J'ai mentionné les présents, question épineuse dans les mers du Sud, et qui montre bien l'habitude, commune aux ignorants, de juger les races en bloc. Dans bien des endroits, le Polynésien ne donne que pour recevoir. J'ai visité des îles où toute la population me harcela comme les chiens qui se jettent sur la pâtée des chats, et où cette fréquente proposition : « You my pleni, — ami — » ou (avec plus de passion) : « You all'e same my father », devait être accueillie par un fou rire et des exclamations. Et peut-être partout, parmi les gens cupides et rapaces, un présent est-il regardé comme un goujon destiné à amorcer une baleine. C'est la coutume, là-bas, de donner des cadeaux et d'en recevoir, et de tels caractères, se conformant aux habitudes, y regardent de près pour ne pas perdre au change ! Mais pour les personnes d'une autre trempe les choses ne se passent point ainsi. Le Polynésien mesquin est anxieux jusqu'à ce qu'il ait reçu un cadeau en retour; celui qui est généreux est mal à l'aise jusqu'à ce qu'il ait offert le sien. Le premier est désappointé si vous ne lui avez pas donné plus qu'il n'avait fait ; le second est malheureux s'il croit avoir donné moins que vous. C'est, du moins, le résultat de mes observations. Si elles contredisent celles des autres, je regrette leur sort et m'applaudis du mien : la circonstance ne peut altérer ce que j'ai vu, ni diminuer ce que j'ai reçu. Et réellement ceux qui me contredisent partent d'un point de départ plein de présomption ; comparant le Polynésien avec un personnage idéal composé de générosité et de gratitude, et tel que je n'ai jamais eu le plaisir d'en rencontrer ; et oubliant que ce qui est presque la pauvreté pour nous représente pour eux une richesse inexprimable. J'en donnerai un exemple : je parlais, par hasard, en les admirant, de ces présents de Stanislas, avec certain homme très intelligent, plein de haine et de mépris pour les Canaques. « Eh bien quoi ! qu'étaient-ils ? une poignée de vieilles barbes ! quelle misère ! » Et le même personnage, moins d'une demi-heure après, suivant le cours de pensées différentes s'étendait, à la fin, sur l'estime que les Marquisans font de ces biens, et comme ils le préfèrent à tout autre, sauf celui de la terre, et quels prix fantaisistes ils pourraient atteindre. Usant de ses propres chiffres, je calculai que dans ce seul article, les présents de Vaekehu et Stanislas représentaient entre 2 et 300 dollars; et le salaire officiel de la reine est de 240 francs par an ! Mais, la générosité, d'une part, et la cupidité affichée de l'autre sont une exception dans les mers du Sud comme chez nous. C'est sans aucun espoir de bénéfice, et sans le moindre désir de plaire, que le Polynésien ordinaire choisit et offre ses présents. Ils représentent pour lui un simple devoir social auquel il se conforme correctement, mais sans le moindre enthousiasme. Et nous comprendrons mieux son état d'esprit si nous le comparons avec le nôtre dans l'absurdité analogue des cadeaux de mariage. Nous donnons, dans cette circonstance. sans aucune pensée de retour ; pourtant, si le cas se présente, et que nous soyons oubliés, nous nous considérons comme offensés. Nous les offrons généralement sans affection, et pour ainsi dire jamais avec un véritable désir de plaire ; et nos présents sont plutôt une preuve de notre situation que la mesure de notre affection pour celui qui les reçoit. Ainsi en va-t-il avec la générosité des Polynésiens; leurs présents sont une formalité ; ils n'impliquent rien de plus qu'une reconnaissance sociale ; et ils sont donnés et rendus exactement comme nous faisons et rendons nos visites. Et la coutume de souligner les événements et de donner la mesure de ses sentiments par des présents, est universelle dans le monde des îles. Un présent joue pour eux le rôle d'un timbre ou d'un cachet ; et le rôle est entré profondément dans l'esprit des insulaires. La paix et la guerre, les mariages, les adoptions, les naturalisations, sont célébrés ou déclarés par l'acceptation ou le refus de présents; un insulaire apporte un cadeau aussi naturellement que nous déposons une carte de visite.
CHAPITRE X
Un portrait et une histoire
J'ai eu plusieurs fois l'occasion de nommer l'ancien évêque, le Père Dordillon, « Monseigneur », ainsi qu'on l'appelle encore universellement, vicaire apostolique des îles Marquises et évêque in partibus de Cambysopolis. Dans toutes les îles, parmi toutes les classes et toutes les races, on se souvient avec affection et respect de ce vieillard aimable, fin et enjoué. Son influence sur les indigènes était souveraine. Ils le considéraient comme le plus grand des hommes — plus grand qu'un amiral ! — lui confiaient leur argent en garde, lui demandaient conseil dans leurs entreprises, et n'auraient pas planté un arbre sur leurs propres terres sans l'approbation du père des îles. Durant l'exode des Français, il resta seul pour représenter l'Europe, habitant la Résidence et gouvernant par l'intermédiaire de Temoana. Les premières routes furent faites sous ses auspices, et à sa requête. La vieille route qui va de Hatiheu à Anaho fut commencée de chaque côté afin de faire une promenade du soir agréable et fut menée à bien en exploitant la rivalité des deux villages. Le prêtre vantait à Hatiheu les progrès faits à Anaho et disait à la population d'Anaho : « Si vous ne prenez garde, vos voisins auront franchi la colline avant que vous ne soyez même parvenus au sommet ! » On ne pourrait faire de même aujourd'hui ; on le pouvait alors ; la mortalité, l'opium et la dépopulation n'étaient pas arrivés au degré actuel. Les habitants de Hatiheu rivalisaient d'élégance, et avaient coutume de s'en aller, par bandes, dans la fraîcheur des soirs, canotant et ramant dans la baie. Il y a une apparence de vérité dans l'opinion commune qui veut que le double règne de Temoana et de l'évêque ait été le dernier et fugitif âge d'or des îles Marquises. Mais le pouvoir civil fut rétabli, la mission fut mise à la porte de la Résidence en vingt-quatre heures de temps, de nouvelles méthodes survinrent, et ce fut la fin de l'âgé d'or quel qu'il fût ! C'est la preuve la plus évidente du prestige du Père Dordilion, d'avoir survécu, sans rien y perdre, à cette brusque déposition.
Sa méthode avec les indigènes était d'une extrême douceur. Il jouait toujours, parmi ces enfants barbares, le rôle du père indulgent ; et il avait soin d'observer dans les moindres choses l'étiquette marquisane. Ainsi dans le singulier système de parenté artificielle, l'évêque avait été adopté par Vaekehu comme un petit-fils; Miss Fisher de Hatiheu, comme une fille. De ce jour. Monseigneur s'adressa toujours à la jeune femme comme à sa mère, et terminait ses lettres avec les formalités d'un fils respectueux. Avec les Européens, il se montrait strict jusqu'à friser la sévérité. Il ne faisait pas de distinction pour les hérétiques avec qui il était en termes amicaux ; mais il entendait que les règles de son église fussent observées ; et une fois, au moins, il fit jeter un blanc en prison pour avoir profané un jour saint. Mais, même cette rigueur, si intolérable à des laïques, si irritante pour les Protestants, ne put ébranler sa popularité. Nous la mesurerons mieux encore par des exemples de chez nous : nous avons tous connu, plus ou moins, quelque pasteur de la vieille école, en Ecosse, strict observateur du sabbat, formaliste de la loi, prise à la lettre, qui, dans sa vie privée, n en était pas moins modeste, naïf, de bonne humeur et joyeux. Voilà le genre d'homme que semble avoir été le
Père Dordillon. Et sa popularité résista à une pire épreuve. Il avait la réputation, probablement méritée, d'un homme avisé en affaires, et sachant maintenir l'équilibre dans le budget de la mission. Rien n'expose à autant de ressentiments que la religion s'immisçant dans le commerce; mais les commerçants rivaux eux-mêmes parlaient avec respect de Monseigneur.
c'est dans l'histoire de ses derniers jours que son caractère se dessine le mieux. Il vint un temps où, sa vue baissant, il dut renoncer à ses travaux littéraires : ses hymnes, ses grammaires, ses dictionnaires marquisans, ses journaux scientifiques, ses vies de saints, et ses poésies religieuses. Il se chercha des intérêts nouveaux : se lança dans le jardinage, et tout le jour on put le voir avec la bêche et l'arrosoir, courant entre les plates-bandes avec une ardeur d'enfant ! Un pas de plus dans le déclin, et il dut abandonner aussi son jardin. Instantanément, une nouvelle occupation fut imaginée, et on le vit, assis à la mission, découpant des fleurs et des guirlandes en papier. Son diocèse était trop étroit pour son activité; toutes les églises des Marquises furent décorées de l'ouvrage de ses mains, et toujours il fallait en faire de nouveau. « Ah ! disait-il en souriant, quand je ne serai plus, quel bon temps vous passerez à mettre en ordre tout mon fatras ! » Il était mort depuis six mois environ, mais j'eus le plaisir de voir quelques-uns de ses trophées encore exposés, et je les contemplai avec un sourire, tribut qu'il aurait préféré (si j'ai bien compris son heureux caractère) à d'inutiles larmes. La maladie continua progressivement de le réduire à l'inaction; lui qui avait si vaillamment escaladé les rudes rochers des Marquises, apportant la paix aux élans belliqueux, fut pendant quelque temps encore porté sur une chaise de la mission à l'église, et finalement confiné au lit, immobilisé par l'hydropisie et tourmenté par une sciatique et des ulcères. C'est là qu'il demeura couché deux mois durant sans se plaindre ; et le 11 janvier 1888, dans la soixante-dix-neuvième année de sa vie et la trente-quatrième de ses travaux dans les îles Marquises, il rendit l'âme.
Ceux qui trouvent un plaisir à entendre décrier les Missions tant catholiques que protestantes, ne le trouveront pas dans mes pages. Catholiques et protestants, malgré toutes leurs imperfections, avec toute leur absence de candeur, d'esprit, de sens commun, les missionnaires demeurent les blancs les plus utiles et les meilleurs du Pacifique. Ce sujet nous suivra jusqu'au bout, mais un de ses côtés peut parfaitement être traité ici. Les missionnaires mariés ou célibataires ont chacun leurs avantages et leurs défauts propres. Le missionnaire marié, pris dans son aspect le meilleur, peut offrir au naturel ce qu'il a grand besoin de voir : un tableau élevé de la vie domestique ; mais la femme attachée à ses côtés tend à le garder en contact avec l'Europe, et moins avec la Polynésie et à introduire des coutumes paroissiales qu'il vaudrait bien mieux oublier. Ainsi, l'esprit de la femme missionnaire est continuellement occupé de toilettes ! Elle comprend difficilement qu'aucun costume puisse être convenable en dehors de ceux de Clapham Common; et pour satisfaire à ce préjugé, l'indigène s'engage dans des dépenses superflues, son esprit s'imprègne des morbidités de l'Europe, et sa santé se trouve en danger.
Le missionnaire célibataire, d'autre part, et que ce soit un bien ou un mal, tombe facilement dans les manières de vivre du pays ; à quoi il ajoute, ce qui est généralement la marque d'un célibataire libre de ses actes, ou un héritage des saints du Moyen Age : je veux dire, la négligence dans ses habitudes et la malpropreté sur sa personne. En cela, bien entendu, il y a des degrés ; et la religieuse (naturellement, et c'est tout à son honneur) est pimpante comme une dame au bal. Pour le régime, il n'y a rien à dire — il doit surprendre et choquer le Polynésien — mais pour l'adoption des coutumes indigènes, c'est autre chose.
« Chaque pays a ses coutumes », disait Stanislas; c'est la tâche délicate du missionnaire de les modifier; et plus il le fera en voyant les choses du dedans, et en se plaçant au point de vue indigène, meilleure sera sa besogne ; et là, je crois que les catholiques ont parfois l'avantage; dans le vicariat de Dordillon, ils l'avaient certainement. J'ai entendu blâmer l'évêque à cause de son indulgence pour les naturels, et parce qu'il ne sévissait pas avec une énergie suffisante contre le cannibalisme. C'était une forme de sa politique de vivre parmi les insulaires comme un frère aîné; de suivre, là où il pouvait ; de diriger, là où il fallait ; de ne jamais forcer; et d'encourager le développement des coutumes nouvelles au lieu de déraciner violemment les anciennes. Et tout irait bien mieux à la longue, si cette politique était généralement appliquée.
On pourrait croire les missionnaires indigènes plus indulgents ; mais c'est tout le contraire. Le balai neuf emporte tout; et le missionnaire blanc d'aujourd'hui est souvent embarrassé par la bigoterie de son coadjuteur indigène. Comment s'attendre à autre chose ? Dans quelques îles, la sorcellerie, la polygamie, les sacrifices humains et l'usage du tabac ont été prohibés, l'habillement des naturels transformé; et, lui-même, fortement mis en garde contre des sectes de chrétien-neté rivales; et tout cela par le même homme, au même moment et avec une égale autorité. Quel critérium aidera le nouveau converti à distinguer l'essentiel du superflu ?
Il avale l'élixir tel quel; il n'y a eu aucun effort d'intelligence, aucune instruction, et sauf un motif brutal d'utilité quant aux prohibitions, aucun progrès. Pour rappeler les choses par leur nom, c'est là enseigner de la superstition. Il est regrettable de devoir employer ce mot ; si peu de personnes ont lu l'histoire,
si peu ont jeté même un coup d'oeil sur de petits manuels d'athéisme, que la majorité va s'empresser de conclure et décréter que toute la peine est perdue. Et loin de là : ces superstitions semi-spontanées, variant suivant la secte des évangélistes primitifs, et les coutumes de l'île, se trouvent être, en pratique, extrêmement fécondes ; et, en particulier, ceux qui les ont apprises et s'en vont pour les enseigner à leur tour, offrent un exemple au monde. Le plus beau spécimen du héros chrétien que j'aie jamais rencontré était un de ces missionnaires indigènes. Il avait sauvé deux vies au péril de la sienne ; comme Nathan, il avait bravé un tyran à l'heure du sang. Quand toute une population prit la fuite, lui seul demeura à son poste ; et dans les épreuves intimes auxquelles le public demeure étranger, sa conduite emplissait le spectateur de sympathie et d'intérêt. Un pauvre petit homme souriant et laborieux, semblait-il ; et vous doutiez s'il y avait en lui rien de plus que ce qu'il possédait réellement en trop grande abondance : la complaisance et la bonté1.
Or les seuls concurrents de Monseigneur et de sa Mission des Marquises furent certains de ces évangélistes à peau brune, natifs de Hawaï. J'ignore ce qu'ils pensaient du Père Dordillon ; ils sont la seule classe que je n'aie pas interrogée ; mais je soupçonne le prélat de les avoir regardés de travers, car il était éminemment humain. Pendant mon séjour à Taï-o-hae, le temps des vacances annuelles arriva pour l'école des filles ; et une vraie flotte de baleinières arriva de Ua-pu, afin de rapatrier les jeunes filles de cette île. A bord de l'une d'elles se trouvait Kauwealoha, l'un des pasteurs, un vieux gentleman, beau et rude, de ce type léonin si répandu à Hawaï. Il me fit une visite sur le Casco et me raconta l'histoire d'un de ses collègues,
Kekela, missionnaire dans la grande île cannibale de Hiva-oa. Peu après la visite d'un négrier péruvien, venu pour enlever des enfants, me dit-il, les bateaux d'un baleinier américain, ayant relâché dans une baie de cette île, furent attaqués et échappèrent à grand-peine, abandonnant leur contre-maître, un Mr. Wha-Ion, entre les mains des naturels. Le captif, les bras liés derrière le dos, fut jeté ainsi dans une maison ; et le chef annonça la capture à Kekela. Et, ici. je commence à transcrire la version de Kauwealoha ; c'est un bon spécimen d'anglais canaque ; et le lecteur est invité à se l'Imaginer débité avec une emphase violente et une pantomime parlante :
"T got ' Melican mate ', the chief he say. ' What you go do ' Melican mate ? ' Kekela he say. ' I go make fire, I go kill, I go eat him ', he say ' you come to-mollow eat piece '. ' I not want eat ' Melican mate ! ' Kekela he say ; ' why you want ? ' ' This bad shippee, this slave ship-pee ', the chief he say. ' One time a shippee he come from Pelu, he take away'plenty Kanaka, he take away my son. ' Melican mate he bad man. I go eat him ; you eat piece '. I no want ' Melican mate ! ' Kekela he say ; and he cly — all night he cly ! To-mollo Kekela he get up, he put on blackee coat, he go see chief ; he see Missa Whela, him hand tie' like this (Pantomime) Kekela he cly. He say chief : — ' Chief, you like things of mine ? you like wahle-boat?' 'Yes', he say. 'You like file-a'm?' (fire-arms). 'Yes', he say. 'You like blackee coat ? '. ' Yes ', he say. Kekela h take Missa Whela by he shoul'a (shoulder), he take him light out house ; he give chief he whale-boat, he file-a'm, he blackee coat. He take Missa Whela he house, make him sit down with he wife and chil'en. Missa Whela all-the-same pelison (prison) ; he wife, he chil'en in Amelica ; he cly — Oh. he cly. Kekela he solly. One day Kekela he see ship. (Pantomime.) He say Missa Whela, ' Ma ' Whala ? ' Missa
Whela he say, 'Yes', Kanaka they begin go down beach. Kekela he get eleven Kanaka, got oa' (oars), get evely thing. He say Missa Whela,' Now you go quick.' They jump in whale-boat. ' Now you low !' Kekela he Say : ' you low quick, quick !' (Violent pantomime, and a change indicating that the narrator has left the boat and returned to the beach.) All the Kanaka they say,' How. ' Melican mate he go away ?' — jump in baot; low afta. (Violent pantomime and change again to boat.) Kekela he say,' Low quick!1 "
1. « Je tiens le contre-maître 'Mélicain », le chef, il dit. — « Quoi vous faire de contre-maître 'Mélicain ? » Kekela il dit.—« Je vais faire du feu, je vais le tuer, je vais le manger », il dit : — « vous venir demain manger morceau. » — « Moi, pas besoin manger contre-maître 'Mélicain » Kekela il dit : « pourquoi vous avoir besoin ?» — « Ce méchant bateau, ce bateau d'esclave », le chef il dit. « Une fois un bateau, il vint de Pelu, il emporta beaucoup de canaques, il emmena mon fils. Le contre-maître, 'Mélicain, lui, méchant homme. Je vais le manger ; vous mangerez morceau. » — « Je n'ai pas besoin manger contre-maître 'Mélicain » Kekela, il dit : et il pleu'a ! toute la nuit, il pleu'a ! — Le lendemain, Kekela il se leva, il mit des habits noirs, il alla voir chef; il vit Missa Whela, ses mains attachées comme cela. (Pantomime.) Kekela, il pleu'a. Il dit à chef : « Chef vous aimer choses à moi? vous aimer baleinière? » — « Oui », il dit. — « vous, aimer almes-à-feu ? » (armes-à-feu). — « Oui », il dit. — « vous, aimer habits noirs ?» — « Oui », il dit. Kekela, il prit Missa Whela par les épaules, et le poussa hors de la maison ; il donna à chef baleinière à lui, almes-à-feu à lui, habits noirs à lui. Il emmena Missa Whela dans maison à lui, fit asseoir lui avec femme et enfants à lui. Missa Whela, tout de même en pelison (prison) femme à lui enfants à lui en Amélique ! lui pleu'er ! Kekela, lui tliste ! Un jour Kekela, lui voir bâteau. (Pantô-~ mime.) Il dit Missa Whela : « Ma "Whela? » Missa Whela, il dit : •« Oui. » Canaques eux commencent à descendre à terre. Kekela, il prend onze Canaques, il prend avilons (avirons), il prend tout. Il dit Missa Whela : « Maintenant, vous allez vite. », Ils sautent dans baleinière. « Maintenant, vous lamer » (ramer). Kekela. il dit : « vous, lamer, vite, vite. » (Violente pantomime, et un changement à vue, indiquant que le narrateur avait quitté le bateau et gagné la terre.) Tous les canaques disent : « Quoi ! contre-maître 'Mélicain, lui partir ! » — sauter dans bâteau et — lamer après. (Violente pantomime et de nouveau dans le bateau ) Kekela, il dit : « Lame vite ! »
Je crois qu'à ce moment, la pantomime de Kauwea-loha m'avait déconcerté ; je ne me souviens plus de son ipsissima verba ; et je puis seulement ajouter, dans mon propre style, bien moins pittoresque, que le navire fut atteint, Mr. Whalon pris à bord, et que Kekela retourna à ses fonctions parmi les cannibales. Mais quelle injustice, de traduire les bégaiements d'un étranger dans une langue imparfaitement connue ! Un lecteur superficiel pourrait regarder Kauwealoha et son collègue comme des types d'aimables babouins ; mais j'ai là un antidote. Pour récompenser son acte de courageuse charité, le gouvernement américain fit don à Kekela d'une somme d'argent, et le Président Lincoln lui offrit personnellement une montre en or. De sa lettre de remerciements, écrite dans sa propre langue, je donne l'extrait suivant. Je n'envie pas l'homme qui pourra le lire sans émotion :
« Quand je vis l'un de vos compatriotes, un citoyen de votre grande nation, brutalisé et au moment d'être cuit et mangé, comme un porc est mangé, je courus pour le sauver, plein de pitié et de douleur à la vue de la mauvaise action qu'allaient commettre ces gens, encore plongés dans les ténèbres de l'esprit. Je donnai mon bateau en échange de la vie de l'étranger. Ce bateau venait de James Hunnewell, c'était un don de l'amitié. Il devint la rançon de ce compatriote à vous afin qu'il ne fût pas mangé par les sauvages qui ne connaissaient pas Jéhovah. C'était Mr. Whalon, et cela se passait le 14 janvier 1864.
