomparables qui sont la poésie de la Micronésie. Ficelez-la dans une robe, le charme est rompu et elle se tortille comme une Anglaise.

Vers le crépuscule, les passants devinrent plus fastueux. Les hommes apparurent revêtus de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, hommes et femmes ornés et parfumés avec des fleurs fraîches. Une petite fleur blanche est la favorite, quelquefois parsemée dans une chevelure de femme, comme de petites étoiles; et parfois serrée en un gros bouquet. Avec la nuit, la foule devient plus compacte sur la route, et le bruit mat et ouaté des pieds nus sur le sol devient continu; les promeneurs, généralement graves; le silence rompu seulement par les courses et les rires étouffés des jeunes filles; les enfants eux-mêmes tranquilles. A 9 heures, l'heure du coucher sonna au clocher de la cathédrale et la vie cessa. A 4 heures du matin, le même signal résonne dans les ténèbres et les innocents captifs sont libérés; mais pendant sept heures, tous doivent rester couchés, — j'allais dire derrière les portes de maisons où les portes et les murs mêmes sont une exception, — tout au moins abrités sous leurs toits aérés et assemblés sous les tentes de leurs moustiquaires. Supposez qu'il arrive un message pressant, et que la nécessité s'impose d'envoyer quelqu'un au loin, le messager devra s'en aller ouvertement et se signaler à la police par un brandon immense de fibres de noix de coco qui brille de maison en maison, comme un mouvant feu de joie. La police seule sort de l'obscurité et rôde la nuit à l'affût des contraventions. Je haïssais leur présence traître ; leur capitaine, en particulier, un rusé vieillard, toujours en blanc, passait les nuits en embuscade sur ma propriété jusqu'à ce que j'aie conçu dans mon cœur un désir violent de le battre. Mais le fourbe était privilégié.

