R. L. Stevenson

 

Dans les mers du Sud

 

RÉCIT D'EXPÉRIENCES ET D'OBSERVATIONS FAITES DANS LES ÎLES MARQUISES. LES POMOTOU ET LES GILBERT. AU COURS DE DEUX CROISIÈRES SUR LE YACHT « LE CASCO » (1888) ET LE SCHOONER « L'ÉQUATEUR »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduit de l'anglais par M.-L. des Garets

Gallimard

© Editions Gallimard, 1920, pour la traduction française.

 

Robert Louis Stevenson est né en 1850 à Édimbourg. Son vrai nom était Lewis Balfour. Sa mauvaise santé l'empêcha de devenir ingénieur comme son père et son grand-père, et, au sortir de l'Université, il commença à écrire. Il fit le récit de voyages en France et publia en particulier un Voyage avec un âne dans les Cévennes. Il y rencontra d'ailleurs non seulement un âne, mais aussi une Américaine, de dix ans son aînée et qui était mariée, Fanny Osbourne. Quand elle eut divorcé, il s'embarqua pour l'Amérique, sur un bateau d'émigrants, et l'épousa en Californie.

Il publie en 1882 L'île au trésor, qui parait d'abord en feuilleton dans un journal pour enfants. Tout de suite, le roman apparaît comme un des plus beaux livres jamais écrits pour la jeunesse. Puis ce sera La Flèche noire et des poèmes pour les enfants.

Toujours à la recherche d un climat favorable à sa santé, il se fixe un temps en Océanie, dans les îles Samoa. Sa propriété s'appelle Vailima. Les indigènes l'adorent et le surnomment Tusitala, le « diseur de contes ».

L'œuvre de Stevenson comporte de grands romans (Enlevé, Le Maître de Ballantrae), des poèmes, des récits de voyages, ses lettres de Vailima, des essais, du théâtre. C'est un des plus grands stylistes de la langue anglaise, et aussi un maître de la nouvelle, comme en témoigne le célèbre Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Il est mort en 1894, après une vie qui fut un combat héroïque sans répit pour créer quelque chose, en dépit des souffrances et de la maladie.

 

Première partie

LES ÎLES MARQUISES

 

CHAPITRE PREMIER

L'abordage d'une île

 

Depuis près de dix ans, ma santé n'avait cessé de décliner; et peu de temps avant d'entreprendre mon voyage, je croyais bien être arrivé au dernier acte de la vie et n'avoir plus rien à attendre que la garde-malade et l'entrepreneur des pompes funèbres. On me conseilla d'essayer des mers du Sud, et l'idée ne me déplut pas de traverser comme un fantôme, et porté comme un ballot, des sites qui m'avaient attiré quand j'étais jeune et bien portant. Je frétai donc la goélette du Dr Merrit, le Casco — soixante-quatorze tonnes —, mis à la voile de San Francisco, vers la fin de juin 1888, visitai les îles de l'Est et me trouvai, au début de l'année suivante, à Honolulu. Une fois là, manquant de courage pour retourner à ma vie de réclusion et à ma chambre de malade, je résolus de filer sous le vent sur une goélette marchande, l'Equateur, d'un peu plus de soixante-dix tonnes, passai quatre mois parmi les Atolls (îles basses de corail) du groupe Gilbert, et atteignis Samoa vers la fin de 1889. Entre-temps, l'habitude et la reconnaissance avaient commencé de m'attacher aux îles ; j'avais regagné les forces voulues ; je m'étais fait des amis, découvert des intérêts nouveaux ; le temps, au cours de mes voyages, avait passé comme dans les féeries : je décidai d'y rester. Je préparai ces pages en mer, au cours d'une troisième croisière, sur le steamer de commerce Janet-Nicoll. Si des jours suffisants me sont accordés, je les passerai là où, plus que partout ailleurs, m'apparurent la vie riante, et l'homme plein d'intérêt. Déjà les haches de mes noirs serviteurs creusent les fondations de ma future demeure ; et il faut que j'apprenne à me faire entendre de mes lecteurs du bord des plus lointaines mers...

Que j'aie annulé de la sorte le verdict du héros de Lord Tennyson est moins extraordinaire qu'il ne semble d'abord. Peu d'hommes quittent les îles, une fois qu'ils les ont connues; ils laissent leurs cheveux blanchir aux lieux mêmes où ils abordèrent; l'ombre des palmes et les vents alizés les éventent, jusqu'à ce qu'ils meurent, ayant peut-être caressé jusqu'au bout le rêve d'un retour au pays natal, rarement réalisé, plus rarement apprécié et plus rarement encore renouvelé. Aucune partie du monde n'exerce une attraction aussi puissante sur celui qui la visite ; ma tâche est de communiquer à ceux qui voyagent au coin de leur feu, quelque idée de sa séduction, et de décrire la vie, sur terre et sur mer, de centaines de milliers d'êtres, quelques-uns de notre sang et parlant notre langue, tous nos contemporains, et cependant, aussi loin de nous par leurs pensées et leurs coutumes que Rob-Roy ou Barberousse — les Apôtres, ou les Césars.