Quant à la bonne action que j'ai faite en sauvant Mr. Whalon, elle est le fruit d'une semence venue de votre grand pays, apportée par certains de vos compatriotes qui avaient reçu l'amour de Dieu. Elle a été plantée dans Hawaï et je l'ai transplantée dans ce pays, et dans ces régions obscures, afin qu'ils connussent la source de tout ce qui est bon et vrai, c'est-à-dire l'amour :
1° L'amour de Jéhovah.
2° L'amour de soi.
3° L'amour du prochain.
Si un homme possède ces trois choses suffisamment, il est bon et saint, comme son Dieu Jéhovah, dans son triple caractère (Père, Fils et Saint-Esprit), un en trois personnes, et trois personnes en une seule. S'il en a deux et pas la troisième, ce n'est pas bien ; s'il en a une et que les deux autres lui manquent, ceci, en vérité, n'est pas bien; mais s'il chérit les trois, alors il est réellement saint, selon la Bible.
C'est là une grande chose et dont votre nation peut se glorifier à la face de toutes les nations de la terre. De votre grand pays, la semence la plus précieuse a été apportée au pays des ténèbres. Elle y a été. implantée non à l'aide de fusils, d'hommes de guerre et de menaces, elle a été plantée par l'intermédiaire des ignorants, des négligés, des méconnus. Telle fut l'introduction de la Parole de Dieu Tout-Puissant dans ce groupe de Nuuhiwa. Grande est ma dette envers les Américains qui m'ont enseigné toutes choses ayant trait à cette vie et à celle qui doit venir.
Comment reconnaîtrai-je votre grande bonté envers moi ? Ainsi David le demandait-il à Jéhovah, et ainsi je vous le demande, à vous, le Président des Etats-Unis ? Et voici tout ce que je puis vous donner au retour — c'est ce que j'ai reçu du Seigneur — l'amour — (aloha). »
CHAPITRE XI
« Le cochon-long ». Un haut lieu cannibale
Rien ne soulève notre dégoût comme le cannibalisme ; rien ne détruit aussi sûrement une société ; rien — nous pourrions le démontrer — n'endurcit et ne dégrade autant les esprits de ceux qui le pratiquent. Et pourtant, nous faisons, à peu de chose près, la même impression sur les Bouddhistes et les végétariens. Nous consommons les corps de créatures qui ont les mêmes appétits, les mêmes passions et les mêmes organes que nous ; nous mangeons des bébés qui, simplement, ne sont pas les nôtres, et l'abattoir résonne chaque jour de cris de souffrance et de terreur. Nous distinguons, c'est vrai, mais la répugnance de bien des peuples à manger du chien, l'animal le plus mêlé à notre intimité, montre bien sur quelles bases précaires repose la distinction. Le porc est l'élément principal de la nourriture animale aux îles, et j'ai eu bien des occasions, l'esprit avivé par mon entourage cannibale, d'observer son caractère et la façon dont il meurt. Beaucoup des insulaires vivent avec leurs porcs comme nous avec nos chiens ; les uns comme les autres vont et viennent, autour de l'âtre avec une même liberté; et le porc des îles est un individu actif, entreprenant et plein de sens. Il épluche lui-même ses noix de coco, et — m'a-t-on dit — les roule au soleil pour les faire éclater; il est la terreur du berger. Mrs. Stevenson, mère, en a vu un s'enfuir dans les bois, tenant un agneau entre les dents; j'en ai vu un autre, croyant — à faux — que le Casco coulait, nager le long de la lisse dans l'eau tumultueuse, en quête d'un moyen d'évasion. On nous avait appris, dans notre enfance, que les porcs ne pouvaient pas nager; j'en ai vu un sauter par-dessus bord, nager pendant cinq cents mètres pour gagner le rivage et retourner jusqu'à la maison de son ancien propriétaire. Je me suis trouvé, une fois, à Tautira, propriétaire de porcs, sur une échelle considérable. Tout d'abord, dans mon parc à cochons régnait une bienveillance universelle; une petite truie, souffrant de coliques, était venue à nous, en quête de secours, avec des plaintes d'enfant ; il y avait aussi un beau sanglier noir que nous appelions Catholicus, car il était un présent, spécial des catholiques du village, et donna de bonne heure des marques de courage et d'aménité ; aucun autre animal, chien ou cochon, n'avait le droit de l'approcher au moment de ses repas; mais, pour les hommes, il montrait une large part de cette tendresse servile, si commune chez les animaux inférieurs, et peut-être leur principal titre à cette appellation. Un jour, en visitant ma porcherie, je fus stupéfait de voir Catholicus bondir en arrière à mon approche, avec des cris de terreur; et si je fus étonné du changement, je ne fus pas moins embarrassé quand j'en connus la cause. Un des cochons avait été tué le matin ; Catholicus avait assisté au meurtre ; il avait compris qu'il habitait une boucherie, et dès cet instant, sa confiance et sa joie de vivre étaient à jamais abolies ! Nous le gardâmes longtemps encore, mais il ne pouvait plus supporter la vue d'aucune créature à deux pattes, et nous-mêmes, dans ces circonstances, ne pouvions plus rencontrer son regard sans confusion. J'ai assisté depuis, au moins par l'oreille, à cet acte de boucherie ; je crois qu'à la rigueur j'aurais pu supporter les cris de souffrance de la victime, mais l'exécution fut mal faite, et son expression de terreur était contagieuse; cet humble cœur battait au même diapason que les nôtres. C'est sur ces « redoutables fondations » que repose la vie des Européens, et cependant la race européenne est une des moins cruelles. Les apprêts de ces sortes de crimes, les brutalités préparatoires de son existence sont tous dissimulés ; une sensibilité extrême règne à la surface ; et les dames se trouveraient mal en écoutant la dizième partie de ce qu'elles exigent journellement de leur boucher. Sans doute, même, quelques-unes me maudiront-elles, dans leur cœur, pour la grossièreté de ce paragraphe ? De même pour les cannibales des îles. — Ils n'étaient pas cruels ; à l'exception de cette coutume, c'est une race d'une douceur extrême ; à proprement, parler, il y a moins de mal à couper la chair d'un homme après sa mort qu'à l'opprimer durant sa vie ; et même les victimes de leur appétit étaient traitées avec bonté tant qu'elles vivaient, et exécutées rapidement et sans souffrance. Dans les milieux raffinés des îles, on considérait, sans doute, comme de mauvais goût de s'étendre sur ce qui était laid en pratique.
On trouve des traces de cannibalisme d'un bout à l'autre du Pacifique, des Marquises à la Nouvelle-Guinée, de la Nouvelle-Zélande à Hawaï, ici dans tout l'épanouissement de son exercice, là, par des survivances plus faibles, mais significatives. C'est à Hawaï qu'on en trouve le moins. Nous ne relevons les chroni- ques du cannibalisme à Hawaï que pendant l'histoire d'une seule guerre, où il semble avoir été exceptionnel, comme dans le cas des proscrits montagnards, et de ceux qui tombèrent sous les coups de Thésée. A Tahiti un seul détail survivait, mais il parait concluant. Dans les temps historiques quand une oblation humaine était faite dans « le marae », les yeux de la victime étaient cérémonieusement offerts au chef; attention délicate pour le principal invité. Toute la Mélanésie semble être contaminée. En Micronésie, dans les Marshall, où mes connaissances ne dépassent pas celles d'un touriste, je n'en pus relever aucune trace; et même, dans la zone des Gilbert, j'ai longtemps observé et questionné en vain. Naturellement, on me parla d'hommes qui avaient été mangés au moment d'une famine ; mais ceci ne répondait pas à mes recherches, car, cela se produit sous la même pression, chez toutes les sortes et toutes les générations d'hommes. A la fin, dans des notes manuscrites du Dr Turner, que je fus autorisé à consulter à Malua, je tombai sur un témoignage odieux : dans l'Ile de Onoatoa, tout voleur était tué et mangé. Comment expliquerons-nous la généralité de cette coutume sur une si vaste étendue, parmi des peuples de civilisations si variées, et malgré tous les entrecroisements possibles, de sangs si différents ? Quelle circonstance leur est commune, sinon d'avoir vécu sur des îles dénuées, ou presque, d'animaux comestibles ? Mon appétit ne m'a jamais prouvé que l'homme fût créé pour ne vivre que de végétaux. Quand nos provisions baissaient, entre deux îles, je n'avais pas la force d'attendre le jour où l'économie nous permettrait d'ouvrir une misérable conserve de mouton. Et dans l'un, tout au moins, des dialectes insulaires, il y a un mot particulier pour dire qu'un homme est « affamé de poisson », ayant atteint le degré où les légumes ne peuvent plus le satisfaire, et où son âme, comme celle des Hébreux dans le désert commence à soupirer après les viandes d'Egypte. Ajoutez à cela les preuves de surpopulation et la famine imminente déjà mentionnée et je crois que nous trouverons quelques motifs d'indulgence pour le cannibale des îles.
Il est juste d'envisager les deux côtés de n'importe quelle question, mais je suis loin de faire l'apologie de ce vice plus que bestial. Les races polynésiennes supérieures, comme les Tahitiens, les Hawaïens et les Samoans, s'étaient élevées au-dessus de cette coutume, et quelques-unes d'entre elles l'avaient, en partie.
oubliée, avant que la moindre vergue de Cook ou de Bougainville se fût montrée dans leurs eaux. Elle ne persistait que dans quelques îles basses où on luttait péniblement pour subsister, ou parmi des sauvages invétérés, comme ceux de la Nouvelle-Zélande ou des Marquises. Les Marquisans avaient mêlé le cannibalisme à la trame même de leur vie ; le « cochon-long » était pour eux une monnaie courante et un sacrement ; il était le salaire de l'artiste, illustrait les événements publics, et était l'occasion et l'attraction de certaines fêtes. Aujourd'hui, ils paient la peine de cette sanglante compromission. Le pouvoir civil, dans sa croisade contre le cannibalisme, a dû examiner, l'un après l'autre, tous les arts et tous les plaisirs marquisans, les a trouvés l'un après l'autre entachés d'un élément cannibale, et les a, l'un après l'autre, marqués sur la liste de proscription. Leur art du tatouage était une chose unique, avec son exécution exquise, la beauté et la subtilité de ses dessins ; rien ne pare plus magnifiquement un bel homme ; il se peut que cela fasse un peu souffrir au début, mais je doute qu'à la longue, ce soit aussi pénible, et en tout cas, c'est autrement seyant que l'ignoble habitude qu'ont les femmes européennes de se serrer la taille. Et maintenant, on a trouvé bon d'interdire cet art. Leurs chansons et leurs danses étaient innombrables (et la loi a dû les abolir par douzaines). Ils contemplent, à présent, les mains vides, l'ennui de leurs jours monotones; et qui aura pitié d'eux ? Les moins sévères diront qu'ils ont eu ce qu'ils méritaient.
La mort ne pouvait, à elle seule, satisfaire la vengeance du Marquisan; il fallait que la chair fut mangée. Le Chef qui avait pris Mr. Whalon tenait à le manger; et il croyait avoir justifié son désir en expliquant que c'était une vengeance. Il y a deux ou trois ans, les habitants d'une vallée saisirent et massacrèrent un pauvre diable qui les avait offensés; à les croire, l'offense était terrible; ils ne purent supporter de laisser leur vengeance incomplète, et n'osèrent pas faire un festin public sous les yeux des Français. En conséquence, le corps fut coupé en morceaux, et chaque homme se retira dans sa propre demeure pour consommer le rite en secret, emportant sa portion de l'horrible nourriture dans une boîte d'allumettes suédoises ! La substance barbare du drame, et les objets européens employés offrent à l'imagination un contraste saisissant. Mais un autre incident qui se passa l'année même où je me trouvais là, en 1888, est bien plus frappant encore. Au printemps, un homme et une femme se cachèrent dans les entours de l'école jusqu'à ce qu'ils vissent un enfant seul. Ils l'approchèrent avec des paroles mielleuses et des manières engageantes : — « Vous êtes un Tel, fils de un Tel ?» — dirent-ils, et ils le caressèrent en l'entraînant dans les bois. Un vague pressentiment s'éveilla dans le cœur de l'enfant, ou bien quelque regard trahit les affreux projets de ses séducteurs. Il tenta de leur échapper; il cria ; et eux, jetant le masque, le serrèrent plus fort et se mirent à courir. Ses cris furent entendus; ses camarades d'école qui jouaient tout près de là accoururent à la rescousse; et le sinistre couple s'enfuit et disparut dans les bois. Il ne fut jamais identifié; aucune poursuite ne suivit ; mais l'opinion générale fut qu'ils nourrissaient quelque rancune contre le père de l'enfant et avaient résolu de le manger en revanche. Dans toutes les îles, comme autrefois chez nous, parmi nos propres ancêtres, on remarquera que le vengeur ne prend pas particulièrement soin de frapper tel individu. Une famille, une classe, un village, une vallée ou une île entières, toute une race humaine sont également responsables du crime d'un de leurs membres. Ainsi, dans l'histoire ancienne, le fils devait payer pour les fautes de son père ; ainsi Mr. Whalon, compagnon d'un baleinier américain, devait verser son sang et être mangé pour .expier les méfaits d'un négrier péruvien. Il me souvient d'un incident qui eut pour théâtre Jaluit, dans le groupe Marshall ; il me fut conté par un témoin oculaire, et je le cite ici pour l'étrangeté de la scène. Deux hommes avaient éveillé l'animosité des chefs de Jaluit, et c'est leurs femmes qu'on avait décidé de punir ; un seul naturel servit d'exécuteur. Très tôt dans la matinée, devant un grand concours de spectateurs, il entra dans la mer, traversant le récif entre ses victimes. Celles-ci ne se plaignaient ni ne résistaient : elles accompagnaient patiemment leur bourreau; se penchèrent quand elles eurent avancé suffisamment ; et lui — posant une main sur l'épaule de chacune d'elles — les tint sous l'eau jusqu'à l'asphyxie complète; sans doute, quoique mon narrateur ne me l'ait pas dit, leurs familles étaient-elles sur le rivage en train de se lamenter à haute voix.
C'est de Hatiheu que je fis ma première visite à un haut lieu cannibale.
Le jour était étouffant et couvert de nuages. Les averses torrentielles des tropiques alternaient avec des apparitions de soleil accablantes. Le sentier vert qui bordait la route s'élevait en pente rapide. Tandis que nous allions, à quelques pas du petit écolier qui nous servait de guide, le Père Siméon tenait son portefeuille à la main et me nommait les arbres, lisant à haute voix dans ses notes l'énumération de leurs vertus. A ce moment, la route en s'élevant nous montra la vallée de Hatiheu sur une plus vaste étendue ; et le prêtre, s'en référant parfois à notre guide, me désignait les frontières et me citait les noms des tribus les plus importantes qui, dans les anciens jours, vivaient dans une guerre perpétuelle les unes avec les autres : une au nord-ouest, une le long du rivage, une autre derrière, sur la montagne. Le Père Siméon avait parlé à un survivant de ce dernier clan ; jusqu'à la pacification, il n'avait jamais été jusqu'au bord de la mer, ni, si j'ai bonne mémoire, mangé de poisson de mer. Les tribus vivaient cantonnées et bloquées, chacune dans son propre quartier. Faire un pas en dehors des frontières c'était affronter la mort. En cas de famine, les hommes devaient aller dans les bois chercher des châtaignes et des fruits. Encore à l'heure qu'il est, si les parents sont en retard avec leurs contributions hebdomadaires, l'école est dissoute, et les écoliers envoyés à la récolte. Mais, dans les anciens jours, quand le trouble se mettait dans un clan, une grande activité régnait dans tous les autres ; les bois devenaient pleins d'embûches ; et celui qui allait quérir des légumes pour son compte risquait fort de devenir, en route, le plat du jour de ses ennemis héréditaires. Le prétexte en question n'était même pas nécessaire. Une douzaine de phénomènes naturels ou de divergences sur le point de vue social, précipitaient ce peuple dans le sentier de la guerre à la chasse à l'homme. Qu'un chef, ou quelque autre de son rang eût achevé de se tatouer, que la femme de l'un d'eux approchât de son terme ; que l'embouchure des deux torrents qui se jetaient dans la baie d'Anaho eût légèrement dévié, que le chant d'un certain oiseau ait été entendu, une certaine formation de nuages de mauvais augure, observée au-dessus de la mer du Nord, et instantanément, les bras étaient oints d'huile, et les chasseurs d'hommes se répandaient dans le bois pour y disposer leurs embuscades fratricides. Il apparaît aussi qu'à l'occasion, peut-être en cas de famine, le prêtre devait s'enfermer dans sa maison où il restait pendant une période déterminée, comme un mort. Quand il en sortait, c'était pour courir pendant trois jours sur tout le territoire du clan, nu et affamé, et dormir la nuit, seul dans le haut lieu. C'était alors le tour des autres de garder la maison, car rencontrer le prêtre au cours de ses rondes c'était la mort. La veille du quatrième jour, le temps de la course était révolu ; le prêtre rentrait sous son toit ; les simples laïques revenaient au jour, et au matin, le nombre des victimes était annoncé. Je tiens ce récit d'une autorité que je crois bonne — mais je le transcris avec défiance. Les détails en sont si étranges que, s'ils étaient exacts, il me semble que je les aurais entendu citer plus souvent. Il y a un point qui semble hors de question : c'est que les éléments de la fête étaient parfois fournis par le propre clan. En temps de disette, tous ceux qui n'étaient pas protégés par leurs alliances de famille — c'est-à-dire et suivant l'expression des montagnes tous les membres du clan — avaient des raisons de trembler. Vaine était toute résistance, et la fuite inutile. Ils étaient cernés de toutes parts par les cannibales ; et le four était prêt à fumer pour eux, aussi bien à l'étranger, au pays de leurs ennemis, que chez eux, dans la vallée de leurs pères.