Pas un des négociants-résidents ne venait- en ville, pas un capitaine ne jetait l'ancre dans le lagon, que nous ne le vissions à l'heure même. Ceci était dû à notre position entre le magasin et le bar, — le Sans- Souci, comme on appelait ce dernier. M. Rick n'était pas seulement le gérant de MM. Wightman, mais l'agent consulaire des Etats-Unis. Mme Rick était la seule femme blanche de l'île et l'une des deux seules de l'archipel ; leur maison, avec ses fraîches vérandas, ses bibliothèques, son ameublement confortable, était sans rivale jusqu'à Jaluit ou Honolulu. Tout le monde allait les voir en conséquence, hormis ceux qu'éloignait quelqu'une de ces querelles des mers du Sud reposant sur le prix du copra et le cent supplémentaire, ou quelque discussion au sujet de la volaille. Mais si ceux-ci s'abstenaient de se montrer au nord, ils se rattrapaient au midi, car le Sans-Souci les tirait à lui comme dans un filet. Dans une île où la population blanche s'élève à douze personnes, l'un, tout au moins, des deux cabarets semble superflu : mais toute balle a sa destination et le double établissement de Butaritari se trouve être très commode pour les capitaines de vaisseaux et leurs équipages : The land we Live in étant tacitement réservé au gaillard d'avant, le Sans-Souci au gaillard d'arrière. Si aristocratiques étaient mes habitudes, si insurmontable la crainte que m'inspirait M. Williams, que je n'ai jamais visité le premier; mais je passais régulièrement mes soirées dans l'autre, qui était le club, ou plutôt le casino de l'île. Il était petit, mais arrangé avec goût, et la nuit (quand la lampe était allumée), ses glaces brillaient et ses images coloriées resplendissaient comme une nuit de Noël dans un théâtre. Les images étaient des prospectus, les glaces assez grossières, la menuiserie « d'amateur » ; néanmoins sur cette île incongrue, l'ensemble produisait une impression de luxe effréné et d'inestimable richesse. Là on chantait des romances, on racontait des histoires, on faisait des tours, on jouait. Les Ricks, nous-mêmes, Tom le Norvégien, le cabaretier, un ou deux capitaines de vaisseaux et trois ou quatre négociants descendus le long de l'île dans leurs bateaux, ou à pied par la route, formaient la compagnie habituelle. Les trafiquants, tous élevés pour la mer, montraient une amusante fierté de leurs nouvelles occupations. « Marchands des mers du Sud » est le titre qu'ils préfèrent. — « Nous sommes tous marins ici » — « Marchands s'il vous plait », — « Marchands des Mers du Sud... » c'était là un sujet de conversation indéfiniment répété et qui semblait ne jamais rien perdre de sa saveur. Nous les trouvâmes de tout temps simples, naturels, gais, galants et obligeants; et après des années passées, nous nous souvenons avec plaisir des trafiquants de Butaritari. Il y avait pourtant une brebis galeuse parmi eux. Je parle de lui, sur les lieux où il vivait, contre mon habitude ; car en ce cas, je n'ai aucune réserve à garder, et l'homme est un type de cette catégorie de brigands qui a été pendant un temps la honte des mers du Sud, et compte encore quelques attardés dans les îles peu visitées de la Micronésie. Il était connu sur le rivage sous le nom de « parfait gentleman lorsque sobre », mais je ne l'ai jamais vu autrement que gris. Il a choisi les traits les plus choquants et les plus sauvages du Micronésien avec l'habileté d'un collectionneur et les a greffés sur sa bassesse naturelle. Il a été accusé et acquitté d'un meurtre infâme ; et s'est vanté depuis de l'avoir commis, ce qui me porte à croire qu'il en est innocent. Sa fille est défigurée des suites d'une erreur de sa cruauté, car c'est sa femme qu'il avait l'intention de blesser, et dans l'obscurité de la nuit et la frénésie du coco-brandy, il se précipita sur la fausse victime. Depuis, la femme a fui, et se cache dans la brousse au milieu des naturels, et son mari continue de réclamer aux juges, qui font la sourde oreille, sa réintégration par la force. Le plus clair de ses occupations consiste à faire boire les naturels et à leur avancer de l'argent pour les pots de vin, moyennant une hypothèque lucrative. « Respect aux blancs », dit-il volontiers, « ce qui manque à cette île, c'est le respect pour les blancs. » Se rendant à Butaritari pendant que j'y étais, il espionna sa femme dans la brousse avec quelques naturels et fit un bond pour s'emparer d'elle ; sur quoi, un de ses compagnons tira son couteau et le mari dut battre en retraite. « Est-ce là ce que vous appelez le respect des blancs ? » criait-il. Dès le début de nos relations, nous lui prouvâmes notre respect pour son genre de blancheur en lui interdisant l'entrée de notre enclos sous peine de mort. Depuis lors il rôdait souvent dans le voisinage avec je ne sais quel sentiment d'envie, ou quelles intentions malfaisantes. Son blanc et beau visage (que je contemplais avec aversion), nous observait à toute heure à travers la palissade ; et une fois, à une distance respectueuse, il se vengea en nous criant une mystérieuse injure des îles, très inoffensive à nos yeux, mais sur ses lèvres d'Anglais, incroyablement incongrue.,

Notre enclos, autour duquel rôdait ce composé de dégradations, était assez étendu. Dans un coin, un treillis entourait une table faite de planches grossières. Le 14 juillet avait été fêté peu auparavant avec des suites mémorables, encore mal connues ; là nous prenions nos repas ; là, nous reçûmes à dîner le Roi et les notables de Makin. Au milieu était la maison, avec une véranda devant et derrière, et trois chambres à l'intérieur. Nous avions accroché dans la véranda nos hamacs de bord et là, nous travaillions le jour et dormions la nuit. A l'intérieur se trouvaient des lits, dés chaises, une table ronde, une jolie suspension et des portraits de la famille royale de Hawaï. La reine Victoria ne prouvait rien ; non plus que Kalakaua ni Mrs. Bishop, et la vérité est que nous étions les locataires inavoués du presbytère. Le jour de notre arrivée, Maka était absent ; des gardiens infidèles forcèrent ses portes et le cher homme si austère, l'ennemi juré des liqueurs et du tabac, trouva au retour sa véranda semée de bouts de cigarettes, et son salon déshonoré par des bouteilles. Il ne posa qu'une condition : il nous pria de ne pas mettre de liqueurs sur la table ronde dont il se servait pour célébrer les sacrements ; pour tout le reste, il s'inclina devant le fait accompli, refusa toute rétribution, se retira de l'autre côté de la route dans une maison indigène et explora dans son bateau les plus lointaines parties de l'île, en quête de provisions pour nous. Il nous trouva des porcs, — je me demande où ? — car on n'en voyait nulle part ; il nous apporta des volailles et du taro ; quand nous donnâmes notre fête pour le Roi et la gentry, c'est lui qui pourvut à tout, qui dirigea la cuisine, qui, à table, récita les grâces, et quand on porta à la salué du Roi, renforça les acclamations d'un hip-hip-hip bien anglais. Jamais inspiration ne fut plus heureuse ; le cœur du gros Roi, à ce cri, exulta dans sa poitrine.