La première impression reste toujours unique. Le premier amour, le premier lever du soleil, le premier contact avec une île des mers du Sud sont des souvenirs à part, et ont ému en nous une sorte de virginité des sens. Le 28 juillet 1888, à 4 heures du matin, la lune avait disparu du ciel depuis une heure. A l'orient, un foyer rayonnant de clarté annonçait le jour, et plus bas, sur la ligne d'horizon, le rivage matinal se dessinait déjà, noir comme de l'encre. Nous savons tous, par oui-dire, avec quelle rapidité le jour parait et disparait sous ces basses latitudes. C'est un point sur lequel tous les touristes scientifiques ou sentimentaux sont d'accord, et qui a inspiré plus d'un beau poème. La durée, certainement, varie suivant les saisons ; mais voici un cas tel que je l'ai noté exactement. Bien que l'aube commençât de poindre vers 4 heures, le soleil ne se leva qu'à 6, et ce ne fut qu'à 5 h 1/2 que nous commençâmes à distinguer des nuages de l'horizon les îles attendues. Ainsi donc, 8 degrés sud et deux heures pour que le jour se lève ! Nous passâmes ce temps sur le pont, dans le silence de l'attente, l'émotion habituelle à l'atterrissage, rehaussée par l'étrangeté des rivages dont nous approchions. Lentement ils prenaient forme dans l'obscurité décroissante. Ua-huna, élevant son sommet tronqué, apparut la première par tribord avant ; presque sur la même perspective surgit notre lieu de destination, Nuka-hiva, enveloppée de nuages; et, entre les deux, plus au sud, les premiers rayons du soleil éclairèrent les aiguilles de Ua-pu. Elles surgissaient sur la ligne d'horizon, comme les tours de quelque monstrueuse église surchargée d'ornements; elles étaient là, debout, dans l'éclat radieux du matin, comme les signaux d'approches d'un monde de merveilles.

Pas un des passagers du Casco n'avait jamais mis les pieds dans les îles, ni ne connaissait, sauf par hasard, aucun de leurs dialectes ; et c'est, sans doute, avec un peu du plaisir anxieux qui fait tressaillir le cœur des explorateurs, à la veille des découvertes, que nous approchâmes de ces rivages pleins d'inconnu.

Le pays se soulevait en pics et en vallées profondes, s'affaissait en falaises qui l'arc-boutaient sur la mer; cent modulations faisaient passer son .coloris par toute une gamme de perle, de rose et d'olive et le tout était couronné de nuages opalescents. La fusion des teintes indéfinies trompait les yeux ; les ombres des nuages se confondaient avec les mouvements du terrain, et l'île, sous ce dais immatériel, scintillait et s'élevait en une seule masse devant nous. Pas un signal, pas une fumée de ville à attendre ; pas un pilote pour nous remorquer. Et cependant notre port était là, quelque part, dans cette pâle fantasmagorie de rochers et de nuages ; et non loin, plus à l'est, — seul point de repère donné — une pointe de terre appelée indifféremment cap d'Adam et d'Eve, ou cap Jacques et Jeanne, caractérisée par deux figures colossales, œuvres grossières de la nature. C'est elles que nous avions à trouver. Pour cela, nous peinâmes et interrogeâmes anxieusement l'horizon, jouant des longues-vues, discutant sur les cartes, et le soleil était bien au-dessus de nos têtes et la terre toute proche quand nous les découvrîmes. Pour un bateau arrivant, comme le Casco, par le Nord, elles ne présentaient, à la vérité, qu'une des moindres particularités d'une côte, en tout, remarquable : les. vagues jaillissant très haut, bien au-dessus de sa base; les montagnes étranges, austères, empanachées, s'élevant par-derrière; et « Jacques et Jeanne » ou « Adam et Eve » suspendus comme une paire de verrues au-dessus des brisants.

De là, nous longeâmes la côte. Nous entendions, à bâbord, les explosions du ressac. Quelques oiseaux volaient et péchaient sous la proue du navire : seuls bruits, seuls rappels de vie, tant humaine qu'animale, dans toute cette partie de l'île. Emporté par son élan et par les mourantes brises, le Casco glissait entre les falaises, découvrait une crique, laissait entrevoir une plage et quelques arbres verts, et fuyait de nouveau, incliné sur la houle. A la distance d'où nous les regardions, les arbres semblaient des noisetiers, la plage ressemblait à n'importe quelle plage d'Europe ; plus loin, les formes des montagnes rappelaient, en plus petit, les formes des Alpes, et les forêts, qui élevaient leurs masses en rempart, formaient une excroissance à peine plus haute que nos bruyères d'Ecosse. De nouveau, la falaise s'entrouvrit, cette fois plus largement, et le Casco, porté par le vent, commença de glisser dans la baie d'Anaho. Les cocotiers — ces girafes du monde végétal, si pleins de grâce, si gauches et, pour l'œil européen, si étranges — étaient massés sur la berge et aux flancs abrupts des monts. Des collines rudes et dénudées encadraient la passe de chaque côté et elle était fermée du côté de la terre, par un amas de montagnes déchiquetées. Dans chaque crevasse de cette barrière, les arbres étaient blottis, perchés, nichés comme les oiseaux dans les ruines ; et dans le lointain, ils dentelaient et verdissaient les crêtes effilées des sommets.