A un certain tournant de la route, l'écolier, notre guide, s'enfonça sur la gauche, dans la pénombre de la forêt. Nous étions maintenant sur une ancienne route du pays, recouverte d'une épaisse voûte d'arbres et grimpions, semblait-il, au hasard par-dessus des rochers et des arbres morts; mais l'enfant sautait et bondissait entre les uns et les autres, car ces sentiers sont aussi familiers aux naturels que le sont pour nous les grandes routes royales ; à tel point qu'aux jours de la chasse à l'homme, leur ouvrage consistait bien plus à les bloquer et à en effacer les traces qu'à les améliorer. Dans le cœur du bois, l'air était moite, chaud et froid tout ensemble ; sur nos têtes, la pluie tropicale ruisselait sur le feuillage avec un vacarme continu ; mais, çà et là, seulement comme à travers les trous d'une toiture percée, une goutte tombait, solitaire, faisant une tache sur mon mackintosh. A ce moment, le tronc énorme d'un figuier-banyan apparut, s'élevant sur ce qui ressemblait aux ruines d'un ancien fort ; et notre guide, faisant halte et allongeant le bras, annonça que nous avions atteint le paepae Tabou.
Paepae signifie le plancher ou plateforme sur lequel s'élève la demeure des naturels, et même un tel paepae — « un paepae-hae » — peut être dit tabou, dans un sens atténué, une fois qu'il est déserté et devenu le rendez-vous des esprits ; mais le haut lieu public, tel que je le parcourais à présent, était construit sur une grande échelle. Aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans l'obscurité du couvert, le sol de la forêt était entièrement pavé. Trois étages de terrasses s'étayaient au flanc de la colline — en avant un parapet croulant limitait l'arène principale et le pavement de celle-ci était percé et morcelé par plusieurs sources et de petites clôtures. Nulle trace ne demeurait d'aucune superstructure; et le schéma de l'amphithéâtre se reconstituait difficilement. J'en visitai un autre à Hiva-oa, moins grand, mais plus parfait, où il était aisé de retrouver des rangées de gradins, et de distinguer des sièges d'honneur, isolés, pour les personnages éminents ; et où sur la plateforme supérieure une solive unique du temple ou de la nécropole demeurait avec ses montants richement sculptés. Dans les anciens jours, le haut lieu était soigneusement entretenu. Aucun arbre, sauf le banyan sacré, n'avait le droit d'empiéter sur les marches, aucune feuille de pourrir sur son pavement. Ses pierres étaient serties avec soin et, m'a-t-on dit, maintenues avec de l'huile, dans tout leur éclat. De tous côtés, des gardiens étaient placés, campés dans des huttes auxiliaires pour veiller dessus et le nettoyer. Nul autre pied humain n'avait le droit de l'approcher ; le prêtre seul, au jour de sa course, venait là pour dormir — peut-être pour y rêver à sa mission impie ; mais au temps de la fête, le clan s'assemblait en foule dans le haut lieu et chacun avait sa place déterminée. Il y en avait pour les chefs, les tambours, les danseurs, les femmes et les prêtres. Les tambours — au nombre de vingt environ, et quelques-uns d'entre eux ayant douze pieds de haut — battaient en mesure sans discontinuer. Pendant ce temps, les chanteurs poursuivaient leur chant, sorte de hululement lugubre et monotone ; entre-temps, les danseurs eux aussi se livraient à leurs évolutions en d'extraordinaires atours, allant et sautant, se balançant et gesticulant, leurs doigts emplumés gesticulant dans les airs comme des papillons. Dans toutes ces races océaniennes, le sens du rythme est extrêmement perfectionné, et dans ce festival, il n'y avait pas un son, pas un mouvement qui ne tombât en mesure. L'agitation des convives de la fête croissait avec une unanimité d'autant plus grande ; et d'autant plus sauvage aussi eût paru la scène aux yeux d'un Européen appelé à les contempler là dans le puissant soleil et l'ombre non moins puissante du banyan, frottés de safran pour donner un relief plus vigoureux encore aux arabesques du tatouage ; les femmes blanchies par des jours et des jours de réclusion jusqu'à atteindre Une pâleur de teint presque européenne ; les chefs couronnés de plumes d'argent faites avec des barbes de vieillards, et ceints de pagnes faits avec des cheveux de femmes mortes. Toute espèce de nourriture insulaire était pendant ce temps réservée aux femmes et au vulgaire ; et, pour ceux qui étaient admis au privilège d'en manger, on portait à la nécropole, les corbeilles de cochon-long. On dit que les réjouissances se prolongeaient longtemps; le peuple en sortait épuisé, réduit par la débauche à l'état de brutes, et les chefs alourdis par cette nourriture bestiale. Il y a certains sentiments que nous qualifions emphatiquement d'humains — et nous refusons les honneurs de cette épithète à ceux qui en sont dénués. En de pareilles fêtes — où, particulièrement, la victime a été tuée dans sa maison et où les hommes ont banqueté avec le corps d'un pauvre camarade qui avait partagé les jeux de leur enfance, ou d'une femme dont ils avaient reçu les faveurs — tout l'ensemble de ces sentiments est outragé. A le considérer de trop près, on est amené à comprendre, sinon à excuser, les ferveurs des vieux capitaines de vaisseau qui, forts de leur droit, armaient leurs canons et ouvraient le feu en passant devant une île de cannibales.
Et pourtant c'était un phénomène étrange. Là, sur les lieux, comme j'étais debout sur la voûte élevée et ruisselante d'eau de la forêt, ayant d'un côté le jeune prêtre dans sa robe courte, de l'autre l'écolier marquisan, aux yeux brillants, toute la chose m'apparaissait infiniment distante, tombée dans la froide perspective de la lumière crue de l'histoire. Peut-être l'attitude du prêtre m'influençait-elle ? Il souriait; il plaisantait avec l'enfant, héritier à la fois des convives de ces banquets et de ceux qui en faisaient les frais ; il frappait des mains et me chantait un verset d'un des vieux refrains de mauvais présage. Des siècles avaient pu naître et s'écouler depuis que ce théâtre boueux avait servi pour la dernière fois ; et je contemplai son emplacement avec aussi peu d'émotion que j'en eusse ressenti en visitant Stonehenge.
A Hiva-oa. quand je me rendis compte que la chose était vivante encore et latente sous mes pas, et que d'entendre les cris de la victime prise au piège était pour moi dans la limite des choses possibles, mon attitude historique s'évanouit entièrement et je ressentis à l'endroit des naturels une certaine répugnance. Mais là aussi, les prêtres ne se départirent en rien de leur humeur joviale, plaisantant les cannibales comme sur une excentricité plus absurde qu'horrible, cherchant à leur faire honte de cette coutume plutôt en la ridiculisant avec douceur comme nous faisons pour un enfant qui a volé du sucre. Il est facile de reconnaître ici l'esprit sagace et avisé du Père Dordillon.
CHAPITRE XII
L'histoire d'une plantation
Taahauku, sur la côte sud-est de l'île de Hiva-oa — Taahauku en a fait la négligence des blancs — peut s'appeler le port de Atouona. C'est un étroit et petit mouillage, situé entre des pointes abaissées de falaises, et s'ouvrant plus haut sur une vallée boisée ; un petit fort français, à présent hors d'usage et abandonné, domine la vallée et la passe. Atouona elle-même, à l'entrée de la baie, est encadrée d'un cirque de montagnes qui dominent l'emplacement plus immédiat de Taahauku et donnent au tableau son caractère saillant. On estime qu'elles n'ont pas plus de quatre mille pieds d'altitude ; mais, Tahiti avec huit mille, et Hawaï avec quinze mille ne peuvent offrir un panorama d'alpes aussi abruptes, aussi mélancoliques. Le matin, quand le soleil tombe directement sur elles, elles s'élèvent comme une vaste muraille : verte au sommet, si par bonheur les sommets sont éclairés, et la façade striée de cours d'eau étroits comme des lézardes. Vers l'après-midi, la lumière tombe plus obliquement et les contours de la chaîne prennent plus de relief, les gorges profondes s'emplissant d'ombre, les arcs-boutants énormes et tortueux s'élevant, cernés de soleil. A toutes les heures du jour, elles frappent le regard par quelque beauté nouvelle et l'esprit par la même tristesse menaçante.
Les montagnes qui divisent et font dévier le perpétuel déluge alizéen sont incontestablement responsables du climat. Un fort courant d'air soufflait jour et nuit sur le port. Jour et nuit, les mêmes nuages fantastiques et défaits fuyaient à travers les cieux ; la même calotte sombre de pluie et de vapeur tombait et s'élevait tour à tour sur la montagne. Les brises de terre soufflaient, fortes et froides, et la mer, comme l'air, était dans un tumulte perpétuel. Les vagues s'engouffraient dans l'étroit mouillage comme un troupeau de moutons dans une bergerie ; débordant des deux côtés, haut sur l'un et bas sur l'autre ; perpétuant un certain son creux de caverne, fumant comme des canons et se répandant finalement sur le rivage.
Du côté le plus éloigné d'Atouona, le promontoire, bien abrité, était une pépinière de cocotiers. Quelques-uns étaient encore des enfants ; aucun n'avait encore achevé sa croissance; aucun ne fusait encore vers le ciel avec ce jet en coup de fouet des palmiers à maturité. Chez les jeunes arbres, la couleur change avec l'âge et la taille. En ce moment, tous ont la teinte infiniment délicate de l'herbe verte ; bientôt la côte se dorera, les frondaisons demeurant vertes comme des fougères; alors, les troncs continuant de s'élever atteindront leur couleur grise définitive, et les grands éventails, revêtus d'une épaisseur de verdure plus vigoureuse et plus prononcée et découpés sur le lointain en sombres saillies, brilleront au soleil et étincel-leront sous les assauts du vent comme des fontaines d'argent. Dans ce jeune bois de Taahauku, toutes ces nuances et ces combinaisons étaient représentées et répétées par vingtaines. Les arbres croissaient, agréablement espacés, sur une pelouse accidentée, entremêlés çà et là de palissades pour faire sécher le copra ou de quelque hutte délabrée où on l'emmagasine. A chaque instant, le flâneur pouvait entrevoir le Casco se balançant non loin de là, dans l'étroit mouillage, et au-delà, le sombre amphithéâtre des montagnes.
d'Atouona et les falaises abruptes qui l'enclosent du côté de la mer. Les vents alizés, passant parmi les éventails, faisaient un bruit sans fin de pluie d'été ; et, de temps en temps, on entendait le flot s'engouffrer dans une caverne sous-marine avec le bruit d'un roulement de tambour subit et lointain.
A l'extrémité supérieure de la passe, son revêtement de rochers bas s'abaisse de deux côtés et forme une plage. Un entrepôt de coprah s'abrite à l'ombre des arbres qui la bordent ; autour de lui voltige éternellement une troupe d'hirondelles naines ; et une ligne de rails, construite sur une tranchée de bois, descend vers l'embouchure de la vallée. En les parcourant, le voyageur nouvellement débarqué découvre un lagon plein d'une eau claire et fraîche (dont il traverse un bras), et au-delà un bouquet de nobles palmiers abritant la maison du négociant Mr. Keane. Les cocotiers, en se rejoignant, font à celle-ci une toiture élevée et continue ; on entend les merles chanter à plein gosier ; le coq des îles fait entendre son chant rauque et joyeux et aère son plumage doré ; les cloches des vaches sonnent çà et là dans le bocage ; et quand vous êtes assis dans la claire véranda, bercé par cette symphonie, dites-vous, si vous le pouvez : « Plutôt cinquante années d'Europe... » Plus loin, le sol de la vallée est vert et plat, ponctué çà et là de cocotiers adolescents. Parmi eux, avec mille chansons, la rivière court et bavarde ; et le long de son cours, là où nous cherchons des saules, les puraos croissent en grappes et font les étangs ombreux selon le cœur d'un pêcheur à la ligne. Je n'ai trouvé nulle part un vallon plus riche et plus paisible, un air plus tendre, une voix plus douce aux sons champêtres. Seul, un détail frappe l'observateur : voilà une baie commode, un terrain excellent, une eau très bonne et cependant, nulle part, aucun paepae, aucune trace d'habitation insulaire.
Il n'y a que peu d'années encore cette vallée était étouffée par la jungle. Deux clans revendiquaient leurs droits sur la propriété et, sur un terrain contesté par tous les cannibales et théâtre de leurs combats, aucun ne pouvait les établir, et les routes restaient désertes ou visitées seulement par des gens en armes. C'est la raison pour laquelle elle présente maintenant un aspect si souriant, défrichée, plantée, construite, pourvue de chemins de fer, d'embarcadères pour les bateaux et d'établissements de bains. Car, n'étant la propriété de personne, elle était devenue d'autant plus facilement celle d'un étranger. Cet étranger était le capitaine John Hart : Ima-Hati, « Bras-Cassé », comme l'appelaient les naturels, parce qu'il avait le bras en écharpe la première fois qu'il visita les îles. Le capitaine Hart, anglais de naissance, mais sujet américain, avait conçu, pendant la guerre d'Amérique, l'idée de cultiver le coton aux îles Marquises et il y réussit tout d'abord. La plantation à Anaho était extrêmement productive ; le coton des îles atteignit un prix élevé et les naturels discutaient habituellement quelle était la puissance supérieure, de celle d'Ima-Hati ou de celle des Français, concluant en faveur du capitaine, parce que les Français, il est vrai, avaient plus de bateaux, mais le capitaine avait plus d'argent.
Il remarqua Taahauku comme un site favorable, s'en rendit acquéreur et en offrit la surintendance à Mr. Robert Stewart, un homme du Fifeshire déjà établi aux îles depuis quelque temps, et ruiné récemment par une guerre à Tauata. Mr. Stewart était un peu hostile à l'aventure, ayant quelque connaissance d'Atuona et de la mauvaise réputation de son chef de clan : Moipu. Il avait une fois, me dit-il, atterri là, au crépuscule, et trouvé les restes d'un homme et d'une femme à moitié dévorés. Et comme il sursautait de dégoût à cette vue, un des jeunes gens de Moipu ramassa un des pieds de l'homme et, fixant l'étranger d'un air provocant, se mit, en grimaçant, à grignoter le talon. Nul ne s'étonnera que Mr. Stewart ait fui instantanément dans la brousse, y ait couché toute la nuit, l'esprit frappé d'horreur et ait repris la mer le lendemain, dès le lever du jour. « Cela a toujours été un mauvais endroit, Atuona », commenta Mr. Stewart avec son accent familier du Fifeshire. En dépit de ce terrible début, il accepta l'offre du capitaine, fut débarqué à Taahauku avec trois Chinois et procéda au défrichement de la jungle.
En ce temps, la guerre se poursuivait presque sans interruption entre les habitants d'Atuona et ceux de Haamau ; et, un jour, du côté opposé de la vallée, la bataille — je devrais dire le bruit de la bataille — fit rage tout l'après-midi, les coups de feu et les insultes des camps ennemis passant de colline en colline au-dessus des têtes de Mr. Stewart et de ses Chinois. Ce n'était pas un réel combat, mais plutôt comme une querelle d'écoliers ; seulement, à ces enfants, quelque fou avait donné des fusils. Un homme mourut des efforts qu'il avait faits en courant : ce fut la seule perte. Avec la nuit, les coups et les insultes prirent fin ; les hommes de Haamau se retirèrent et la victoire, en vertu de quelque principe occulte, fut attribuée à Moipu. En conséquence, un jour vint sans doute où Moipu donna un festin et où une partie des habitants de Haamau furent conviés à venir avec un sauf-conduit pour en manger leur part. Ceux-ci traversèrent de bonne heure Taahauku, et quelques jeunes gens de Moipu leur servirent de garde d'honneur. Ils n'étaient pas partis depuis longtemps quand arrivèrent, de Haamau, un homme, sa femme et leur fille âgée de douze ans, apportant des champignons. Plusieurs garçons d'Atuona étaient en arrêt devant la provision ; mais ce jour étant un jour de trêve, nul n'appréhendait le danger. Les champignons furent pesés et payés ; l'homme de Haamau demanda qu'on lui aiguisât sa hache par-dessus le marché ; Mr. Stewart hésitant à le faire, quelques-uns des garçons d'Atuona s'offrirent à le faire pour lui et la placèrent sur la roue. Pendant qu'on aiguisait la hache, un naturel ami dit à Mr. Ste-wart de se méfier parce qu'il y avait des menaces dans l'air ; tout à coup, l'homme de Haamau fut saisi, sa tête et ses bras tranchés, la tête d'un seul coup de sa propre hache fraîchement affilée. A la première alerte, la fille s'enfuit dans les cotonniers, et Mr. Stewart ayant jeté la femme dans une maison et l'ayant enfermée de l'extérieur, crut l'affaire terminée. Mais elle ne s'était pas accomplie sans bruit et elle était arrivée aux oreilles d'une fille plus âgée qui flânait de ce côté et qui, maintenant, accourait dans la vallée en pleurant sur son père. D'elle aussi, ils se saisirent et la décapitèrent ; je ne sais ce qu'ils avaient fait de la hache : c'est un couteau épointé qui fut l'instrument de cet acte de boucherie. Le sang jaillit à flots, les maculant de la tête aux pieds. Portant sur elle l'horreur de ce crime, la compagnie retourna à Atuorrâ, apportant les têtes à Moipu. On se figure comment la fête prit fin ; mais les invités purent se retirer sans difficultés. Ils traversèrent de nouveau Taahauku dans un désordre extrême ; peu après, la vallée retentissait d'acclamations et de cris de triomphe ; et, une lettre d'avertissement étant venue mettre Mr. Stewart sur ses gardes, il se réfugia avec ses Chinois chez les Missionnaires protestants de Atuona. Cette nuit même, le magasin d'approvisionnement fut pillé, et les corps déposés dans une fosse et recouverts de feuilles. Trois jours après, la goélette était arrivée ; et, les choses paraissant plus calmes, Mr. Stewart et le capitaine débarquèrent à Taahauku pour évaluer les dégâts et voir la tombe signalée déjà par la puanteur qui s'en dégageait. Comme ils s'occupaient à cela, une partie des jeunes gens de Moipu, vêtus de flanelle rouge, pour indiquer leurs dispositions belliqueuses, descendirent des collines d'Atuona, déterrèrent les corps, les lavèrent dans la rivière et les emportèrent sur des bâtons. Cette nuit-là, le festin commença.