En tout et pour tout, je n'ai jamais vu de créature aussi prévenante que ce curé de Butaritari : sa gaieté, son amabilité, ses sentiments nobles et cordiaux se révélaient dans chacune de ses paroles et chacun de ses gestes. Il aimait à amplifier, à jouer et à exagérer un rôle momentané, à exercer ses poumons et ses muscles et à parler et rire avec tout son corps. Il avait l'allégresse matinale des oiseaux et des enfants bien portants ; et sa bonne humeur était contagieuse. Nous étions proches voisins et nous nous rencontrions constamment ; .cependant nos salutations se prolongeaient indéfiniment : c'étaient des poignées de mains, des tapes sur l'épaule, des entrechats de clowns, des rires à nous rompre les côtes à propos de plaisanteries qui auraient à peine éveillé un sourire dans une classe enfantine ! Qu'il fût 5 heures du matin, que les « toddy-cutters » eussent à peine passé par là, que la route fût déserte et l'ombre de l'île répandue sur le lagon : cette ébullition me mettait en joie pour le reste de la journée.

Cependant j'ai toujours soupçonné Maka d'une secrète mélancolie ; ces extrêmes de joie ne pouvaient se maintenir toujours. Il était d'ailleurs long, maigre, ridé, osseux et un peu grisonnant et sa contenance du dimanche était sombre. Un jour, nous allâmes en procession à l'église ou (comme je l'appelle toujours) à la cathédrale. Maka (faisant tache sur le brûlant paysage), en grand chapeau, redingote noire, pantalons noirs ; le livre d'hymnes et la Bible sous le bras, avec une figure grave et austère ; — à côté de lui, Mary, son épouse, vieille dame calme, avisée, agréable, habillée de couleurs sérieuses; — moi-même, suivant avec des pensées singulières et diverses. Bien des années auparavant, au son des cloches, des ruisseaux et des chants d'oiseaux, à travers une verte vallée de Lothiart, j'avais accompagné de dimanche en dimanche un ministre dans la maison duquel j'habitais ; et la similitude et la différence, et le nombre des années et des morts m'émouvait profondément. Dans la grande cathédrale crépusculaire en bois de palmier, l'assemblée s'élevait rarement à trente personnes ; les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, moi, placé (par un privilège) parmi les femmes, et le petit contingent de missionnaires groupé autour de la plate-forme, nous étions perdus sous cette haute voûte. Les leçons étaient lues à l'antiphonaire, le troupeau était catéchisé, un jeune garçon aveugle répétait chaque semaine une longue suite de psaumes, ou chantait des hymnes — et ces chants sont ce que j'ai jamais entendu de pire ! — et le sermon suivait. Dire que je ne comprenais rien serait inexact; j'avais appris à attendre avec certitude le retour de certains points ; le nom d'Honolulu, celui de Kalakaua, le mot « Cap'n-man-o'wa15 », le mot bateau, et la description d'une tempête en mer revenaient infailliblement ; et j'étais rarement récompensé par le nom de ma propre souveraine. Le reste n'était que-bruit pour les oreilles et silence pour l'esprit : une pure expansion d'ennui, rendue plus intolérable encore par la chaleur, une chaise dure, et la vue, à travers les larges portes, des heureux païens sur la prairie. Le sommeil alourdissait mes membres et mes paupières ; il bourdonnait dans mes oreilles; il régnait dans la cathédrale obscure. L'assemblée s'agitait, s'étirait ; ils gémissaient, soupiraient ; ils bâillaient en chantant sur une note comme vous pouvez le voir faire parfois à un chien lorsqu'il a atteint le degré d'amertume le plus tragique de l'ennui. En vain le prédicateur frappait-du poing sur la table ; en vain il en venait aux individualités et interpellait par leur nom quelques-uns des auditeurs. Je représentais moi-même peut-être un excitant plus efficace ; et il y avait tout au moins un vieux gentleman, que mes luttes victorieuses contre le sommeil — car j'espère qu'elles le furent — servirent à distraire de la longueur du temps. Celui-là, quand il n'était pas occupé à attraper des mouches ou à faire des farces à ses voisins, surveillait d'un œil fixe et truculent les phases de mon agonie ; et une fois, comme le service touchait à sa fin, il me fit à travers l'église un signe d'intelligence.