Le long de la côte orientale, notre schooner, maintenant privé de brise, continuait cependant d'avancer lentement : belle créature qui, une fois en marche, semblait trouver en elle-même son élan. Des bêlements d'agneaux s'élevaient tout près du bord — du flanc de la colline montait un chant d'oiseau ; les senteurs du sol et de centaines de fruits et de fleurs cheminaient à notre rencontre, et, çà et là, une ou deux maisons apparaissaient, dressées au pied des collines, et l'une d'elles, entourée semblait-il, d'un jardin. Ces habitations très en vue, ces traces de culture, — que ne les connaissions-nous alors.! — nous eussent révélé le passage des blancs ; et nous aurions pu approcher d'une centaine d'îles sans rien retrouver de semblable. Longtemps après, seulement, nous découvrîmes le village indigène, situé (selon la coutume universelle) à l'abri d'une courbe du rivage et d'un bouquet de palmiers ; en face, la mer, grondant et écumant sur un arc concave de récifs. Car le cocotier et l'insulaire sont tous deux les voisins et les amants de la vague. « Le corail croit, le palmier pousse, mais l'homme s'en va », dit le triste dicton haïtien. Mais, tous trois, tant qu'ils durent, sont les communs habitués des grèves. Nous devions jeter l'ancre dans une anfractuosité, parmi les roches, près de l'angle sud-est de la baie. Répondant à nos besoins, la baie était là ; le schooner vira sur lui-même; l'ancre plongea. Faible fut le bruit, mais l'événement immense : mon âme s'en fut, avec ces amarres, à des profondeurs d'où nul treuil ne le saurait extraire, nul plongeur la retirer ; de ce jour, quelques-uns de mes compagnons de bord et moi-même devions demeurer à jamais les esclaves des îles Vivien.

Avant même que l'ancre eut touché le fond, un canot se détachait en pagayant du village. II portait deux hommes : l'un blanc, l'autre brun, et le visage tatoué de traits bleus, tous deux vêtus de costumes européens d'une blancheur immaculée : le trader1 de l'endroit, Mr. Regler et le chef des naturels, Taipi-Kikino. « Capitaine, est-il permis de venir à bord ? » Telles furent les premières paroles que nous entendîmes aux îles. Les canots succédèrent aux canots jusqu'à ce que le navire fourmillât d'hommes vigoureux, hauts de six pieds, déshabillés de toutes les façons, les uns portant une chemise, les autres un pagne ; l'un vêtu seulement d'un mouchoir à peine attaché; le plus grand nombre couverts de la tête aux pieds des échantillons du plus grotesque tatouage. Quelques-uns, barbares et armés de couteaux. L'un d'eux, qui se dresse dans ma mémoire comme quelque chose de bestial, accroupi sur ses jarrets, au fond d'un canot, suçant une orange et la recrachant de tous côtés, avec la vivacité d'un singe ; — tous parlant à la fois — et nous ne comprenions pas un mot ! — tous essayant de trafiquer avec nous, qui n'avions aucune velléité de trafic ! — ou nous offrant des curiosités de leur île à des prix parfaitement absurdes! Pas un mot de bienvenue, pas une marque de politesse; aucune main tendue, sauf celles du chef et de Mr. Regler. Comme nous persistions à refuser les articles qu'on nous offrait, des récriminations s'élevèrent hautes et rudes, et l'un d'eux, le pitre de la bande, se répandit en railleries sur notre avarice, au milieu des rires et des moqueries. « Voilà un fier bateau ! » — disait-il entre autres plaisanteries irritées — qui n'a même pas d'argent à bord ! » J'éprouvai, je l'avoue, un sensible dégoût, et même certaines craintes. Le bâtiment était manifestement en leur pouvoir ; nous avions des femmes à bord ; je ne savais rien de mes hôtes, sauf que c'était des cannibales; le guide (mon seul conseiller) se répandait en prudentes recommandations et, quant au trafiquant, sa présence partout ailleurs eût dû me rassurer : les blancs n'étaient-ils pas, dans le Pacifique, les instigateurs et les complices habituels des crimes des indigènes ? Lorsqu'il lira cette confession, Mr. Regler, notre ami si affectionné, pourra se permettre de sourire.