Ceux qui ont connu Mr. Stewart avant cette aventure disent que, depuis, il n'est plus le même homme. Il resta néanmoins, vaillamment, à son poste, et, un peu plus tard, comme la plantation était déjà en bonne voie et donnait du travail à 60 Chinois et 70 naturels, il se trouva exposé à de nouveaux dangers. Les habitants de Haamau, lui dit-on, avaient juré de saccager et de raser la colonie ; des lettres arrivaient sans cesse des missionnaires hawaïens qui le renseignaient à ce sujet, et pendant six semaines, Mr. Stewart et trois autres blancs passèrent les nuits dans la fabrique de coton, derrière un rempart de ballots, et (ce qui était la meilleure, défense) s'adonnant tout le jour, ostensiblement à des tirs à la carabine sur la plage. Les naturels étaient souvent là, les observant ; leur tir était excellent ; et l'assaut annoncé ne fut jamais livré — si tant est qu'il dut l'être — ce dont je doute, car les naturels sont plus réputés pour les faux bruits qu'ils répandent que pour leurs actes d'énergie. On m'apprit que la dernière guerre des Français en était un exemple, les tribus du rivage accusant celles des montagnes de nourrir des desseins qu'elles n'auraient jamais eu la hardiesse même de concevoir. Et de tous côtés, je recueillis les mêmes témoignages sur la façon arriérée dont elles se comportaient dans les batailles ouvertes. Le capitaine Hart descendit à terre, une fois, après un combat, dans une certaine baie ; un homme avait une main blessée; une vieille femme et deux enfants avaient été tués ; le capitaine profita de l'occasion pour panser la main et réprouver les deux côtés d'une si misérable affaire. Aussi bien, ces guerres étaient souvent une pure formalité comparable aux duels qu'interrompt la première goutte de sang. Le capitaine Hart visita une baie où une guerre de ce genre se poursuivait entre deux frères, dont l'un était accusé d'avoir manqué de politesse envers les hôtes de l'autre. La moitié de la population prenait parti pour chaque camp alternativement, de façon à être bien avec chacun d'eux lorsque l'inévitable paix surviendrait. Les forteresses des belligérants étaient situées tout près l'une de l'autre. Les cochons rôtissaient. Des braves bien huilés, avec des fusils huilés aussi, se pavanaient sur le paepae ou prenaient place pour le festin. Aucune besogne, si nécessaire fût-elle, ne pouvait être faite, et toutes les pensées étaient supposées concentrées sur cette caricature d'une guerre. Quelques jours plus tard, par un accident regrettable, un homme fut tué ; tout de suite, on eut conscience d'avoir été trop loin et la querelle fut instantanément vidée. Mais les guerres les plus sérieuses se poursuivaient dans ce même esprit ; un présent de cochons et un festin, en étaient la conclusion inévitable ; le massacre d'un seul homme était une grande victoire et le meurtre de solitaires sans défense conté comme un acte héroïque.
Le pied des falaises autour de toutes ces îles, est consacré à la pêche. Entre Taahauku et Atuona, nous vîmes des hommes, mais surtout des femmes, les uns presque nus, les autres vêtus de robes légères, blanches ou cramoisies, perchés sur un petit promontoire battu par le flot — le noir précipice les menaçait — les volubilis surplombaient celui-ci comme pour les séparer plus complètement de l'assistance. C'est là que, presque toute la matinée, ils péchaient à la ligne ; dès qu'ils attrapaient un poisson, ils l'avalaient sur place, cru et vivant ! Ce sont ces hommes sans défense que les guerriers de l'île opposée de Tauata massacraient et rapportaient chez eux pour les manger, ce pourquoi ils étaient considérés comme des hommes valeureux et puissants. Je puis donner de l'un de ces exploits le récit d'un témoin oculaire : Joé le Portugais, cuisinier de Mr. Keane, tirait un jour quelques bordées dans un bateau d'Atuona avec quelques naturels, lorsqu'ils aperçurent un étranger dans un canot, avec un peu de poisson et un objet tabou. Les hommes d'Atuona le prièrent d'approcher pour venir fumer une pipe avec eux ; il y consentit, mais le pauvre diable savait ce qui l'attendait, et, comme disait Joé, il ne semblait pas se soucier beaucoup de cette pipe ! Quelques questions suivirent sur le lieu d'où il venait et de quoi il s'occupait. Il dut répondre à celles-ci comme il dut accepter la pipe redoutée, avec la sensation que son cœur mourait dans sa poitrine ! Et alors, subitement, un des compagnons de bateau de Joé se pencha, précipita l'étranger hors de son canot, le frappa dans le cou avec son couteau, de haut en bas — comme le démontrait Joé avec une pantomime plus expressive encore que ses paroles — le maintint sous l'eau comme un poulet jusqu'à ce que ses dernières résistances aient cessé. Sur quoi le « cochon-long » fut amené à bord, l'avant du bateau tourné vers Atuona, et ces héros marquisans ramèrent vers la terre en se réjouissant. Moipu était sur la plage et se réjouit avec eux à leur arrivée. Pauvre Joé continua de ramer ce jour-là avec eux, la figure décomposée ; mais il ne craignait rien pour lui-même. « Ils étaient très bons pour moi — disait-il —, me donnaient beaucoup à manger : jamais envie de manger homme blanc. »
Si l'aventure la plus horrible fut celle de Mr. Stewart, le plus grand danger fut couru par le capitaine Hart. Il avait acheté un bout de terrain à Timau, chef d'une baie voisine et y avait mis à l'œuvre quelques Chinois. Lorsqu'il vint visiter la place avec un des Godeffroy, il trouva ses Chinois rassemblés sur le rivage et frappés de terreur. Timau les avait chassés, s'était saisi de leurs effets et avait revêtu sa tenue de combat ainsi que ses jeunes compagnons. On dépêcha un bateau à Taahauku pour avoir du renfort ; et comme ils attendaient son retour, on put voir, du pont de la goélette, Timau et ses jeunes compagnons danser sur le sommet de la colline jusque bien après minuit. Quand le bateau arriva, amenant trois gendarmes armés de chassepots, deux blancs de Taahauku et quelques guerriers indigènes, la troupe se mit en route pour s'emparer du chef avant son réveil. Le jour n'était pas encore venu, et il y avait un brillant clair de lune, quand ils atteignirent le sommet de la colline où, dans une case en feuilles de palmier, Timau cuvait, en dormant, sa débauche. Les assaillants étaient très exposés, l'intérieur de la hutte dans une obscurité complète, la position loin d'être sûre. Les gendarmes s'accroupirent, leurs armes toutes prêtes, et le capitaine Hart s'avança seul. Comme il s'approchait de la porte, il entendit le bruit sec d'un fusil qu'on arme, à l'intérieur ; et, réduit à se défendre à tout prix, n'ayant nul autre moyen de salut, il bondit dans la maison et empoigna Timau : « Timau, suis-moi », cria-t-il. Mais Timau — un grand diable aux yeux rougis par l'abus du kava, mesurant 6 pieds 3 pouces — le rejeta de côté ; le capitaine s'attendant à être instantanément fusillé ou à avoir la cervelle brûlée, déchargea son pistolet dans le noir. Quand ils transportèrent Timau sur le seuil de la porte, dans le clair de lune, il était déjà mort et leur sortie ayant eu cette fin imprévue, les blancs, selon toute apparence, perdirent la tête et regagnèrent leur embarcation, poursuivis par les coups de fusil des naturels. Le capitaine Hart, qui rivalisait presque avec le Père Dordillon en popularité, pratiquait comme lui la tactique d'une extrême indulgence envers les naturels, les considérant comme des enfants, n'attachant pas grande importance à leurs défauts, et toujours porté aux mesures de douceur. Aussi la mort de Timau a quelque peu pesé sur sa mémoire ; d'autant plus que le mousquet du chef qu'on retrouva dans la maison n'était pas chargé. A une conscience moins délicate, le cas semblera de peu d'importance. Quand un sauvage ivre charge une arme à feu, un gentleman s'avançant vers lui, à découvert, peut ne pas attendre la preuve qu'elle est chargée. »
J'ai fait allusion à la popularité du capitaine. C'est une des choses qui frappent le plus un étranger dans les Marquises. Deux noms le frappent immédiatement, tous deux nouveaux pour lui, tous deux fameux dans toute la localité, tous deux prononcés par tous avec affection et respect ; celui de l'évéque et celui du capitaine. J'en conçus un violent désir de rencontrer le survivant qui a, par la suite, contribué à l'enrichissement de ces pages. Bien longtemps après, au « Lieu de Douleur 1 », (1. Léproserie.) — Molokaï — je rencontrai de nouveau les traces de cette affectueuse popularité. Il y avait là un blanc, lépreux et aveugle, un ancien matelot — « une vieille carcasse », comme il se nommait lui-même, — qui avait longtemps navigué parmi les îles orientales. J'avais l'habitude d'aller le voir, et, fraîchement arrivé des lieux qui avaient été le théâtre de son activité, je lui donnais les nouvelles. Celles-ci (dans le vrai style des iles) consistaient principalement en une chronique des naufrages; et je lui racontai par hasard le cas d'un capitaine, malchanceux qui avait perdu un des vaisseaux de Mr. Hart. Sur quoi l'aveugle se répandit en lamentations : « A-t-il perdu un bateau de John Hart ! Eh bien ! je suis triste qu'il soit à Hart !... » Suivaient force épithètes que je néglige de transcrire.
Peut-être, si les affaires du capitaine avaient continué de prospérer, sa popularité eut-elle été différente. Le succès mène à la gloire, mais il tue l'affection qu'entretient l'infortune. Et l'infortune attachée à l'entreprise du capitaine fut réellement singulière. Il était à l'apogée de sa carrière. Il était propriétaire de l'île Masse, que les Français lui avaient donnée pour l'indemniser des vols dont il avait été victime à Taahauku. Mais l'île Masse ne convenait qu'à l'élevage du bétail; et ses deux stations principales étaient Anaho à Nuka-hiva, tournée vers le nord-est, et Taa-hauku à Hiva-oa, à quelques centaines de milles plus au sud, et orientée vers le sud-est. Toutes deux furent, le même jour, balayées par un raz de marée, qui ne fut ressenti dans aucune autre île ni baie de ce groupe ; la côte méridionale de Hiva-oa fut jonchée de bois de construction et de coffres en bois de camphrier, pleins de richesses ; sur la promesse d'une prime raisonnable, les naturels les rapportèrent honnêtement, les caisses ne paraissant pas avoir été ouvertes, et une partie du bois, après qu'il eût été employé à la construction de leurs maisons. Mais le recouvrement de ces épaves ne suffisait pas à atténuer le désastre. Le capitaine ne pouvait résister à ce coup de la Fortune ; et sa chute fut la fin de la prospérité des Marquises. Anaho n'existe plus, Taahauku est devenue l'ombre d'elle-même; et aucune plantation nouvelle n'a surgi là où elles furent.
chapitre xiii
Caractères
Notre mouillage d'Antuona présentait un mouvement commercial bien différent de la morte inertie et de la quiétude de l'île sœur de Nuka-hiva. Des voiles manœuvraient à son embouchure; tantôt c'était une baleinière montée par des gamins du pays, et chargée de coprah à vendre; tantôt, un canot solitaire venu pour acheter des provisions. Le mouillage était également fréquenté par des pêcheurs ; non seulement des femmes solitaires, perchées sur les niches de la falaise, mais des troupes entières qui, parfois, campaient et construisaient leur feu sur le rivage, et, parfois, couchaient dans leurs canots au milieu du port et sautaient dans l'eau à tour de rôle, la lançant à huit ou neuf pieds de hauteur, pour pousser, je suppose, le poisson dans leurs filets. Les denrées remportées par les acquéreurs étaient parfois bizarres. Je remarquai une barque, revenant avec un unique jambon, se balançant au bout d'une perche, à l'arrière. Un jour, un charmant garçon, avec des manières parfaites, et parlant le français correctement quoique avec un accent enfantin, vint dans le magasin de Mr. Keane ; très bien physiquement, et un peu dandy, à en juger non seulement par l'éclat de son habillement, mais par la nature de ses acquisitions. Elles consistaient en cinq biscuits de mer, en un flacon de parfum, et deux boules de bleu pour blanchir le linge. Il était de Taauta où il retourna la nuit même dans un « outrigger », défiant l'océan avec ces trésors de petite-maîtresse. Le gros des passagers indigènes était moins favorisé : c'étaient de grands hommes vigoureux, bien tatoués, aux manières inquiétantes. Ils se distinguaient par quelque chose de grossier et de goguenard, qui me rappelait les faubourgs de certaines grandes villes. Une nuit, à la brune, une baleinière accosta sur une partie de la plage où je me trouvai seul, par hasard. Six ou sept individus à figures de bandits en sortirent ; tous possédaient assez d'anglais pour me dire « good-bye », ce qui est leur salutation habituelle ; ou « good-morning », qui leur parait plus expressif ; suivirent quelques plaisanteries et ils m'entourèrent avec un rire rauque et des regards insolents ; je fus content de pouvoir m'en aller. Je n'avais pas encore rencontré Mr. Stewart, sans quoi je me serais souvenu de sa première descente à Atuona et du mauvais plaisant qui grignotait le talon d'homme. Mais leur voisinage me déprimait; et je sentais que si j'avais été un naufragé hors de tout secours, le coeur m'eût manqué.
Le commerce n'était pas le monopole absolu des indigènes. Comme nous étions au mouillage, une étrange coïncidence se produisit. Une goélette se montra en mer, cherchant à entrer dans le port ; nous connaissions toutes les goélettes du groupe, mais celle-ci paraissait plus grande qu'aucune d'elles ; en outre, elle était gréée à l'anglaise ; et comme elle venait jeter l'ancre à quelque distance du Casco, montra enfin son pavillon bleu. Il n'y avait, à cette époque, à en croire la rumeur publique, pas moins de quatre yachts dans le Pacifique; mais n'était-ce pas étrange que, précisément, deux d'entre eux se trouvassent côte à côte dans cette passe excentrique ; plus étrange encore que je dusse retrouver dans le propriétaire de la Nyanza le capitaine Dewar, un homme de mon pays et de mon comté, et que j'avais rencontré, petit garçon, sur les plages des Alpes-Maritimes.
Nous eûmes, en outre, un visiteur blanc de la côte qui vint et s'en retourna dans une baleinière surchargée et menée par des naturels ; il avait lu des histoires de yachts dans les journaux du dimanche et était dévoré du désir d'en voir un. On l'appelait le capitaine Chase : c'était un vieux baleinier, trapu, à barbe blanche, avec un fort parler traînard et indien; il habitait le pays depuis des années, bon partisan dans les batailles, et l'un de ces tireurs fameux dont la force à la cible frappait de terreur les braves de Haamau. Le capitaine Chase demeurait plus à l'est, dans une baie appelée Hanamate, avec un Mr. M'Callum ; ou plutôt, ils avaient commencé par habiter ensemble, et étaient maintenant séparés à l'amiable. Le capitaine habite près d'une extrémité de la baie, dans une hutte délabrée, et servi par un Chinois. A la pointe du coin opposé, une habitation s'élève sur un vaste paepae. Le flot s'y brise avec une force extrême, des vagues de sept à huit pieds de haut s'élancent contre les murs de la maison, continuellement emplie de leur clameur et qui ne peut convenir qu'à des habitants résignés à la solitude et au mutisme. C'est là que Mr. M'Callum, avec un Shakespeare et un Burns, jouit de la société des brisants. Son nom et ce Burns témoignent de son sang écossais ; mais il est né en Amérique, quelque part dans le « far east », entra chez un constructeur de vaisseaux, et fut longtemps employé, à la tête d'une centaine d'Indiens, à démolir les épaves autour du cap Flattery.
Une grande partie des blancs qu'on rencontre, dispersés dans les mers du Sud, représentent la portion la plus artiste de leur classe; et non seulement ils jouissent de la poésie de cette vie nouvelle, mais c'est pour en jouir qu'ils sont venus là. J'ai été camarade de bord d'un homme, qui n'était plus jeune, et qui, n'ayant jamais tâté de la mer, entreprenait ce voyage pour le simple amour de Samoa; seules, quelques lettres dans un journal l'avaient mis en route pour ce pèlerinage. Mr. M'Callum était un autre exemple de ce genre. Il avait lu beaucoup de choses sur les mers du Sud ; il avait aimé à les lire ; il avait laissé leur image prendre possession de son cœur ; jusqu'au moment où il ne put résister davantage — dut s'embarquer, nouveau Rudel, pour cette patrie encore inconnue — et habite maintenant, depuis des années, à Hiva-oa, où il laissera finalement reposer ses os avec un parfait contentement, n'ayant eu aucun désir de revoir les lieux de son enfance ; seulement, peut-être, — une fois avant de mourir — le rude passage hivernal de Cap Flattery. Et pourtant, c'est un homme actif, plein de projets ; il a acheté du terrain aux indigènes ; a planté 5000 cocotiers; a une île déserte en vue qu'il désire louer à bail et a, sur le chantier, une goélette dont il a dessiné les plans, qu'il a construite lui-même et qu'il compte bien terminer. Mr M'Callum et moi ne nous sommes pas rencontrés, mais nous avons, comme de galants troubadours, correspondu en vers. J'espère qu'il ne m'accusera pas d'attenter aux droits d'auteur en donnant ici un spécimen de sa muse. Lui et le Père Dordillon sont les deux bardes des Marquises
Ho ! voile ! ahoy — Casco
Le premier entre les flottes de plaisance
Oui. de San Francisco, s'en vinrent dans ces parages
Pour saluer ces îles !
Et le premier aussi; et le seul Parmi les hommes de lettres Venu jamais par ces chemins , Bienvenue, donc, à Stevenson !
De grâce, que point ne s'offense De cette petite allusion.
Au Casco, Capitaine Otis, Ainsi que la famille du romancier.
« Avoir une voyage magnifical Est notre vœu sincère Et que vous le poursuiviez ainsi Allant sur la Grande Pacifical ».