Je parle du service en souriant ; pourtant j'y assistais toujours — toujours avec respect pour Maka, toujours avec admiration pour son profond sérieux, son énergie brûlante, le feu de ses yeux levés, les accents sincères et variés de sa voix. C'était une leçon de constance et de force d'âme de le voir ainsi, chaque semaine, fouetter un cheval mort et souffler sur un feu éteint. La question se pose de savoir si, la mission étant complètement soutenue, et lui-même libéré du soin des affaires, les résultats ne seraient pas meilleurs ? Pour mon compte je ne le crois pas ; je crois que c'est la négligence, non la rigueur, qui a détruit le troupeau, cette rigueur qui, une fois déjà, a provoqué une révolution, et qui aujourd'hui, chez un homme si enjoué, si aimable, surprend ceux qui l'observent. Ni chansons, ni danses, ni tabac, ni liqueurs, aucun adoucissement à la vie — rien que le travail et les offices ; voici ce que dit une des voix de son visage ; et le visage est celui d'un Esaü polynésien, mais la voix est celle du Jacob d'un monde étranger. Et le meilleur des Polynésiens fait un singulier missionnaire dans les Gilbert, venant de la moins chaste des contrées à la Plus stricte ; d'une race gouvernée par les sorciers vers une autre indifférente aux terreurs des ténèbres. Cette Pensée s'imposa à moi une fois que j'étais à terre par un clair de lune, et remarquai la ville sans lumières, et seule, la lampe du missionnaire veillant fidèlement auprès de sa couche. Il n'est besoin ni de lois, ni de feu, ni d'une police sur pied pour empêcher Maka et ses compatriotes de se promener, sans lumière, dans la nuit. .

 

chapitre iv

L'histoire d'un tabou

 

Le matin de notre arrivée (dimanche 14 juillet 1889), nos photographes se mirent en mouvement de bonne heure. Une fois de plus nous traversions une ville silencieuse; nombre de ses habitants étaient encore couchés et endormis ; quelques-uns somnolaient, assis dans leurs maisons ouvertes; on ne percevait aucun bruit, aucun mouvement d'affaires. A cette heure qui précède les ombres, le quartier du palais et du canal semblait quelque débarcadère des Mille et une nuits ou des poètes classiques ; le but rêvé de quelque vaisseau « fantôme » ; là, un prince en quête d'aventures pouvait aborder parmi de nouveaux caractères et de nouveaux incidents; et la prison de l'Ile, là où elle s'avançait sur la. face lumineuse du lagon, pouvait passer pour le reposoir du Saint-Graal. Dans un tel décor, à une telle heure, l'impression reçue n'était pas tant celle d'une terre étrangère — mais plutôt d'âges très lointains; il ne semblait pas que nous ayons traversé de si nombreux degrés de latitude, mais bien Plutôt des siècles, laissant derrière nous, par les mêmes pas, notre patrie et notre temps. Quelques enfants nous suivaient, nus pour la plupart, tous silencieux ; dans les eaux claires et herbeuses du canal, de silencieuses jeunes filles pataugeaient, découvrant leurs jambes brunes ; et nous fûmes attirés vers un des maniap's, devant la grille du palais, par un bourdonnement étouffé mais continu de paroles.