Plus tard, dans la journée, comme j'étais assis, écrivant mon journal, ma cabine fut envahie d'un bout à l'autre par les Marquisans ; trois générations de peaux brunes, accroupies, les jambes repliées, sur le plancher, et me regardant en silence, avec des yeux troublants. Tous les Polynésiens ont de grands yeux, lumineux et noyés comme ceux de certains animaux et de quelques Italiens. Une sorte de détresse m'envahit à me trouver assis là, sans défense, sous le regard fixe de toutes ces prunelles, et ainsi bloqué dans un coin de ma cabine par cette foule silencieuse ; et aussi une sorte de rage de les sentir hors de la portée de toute communication articulée, comme des fauves — ou des sourds de naissance — ou encore, les habitants d'une autre planète !

Pour un garçon de douze ans, passer la Manche, c'est changer de ciel ; pour un homme de vingt-quatre ans, traverser l'Atlantique, c'est à peine un léger changement de régime. Et cependant, j'étais loin désormais de l'ombre que projette encore l'Empire romain, dont les croulants édifices dominèrent tous nos berceaux, dont les lois et les lettres nous enveloppent de toutes parts, et n'ont pas cessé de nous contraindre et de nous dominer.

J'allais voir maintenant ce que pouvaient être des hommes dont les pères n'avaient jamais lu Virgile et n'avaient été ni conquis par César ni gouvernés par la sagesse de Caïus ou de Papinien. J'avais du même coup franchi cette zone confortable des langues-sœurs où il est si aisé de remédier à la confusion de Babel !

Et voici que mes nouveaux semblables demeuraient assis devant moi, muets comme des images. Je n'avais envisagé aucune relation humaine au cours de mes voyages et je pensais à mon retour (car à cette époque, je pensais encore au retour) en feuilleter les souvenirs comme un album de gravures sans texte. Mais non... et voici que j'en arrivais à me demander si les dits voyages allaient se prolonger longtemps, et si une fin rapide ne les menaçait pas ? Peut-être mon futur ami Kauanui, que je remarquais, assis en silence parmi les autres comme un homme de quelque autorité, allait-il soudain, bondir sur ses jarrets, pousser un cri de ralliement strident, le bateau être pris d'assaut, et tout l'équipage massacré pour subvenir aux frais du festin.

Rien de plus naturel que ces appréhensions; rien aussi de moins fondé. Dans toute l'expérience que j'ai acquise des îles, je n'ai plus jamais reçu d'accueil aussi menaçant ; si j'en recevais un semblable aujourd'hui, j'en serais plus alarmé, et dix fois plus surpris que je ne le fus alors.

La majorité des Polynésiens sont gens d'un commerce facile, francs, aimant à se faire remarquer, avides de la moindre affection comme de bons chiens caressants ; et même, parmi ces Marquisans si récemment et si imparfaitement dégagés d'une sauvagerie sanguinaire, tous devaient devenir nos amis, et l'un d'eux, tout au moins, pleurer sincèrement notre départ.

 

CHAPITRE II

Nous devenons amis

 

L'empêchement du langage est un inconvénient dont je m'étais particulièrement exagéré l'importance.

Les idiomes polynésiens sont faciles à connaître superficiellement, mais difficiles à parler avec élégance. Ils se ressemblent extrêmement, et si l'on a une teinture de l'un ou deux d'entre eux, on peut tenter, non sans espoir, de se faire comprendre dans les autres.

De plus, non seulement le polynésien est facile à écorcher tant bien que mal, mais les interprètes abondent. Presque dans chaque île et dans chaque village, on trouve des missionnaires, des trafiquants ou une population blanche de rebut vivant de la générosité des indigènes ; et là où ils ne peuvent vous venir en aide, souvent les naturels eux-mêmes ont ramassé, çà et là, quelques mots d'anglais, ou bien, si c'est dans la zone française (mais c'est plus rare) un amalgame de français et d'anglais, ou un efficace sabir qu'on appelle dans l'Ouest « Beach-la-mar » et que les polynésiens apprennent facilement. D'ailleurs, on l'enseigne maintenant dans les écoles de Hawaï, et grâce à la multiplicité des navires anglais, et à la proximité des Etats-Unis, d'une part, et des colonies de l'autre, il peut être appelé à devenir et deviendra presque certainement la langue du Pacifique. Je veux en donner quelques exemples.