Mais notre principal visiteur était un certain Mapiao, un grand Tahuku — ce qui signifie, semble-t-il, prêtre, sorcier, tatoueur, expert en n'importe quel art, ou en un mot, un personnage ésotérique — et un homme célèbre pour son éloquence dans les réunions publiques, et pour le piquant de sa conversation. La façon dont il apparut pour la première fois, peint l'homme. Il s'en vint clamant au débarcadère est, où le flot montait à une grande hauteur ; méprisa tous les signaux que nous lui faisions pour l'inciter à contourner la baie ; réussit, non sans danger, à aborder notre esquif, et se mit dans un coin du cockpit, à la tâche assignée. Il avait été engagé — comme étant expert en cet art — pour tresser en festons mes barbes de vieillards. Quelle guirlande pour les bosquets de Celia ! Sa propre barbe (qu'il portait pour plus de sûreté, nouée d'un noeud de marin) n'était pas seulement un ornement de son âge. mais une partie précieuse de son avoir. Elle était évaluée cent dollars ; et comme le frère Michel ne connaissait aucun naturel ayant jamais versé une somme pareille entre les mains de Mgr Dordillon, notre ami était un homme riche, en vertu de son menton. Il avait quelque chose du type indien oriental, mais plus grand et plus fort : le nez crochu. le visage étroit, le front très haut, le tout richement tatoué. Je peux le dire, je n'ai jamais eu affaire à un hôte aussi difficultueux ; il fallait le servir pour les moindres détails ; il ne voulait pas aller chercher l'eau au tonneau ; il ne se serait pas même levé pour prendre un verre, il fallait le lui mettre dans la main : si on refusait de l'aider, il se croisait les bras, courbait la tête, et s'en allait sans rien : seulement l'ouvrage en souffrait. De bonne heure, dès le premier matin, il réclama à grands cris du biscuit et du saumon ; on lui apporta du biscuit et du jambon ; il les considéra d'un air impénétrable et fit signe qu'on les mît de côté. Une foule de considérations affluèrent à mon esprit ; peut-être le genre de travail pour lequel on l'avait engagé était-il Tabou à un haut degré ? peut-être aurait-on dû l'installer sur une plate-forme Tabou, dont l'approche eût été interdite à toute femme ? et il se pouvait que le poisson fût l'aliment essentiel ? Aussi lui apportai-je un peu de poisson salé accompagné d'un verre de rhum, à la vue de quoi une animation extraordinaire s'empara de Mapiao, il désigna le zénith, entreprit un long discours dans lequel je relevai le mot umati — qui veut dire : soleil — et me fit signe, une fois de plus, de placer ces friandises hors de portée. A la fin j'avais compris, et tous les jours le programme était le même. Tout au début de la matinée, son repas devait être placé sur le rog, à une distance déterminée, bien en vue, mais hors d'atteinte, et pour rien au monde, l'artiste n'y eût touché, avant l'heure propice, qui était midi précis ! Cette solennité fut la cause d'une absurde mésaventure. Il était une fois, comme d'habitude, occupé à tresser les barbes, son déjeuner disposé sur le toit, et un verre d'eau placé non loin de là. Il semble qu'il eût envie de boire; il était, bien entendu, un gentleman trop important pour se lever et aller lui-même chercher l'eau, et apercevant Mrs. Stevenson, lui fit signe impérieusement de la lui apporter. Le signe ne fut pas compris ; aussi bien Mrs. Stevenson était préparée à n'importe quelle excentricité de la part de notre hôte ; et au lieu de lui passer l'eau, elle lança son déjeuner par-dessus bord. Je dois rendre justice à Mapiao : tout le monde rit, mais son rire fut celui qui sonna le plus haut.
Ces troubles de service ne se produisaient que de temps en temps ; mais l'ennui de la conversation du bonhomme était incessant. Il était, pour ainsi dire, un causeur professionnel : la justesse de ses inflexions, l'élégance de ses gestes et le jeu raffiné de ses expressions en témoignaient. Nous, pendant ce temps, écoutions cela comme des étrangers au théâtre ; nous nous rendions compte que les acteurs étaient occupés de certaines affaires matérielles, et les menaient à bien, mais le nœud du drame demeurait une énigme. Des noms de localités, celui du capitaine Hart, parfois quelques mots décousus et fortuits, nous ouvraient d'engageantes perspectives, sans nous éclairer; et moins nous comprenions, plus Mapiao revenait à la charge, de plus en plus galant, de plus en plus prolixe, et avec des gestes explicatifs de plus en plus multipliés. Visiblement sa vanité était à la torture : être venu dans un endroit où ce joyau qu'était son talent de causeur ne lui valait aucun respect ! et il avait des moments de désespoir quand il abandonnait la tâche, et des moments d'irritation où il nous regardait avec un mépris non dissimulé. Pour moi, considérant qu'il devait y avoir quelque parenté entre les mystères que nous desservions, il me donna, jusqu'à la fin, quelques marques de respect. Quand nous étions assis, à l'opposé l'un de l'autre, sous la tente du cockpit, lui, tressant les poils des mentons de défunts, moi, traçant des hiéroglyphes sur une feuille de papier, il me faisait un signe de tète comme fait un Tahuku à un autre, ou, traversant le cockpit, il étudiait un instant mon griffonnage informe et m'encourageait avec un « mitai ! — bien ! » parti du cœur. Tel un peintre sourd sympathise de loin avec un musicien, comme l'esclave et le maître de quelque art incompréhensible et pourtant commun entre eux. Sans doute, la profession lui paraissait assez sotte; mais un homme doit montrer quelque indulgence pour les barbares — « chaque pays a ses coutumes » — et il sentait que le principe était là.
Le temps vint enfin où ses travaux, qui ressemblaient plutôt à ceux de Pénélope qu'à ceux d'Hercule, ne purent se prolonger davantage, et où il ne resta qu'à le payer et à lui dire adieu. Après un long discours en marquisan, je compris qu'il rêvait de hameçons ! je pensais qu'avec trois de ceux-ci et une poignée de dollars il serait suffisamment récompensé d'avoir passé ses matinées dans notre cockpit, mangeant, buvant, émettant ses opinions, et occupant tout l'équipage de son service. Mais, malgré tout cela, il prenait de si grands airs, et ressemblait tellement à un de mes oncles qui serait devenu fou et se serait fait tatouer, que je le questionnai quand nous fûmes à terre; pour savoir s'il était satisfait. « Mitai chipe ? » demandai-je. Et lui, avec une grande onction, me tendant la main en même temps : « Mitai chipe, mitai Kaekae ; kasha nui ! » ou librement traduit : « Le bateau est bon, les victuailles de première marque, et nous nous quittons bons amis. » Sur quoi ayant murmuré ce témoignage d'estime, il s'en fut le long du rivage, courbant la tête de l'air de quelqu'un gravement injurié.
De mon côté je le vis s'en aller avec soulagement. Il est plus intéressant de savoir quelle impression nos relations faisaient sur Mapiao. Son exigence, nous voulons le croire, était toute locale. Il avait été embauché par des ignorants pour faire un certain travail ; il était tenu de le faire consciencieusement. Des obstacles sans nombre, un ridicule inconscient et constant, ne parvinrent pas à l'en détourner. Il avait son déjeuner préparé ; le surveillait comme il convenait, tout en travaillant ; le mangeait à l'heure voulue ; était servi en toutes choses ; et pouvait, à la fin, toucher son salaire avec une conscience tranquille, se disant que le mystère avait été dûment accompli, les barbes tressées
selon les règles, et nous (en dépit de nous-mêmes) correctement servis. L'opinion qu'il avait de notre stupidité, lui-même, le prodigieux causeur, devait manquer de mots pour l'exprimer. Jamais il ne se mêla de mon travail sur Tahuku; il le louait poliment, mollement, semblait-il, — supposant poliment que je devais être compétent dans ce mystère qui m'était propre : telle étant l'attitude des gens intelligents et polis. Et nous, de l'autre côté, qui avions le plus à perdre ou à gagner, puisque le produit de tout cela nous était destiné, — qui avions prouvé notre incapacité par le fait même de l'engager pour cet ouvrage — n'étions jamais fatigués de mettre obstacle à ses travaux les plus importants, et n'avions pas assez souvent de toute notre éducation pour réprimer notre envie de rire.
chapitre xiv
La route qui va de Taahauku à Atuona, suivait le côté nord-est du mouillage, à une assez grande hauteur, bordée, et parfois ombragée par les fleurs splendides du flamboyant — dont j'ignore le nom anglais. Après un tournant, Atuona apparut : une longue plage ; le flot se brisant avec un bruit lourd ; un village disséminé dans les arbres, le long du rivage ; et des montagnes ravinées se rapprochant des deux côtés d'un précipice étroit et fertile, qu'elles surplombent ; sa réputation infâme n'était pas sans m'influencer, mais ce lieu m'apparut comme le plus ravissant de la terre, quoique le plus menaçant et du plus mauvais augure. Magnifique, il l'était à coup sûr; et salubre, plus encore. La salubrité de tout le groupe est étonnante; celle d'Atuona, entre autres, tient du miracle. Dans Atuona où un village est situé sur un marais, le long de la côte où les maisons sont disséminées parmi les étangs des jardins de taro, nous trouvons réunies toutes les conditions de danger et d'insécurité des tropiques ; et cependant, on n'y trouve même pas de moustiques — pas même l'odieuse mouche-de-jour de Nuka-hiva — et la fièvre, ainsi que son compagnon le fe'efe'e'10 des îles, y sont inconnus.
C'est le centre principal des Français dans l'île cannibale de Hiva-oa. Le sergent de gendarmerie jouit du titre dé vice-résident, et arbore les couleurs de France sur sa possession assez étendue. Un Chinois, épave de la plantation, tient un restaurant dans les quartiers reculés du village; et la mission est bien représentée par l'école de sceurs, et l'église du frère Michel. Le Père Oreus, un superbe octogénaire, la stature à peine voûtée, la flamme de ses yeux non ternie encore, a vécu, tremblé, souffert en ces lieux depuis 1843. Sans cesse quand Moipu avait fait du « coco-brandy », il était chassé de sa demeure dans les bois. « Une souris logée dans l'oreille d'un chat », a un lieu de repos plus certain ; et pourtant je n'ai jamais vu un homme porter aussi peu la marque des années. Il voulut nous montrer l'église, encore décorée des naïfs ornements en papier de l'évêque — dernier travail des vieilles mains industrieuses, et le dernier amusement terrestre d'un homme qui eut beaucoup d'un héros. Dans la sacristie, il fallut voir ses vases sacrés, et particulièrement un vêtement qui était une vraie curiosité, parce qu'il avait été donné par un gendarme. Pour un protestant, il y a toujours quelque chose d'embarrassant dans l'ardeur avec laquelle des hommes mûrs et saints regardent ces futilités; mais c'était joli et touchant de voir Oreus, ses yeux fanés brillant dans sa figure, déployer ses trésors sacrés.
26 août. — Le vallon, situé derrière le village, et rapidement ramené aux proportions d'un ravin, regorgeait d'arbres de rapport. Une rivière jaillissait au milieu. Sur la hauteur, les hauts cocotiers formaient une toiture primitive; et au-dessus de celle-ci, d'une muraille de montagnes à l'autre, le ravin était plafonné de nuages ; nous avancions au-dessous, au milieu d'une végétation luxuriante, comme dans une serre couverte. De chaque côté, à tous les cent mètres, au lieu des paepaes éventrés et abandonnés de Nuka-hiva, des maisons populeuses exhibaient leurs habitants pour
crier : « Kaohah ! » aux passants. La route aussi était animée. Des files de jeunes filles, belles et malpropres comme dans des contrées moins favorisées ; des hommes chargés de fruit-pain ; les sœurs avec une petite troupe d'élèves ; un garçon à cheval passaient et nous saluaient continuellement ; et maintenant c'était un Chinois qui venait à la porte de sa cour fleurie et nous gratifiait d'un « bonjour » en excellent anglais. Un peu plus loin quelques naturels nous apostrophaient au bord du chemin, nous préparaient un festin de pommes-roses et s'efforçaient de nous distraire pendant que nous mangions en tambourinant sur une boîte de fer-blanc. Malgré cette belle abondance d'hommes et de fruits, là aussi, la mort fait son œuvre. D'après les estimations les plus fortes, la population ne dépasse pas 600 individus dans toute la vallée d'Atuona ; quand j'interrogeai le frère Michel à ce sujet, il en compta dix qu'il savait malades sans espoir de guérison. Là aussi je pus satisfaire la curiosité que j'avais de voir une maison du pays complètement détruite. Elle s'était effondrée le long du paepae, ses étais penchaient franchement ; les pluies et les insectes s'acharnaient contre elle ; ce qui en restait semblait encore en assez bon état, mais une bonne partie n'existait plus ; et il était facile de voir que les insectes dévoraient les murailles comme du grain, et que l'air et la pluie les rongeaient comme du vitriol.
Un peu en avant de nous un jeune gentleman, fort bien tatoué, vêtu d'une paire de pantalons blancs et d'une chemise de flanelle, marchait d'un air indifférent. Tout à coup, sans cause apparente, il se retourna, prit possession de nous et sans que nous puissions l'en dissuader, nous accompagna le long d'un sentier détourné, jusqu'au bord de la rivière. Là, dans un recoin, du plus séduisant aspect, il nous invita à nous asseoir : la rivière bondissait, nous éclaboussant jusqu'au coude, une tignasse de verdure indescriptible pendait sur nous, nous enveloppant ; et là, après une courte absence, il nous apporta une noix de coco, un morceau de bois de santal, et un bâton qu'il avait commencé de sculpter : la noix pour nous rafraîchir; le bois de santal, comme précieux présent ; et le bâton — dans la simplicité de sa vanité — pour récolter des compliments prématurés. — Une partie seulement était sculptée, quoique les dessins au crayon fussent tracés sur toute la longueur ; et quand je lui proposai de l'acheter, Poni (car tel était le nom de l'artiste) recula d'horreur. Mais je ne me laissai pas ébranler, et refusai tout simplement de le restituer, car je m'étais souvent étonné qu'un peuple, qui déployait dans ses tatouages un tel don d'invention décorative, n'en fit usage pour rien d'autre! Ici enfin, j'avais trouvé un spécimen du même talent appliqué à un autre objet ; et son inachèvement même m'était, en ces jours de camelote universelle, une heureuse marque d'authenticité. Je n'arrivai à faire comprendre à Poni ni mes raisons ni mes intentions; je ne pus que garder en mains le bâton et prier l'artiste de me suivre à la gendarmerie, où je trouverais des interprètes et de l'argent. Mais, entre-temps, nous lui fîmes cadeau d'un sifflet, en échange de son bois de santal. Tandis qu'il descendait le vallon derrière nous, il en tirait des sons sans discontinuer. Et sans discontinuer, des maisons qui bordaient la route, sortaient de petits groupes de jeunes filles, vêtues de cramoisi, ou d'hommes vêtus de blanc. Et à tous ceux-là Poni expliquait qui étaient les étrangers, ce qu'ils avaient fait, pourquoi Poni avait un sifflet ; et pourquoi il était emmené à la Vice-Résidence, ne sachant trop si c'était pour être puni ou récompensé, ne sachant pas trop s'il avait perdu une canne ou fait une bonne affaire, mais plein d'espoir dans le résultat final et en attendant, franchement consolé par le sifflet. Sur quoi il s'arracha à ce groupe de curieux, et nous entendîmes de nouveau le son aigre de son instrument, derrière nous..
27 août. — Je fis un circuit plus étendu dans le vallon avec le frère Michel. Nous montions une paire de bidets tranquilles, rompus à ces rudes chemins ; le temps était exquis, et la société dans laquelle je me trouvais, aussi agréable que les paysages que je traversais. Nous gravîmes d'abord, par des gradins escarpés, le sommet d'un de ces éperons recourbés qui, à distance, dessinent des régions de soleil et d'ombre sur le flanc de la montagne. Le terrain s'éboulait de chaque côté en pentes extrêmement abruptes. Et de chaque côté, du fond des ravins profonds, montait la chanson des cascades et la fumée des feux domestiques. De temps en temps les verdoyantes collines s'entr'ouvraient et notre regard plongeait sur une des habitations blotties là comme des nids. Et de nouveau s'élevait, imposante, la masse abrupte des montagnes couverte de verdure, là où, semblait-il, pas un pied de lièvre ne pouvait prendre racine, sillonnée par les zigzags d'une route, œuvre des hommes, là où pas une chèvre, semblait-il, ne pouvait grimper. Et à vrai dire, après tout le travail qu'elle a coûté, la route est regardée, par les Marquisans eux-mêmes, comme impraticable ; ils n'en risquent l'ascension avec aucun cheval, et ceux qui habitent du côté de l'ouest viennent et repartent dans leurs canots. Je n'ai jamais vu une colline dont les pentes demeurassent aussi raides à mesure qu'on l'approchait : une conséquence, je suppose, de son prodigieux escarpement. Quand nous l'eûmes contournée, je fus stupéfait de découvrir, au-delà, une vue aussi étendue et un bras de mer bleue aussi grand, couronné par l'Ile en forme de baleine de Motane. Et pourtant, la muraille de montagnes n'avait pas visiblement diminué, et même, il me semblait, en levant mes yeux pour la mesurer, qu'elle s'élevait sur l'horizon plus haut encore qu'auparavant.
Nous avancions maintenant dans des sentiers couverts, croisions et percevions de plus près le murmure des cours d'eau, et goûtions la fraicheur des retraites qui abritent les habitations. Les oiseaux chantaient tout autour de nous, tandis que nous descendions. Tout le long de notre chemin, notre guide était hélé par des voix : « Mikaël — Kaoha, Mikaël ! »
Du seuil des portes, des champs de cotonniers, ou des profonds bosquets de marronniers des îles, des cris amicaux s'élevaient, et nous y répondions gaiement au passage. A l'angle saillant d'un vallon, au bord d'un ruisseau bondissant et sous un amoncellement de frais feuillage, nous découvrîmes une maison, sur un paepae bien construit, un feu brillant brûlait sous le hangar à popoï, près du repas du soir ; là les cris se changèrent en chœur, et tous les habitants de la maison accourant nous obligèrent à mettre pied à terre et à nous arrêter. Ils semblaient être une nombreuse famille ; nous en vîmes huit au moins ; et l'un d'eux m'honora d'une attention toute particulière. C'était la mère, une femme nue jusqu'à la poitrine, d'un aspect âgé, mais avec des cheveux encore noirs et abondants, et la gorge encore droite et jeune. Dès notre arrivée, j'avais pu voir qu'elle me remarquait, mais au lieu d'exprimer le moindre souhait de bienvenue, elle disparut de suite, dans le taillis. Puis elle revint, portant deux fleurs de pourpre. « Good-bye! » fut son salut prononcé non sans coquetterie ; et comme elle le disait elle me mit les deux fleurs dans la main : « Good-bye ! I speak Inglis » Elle avait appris la langue avec un baleinier qui était (me dit-elle), « un excellent garçon », et je ne pus m'empêcher d'évoquer ce qu'avait dû être sa beauté au temps de sa jeunesse, et sans doute le souvenir du dandy-baleinier n'était-il pas étranger aux attentions qu'elle me prodigua. Et non moins me plaisait-il d'imaginer quel sort avait pu être celui de son amant ? Sous la pluie et dans la fange de quels ports de mer il avait erré depuis lors ? dans quelles tavernes rutilantes et enfumées il avait trouvé ses plaisirs ? et dans la salle de quelle infirmerie, rêvé pour la dernière fois des Marquises? cependant qu'elle, plus fortunée, continuait de vivre dans son île verdoyante. La conversation, dans cette maison perdue dans la montagne, roula principalement sur Mapiao et ses visites sur le Casco : l'écho de ces dernières s'était probablement répandu dans toute l'île, de sorte qu'il n'y avait pas une paepae dans Hiva-oa où elles ne fussent l'objet de commentaires animés.