Le hangar ovale était plein d'hommes assis sur leurs talons. Le Roi était là, dans un pyjama rayé, protégé par-derrière par quelques gardes et leurs Winchesters, portant dans son air et son attitude un caractère inusité d'intelligence et de décision ; les timbales et les bouteilles noires circulaient à la ronde ; et la conversation élevée d'un bout à l'autre, était générale et animée. Au début, je considérai cette scène avec méfiance. Mais l'heure me paraissait peu propice à une orgie ; de plus, la boisson était généralement défendue par les lois du pays et les canons de l'église ; et tandis que j'hésitais encore, l'attitude sévère du Roi dissipa mes derniers doutes.

Nous étions venus, pensant le photographier au milieu de ses gardes, mais au premier mot de ce dessein, sa piété se révolta. On nous fit souvenir du jour où nous étions, — le sabbat pendant lequel point ne photographieras, — et nous nous en retournâmes, la puce à l'oreille, remportant la chambre noire repoussée !

A l'église, un peu plus tard, je fus frappé de voir le trône inoccupé. Un gardien si rigoureux du présent aurait dû être présent ; mes doutes se ravivèrent ; et avant que je fusse de retour, ils étaient transformés en certitude. Tom, le cabaretier du Sans-Souci, était en conversation avec deux émissaires de la Cour. « Le « loi » — disaient-ils — avait besoin de « din », n'ayant plus de « perandi »1. » — « Pas de din, — répondit Tom, — et pas de pérandi ; mais de la « pira » s'ils voulaient. » Ils n'avaient que faire de bière, semble-t-il, car ils repartirent tristement. « Eh bien, que signifie tout cela ? » demandai-je. « L'île s'émancipe-t-elle ?»

Voici le fait. Une fête avait été donnée le 14 juillet et, sur le conseil des blancs, le Roi avait levé le tabou qui pesait sur les liqueurs. Il y a un proverbe à propos des chevaux ; il s'applique mal à cet animal supérieur; il serait plus juste de dire que n'importe qui peut l'amener à boire, mais qu'on n'en trouverait pas vingt ensuite pour l'arrêter. Le tabou, levé depuis dix jours, n'avait pas encore été réimposé ; depuis dix jours la population avait fait circuler les bouteilles (comme nous l'avions vu faire cet après-midi) ou dormi d'un sommeil bestial. Et le Roi, poussé par les « Vieux-Hommes », et par ses propres appétits, continuait d'encourager la licence, de dissiper ses réserves de liqueur et de participer à la débauche. Les blancs étaient les auteurs de cette crise ; c'est sur leur proposition que cette liberté avait été donnée au début ; pour l'instant, dans l'intérêt du commerce, ils étaient ravis que cela continuât. Le plaisir commençait à diminuer; les limites (on en convenait) avaient été indûment prolongées, et la question se posait de savoir comment on mettrait fin à la chose. De là le refus de Tom. Il est vrai que ce refus était momentané; les fourrageurs royaux, renvoyés par Tom de Sans-Souci, seraient pourvus au Land we live in par le crédule M. Williams.