Je rencontrai à Majuro un jeune homme des îles Marshall qui parlait un anglais excellent. Il l'avait appris dans une maison de commerce allemande de Jaluit et était pourtant incapable de dire un mot d'allemand. J'ai entendu raconter par un gendarme, qui avait tenu une école à Rapa-iti que, tandis que les enfants avaient les plus grandes difficultés et une extrême répugnance à apprendre le français, ils ramassaient des bribes d'anglais en route, et comme par hasard. Sur un des atolls les plus perdus des Carolines, mon ami, Mr. Benjamin Hird, fut stupéfait de trouver les jeunes gens jouant au cricket sur la plage et parlant anglais; et c'est en anglais que l'équipage du Janet-Nicoll, une troupe de jeunes noirs venus de différentes îles de la Mélanésie, communiquait avec les autres naturels, au cours de notre croisière, transmettant les ordres, et parfois plaisantant sur le panneau d'avant.

Mais rien ne m'a peut-être frappé plus vivement qu'un mot, entendu sur la vérandah du tribunal de Nouméa. Une cause venait d'être entendue, une poursuite pour infanticide, intentée contre une indigène, véritable femme-guenon. L'auditoire fumait des cigarettes en attendant le verdict. Une dame française, aimable, anxieuse, et toute prête aux larmes, faisait des vœux pour l'acquittement de l'accusée, et déclarait qu'elle la prendrait comme bonne pour ses enfants. Ce projet souleva des exclamations dans l'assistance; cette femme était une vraie sauvage, disait-on; ne parlant aucune langue. « Mais, vous savez, objecta la jolie dame sentimentale, ils apprennent si vite l'anglais 2! »

Mais, pouvoir parler aux gens n'est pas tout. Et au début de mes relations avec les naturels, deux choses me furent d'un grand secours. Tout d'abord, c'est moi qui faisais visiter le Casco. Celui-ci, avec ses lignes élégantes, ses grandes vergues, et ses ponts immaculés, les tentures cramoisies de son salon, les boiseries blanches, les dorures, et les miroirs aux multiples reflets de l'étroite cabine, nous attirait des centaines de visiteurs. Les hommes évaluaient ses dimensions avec leurs bras — comme avaient fait leurs pères pour les vaisseaux de Cook ; les femmes déclaraient les cabines plus belles même qu'une église. Des Junons opulentes ne se lassaient pas de s'asseoir sur les chaises et de contempler dans les glaces leur image béate ; et j'ai vu l'une de ces dames relever sa robe et, avec des cris d'étonnement et de plaisir, frotter son séant aux coussins de velours. Des biscuits, des confitures et des sirops faisaient les frais de la réception ; et, comme dans les salons européens, l'Album de photographies circulait à la ronde. Ces graves personnages, leurs costumes de tous les jours et leur physionomie coutu-mière, se trouvaient transformés par trois semaines de navigation en choses merveilleuses, précieuses et exotiques; effigies inconnues, costumes barbares, elles étaient maintenant maniées et considérées dans la cabine errante avec une excitation et une surprise innocentes. Sa Majesté était souvent reconnue, et j'ai vu des sujets français baiser son image. Captain Speedy, dans un uniforme de guerrier abyssin, qu'on supposa être celui de l'armée anglaise, rencontra une approbation unanime, et les photographies de Mr. Andrew Lang furent admirées aux Iles Marquises. Voilà le lieu de retraite qui s'impose à lui quand il sera fatigué du Middlesex et d'Homère.

Mais plus importante encore, pour moi, était la connaissance acquise dans ma jeunesse de nos Ecossais des Highlands et des Iles. II y a un siècle à peine, ceux-ci se trouvaient encore dans l'état de bouleversement et de transition qui est l'état actuel des Marqui-sans. Dans les deux cas une autorité étrangère s'imposa, les clans désarmèrent, les chefs furent déposés, de nouvelles coutumes introduites, et principalement cette habitude d'envisager l'argent comme moyen et objet de l'existence. L'ère du commerce remplaçant subitement, pour chacun, l'ère de la guerre chez les autres et du communisme patriarcal chez eux. La coutume chère du Tatouage, prescrite chez l'un, comme chez l'autre un costume aimé. Pour chacun la suppression d'un de leurs luxes préférés : les boeufs, amenés sous le couvert de la nuit, des pâturages de la plaine, refusés au Highlander, si amateur de viande ; le cochon long, piraté dans le village voisin, refusé au Canaque, mangeur d'hommes.

Les murmures, le secret ferment, les craintes et les rancunes, les alarmes et les soudains conciliabules des chefs marquisans me rappelaient continuellement les jours de Lovat et de Struan. L'hospitalité, le tact, les bonnes manières innées, et une susceptibilité pointilleuse, sont des traits communs aux deux races ; commune aussi aux deux langues l'habitude de laisser tomber la consonne médiane. Voici une table des deux mots polynésiens dont l'usage est le plus répandu :