A une courte distance de là nous arrivâmes à un haut lieu au pied d'un ravin. Deux routes le divisaient et se croisaient au centre. Sauf cette intersection, l'amphithéâtre était d'une étrange perfection, et avait cette certaine rudesse d'aspect des choses romaines. Une épaisse verdure et la masse de la montagne l'enveloppaient d'une ombre salutaire. Sur les gradins, plusieurs jeunes gens étaient assis, en groupes ou isolément. Parmi eux une fille de quatorze ans environ, avenante et gaillarde, attira le regard du frère Michel. « Pourquoi n'était-elle pas à l'école ? — Son temps d'école était fini. Que faisait-elle-là ? — Elle vivait là maintenant. Pourquoi? » Pas de réponse, mais une vive rougeur. Il n'y avait aucune sévérité dans l'attitude du frère Michel ; la propre confusion de la jeune fille disait son histoire. « Elle a honte », fut le seul commentaire du missionnaire tandis que nous poursuivions notre route. Près de là, dans le torrent, une grande fille se baignait, nue, entre deux pierres. Et je m'amusai de voir avec quelle alacrité, quelle réelle alarme elle s'enveloppa de ses vêtements multicolores. Même parmi les filles de cannibales, la pudeur réclamait ses droits.
C'est à Hiva-oa, étant donné le cannibalisme invétéré des naturels, que les croyances locales ont été le plus rudement piétinées. C'est là que trois chefs religieux furent placés sous un pont, et les femmes de la vallée obligées de défiler sur la route au-dessus de leurs têtes : les pauvres diables déshonorés, assis là, (tous les témoins sont d'accord) ruisselant de larmes. Non seulement une route traversait le haut lieu, mais deux routes se croisaient au milieu. Il n'y a aucune raison de croire que cette dernière fut faite avec intention; et sans doute, il fut impossible d'éviter les nombreuses places sacrées des îles. Mais ces choses ne se font pas sans de graves conséquences. J'ai déjà parlé du respect des Marquisans pour les morts, qui fait un constraste étrange avec leur insouciance de la mort. Ainsi, au début de notre promenade à cheval, ce jour-là, nous rencontrâmes un petit chef, qui s'informa (naturellement) ou nous allions, et suggéra, comme pour s'excuser en nous donnant une meilleure indication : « Pourquoi ne lui montrez-vous pas plutôt le cimetière ? » Je le vis, il était nouvellement ouvert, le troisième en huit ans. Les habitants de Hiva-oa sont de grands constructeurs ; je vis, dans mes courses à cheval, des paepaes qu'aucun maçon européen n'eût pu égaler ; les noires pierres volcaniques étaient si exactement juxtaposées ; les angles si précis, les mesures si justes. Mais le mur d'enceinte du nouveau cimetière était un travail à part, et semblait une œuvre d'amour. L'instinct d'honorer les morts n'est donc pas éteint. Pourtant voyez ce qui résulta de contrarier violemment les croyances des hommes. Parmi les quatre prisonniers d'Atuona, trois étaient, bien entendu, des voleurs; le quatrième était là pour sacrilège. Il avait rasé un coin du cimetière — pour donner un festin à cet endroit, comme il expliqua au tribunal — et il déclara qu'il ne croyait pas avoir mal fait. Pourquoi ? Il avait été contraint, à la force des baïonnettes, de détruire les emplacements sacrés de sa propre religion ; quand il avait reculé devant la tâche.
il s'était attiré les railleries qu'excite un fou superstitieux. Et maintenant, on est convaincu qu'il va respecter comme par une seconde nature nos superstitions européennes !
CHAPITRE XV
Le Casco, roulant à travers les « Détroits Bordelais », vers Taahauku, rasa la côte de l'île opposée à Tauata où des maisons apparaissaient dans un massif de hauts cocotiers. Le frère Michel me désigna l'endroit. « Je suis chez moi, ici », dit-il. « Je crois qu'une grande partie de ces cocotiers m'appartient ; et, dans cette maisoni madame ma mère vit avec ses deux maris. » « Avec deux maris ? » interrogea quelqu'un. Le frère répliqua sèchement : « C'est ma honte. »
Un mot, en passant, sur les deux maris. Je comprends la façon vague dont le frère s'était exprimé. Il est assez commun de voir une dame du pays avec deux consorts : mais ce ne sont pas deux maris. Le premier reste toujours le mari ; la femme continue à porter son nom ; et la position du coadjuteur, ou pikio, quoique très régulière, conserve un caractère éminemment subordonné. Nous eûmes l'occasion d'observer un intérieur de ce genre. Le pikio était reconnu, se montrait ouvertement aux côtés du mari quand la dame se croyait injuriée, et les deux faisaient cause commune comme des frères. Tandis que l'époux demeurait assis pour recevoir et entretenir les visiteurs, le pikio courait de tous côtés pour ramasser les noix de coco, comme un domestique, et je remarquai qu'on le chargeait de cette besogne plus volontiers même que le fils de la maison. Evidemment, nous n'avons pas là un second mari, mais un amant reconnu. Seulement aux Marquises, au lieu de porter l'éventail et le manteau de sa dame, il est chargé des soins domestiques.
La vue de la propriété de famille du frère Michel amena la conversation sur la méthode et les conséquences des parentés artificielles. Notre curiosité devint extrême. Le frère nous proposa de nous faire tous adopter, et deux jours plus tard, nous devînmes ainsi les enfants de Paaaeua, chef officiel d'Atuona. Il me fut impossible d'assister à la cérémonie ; elle fut d'une simplicité primitive. Les deux Mrs. Stevenson et Mr. Osbourne, ainsi que Paaaeua, sa femme et un enfant adopté par eux, fils d'un naufragé autrichien, prirent part à un excellent repas indigène ; dont le mets principal, et le seul nécessaire, était le porc. L'assistance pouvait les voir à travers les ouvertures de la maison ; mais aucun d'eux, pas même le frère Michel, ne pouvait y participer ; car le repas était sacramentel et créait et déclarait à la fois la parenté nouvelle. A Tahiti, les choses ne se passaient pas dans un ordre aussi strict ; quand Ori et moi nous « fûmes frères », nos deux familles s'assirent à table avec nous ; pourtant, nous deux seuls, qui avions mangé à cette intention, étions supposés être affectés par cette cérémonie. Pour l'adoption d'un enfant, aucune formalité n'est requise ; l'enfant est remis par ses parents naturels, et grandit sur les propriétés des parents d'adoption, dont il héritera. Naturellement des présents sont échangés, comme dans toutes les circonstances de la vie des îles ; mais je n'ai jamais entendu parler d'aucun banquet — la présence de l'enfant au repas quotidien étant considérée, sans doute, comme suffisante. La raison de tout ceci est contenue dans l'ancienne idée arabe qu'une nourriture commune fait un sang commun : « Celui-là est le père qui donne à l'enfant sa nourriture du matin. » Dans les pratiques marquisanes, le sens en parait affaibli ; dans celles de Tahiti où il survit à peine, il aura bientôt entièrement disparu. Un parallèle intéressant frappera certainement une grande partie de mes lecteurs.
Quelle est la nature de l'obligation assumée à cette sorte de festin ? Elle variera suivant les caractères qui se seront engagés et avec les circonstances qui accompagnent chaque cas. Ainsi donc, il serait absurde de prendre trop au sérieux notre adoption à Atuona. De la part de Paaaeua, c'était une question d'ambition ; lorsqu'il consentit à nous recevoir au sein de sa famille, le bonhomme ne nous avait pas même vus; il savait que nous étions inestimablement riches et voyagions dans un palais flottant. Nous, de notre côté, mangeâmes des viandes rôties sans aucun véritable animus affiliandi, mais poussés par la simple curiosité. La chose était une pure affaire de formalité, et matière à parade, comme lorsqu'en Europe les souverains s'appellent « mon cousin ». Pourtant, si nous étions restés à Atuona, Paaaeua se serait cru obligé de nous établir sur ses terres et de mettre à notre disposition un groupe de jeunes gens pour nous servir, et les arbres pour y cueillir notre subsistance. J'ai mentionné l'Autrichien; Il s'était embarqué sur un des deux navires frères qui avaient quitté la Clyde avec une provision de charbon; tous deux doublaient le cap Horn, et, tous deux, à plusieurs centaines de milles de distance l'un de l'autre, mais presque au même instant, prirent feu en plein Pacifique. L'un d'eux fut détruit ; la charpente de fer de l'autre, abandonnée, après avoir longtemps erré au hasard, fut enfin retrouvée, remise en état, et navigue aujourd'hui dans les eaux de San Francisco. A la suite de ces désastres, l'équipage de l'un des navires atteignit, après de grandes tribulations, l'île de Hiva-oa. Certains de ces hommes juraient que jamais plus ils ne s'exposeraient aux périls de la mer; mais seul d'entre eux, l'Autrichien tient strictement son serment, demeure là où il aborda et se propose de mourir où il a vécu. Avec un tel homme tombant et prenant racine chez les insulaires, les procédés décrits peuvent se comparer à la greffe d'un jardinier. Il s'incorpore effectivement à la race indigène : cesse complètement d'être un étranger ; est entré dans la communauté du sang ; participe à la prospérité et à la considération de sa nouvelle famille, et est invité à faire part, avec la même générosité, des fruits de ses talents et de ses connaissances européennes. C'est cet engagement tacite qui si souvent offense le blanc soumis à cette greffe. Afin de s'assurer un avantage immédiat — afin d'obtenir (disons-le) un emplacement pour ses approvisionnements, il jouera de la coutume indigène, et s'improvisera, pour un jour, fils ou frère, se promettant bien de rejeter au loin l'échelle par laquelle il se sera élevé et de répudier la dite parenté dès qu'elle deviendra un fardeau. Mais voici qu'il découvre deux faces au contrat. Peut-être son parent polynésien est-il un naïf et conçoit-il le lien du sang comme une chose littérale ? Peut-être est-il astucieux et est-il lui-même entré dans la convention pour y trouver son profit ? De toutes façons, l'entrepôt est saccagé, la maison envahie de naturels paresseux ; et à mesure que l'homme devient plus riche, il trouve ses parents indigènes de plus en plus nombreux, de plus en plus paresseux, et de plus en plus affectionnés. La plupart des hommes, dans ces circonstances, achètent leur indépendance ou l'acquièrent par la brutalité; mais beaucoup végètent sans espoir, étranglés par ces parasites.
Nous n'avions pas de raison de rougir comme le frère Michel. Nos nouveaux parents étaient doux, aimables, bien élevés et généreux dans leurs présents ; la femme était toute maternelle, le mari très estimé de ses patrons.
On en sait assez pour comprendre pourquoi Moipu dut être déposé, et pourquoi les Français avaient trouvé dans Paaaeua un honorable substitut. Il se montrait toujours scrupuleusement habillé, et semblait l'image même de la propriété, comme quelque ténébreux, beau, stupide, et probablement religieux jeune homme fraîchement arrivé à quelques funérailles européennes. Moralement il semblait l'idéal de ce qu'on reconnaît comme un parfait citoyen. Il portait la gravité comme un ornement. Nul ne pouvait mieux représenter le caractère rêvé d'un chef officiel, l'avant-coureur de la civilisation et du progrès. Et pourtant, si les Français devaient un jour s'éloigner, et les coutumes indigènes revivre, on l'imagine couronné de barbes de vieillards, et se ruant, des premiers, à un festin cannibale. Mais je ne dois pas être injuste pour Paaaeua ; sa respectabilité n'était pas une respectabilité à fleur de peau ; et son sens des convenances allait jusqu'à le pousser parfois à des rigueurs inattendues.
Un soir, le capitaine Otis et Mr. Osbourne étaient à terre, dans le village. Tout était en émoi ; les danses avaient commencé; évidemment ce devait être une nuit de fêtes, et nos chercheurs d'aventures étaient dans la joie de leur bonne fortune. Une forte averse les obligea à chercher un abri dans la maison de Paaaeua, où ils furent très bien reçus, attirés dans une chambre et enfermés. Peu après la pluie cessa, les réjouissances se préparaient à battre leur plein, et les jeunes dandies d'Atuona vinrent autour de la maison et appelèrent mes compagnons de voyage à travers les interstices du mur. Tard dans la nuit, ces prisonniers, tantalisés par les bruits du festin, renouvelèrent leurs efforts pour fuir. Mais tout fut inutile ; juste en travers de la porte. Paaaeua, ce pieux maître de maison, était couché, feignant de dormir ; et mes amis durent renoncer au régal qu'ils s'étaient promis. Nous crûmes discerner dans cet incident, si délicieusement européen, trois degrés de sentiments : En premier lieu, Paaaeua avait charge d'âmes ; c'étaient des hommes jeunes, et il jugeait nécessaire de les écarter du sentier du mal.
Deuxièmement, il incarnait un caractère public et il ne convenait pas que ses hôtes prissent part à une fête qu'il désapprouvait. Ainsi quelque clergyman correct, recevant un homme du monde, s'adressait-il à lui : « Allez au théâtre si vous le voulez, mais avec votre permission, pas en sortant de chez moi ! » Troisièmement, Paaaeua était un homme jaloux et qui — nous le verrons — avait des raisons de l'être et les acteurs de la fête étaient les satellites de son rival immédiat, Moipu.
Car l'adoption avait provoqué une grande excitation dans le village, et rendu les étrangers populaires. Paaaeua, dans sa situation difficile de chef officiel, tirait de cette alliance force et dignité, et seuls, Moipu et ses partisans étaient mécontents. Pour quelque raison inconnue, personne (excepté moi) ne semblait avoir de l'antipathie pour Moipu. Le capitaine Hart qui avait été volé et menacé par lui ; le Père Oreus, sur qui il avait tiré et qu'il avait plusieurs fois chassé dans les bois ; ma propre famille et jusqu'aux fonctionnaires français — tous semblaient dominés par une affection irrésistible pour le bonhomme. Sa déchéance avait été adoucie ; son fils devait, à la mort de Paaaeua, lui succéder comme chef; et à l'époque de notre visite, il vivait dans une bonne maison, dans la partie du village située au bord de la mer, et avec une suite importante de jeunes gens, ses anciens braves.
Dans cette société, l'arrivée du Casco, l'adoption, la fête rendue à bord, et les présents échangés entre les blancs et leurs nouveaux parents furent, sans aucun doute, discutés avec animation et âpreté. Quelques années auparavant, les honneurs sans doute seraient portés ailleurs. Dans cette affaire inaccoutumée, dans cette réception de potentats d'outre-mer et d'outre-rêve — quelque Prester John ou vieil Assaracus — quelques années auparavant, c'eût été le rôle de Moipu de jouer l'hôte et le héros et les jeunes gens eussent accompagné et embelli les cérémonies variées comme les leaders reconnus de la société. Et voici que, par une vicissitude maligne de la fortune, Moipu était relégué dans sa maison, et oublié ; et ses jeunes gens réduits à regarder de la porte tandis que leurs rivaux festoyaient. Peut-être Mr. Grévy éprouva-t-il quelque amertume à l'endroit de son successeur quand il le vit figurer sur la vaste scène du Centenaire de 89 ; la visite du Casco que Moipu avait manquée de si peu d'années était, dans Atuona, une circonstance plus exceptionnelle encore qu'un centenaire en France ; et le chef détrôné résolut de faire, de nouveau, reconnaître ses droits aux yeux du public.
Mr. Osbourne avait été à Atuona prendre des photographies ; la population du village s'était rassemblée pour cela sur la place de l'église, et Paaaeua, ravi au suprême degré par cette nouvelle apparition de sa famille, jouait au maître des cérémonies. On avait pris l'église, avec son joyeux architecte devant la porte; les soeurs avec leurs élèves ; diverses demoiselles, dans les anciennes robes si peu seyantes, en tapa ; et le Père Oreus, au milieu d'un groupe de ses paroissiens. Je ne sais ce qui était encore en train, quand le photographe perçut un mouvement dans la foule et, levant les yeux, vit une très noble figure d'homme apparaître à l'orée du taillis, et flâner en se rapprochant nonchalamment. La nonchalance était visiblement affectée. Il venait là, c'était clair, pour attirer l'attention et son succès fut instantané. Il fut introduit ; il fut poli, il fut obligeant, il fut tout le temps ineffablement supérieur, et sûr de lui-même, bref un acteur irrésistible. On exprima le désir de le voir dans son costume de guerre; il y consentit avec grâce, et revint dans cet accoutrement étrange, inapproprié et de mauvais augure (qui seyait à merveille à son physique séduisant), se pavanant dans un cercle d'admirateurs et devenant un point de mire pour la photographie. C'est ainsi que Moipu effectua, comme par hasard, sa présentation aux étrangers. blancs, leur accordant comme une faveur le déploiement de ses atours et réduisant son rival à un rôle secondaire sur le théâtre du village contesté. Paaaeua sentit l'affront, et, avec une présence-d'esprit insoupçonnée, affirma sa priorité. Il fut impossible, ce jour-là, de faire une photographie de Moipu seul : chaque fois qu'il posait devant la chambre noire, son successeur, sans en être prié, se plaçait à son côté ; et s'y tenait gentiment, mais fermement. Les portraits du couple, Jacob et Esau, debout côte à côte, l'un dans son correct costume européen, l'autre dans son harnachement barbare, représentent le passé et le présent de leur île. Un cimetière, avec ses humbles croix, serait le plus juste symbole de l'avenir.
Nous sommes .tous convaincus que Moipu avait dressé son plan de campagne depuis le commencement jusqu'à la fin. En tout cas il ne perdit pas de temps à renforcer ses avantages. Il attira Mr. Osbourne dans sa maison; des présents variés furent repêchés au fond d'un vieux coffre du bord ; le Père Oreus fut appelé au secours comme interprète, et Moipu proposa formellement de « faire-frères » avec Mata-Galahi — « Yeux de verre » — surnom plus euphonique par lequel Mr. Osbourne était connu dans les Marquises. La fête de fraternité eût lieu à bord du Casco. Paaaeua était arrivé avec sa famille comme un homme ordinaire ; et ses présents fort nombreux s'étaient suivis, avec des intervalles, pendant plusieurs jours. Moipu, comme pour marquer de l'opposition dans les moindres détails, arriva avec une certaine pompe féodale, entouré de suivants qui portaient des présents de toutes sortes, depuis des barbes de vieillards, jusqu'à de pieuses petites images catholiques.