Il était malaisé d'évaluer sur le moment le degré du péril, et maintenant, j'incline à croire qu'il était facile à exagérer. Cependant, c'est toujours, même chez nous, un sujet d'anxiété d'avoir à mener des ivrognes ; et chez nous, la population n'est pas armée du premier au dernier de revolvers et de fusils à répétition, de même que nous ne nous grisons pas tous à la fois — ni surtout, tout le pays ensemble, le Roi. les magistrats, la police et l'armée réunis dans une partie commune de débauche. Il faut se rappeler d'ailleurs que nous étions là dans des îles barbares, rarement visitées, tardivement et partiellement civilisées. Tout compte fait, un nombre considérable de blancs ont péri aux Gilbert.

mais surtout par leur propre faute; et les naturels ont déployé, tout au moins dans cette occasion, leur disposition à dissimuler un accident sous un massacre, et n'ont rien laissé que des ossements muets. C'était là la considération qui s'opposait à une fermeture soudaine des bars ; les cabaretiers étaient à la portée immédiate de fous et traitaient directement avec eux ; il était trop certain qu'un refus pouvait à tout moment provoquer un coup, et ce seul coup donner le signal d'un massacre.

Lundi 15. — A la même heure nous retournâmes au même mania'p. Du kùmmel était versé dans des timbales ; au milieu se tenait le prince héritier, gros garçon entouré de bouteilles pleines et très occupé à les déboucher ; et le Roi, les chefs et les sujets avaient la lèvre pendante, les gestes incertains et les yeux ternes des buveurs précoces. Il était clair qu'on nous attendait avec impatience ; le Roi se retira précipitamment pour s'habiller ; les gardes furent envoyés à la recherche de leurs uniformes ; et nous restâmes seuls avec une poignée de naturels ivres, attendant l'issue de ces préparatifs. L'orgie avait été plus loin que dimanche; la journée s'annonçait très chaude ; déjà on étouffait ; déjà tous les courtisans étaient gris ; et toujours le kümmel continuait à circuler, et le prince héritier à jouer au sommelier. Une liberté flamande succédait à des excès flamands ; et un gaillard facétieux, beau garçon, habillé de couleurs voyantes, surmonté d'un vrai turban de cheveux crépus, fit les délices de la compagnie en faisant la cour à une dame imaginaire d'une façon qui défie toute description. Nous nous amusâmes, pendant cette attente, à observer le groupe des gardes. Ils ont des armes européennes, des uniformes européens et (à leur chagrin) des chaussures européennes. Nous vîmes un de ces guerriers (tel que Mars), en train de revêtir ses armes ; deux hommes et une femme vigoureuse avaient à peine la force de le chausser ; et à la suite d'une seule parade, l'armée était estropiée pour huit jours.

Finalement, les grilles de la demeure royale s'ouvrirent ; l'armée s'avança en rang, avec des fusils et des épaulettes ; le drapeau s'inclina au passage ; Sa Majesté suivait dans son uniforme chamarré d'or ; Sa Majesté son épouse venait après, en chapeau à plumes, avec une ample robe de soie à longue traine ; puis venaient les bouffons du Roi ; toute la pompe de Makin se déployait sur ce théâtre choisi. Dickens seul eut pu nous décrire combien ils étaient graves et combien gris ; et combien le Roi fondait et ruisselait sous son bicorne ; comment il prit position auprès du plus gros de ses deux canons — position austère, majestueuse, mais peu verticale ; comment la confusion se mit dans les troupes et comment elles furent rassemblées et remises en ordre ; comment leurs arquebuses et eux-mêmes s'Inclinaient de côté et d'autre, pareils aux mâts des navires ; et comment un photographe amateur les passait en revue, les arrangeait, les alignait, et, le temps de regagner son appareil, voyait tous ses arrangements bouleversés.

La chose était plaisante à voir ; j'ai mauvaise grâce à m'en moquer ; et le récit que nous en fîmes au retour fut écouté avec de graves hochements de tête.

La journée avait mal commencé ; onze heures nous séparaient du coucher du soleil ; et, d'un moment à l'autre, pour le plus futile prétexte, tout pouvait mal tourner. L'établissement Wightman était intenable au point de vue militaire, commandé de trois côtés par des maisons et d'épais massifs. On savait que la ville contenait une provision de plus de mille armes nouvelles et excellentes ; quant à battre en retraite vers les navires en cas d'alerte, il n'y fallait point songer. Notre conversation, ce matin-là, devait reproduire assez exactement les conversations qui se tenaient dans les garnisons anglaises avant la mutination de Sepoy : le pressentiment impérieux que quelque chose de fâcheux se préparait ; la certitude que, (si cela arrivait), il n'y aurait rien à faire qu'à se battre ; l'état d'esprit, moitié amusé, moitié anxieux dans lequel nous attendions la suite des événements.