       Maison       Amour 3      

Tahiti.............       Fare       Aroha      

Nouvelle-Zélande..       Whare             

Samoa............       Fale       Talofa      

Manihiki..........       Fale       Aloha      

Hawaï............       Haie       Aloha      

Marquises.........       Haie       Kaoha      

L'élision de la consonne médiane, si particulière au mot marquisan, n'est pas moins commune en pays gaélique et dans la basse Ecosse. Et chose plus étrange encore, cette consonnance dominante de la langue polynésienne, cette abréviation marquée d'une apostrophe qui est souvent, ou toujours la pierre tombale d'une consonne défunte, se remarque encore en Ecosse à l'heure qu'il est. Quand un Ecossais prononce « water » — « better » — ou« bottle » : wa'er,be'er ou ' bo'le, le son est exactement celui que nous retrouvons en Polynésie. Et à mon sens, nous pouvons aller plus loin et dire que, si une telle population pouvait être isolée et que cette prononciation défectueuse devînt une règle, cela pourrait expliquer le premier degré de la transition du T au K qui est le vice des langues polynésiennes. Néanmoins, la tendance des Marqui-sans est de mener contre les consonnes, ou tout au moins contre la lettre L, pourtant si usuelle, une vraie guerre d'extermination. Un hiatus est désagréable à toute oreille polynésienne ; et l'oreille de l'étranger même s'habitue vite à ces lacunes barbares ; mais chez les Marquisans seuls, vous trouverez des noms comme : Haaii ou Paaaeua, dont chaque voyelle doit être prononcée séparément.

Ces points de rapprochement entre un peuple des mers du Sud et quelques-uns de mes compatriotes obsédaient mon esprit quand j'étais aux îles; et, non seulement ils m'inclinaient à considérer mes nouvelles connaissances avec bienveillance, mais ils modifiaient sans cesse mon jugement. Un Anglais civilisé arrive aujourd'hui chez les Marquisans, et il est stupéfait de trouver des hommes tatoués! Des Italiens policés vinrent en Angleterre il n'y a pas longtemps et trouvèrent nos pères fardés au pastel, et lorsque je leur rendis visite, étant encore un petit garçon, je me divertis extrêmement de trouver l'Italie encore si arriérée : ce qui prouve combien les prééminences de races sont incertaines et soumises aux caprices du jour et de l'heure. Ainsi je découvrais des moyens de communication que je recommande aux voyageurs. Quand je désirais connaître un détail touchant les coutumes des sauvages ou leurs superstitions, je me reportais à l'histoire de mes pères et amorçais ce que je désirais savoir par quelque trait de barbarie analogue : Michaël Scott, la tête de Lord Derwent-Water, la seconde-vue; la Water-Kelpie, se sont révélés ainsi des amorces toutes-puissantes ; la tête du taureau noir de Stirling me valut la légende de « Rahero » et ce que je savais des Cluny Macphersons ou des Appin Stewa'rts me permit de connaître et m'aida à comprendre les Tevas de Tahiti.

Dès lors, l'indigène sentit son embarras se dissiper, ses instincts de parenté s'éveillèrent et ses lèvres se descellèrent. C'est cet instinct de la parenté que le voyageur doit exciter et partager ; sinon, il fera mieux de rester chez lui. La seule présence d'un « Cockney » gouailleur suffit pour jeter, sur toute une assemblée, un voile de tristesse.

Le village d'Anaho est situé sur une bande de terre basse, étendue entre la partie occidentale du rivage et le pied des montagnes qui le dominent. Un bouquet de palmiers balançant à perpétuité ses grands éventails verts, le jonche de ses branches mortes, — comme pour un triomphe — et l'abrite, — comme un berceau. Une route court d'un bout à l'autre du couvert entre des lits de fleurs, qui tiennent lieu, pour toute la communauté, de boutique de modiste; et, çà et là, dans le doux crépuscule, dans l'air saturé de parfums innombrables, encore à la portée du bruit persistant du ressac contre les récifs, se dressent, assez disséminées, les maisons indigènes. Nous avons vu le même mot, dans presque toutes les langues polynésiennes, désigner, avec à peine une ombre de différence, la demeure de l'homme. Mais, bien que le mot soit le même, la structure elle-même varie continuellement ; et les Mar-quisans qui sont parmi les insulaires, les plus arriérés et les plus barbares, sont pourtant les plus commodément logés. Ni les huttes en herbe de Hawaï, ni les maisons en cages d'oiseaux de Tahiti, ni le hangar ouvert aux persiennes décrépites des courtois Samoans, ne peuvent être comparés aux paepae-hae ou maisons plates-formes des Marquisans. Le paepae est une terrasse oblongue, construite sans ciment en pierres volcaniques noires, de vingt à cinquante pieds de long, élevée de quatre à huit pieds au-dessus du sol, et à laquelle on accède par un large escalier. Derrière celui-ci, et venant à peu près à moitié de sa largeur, la façade ajourée de la maison se déploie comme une galerie couverte; l'intérieur est parfois propre et presque élégant dans sa nudité ; l'espace réservé aux heures de sommeil, divisé par une longue cloison ; tantôt vous y verrez une étoffe éclatante suspendue à un clou, et, seuls indices de civilisation, une lampe et une machine à coudre de White. A l'extérieur, à une extrémité de la terrasse brûle, sous son appentis, le feu de la cuisine ; à l'autre bout, en général, se trouve un enclos à cochons ; l'espace restant sert pour la sieste du soir et de salle de festin al-fresco pour les habitants. Dans certaines maisons, l'eau est amenée de la montagne dans des conduits de bambou perforés pour la garder fraiche.