J'avais, avant cela, rencontré le personnage dans le village et l'avais détesté à première vue; il y avait quelque chose d'indiciblement brutal dans ses regards et ses façons qui me soulevait le cœur ; et lorsqu'on faisait allusion aux repas cannibales et qu'il riait, d'un rire sourd, cruel, moitié arrogant et moitié honteux, comme quelqu'un qui se souvient de quelque pimpante peccadille, ma répugnance allait jusqu'à la nausée. Ce n'est pas là une attitude très humaine, ni très convenable pour un voyageur. Et vu plus intimement, l'homme y gagnait. Quelque chose de nègre dans le caractère et le visage restait déplaisant; mais sa vilaine bouche devenait attrayante lorsqu'il souriait, sa tournure et son port avaient une noblesse réelle, et ses yeux étaient admirables. Dans sa manière d'apprécier les confitures et les pickles, dans son ravissement à la vue des miroirs de la salle à manger, reflétant, à l'infini, Moipu et Mata-Galahi, il se montra franchement un enfant. Et encore je n'en suis pas sûr ; et peut-être cet enfantillage était-il un nouvel artifice de courtisan. Ses manières me frappèrent comme dépassant la mesure ; elles étaient raffinées, obséquieuses presque jusqu'à la grossièreté, et quand je songe à l'air de détachement serein avec lequel il s'avança dans notre groupe, et que je me le rappelle ensuite courant à quatre pattes tout le long des sofas de la cabine, palpant le velours, se faufilant dans les couchettes et bêlant des « mitais » de commande, avec une emphase exagérée, tel quelque énorme singe maniéré à l'excès, je me sens d'autant plus convaincu que les deux attitudes avaient dû être calculées. Et parfois, je me demande si Moipu était bien seul de son espèce dans cette duplicité polie, et si réellement le Casco était aussi admiré dans les Marquises que nos visiteurs désiraient nous le faire croire.
Je vais compléter de deux traits incongrus ce croquis d'un Grand d'Espagne, cannibale incurable. Son morceau favori était la main de l'homme, dont aujourd'hui encore il parle avec une convoitise pleine de sensualité. Et lorsqu'il prit congé de Mrs. Stevenson, tenant sa main, la contemplant avec des yeux pleins de larmes, et lui chantant son chant d'adieu, improvisé dans le fausset propre à la haute société marquisane, il laissa dans son esprit une impression sentimentale que je m'efforce en vain de partager.
Deuxième partie
chapitre premier
Le dangereux archipel. Des atolls à distance
Le 4 septembre, de grand matin, une baleinière, montée par des indigènes, nous remorqua le long de la passe verdoyante du mouillage et autour du promontoire écumant. A ce niveau du rivage, malgré la chaleur et le manque d'air, le matin était de cristal ; mais, au-dessus de nos têtes, les collines d'Atuona étaient tout encapuchonnées dans les nuages, et le courant des alizés soufflait de l'océan sans interruption. Comme nous rampions sous l'abri immédiat de la côte, nous atteignîmes enfin la limite de leur influence. Le vent s'engouffra dans nos voiles en bouffées de plus en plus fortes et continues ; à ce moment, le Casco se mit à sa besogne quotidienne; la baleinière, devancée, se rangea un instant bruyamment à son bord, lui passa le pain, le rhum et le tabac stipulés ; l'instant d'après, le bateau s'éloignait dans notre sillage et nos anciens pilotes acclamaient notre départ.
C'était d'autant plus encourageant que nous étions en route pour des contrées si différentes, et quoique le voyage fût court, vers un nouvel aspect de la création. Ce vaste espace d'océan, vaguement désigné sous le nom de Mers du Sud, sfétend de tropique à tropique, et environ du 120° degré O. au 150° degré E., un parallélogramme de cent degrés par quarante-sept, là où les degrés ont la plus grande largeur. Une partie est déserte ; une autre est toute parsemée d'îles, et ces îles sont de deux sortes. Il est sans cesse question, dans les conversations des mers du Sud, de la distinction entre les îles « basses » et les îles « hautes », et il n'en est pas de plus fortement marquée par la nature. L'Himalaya n'est pas plus différent du Sahara. D'un côté et généralement par groupes de huit à douze, des îles volcaniques surgissent de la mer ; un petit nombre atteint une altitude de moins de 4000 pieds ; l'une dépasse 13000 ; leurs sommets sont souvent obscurcis de nuages ; elles sont toutes couvertes de forêts variées; toutes abondent en vivres, et toutes sont remarquables pour le pittoresque et la grandeur de leurs paysages. De l'autre côté, nous avons l'atoll, dont l'origine et l'histoire sont problématiques ; on le suppose produit par un insecte non encore identifié; de forme annulaire, encerclant un lagon; dépassant rarement un quart de mille dans sa plus grande largeur; atteignant rarement, à son point culminant, la hauteur d'un homme ; ayant pour principaux habitants l'homme lui-même, le rat, le crabe terrestre; ne produisant pas une variété de plantes beaucoup plus grande; et n'offrant aux regards, même dans sa perfection, qu'un anneau de terre chatoyante et de vert feuillage encerclant la mer et encerclée par elle.
Dans aucune région les atolls ne sont assemblés en masse aussi compacte ; dans aucune, ils ne sont aussi variés de forme du plus grand jusqu'au plus petit ; dans aucune la navigation n'est aussi entourée de périls que dans cet archipel où nous allions pénétrer. L'énorme système des alizés est complètement bouleversé par la multiplicité des récifs ; les coups de vent y sont fréquents, venant de l'ouest et du sud-ouest, les ouragans y sont connus. De plus les courants s'y entrecroisent d'une façon inextricable ; les routes fixes deviennent une plaisanterie ; et tel est le nombre et la similitude de ces îles qu'alors même que vous en avez reconnu une, vous n'êtes pas beaucoup plus avancé pour cela. La réputation de ces lieux est donc détestable; les sociétés d'assurance les excluent de leur champ d'action, et ce n'est pas sans appréhension que mon capitaine risqua le Casco dans ces eaux. Je crois, d'ailleurs, qu'il est entendu que les yachts doivent éviter ce décevant archipel ; et il fallut toutes mes instances — et l'esprit d'aventure personnel de Mr. Otis — pour y poursuivre notre route.
Pendant quelques jours nous navigâmes sous un alizé continu; et avec un courant d'ouest qui nous maintenait sous le vent; et le septième jour, au moment du coucher du soleil, nous comptions apercevoir Takaroa, une des îles désignées par Cook sous le nom de King Georges Islands. Le soleil s'abaissait; dans le même temps, la vieille lune — elle-même à demi brillante, avec la pansé d'argent qui allait lui succéder — cheminait à travers les nuages amoncelés ; elle aussi nous abandonna; des étoiles de toutes les grandeurs, de tous les degrés d'éclat, et des nuages de toutes les formes, se disputèrent la nuit clair-obscure; et toujours nous guettions en vain Takaroa. Le second était debout sur le beaupré, sa haute silhouette grise se détachant sur le fond étoilé, et toujours
Nihil astra prœter
Vidit et undas.
Le reste d'entre nous était groupé autour des bossoires scrutant avec une même assiduité, mais un plus faible espoir, l'horizon obscur. Nous apercevions bien des îles, mais elles étaient « de cette matière dont sont faits les rêves », et s'évanouissaient en un clin d'oeil pour réapparaître un peu plus loin, et peu à peu, non seulement des Iles, mais des feux éclatants et tournants commencèrent à ponctuer la nuit de leurs clous d'or ; phares de l'esprit ou du nerf optique épuisé, luisant d'un éclat solennel, et clignotant à notre passage. A la fin, le second lui-même désespéra, et quittant son inconfortable perchoir, grimpa sur le pont en nous annonçant que nous avions manqué notre destination. Il était le seul homme à bord ayant l'expérience de ces eaux, notre seul pilote, embarqué dans ce but à Tai-o-hae. Et si lui-même déclarait que nous avions manqué Takaroa, il n'y avait pas à discuter le fait, mais, si possible, à l'expliquer. Nous avions certainement poussé trop loin notre marche vers le sud. Notre direction déviée sur la mer et la course désordonnée que nous révélait la carte, témoignaient avec une même certitude que nous avions été poussés par un impétueux courant d'ouest. Nous n'avions pas le choix; force était de filer de nouveau sous le vent; et d'y maintenir le Casco, en surveillant étroitement sa marche et d'attendre le matin. Je dormis cette nuit comme j'en avais alors la dangereuse habitude, sur le pont, sur le banc du cockpit. Un bruit me réveilla pour voir tout l'orient fardé de pâle orange, les feux de l'habitacle déjà ternis par l'éclat du jour, et le timonier penché plein d'ardeur sur sa roue. « La voilà, sir ! » cria-t-il et il me désignait un point au centre de l'œil même du jour. Et d'abord, je ne vis que les bleuâtres ruines du ciel matinal, posées sur l'horizon lointain comme de fondants icebergs. Puis le soleil se leva, transperça les débris de vapeurs, et découvrit une petite Ile insignifiante, plate comme une assiette posée sur la mer, et semée de palmiers démesurés.
Jusque-là, tout allait bien. Nous étions sûrement en face d'un atoll ; et non moins sûrement dans l'archipel. Mais lequel ? et où ? L'île était trop petite pour être Takaroa ; dans toute la région aucune n'était aussi peu considérable, excepté Tikei ; et Tikei, une des « Iles pernicieuses », ainsi dénommées par Roggwein, semblait hors de question. A ce compte, au lieu de filer sur l'ouest, nous avions dû aller à la dérive à plus de trente milles sous le vent. Et que dire du courant ? Depuis plusieurs jours il n'avait cessé de nous entraîner vers le sud ; à en juger par la déviation de notre route pendant cette dernière nuit, nul doute qu'il ne continuât de nous pousser dans cette direction. Impossible de tirer au clair ce cas si typique de la navigation dans les îles. Mais je présente les faits tels quels : il se trouva que notre île était bien Tikei et notre première expérience du Dangereux Archipel fut d'aborder à trente milles de notre but véritable.
La vue de Tikei, se détachant à contre-jour sur la splendeur du matin, complètement décolorée, et déformée par des arbres disproportionnés, qui ressemblaient aux crins d'un balai, nous avait inspiré une médiocre sympathie pour les atolls. Un peu plus tard, dans la même journée, nous' découvrîmes dans des conditions plus favorables, l'Ile de Taiaro. Son nom signifie sans doute « Perdue en mer ». Et telle elle nous apparut ; perdue dans l'azur de la mer et du ciel ; de blanches rives en forme d'anneaux, des sous-bois verdoyants, des palmiers balançant leurs teintes de pierres précieuses ; d'une féérique et céleste beauté. La houle l'enveloppait de toutes parts, blanche comme neige, et allait se briser au loin contre un récif ignoré des cartes. Aucune fumée, aucune trace de vie humaine; en réalité, l'île n'est pas habituée, mais seulement visitée à des intervalles irréguliers. Et pourtant un négociant (Mr. Narii Salmon) guettait de la plage, avec stupeur, le vaisseau inattendu. Depuis ce jour, j'ai passé de longs mois parmi les îles basses ; je connais l'ennui de leurs jours éternellement pareils ; le poids de leur régime. Malgré l'envie avec laquelle nous avions pu contempler du pont ces fourrés de verdure, dix fois plus grande sans nul doute fut celle avec laquelle Mr. Salmon et ses compagnons virent notre coquet navire manoeuvrer pour reprendre le large.
La nuit tombait, délicieuse, sur ces extrémités. Sitôt la lune disparue, le ciel plein d'étoiles devint admirable. Comme j'étais couché dans le cockpit, regardant le timonier, j'étais hanté par les vers d'Emerson
And the lone seaman all the night,
Sails astonished antong stars1
(1. Etl le matelot solitaire, toute la nuit Vogue ébloui, parmi les astres.)
Dans cette clarté lumineuse et croissante, vers 2 heures du matin, nous atteignîmes notre troisième atoll, Raraka. La ligne basse de l'île rasait le ciel; elle semblait un chemin de halage et nous paraissions remonter quelque courant canalisé et navigable. A ce moment, un feu rouge apparut, ayant la dimension et l'éclat d'un signal ; dès lors ma comparaison n'avait plus de sens, et nous paraissions plutôt suivre le remblai d'une voie ferrée; d'instinct les yeux cherchaient les poteaux télégraphiques, l'oreille guettait l'arrivée d'un train. Çà et là, quelques rares sommets d'arbres brisaient la platitude du paysage. Et le bruit du ressac nous accompagnait, tantôt monotone et assoupi, tantôt vibrant de menaces.
L'île s'étendait de l'est à l'ouest, barrant notre route vers Fakarava. Il fallut raser la côte jusqu'à la pointe occidentale où, à travers un passage de huit milles de large, nous pûmes nous diriger vers le sud entre Raraka et l'île prochaine de Kauehi. Le vent était favorable, l'air léger ; mais des nuages noirs comme de l'encre commençaient à s'élever, et des éclairs brillaient — sans tonnerre. Quelque chose — je ne sais quoi — nous ramenait continuellement vers l'île. Nous nous dirigions de plus en plus vers le nord ; et le rivage semblait copier notre manœuvre et nous devançait. Une ou deux fois encore. Raraka nous dépassa — chaque fois encore le timonier fut pris au piège — enfin de nouveau le Casco s'éloigna. S'il m'avait fallu, avec la seule lumière de mon expérience, dessiner la configuration de cette île, j'aurais représenté une suite de promontoires en forme de bow-windows, chevauchant les uns sur les autres dans la direction du nord et l'ensemble du pays s'étendant du sud-est au nord-ouest, et voyez ! sur la carte, il s'étendait de l'est à l'ouest en droite ligne !
Nous venions de répéter notre manœuvre et nous éloignions — depuis cinq minutes à peine, nous avions perdu de vue ce qui nous semblait le remblai d'une voie ferrée et cessé d'entendre le bruit du ressac — quand de nouveau j'aperçus la terre, non à l'horizon, mais juste devant nous. Je jouai le rôle du terrien judicieux et ne dis rien jusqu'au dernier moment : et alors mes matelots l'aperçurent à leur tour.
« Terre en avant ! » dit le timonier, « Par Dieu ! c'est Kauehi ! » cria la vigie. C'était elle en effet. De cet instant, les cartographes me firent grande pitié. Nous faisions à peine trois milles et demie à l'heure, et ils voulaient me persuader que (en cinq minutes) nous avions contourné une île, fait huit milles en pleine mer, et filé à toute vitesse vers l'île prochaine. Mais mon capitaine, pour son compte, était surtout attristé de se trouver dans un tel labyrinthe; il mit le Casco à l'ancre, s'assit à l'arrière et demeura là, veillant, jusqu'au lendemain matin. Il en avait assez de passer la nuit dans les Pomotu.
Le 9, comme le jour se levait, nous commençâmes à contourner Kauehi et eûmes ainsi l'occasion de considérer de près la géographie des atolls. Çà et là, sa côte extrême surgissait, étant la plus élevée ; çà et là. sa côte la plus proche disparaissait entièrement sous l'eau, laissant à la mer un large passage jusqu'au lagon ; çà et là, les deux côtes s'abaissaient également, et nous pouvions plonger, à travers cet anneau brisé, droit jusqu'au fond de l'horizon sud. Représentez-vous la hutte submergée d'un chasseur de canards, couverte d'ajoncs verts pour dissimuler sa tête — de l'eau au milieu — de l'eau tout autour — vous avez l'image du parfait atoll. Concevez-en une à qui une partie de sa verte frange a été arrachée : vous avez l'atoll de Kaueki. Et si vous voulez vous représenter ses bords, imaginez quelque antique voie romaine, traversant un marais humide, ici disparaissant, là réapparaissant, couronnée de touffes de verdure ; seulement au lieu des eaux stagnantes du marais, le vivant océan tantôt se ruait contre la frêle barrière et tantôt l'ensevelissait., Ainsi le jour confirma, sans les corriger, les impressions de la nuit. Nous naviguions en réalité entre deux digues, œuvres de la nature, mais dont la grandeur ne dépassait pas celle de bien des œuvres humaines.
L'île était inhabitée ; c'était une masse de broussailles vertes et de sable blanc posée sur les eaux d'un immarcescible azur ; les cocotiers eux-mêmes étaient rares ; pourtant quelques-uns complétaient cette brillante symphonie de couleurs en déployant un grand éventail d'or jaune. Longtemps nous ne perçûmes aucun signe de vie parmi cette végétation, ni d'autre bruit que le grondement continu de la houle. En grand silence nous passions le long de ces côtes charmantes qui s'évanouissaient et reparaissaient sur les eaux avec leurs bouquets de verdure. Puis un oiseau ou deux apparurent, voltigeant et criant ; très vite, ils devinrent plus nombreux, et, tout à coup, levant les yeux, nous perçûmes une immense effervescence de vie ailée. A cet endroit, l'Ile annulaire était presque complètement submergée, ne laissant surnager çà et là qu'un minuscule îlot boisé. Au-dessus de l'un d'eux, les oiseaux volaient et planaient avec une incroyable densité, comme un essaim de guêpes ou de moucherons ; leur masse étincelait; blanche et noire, palpitait, frissonnait, et leurs cris aigus dominaient la voix du ressac dans un tournoiement bruyant et bruissant. Ainsi, lorsque vous descendez quelque vallée, un bruit tout semblable annonce le voisinage d'un moulin et d'un ruisseau bondissant. Comme je l'ai dit, quelques traînards étaient venus à notre rencontre; quelques-uns encore voletaient autour du navire comme nous nous éloignions. Les cris moururent, les dernières ailes disparurent, et une fois encore, les rives basses de Kauehi passèrent, comme un tableau, en grand silence, sous nos yeux. Je pensais alors que les oiseaux vivaient, tels des fourmis ou des citoyens, concentrés là où nous les avions vus. J'ai appris depuis (est-ce exact ?) que l'île entière, ou presque, est peuplée de la sorte, et que cette effervescence sur un seul point provenait, sans doute, de la présence d'un équipage cherchant des œufs dans un des atolls voisins et habités. De sorte qu'ici à Kauehi, comme la veille à Taiaro, le Casco navigua sous les feux d'invisibles yeux.
Et certainement, une armée pourrait être cachée sur ces rubans de terre sans qu'au passage aucun matelot pût deviner sa présence.
chapitre ii
Fakarava : un atoll tout proche
Un peu avant midi nous longions la côte de Fakarava, notre lieu de destination : l'air était léger, la mer sans rides; cependant un murmure ininterrompu, venu de terre, nous accompagnait, comme le bruit d'un train dans le lointain. L'île est d'une grande étendue ; son lagon s'étend sur trente milles de longueur et dix à douze de large, et le sentier de corail décoré du nom de terre a environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix milles de longueur, sur deux cents mètres de largeur. La partie que nous longions présentait un certain relief ; les sous-bois étaient extrêmement verts, le sommet des bois de cocotiers éloigné d'un bout à l'autre ce qui — mais je n'y pensais pas — signalait une intervention humaine. Une fois de plus, et cette fois encore, inconsciemment, nous nous trouvions à une portée de voix de nos semblables, et cette baie déserte était à une portée de pistolet de la principale ville de l'archipel. Mais, la vie d'un atoll est tout entière concentrée sur les bords du lagon ; là sont situés les villages et les canots amarrés; tandis que les bords de l'océan demeurent maudits et désertés, bons seulement pour servir de théâtre à des scènes de sorcellerie ou à des naufrages et considérés par les naturels comme le terrain propre aux exploits des spectres meurtriers.