Le kùmmel fut bientôt épuisé ; nous étions à peine revenus que le Roi arrivait pour en avoir d'autre. Mr. Corpse s'était dépouillé de son horrible accoutrement, et sa débordante obésité était de nouveau revêtue d'un pyjama rayé ; un des gardes fermait la marche avec son fusil, et Sa Majesté était en outre accompagnée par un baleinier de Barotongan et le joyeux courtisan au turban de cheveux crépus. Jamais députa-tion ne fut plus gaie ; le baleinier était gris à pleurer ; le courtisan avait l'air de marcher sur les airs ; le Roi lui-même était folâtre. Assis sur une chaise dans le salon des Rick il essuya sans broncher le choc de nos prières et de nos menaces ; Les réprimandes, les exemples historiques, la menace des vaisseaux de guerre, l'ordre de restaurer le tabou sur-le-champ, rien n'y fit. Il le ferait demain, disait-il ; aujourd'hui, c'était au-delà de ses forces ; aujourd'hui, il n'osait pas. « Est-ce là une attitude royale ? » criait Mr. Rick indigné. Et cela n'avait rien de royal en effet ; si le caractère du Roi eut été royal, nous eussions nous-mêmes tenu un autre langage ; royal ou non, il eut le dernier mot de la discussion. Il est vrai que les conditions étaient inégales ; car le Roi seul pouvait restaurer le tabou ; mais les Rick n'étaient pas les seuls à débiter de la boisson. Il n'avait qu'à tenir bon sur la première question, ils finiraient sûrement par faiblir sur la seconde. Ils firent encore quelques objections pour la forme ; et puis la députation, ivre à l'excès, se retira, emportant une caisse de brandy dans une brouette. Le Barotongan (que je n'avais jamais vu auparavant), me serra la main comme un homme qui part pour un long voyage. « Mon cher ami ! — disait-il en pleurant, — adieu mon cher ami ! » des larmes de kûmmel dans les yeux. Le Roi faisait des embardées ; le courtisan allait à l'amble ; — étrange cortège d'enfants enivrés à qui confier cette brouette chargée de folie !

La ville n'avait pas été tranquille un instant ; toute la matinée, l'air avait été agité d'un ferment, et les rues encombrées par un mouvement sans but et des rassemblements de naturels. Mais ce n'est qu'à une heure et demie qu'un soudain tumulte de voix nous appela hors de la maison, et nous trouvâmes toute la colonie blanche déjà réunie sur les lieux, comme par un signal convenu. Le Sans-Souci était envahi par la populace ; elle remplissait l'escalier et la véranda. De toutes ces gorges, un murmure inarticulé s'élevait sans interruption ; on eût dit des bêlements d'agneaux, mais plus irrités. A mi-chemin. Son Altesse Royale (que j'avais vue dernièrement dans le rôle de sommelier), injuriait Tom ; sur la marche supérieure, ballotté par le tohu-bohu, Tom lui répondait par des hurlements. Entre temps, la meute parcourait le bar en vociférant. Puis il y eut une impulsion brutale ; la cohue tourna sur elle-même, revint, fut repoussée ; un flot de têtes remplissait l'escalier; puis trois hommes apparurent qui en traînaient violemment un quatrième entre eux. Par ses cheveux et ses mains, par sa tête courbée au niveau de ses genoux, par sa figure dissimulée, il fut arraché de sous la véranda et chassé à coups de fouets le long de la route où il disparut en hurlant. Eût-il tourné vers nous son visage, nous l'eussions vu, ensanglanté, et ce sang n'était pas le sien. Le courtisan au turban de cheveux crépus avait payé du bout d'une oreille le prix du désordre.