Hanté par mes réminiscences d'Ecosse, je demeurai saisi en évoquant la saleté repoussante des huttes de tourbe et de pierre dans lesquelles j'avais reçu l'hospitalité aux Hébrides et dans les îles du Nord. Deux choses, je crois, peuvent expliquer ce contraste. En Ecosse, le bois est rare, et avec des matières aussi grossières que la tourbe et la pierre, tout espoir de propreté est à jamais banni. Et puis, l'Ecosse est froide. Le gîte et le foyer sont des nécessités si pressantes que l'homme ne cherche pas au-delà. Il est dehors tout le jour, le ventre creux, ou peu s'en faut, et la nuit venue, quand il a dit : « Aha ! » il fait chaud ici ! son appétit est satisfait, ou bien, s'il lui faut quelque chose, c'est quelque chose de plus haut ; une subtile école de poésie et de chant est sortie de ces huttes grossières, et un air comme « Lochaber no more », est une preuve de raffinement plus évidente et plus impérissable qu'un palais.

Autour de ces maisons plates-formes, gravite un peuple considérable de parents et de subordonnés.

A l'heure du crépuscule, lorsque le feu pétille, quand l'odeur du fruit à pain grillé emplit l'air, et que la lueur de la lampe filtre déjà à travers les piliers de la maison, vous pouvez les voir silencieusement assemblés autour du repas, hommes, femmes et enfants, tandis que les chiens et les porcs gambadent de compagnie sur l'escalier de la terrasse, battant l'air de leurs queues rivales.

Les étrangers amenés par le navire furent bientôt également bienvenus : invités à tremper leurs doigts dans l'écuelle de bois, à boire les noix de coco, à tirer leur bouffée de la pipe commune, et à entendre et soutenir des débats ardus sur les méfaits des Français, le canal de Panama, ou la position géographique de San Francisco et de New Yo'ko. — Dans un hameau d'Ecosse, hors d'atteinte d'aucun touriste, j'ai reçu la même hospitalité simple et digne.

J'ai mentionné deux faits : la conduite déplorable de nos premiers visiteurs et le cas de la dame qui se frotta sur les coussins — qui pourraient donner une idée très fausse des manières marquisanes. La grande majorité des Polynésiens a de très bonnes façons ; mais le Marquisan est très particulier : à la fois agaçant et séduisant, sauvage, timide et raffiné. Si vous lui faites un présent, il affecte de l'oublier et il faut le lui offrir de nouveau au moment du départ : une charmante formalité, que je n'ai rencontrée nulle part ailleurs. La moindre allusion vous délivrera de sa société tant il a, à la fois, de modestie et de fierté farouches, alors que la plupart des insulaires, plus aimables, mais grossiers, s'agrippent comme des mouches autour de l'étranger qui ne peut plus s'en débarrasser. Le Marquisan n'oublie jamais ni un manque d'égards ni une injure. Je causais un jour, sur le bord de la route, avec mon ami Hoka lorsque je vis soudain ses yeux lancer des éclairs et sa taille se redresser dans un mouvement de défi. Un cavalier blanc descendait la montagne et, en passant, tandis qu'il s'arrêtait pour échanger des salutations avec moi, Hoka restait là, les yeux étincelants, hérissé comme un coq de combat ! C'était un Corse qui, des années auparavant, l'avait appelé « cochon sauvage » — « coçon chauvage » — comme il disait ! Avec des gens si délicats et si chatouilleux, il fallait s'attendre à plus d'une bévue de la part de notre équipage de, blancs-becs. Ainsi, au cours d'une de ses visites, Hoka tomba dans un silence significatif et, peu après, quitta le bateau avec des formalités glaciales. Quand j'eus reconquis ses faveurs, il m'expliquai, d'une manière adroite et piquante, en quoi je l'avais offensé : je lui avais demandé de nous vendre des noix de coco, et à son point de vue, les denrées alimentaires étaient des choses qu'un gentleman ne doit pas vendre, mais donner, au moins à un ami. Une autre fois, j'offrais à l'équipage une collation de chocolat et de biscuits; j'avais péché — je n'ai jamais pu savoir comment — sur quelque point d'étiquette; et bien que je fusse remercié, assez sèchement d'ailleurs, mes présents furent laissés sur le rivage. Mais notre maladresse la plus grave fut un manque d'égards dont nous nous rendîmes coupables vis-à-vis de Toma, le père d'adoption de Hoka, et, à ses propres yeux, le chef légitime d'Anaho. Premièrement, nous n'allâmes pas lui rendre visite comme peut-être nous aurions dû le faire, dans sa jolie maison neuve à l'européenne, seule de son genre dans tout le village. Deuxièmement, quand nous vînmes à terre pour rendre visite à son rival Taipi-Kikino, c'est Toma que nous rencontrâmes au bord du rivage : un magnifique type d'homme, et magnifiquement tatoué ; et c'est à lui que nous demandâmes ;