Peu à peu, une brèche se montra dans la basse muraille ; les bois cessèrent ; une pointe chatoyante s'avança dans la mer, dessinant l'entrée de son banc d'émeraude. Comme nous approchions, nous rencontrâmes un petit filet de mer — la mer particulière du lagon ayant ici son origine et sa fin, — qui là, à l'entrée de la passe, se risquait parmi les majestueux tumultes du Pacifique. Le Casco accusa à peine un choc ; mais à certaines époques et dans certaines circonstances, l'entrée de ces bassins intérieurs vomit des trombes d'eau qui rejettent au loin les navires, les démantèlent, et les engloutissent. Aussi bien, concevez un lagon parfaitement fermé, sauf en un point, et celui-ci, d'une largeur tout juste navigable ; concevez la marée et le vent amoncelant pendant des heures, dans ce repli de corail, une trop grande quantité d'eau et la marée changeant, et le vent tombant : — la vanne subitement ouverte de quelque immense réservoir vous donnera une image de ce débordement impossible à endiguer.
Nous avions à peine mis le cap sur la passe, que toutes les têtes subitement se penchaient sur le bastingage. Car les eaux qui nous portaient venaient de se transformer tout à coup en des masses de couleur bleues et grises, surprenantes, et à travers leur transparence, on voyait le corail éployer ses raméaux fleuris, tandis que les poissons de la mer intérieure allaient et venaient, visibles au-dessous de nous, tachetés et rayés, et armés de becs de perroquets.
J'ai, eu l'occasion de voir dans ma vie bien des curiosités; je n'en ai jamais vu d'aussi étonnante, que ce premier spectacle pris du parapet du navire dans le lagon de Fakarava. Mais que le lecteur ne se laisse pas aller à trop d'espérance. J'ai pénétré depuis dans une douzaine d'atolls, en différentes parties du Pacifique, et cette expérience ne s'est jamais renouvelée. Ces teintes exquises, cette transparence d'un jour submarin, ces bancs de poissons arc-en-ciel lés ne m'ont pas ravi de nouveau.
Nous n'avions pu encore détourner nos yeux de ce spectacle enchanteur, déjà la goélette glissait entre les môles du récif, et s'engageait dans la mer qu'il enclôt. Les rives qui l'enserrent sont si peu élevées et le lagon lui-même est si vaste qu'il semble s'étendre sans interruption jusqu'à l'horizon. Çà et là, il est vrai, un Ilot surgissait sur le récif, comme une chevalière sur un doigt, surmonté de quelques palmiers en pinceaux ; çà et là, la verte muraille de bois courait, solide, sur une longueur de quelques milles ; et du côté du port, sous le plus haut bouquet d'arbres, quelques maisons étincelaient de blancheur — c'était Rotoava, la colonie métropole des Paumotu. Là, nous arrivâmes en trois bordées et jetâmes l'ancre tout près du bord ; c'était la première fois que nous nous trouvions dans des eaux calmes, depuis San Francisco ; elles avaient cinq toises de profondeur, au travers desquelles on aurait pu, pendant des jours et des nuits, contempler la fuite des amarres, les fragments de coraux et les poissons multicolores.
Des considérations purement maritimes ont fait choisir Fakarava comme siège du Gouvernement. Sa situation est excentrique ; ses productions pauvres, même pour une île basse ; sa population, peu nombreuse, et pour des bas-insulaires, peu industrieuse. Mais le lagon a deux bonnes passes, l'une sous le vent, l'autre contre lui, de sorte que, par n'importe quel temps, on peut y entrer et en sortir, ce qui est un avantage primordial pour le gouvernement d'iles aussi disséminées. Un môle de corail, un débarcadère à gradins, les feux du port élevés sur un pilier, et les deux spacieux bungalows du Gouvernement, entourés d'une jolie palissade, donnaient au côté nord de Rotoava un air de grande importance. Celui-ci est confirmé, d'une part, par une prison déserte, de l'autre, par une gendarmerie couverte d'affiches en tahitien, d'avis judiciaires venant de Papeete et d'avis républicains venant de Paris, signés (un peu tardivement) « Jules Grévy, Perihidente ». Tout à l'extrémité, une chapelle catholique et son clocher terminent la ville. Et entre deux, sur un doux tapis de sable de corail blanc, sous une voûte de cocotiers, pleine de brises, les maisons des naturels s'élèvent en groupes irréguliers, les unes tout au bord du lagon, par amour de la brise, les autres à l'ombre des palmes, par amour de l'ombre.
Pas une âme en vue. Mais n'eût été le fracas de tonnerre du ressac contre la côte la plus lointaine, vous eussiez saisi le bruit d'une épingle tombant n'importe où dans cette capitale. Il y avait quelque chose d'impressionnant dans ce silence inattendu, et plus encore dans ce bruit imprévu.
Là, sous nos yeux, une mer s'étendait jusqu'à l'horizon, ridée à peine, comme un lac intérieur ; et voyez ! juste derrière nous, une autre mer assiégeait avec une inlassable furie l'envers de notre position. Quand vint la nuit, la lanterne fut hissée et allumée au haut du môle. Des lumières apparurent et des bruits de voix se firent entendre, dans une maison où (me dit-on) une partie de la population jouait aux cartes. Un peu plus loin, des profondeurs ténébreuses du bois de palmiers, nous aperçûmes la lueur et respirâmes l'odeur aromatique des charbons d'écales de noix de coco, vestiges de la cuisine du soir. Les grillons chantaient ; de grêles petites créatures sifflaient dans des touffes de mauvaises herbes; et les moustiques bourdonnaient et piquaient. Dans toute l'Ile, cette nuit, aucune autre trace d'homme, d'oiseau ou d'insecte. La lune, vieille de trois jours, croissant d'argent posé sur une sphère visible encore, brillait d'une lueur intense et diffuse, à travers le dôme des palmes. Les allées que nous foulions étaient unies et entretenues comme un boulevard ; des plantes étaient disposées çà et là ; çà et là de sombres cottages groupés dans l'ombre, les uns ornés de vérandas. Un jardin public, la nuit, une ville d'eaux à la mode et florissante offrent des aspects tout pareils. Et cependant, d'un côté l'étang s'étendait, léchant les rives ; de l'autre la grande mer grondait dans la nuit. Mais, ce (ut surtout à bord, aux heures nocturnes où j'aurais mieux fait de dormir, que le charme de Fakarava s'empara de moi et me conquit pour toujours. La lune avait disparu. Les feux du port et deux des plus grandes planètes projetaient sur le lagon des rais de lumière de plusieurs couleurs. Sur le rivage le joyeux cri du coq dominait, par intervalles, le point d'orgue des vagues. Et la pensée de cette capitale dépeuplée, le long fil de cette île annulaire avec sa crête de cocotiers et sa frange de récifs, et cette tranquille mer intérieure qui s'épandait devant moi jusqu'au point où elle rejoignait les étoiles, tournait dans ma tête, pendant des heures, délicieusement.
Ces pensées ne me quittaient pas durant tout mon séjour sur l'île. Je me couchais pour dormir et m'éveillais avec la perception toujours aiguë de ce qui m'entourait. Je ne me lassais jamais d'évoquer l'image de cette étroite digue où j'avais ma demeure, et qui reposait, repliée sur elle-même, tête à queue, comme un serpent, sur l'énorme océan, et jamais je ne me lassais de passer — telle une parade du gaillard d'arrière, — d'un côté à l'autre des rives ombreuses et habitées du lagon au désert aveuglant et aux brisants tumultueux de la côte opposée. Le sentiment de l'insécurité dans un lieu de résidence aussi étroit est plus que fantastique. Parfois, des ouragans et des raz-de-marée submergent ces humbles obstacles ; Océan se souvient de sa force et là où s'élevaient les maisons et fleurissaient les palmes, il secoue sa barbe blanche sur le corail redevenu stérile.
Fakarava elle-même a souffert ; les arbres qui entouraient ma maison avaient tous été récemment replantés ; et Anaa se relève à peine d'un coup plus rude. J'ai connu un homme qui habitait l'île à ce moment. Il m'a conté comment il se promenait au bord de la mer avec deux capitaines de vaisseau. Là, pendant quelques instants, ils regardèrent les vagues approcher jusqu'à ce qu'un des capitaines subitement portât ses mains devant ses yeux et criât tout haut qu'il ne pouvait supporter ce spectacle plus longtemps. Ceci se passait l'après-midi ; au milieu de la nuit, la mer s'abattit sur l'île comme une trombe ; la colonie fut rasée, à l'exception de l'église et du presbytère; et quand revint le jour, les survivants se virent cramponnés à un amas de cocotiers déracinés et de maisons en ruines.
Le danger n'est qu'une considération secondaire. Mais l'homme est plus sensible au manque de confort et l'atoll est une demeure inconfortable. Quelques-uns, probablement les plus anciens, portent, grâce à un bon terrain, les arbres fruitiers les plus fertiles. J'en ai parcouru un où, avec autant d'admiration que de surprise, j'ai traversé une forêt d'arbres à pain énormes, et où je mangeai des bananes en trébuchant parmi le taro. c'était l'atoll de Namorik, dans le groupe Marshall, et il se dresse dans ma mémoire, unique dans son genre. Pour citer le cas opposé le plus extrême et le plus rapproché de la moyenne, je veux décrire le sol et les productions de Fakarava. La surface de cette étroite bande de terre est presque entièrement composée d'une pierre calcaire, résidu de corail pulvérisé, pareille au mâchefer des volcans, et cruelle aux pieds nus ; je crois que dans certains atolls, mais pas à Fakarava, elle rend, lorsqu'on la frappe, un léger bruit métallique. Çà et là, vous rencontrez un banc de sable, d'une finesse et d'une blancheur excessives, et ces régions sont les moins productives. Les plantes aiment les massifs de corail et y poussent avec cette intensité de verdure admirable qui fait la beauté des atolls, vus de la pleine mer. Le cocotier croît avec une luxuriance toute spéciale dans ce solum austère, enfonçant ses racines jusque dans les eaux stagnantes et troubles et dressant dans le vent sa tête verdoyante avec tous les signes de la santé et du plaisir. Pourtant, le cocotier lui-même a besoin, dans son enfance, d'une nourriture d'extra, et dans beaucoup d'îles du bas-archipel, on plante, à côté de chaque noix un morceau de biscuit de mer et un clou rouillé ! Le pendanus vient après lui en importance, étant aussi un arbre alimentaire ; et lui aussi se comporte bravement. Une sorte d'arbuste vert appelé miki pousse un peu partout; de temps à autre on aperçoit un purao ; et il y a une quantité de mauvaises herbes plus ou moins inutiles. D'après Mr. Cuzent, les différentes espèces de plantes d'un atoll comme Fakarava sont au nombre d'une vingtaine au plus, si même elles y atteignent. Il n'y a pas un brin d'herbe, par un grain d'humus, sauf quand on en a apporté un ou deux sacs pour faire un semblant de jardin ; des jardins, tels qu'il en fleurit dans les villes, sur le rebord des fenêtres ! La vie des insectes est intense ; des nuages de moustiques et, ce qui est bien pire, une invasion de mouches noircissant complètement notre nourriture, nous ont, plus d'une fois, chassés au milieu d'un repas à Apemama ; et même à Fakarava, les moustiques étaient une peste. On rencontre le crabe de terre rentrant à pas précipités dans son trou, et la nuit, les rats assiègent les maisons et les jardins artificiels. Le crabe est un aliment agréable ; le rat peut-être aussi ; je n'en ai pas goûté. Dans les Gilbert on fait avec les fruits du pandanus un entremets excellent ; agréable à grignoter à la fin d'un long diner; mais il ne produit pas un plat substantiel. Le reste de la nourriture, dans un atoll dénué de ressources comme Fakarava, peut se résumer dans la plaisanterie favorite de l'archipel : le bifteck de noix de coco ! des noix de coco vertes, des noix de coco mûres, des noix de coco germées, des noix de coco à manger et des noix de coco à boire, des noix de coco crues et cuites, des noix de coco chaudes et froides, tel est le menu des repas. Et certaines des entrées sont parfaitement délicieuses. La noix de coco germée cuite dans son écale, et mangée à la cuillère, forme un excellent pudding; le lait de noix de coco — quand c'est le jus exprimé d'une noix mûre et non l'eau d'une noix verte — est très bon dans le café et représente un auxiliaire, précieux de la cuisine à travers les mers du Sud ; et la salade de noix de coco, si vous êtes millionnaire et si vous avez les moyens de vous offrir la valeur d'un champ de graines pour votre dessert, est un plat dont on se souvient avec émotion. Mais la monotonie est au bout de tout cela, et les Israélites des îles basses soupirent au souvenir de la manne.
Le lecteur croit sans doute que j'ai oublié la mer. Certainement la vie abonde sur les deux rives, et elles sont étrangement différentes. Dans la lagon l'eau repose, peu profonde, sur un fond vaseux de sable fin d'où s'élèvent des buissons de corail. Puis vient une bande de plage que lèchent les rides de la mer quand la marée monte. Dans les massifs de coraux, le grand clovisse1 des eaux-saintes (Tridacna) croit et se multiplie ; un peu plus profondément se trouvent les bancs d'huîtres perlières, et les poissons resplendissants qui charmèrent notre arrivée ; tous sont d'un coloris plus ou moins vigoureux. Mais la plupart des coquillages sont d'un blanc de chaux, ou à peines teintés d'un peu de rose, le plus pâle qui soit ; beaucoup sont morts et la mer les roule. Du cóté de l'océan, sur chaque élévation de la côte abrupte, sur toute l'étendue du récif, jusqu'où le flot se brise, dans chaque crevasse, sous chaque fragment de corail, une incroyable abondance de vie marine déploie un jeu de teintes d'une variété et d'un éclat admirables. Pas une couleur du récif lui-même qui ne se reflète sur quelque coquillage. Purpurins, rouges ou blancs, verts ou jaunes, bigarrés, striés et estompés, les vivants coquillages portent dans leurs combinaisons multiples la livrée du récif inerte, — si vraiment il est inerte, — en sorte que le regard est continuellement confondu et le collectionneur continuellement déçu. Il m'est arrivé aussi souvent de prendre des coquillages pour des pierres que des pierres pour des coquillages. Un des principaux caractères du corail est d'être tacheté de petits points rouges et il est extraordinaire de voir combien de variétés de coquillages ont adopté cette mode et revêtu le déguisement de ces petits pois cramoisis. J'ai retrouvé là un coquillage qui abondait dans les Marquises ; il était tout pareil, mais avec les pois rouges en plus. Un joyeux petit crabe portait les mêmes marques. L'habitation du crabe-ermite ou crabe-soldat était plus concluante, étant le résultat d'un choix conscient. Ce méchant petit naufragé, boueur, colon, a appris la valeur d'une maison tachetée ; aussi, fût-ce un tesson de bouteille, il le choisira de la couleur voulue, se recroqueville dans n'importe quel coin de débris et se promène de par le monde à moitié nu ; mais je ne l'ai jamais rencontré dans cette imparfaite armure qu'elle ne fût tachetée de rouge.
La plage du lagon se trouve à quelques deux cents mètres de là. Collectionnez les coquillages de chacune d'elles, mettez-les à côté les uns des autres ; ils semblent provenir de deux hémisphères différents : les uns si brillants, les autres si pâles, les uns d'un blanc absolu, les autres nuancés à l'infini, et envahis comme d'une maladie par les petits points d'écarlate. Ceci est d'autant plus étrange que le crabe-ermite arpente l'île de part en part, et j'en ai rencontré autour de la source de la Résidence, qui est un point assez central, faisant le voyage dans les deux sens. Sans doute beaucoup de coquillages du lagon sont morts. Mais pourquoi sont-ils morts ? Peut-être les coquillages vivants ont-ils un lieu d'existence situé à une autre profondeur. Mais pourquoi ceux-ci sont-ils si différents ? Nous ne sommes que sur le seuil des mystères.
Chaque rive, je l'ai dit, fourmille de vie. Du côté de la mer et de certains atolls, cette surabondance de vitalité est même offensante ; le sol sous les pieds est miné par elle. J'ai brisé un morceau — principalement à Funafuti et à Arorai1 — d'énormes fragments de rochers, battus par les vents, qui résonnaient sous mes coups comme du fer, et l'entaille était remplie de vers longs comme une main, gros comme un doigt d'enfant, d'un blanc à peine rosé et serrés les uns contre les autres à raison de trois ou quatre par centimètre carré. Même dans le lagon, où certains crustacés semblent dépérir, d'autres prospèrent à l'excès et font la richesse de ces îles. Le poisson abonde également ; le lagon est un vivier à poisson parfaitement clos, propre à réjouir l'imagination d'un abbé; des requins y essaiment, principalement autour des passes, où ils trouvent à festoyer et l'homme, pourriez-vous croire, n'a qu'à préparer sa ligne. Hélas ! il n'en est rien. De tous ces poissons multicolores dont les hordes entouraient le Casco à son arrivée, les uns ont des arêtes empoisonnées, les autres sont entièrement vénéneux. L'étranger doit s'abstenir, ou bien courir le chance d'une grave et douloureuse maladie. Le naturel est un bon guide, à ce sujet, dans son île; transplantez-le dans l'île voisine, et il n'en sait pas plus long que vous-même. Car c'est également une question de temps et d'emplacement. Un poisson pris dans un lagon peut être mortel ; le même poisson pris le même jour en mer, et seulement à quelques centaines de mètres de la passe, sera parfaitement comestible. Dans une île voisine, le cas sera peut-être inverse; et, peut-être quarante-huit heures après, pourrez-vous les manger indifféremment dans un endroit et dans l'autre. A en croire les indigènes, ces troublantes vicissitudes sont réglées par le mouvement des corps célestes. La magnifique planète de Vénus joue un grand rôle dans toutes les légendes et les coutumes des îles; et entre autres fonctions, dont quelques-unes sont bien pires, elle règle la saison du bon poisson. Vénus étant dans une certaine phase, — ce fut la nôtre — certains poissons du lagon étaient vénéneux ; Vénus dans une autre phase, le même poisson devenait inoffensif, et un aliment de prix. Les blancs expliquent ces changements par la présence du corail.
Et c'est une dernière touche d'horreur ajoutée à l'image de cette étroite passe, de cet anneau précaire posé sur la mer, que sa substance même ne soit pas de roche honnête, mais organique, moitié vivante, moitié en putréfaction; la mer limpide elle-même et les brillants poissons, autour d'elle, sont empoisonnés, le bloc le plus rigide, rongé intérieurement par les vers, et la plus légère poussière vénéneuse comme une drogue pharmaceutique.
CHAPITRE III
Une maison à louer dans une île basse