Ainsi la querelle se vida sans autre perte que celle-ci qui, à des yeux inhumains, pourra sembler comique. Pourtant nous avions devant nous des visages pleins de gravité et, — détail qui vaut des volumes, — Tom remettait les volets du bar. La clientèle pouvait devenir ce que bon lui semblait, M. Williams gagner ce qu'il voulait, mais Tom en avait assez de tenir son comptoir pour aujourd'hui. En réalité, tout avait tenu à un cheveu. Un homme avait cherché à tirer un coup de revolver — à quel propos, je n'ai jamais pu le savoir, et peut-être n'aurait-il pu le dire lui-même ; dans une salle bondée de la sorte, un seul coup n'eût pas manqué de produire son effet; là oû beaucoup d'hommes étaient armés et tous gris, il en aurait sûrement provoqué d'autres; et il se peut que la femme qui guetta l'arme, et l'homme qui la subtilisa aient sauvé la communauté des blancs.

La canaille, insensiblement, disparut de la scène ; et pour le reste du jour, notre voisinage demeura paisible et solitaire. Mais cette tranquillité était toute locale ; le din et le perandi continuaient de couler en d'autres quartiers, et nous eûmes encore plus d'un aperçu des violences des îles Gilbert. Nous errions dans l'église, où nous avions été faire des photographies, lorsqu'un cri perçant, venu du dehors, nous fit sursauter. La scène, contemplée du seuil de cette grande halle d'ombre, était inoubliable. Les palmiers, les maisons basses et bizarres, le drapeau de l'île, pendant du haut de sa hampe, brillaient sous un soleil intolérable. Au milieu, deux femmes se disputaient en se roulant sur l'herbe. Les combattantes étaient d'autant plus faciles à distinguer que l'une n'avait qu'un ridi, l'autre un holoku (sarreau) de couleur vive. La première avait le dessus, les dents plantées dans le visage de son adversaire, la secouant comme un chien ; l'autre, battue et écorchée, sans défense. Telles, pendant un instant, nous les vîmes se battre et se rouler comme de la vermine ; puis la foule arriva et se referma sur elles.

La question se posa sérieusement cette nuit-là de savoir si nous dormirions à terre. Mais nous étions des voyageurs, des gens partis au loin en quête d'aventures ; c'eut été une contradiction singulière de reculer à la première alerte ; et au lieu de cela, nous envoyâmes chercher nos revolvers à bord. Se souvenant de Taa-hauku, Mr. Rick, Mr. Osbourne et Mrs. Stevenson se livrèrent à un assaut d'armes sur la grande route, et tirèrent sur des bouteilles à la plus grande admiration des naturels. Le capitaine Reid, de l'Equateur, resta à terre avec nous pour être là en cas de trouble, et nous nous couchâmes à l'heure accoutumée, agréablement excités par les événements de la journée. La nuit était exquise ; le silence enchanteur ; pourtant, tandis que je reposai dans mon hamac, regardant le puissant clair de lune et les quiescentes palmes, une image répugnante me hantait : celle des deux femmes, l'une dévêtue, l'autre habillée, roulées dans cette étreinte hostile. Elles s'étaient probablement fait peu de mal ; cependant, j'aurais considéré avec moins de répulsion un spectacle de massacre ou de mort. Le retour à ces armes primitives, la vision de la bestialité humaine, de sa férocité, remuait en moi une fibre plus profonde que celle avec laquelle nous évaluons le prix d'un combat. Il y a des éléments de notre condition et de notre histoire qu'il est bon d'oublier, et peut-être la vraie sagesse est-elle de n'y point insister. Le crime, la peste, la mort, remplissent le cours de nos jours ; notre esprit est prêt à les accepter. Au contraire, il rejette d'instinct tout ce qui évoque l'image de notre race dans sa plus basse condition, compagne des bêtes, bestiale elle-même, terrée pêle-mêle, hommes et femmes velus, dans les cavernes des anciens âges. Et cependant, pour être juste envers les barbares insulaires, nous ne devons pas oublier les faubourgs et les bouges de nos cités ; je ne puis oublier que j'ai traversé Soho avant d'aller dîner et que ce que j'y ai vu m'a empêché de manger.

 

chapitre v

L'histoire d'un tabou (suite)