« Où est le chef ?» — « Quel chef ? » s'écria Toma, et il tourna le dos aux blasphémateurs. Il ne nous pardonna jamais. Hoka venait journellement parmi nous, mais seul, je crois, de toute la contrée, ni Toma ni sa femme ne mirent jamais les pieds à bord du Casco. Et ce que la résistance à pareille tentation devait leur coûter, il est difficile à un Européen de l'apprécier ! La cité volante de Laputa fixée pour une quinzaine dans Saint James Park n'offre qu'une pâle image de l'attraction qu'offrait le Casco, ancré devant Anaho; car l'habitant de Londres jouit d'une certaine variété dans ses plaisirs, tandis que le Marquisan s'achemine vers la tombe à travers une suite de jours d'une implacable uniformité.

La veille du jour fixé pour notre départ, une délégation vint à bord, dans l'après-midi, pour nous porter les adieux des insulaires. Elle était composée de neuf de nos meilleurs amis, chargés de présents et vêtus comme pour une fête. Hoka, le premier entre les chanteurs et les danseurs, le plus parfait dandy d'Anaho et le plus beau garçon du monde, insolent, fastueux, théâtral, léger comme une plume et fort comme un bœuf — devenu à cette heure méconnaissable, tandis qu'il était assis là, silencieux et courbé, les traits plombés et affaissés. C'était quelque chose d'étrange de voir ce garçon si profondément affecté ; plus étrange encore de reconnaître dans son dernier présent une des curiosités que nous avions refusées le premier jour, et de reconnaître dans notre ami, si brillamment accoutré et si sincèrement bouleversé par notre départ, l'un de ceux qui, alors, à moitié nus, nous avaient assaillis et insultés lors de notre arrivée ; plus étrange que tout peut-être, de reconnaître dans ce manche d'éventail sculpté, dernière de ces curiosités du premier jour dont les propriétaires nous comblaient à présent, — leur marchandise la plus précieuse, pour laquelle ils s'étaient efforcés de nous exploiter tant que nous étions des étrangers pour eux, et qu'ils nous donnaient pour rien à présent que nous étions devenus des amis.

Cette dernière visite ne fut pas longue. L'un après l'autre, ils nous serrèrent la main, redescendirent dans leurs canots, et Hoka tourna de suite le dos au bateau, de sorte que nous ne vîmes plus son visage. Taïpi, au contraire, restait debout, nous faisant face, avec des gestes d'adieu pleins de grâce ; et quand le capitaine Otis abaissa le pavillon, toute la bande nous salua à coups de chapeaux. Ce furent leurs adieux; notre séjour à Anaho était un incident clos, et bien que le Casco demeurât au mouillage encore près de quarante heures, aucun d'eux ne revint à bord, et je crois même qu'ils évitaient de se montrer sur le rivage. Cette réserve et cette dignité sont le trait le plus fin du caractère marquisan.

 

CHAPITRE III

L'homme qui fut laissé sur la plage

 

On écrirait des volumes sur les beautés d'Anaho. J'ai le souvenir de m'être parfois éveillé à 3 heures du matin : l'air était doux et parfumé. La longue houle se répandait dans la baie qu'elle semblait emplir Jusqu'au bord, puis elle se retirait. Le Casco roulait lentement profondément, silencieusement. De temps en temps, une poulie criait comme un oiseau. Du côté de l'Océan, le ciel était brillant d'étoiles et la mer tout illuminée de leurs reflets. Regardant dans cette direction, j'aurais pu chanter avec le poète hawaïen :

Les deux resplendissaient au-dessus de nos tètes;

Innombrables étaient les yeux des étoiles1...

Puis je me tournais du côté de la terre, des nuages menaçants planaient au-dessus de nous; les montagnes, sur l'horizon, se détachaient en masses noires ; et j'aurais pu me croire soudain transporté à dix mille lieues de là, à l'ancre dans un lac d'Ecosse ; sans doute, lorsque le jour viendrait, j'apercevrais des pins, des bruyères, des fougères vertes et des toits de gazon laissant échapper la fumée de la tourbe, et les premières paroles qui frapperaient mes oreilles seraient, non point canaques, mais gaéliques.

 

1.   « Ua Maomao Kalanl, ua Kahaea lutta, « Ua pipi ka maka à kà hoku... »

 

Le jour, lorsqu'il vint, apporta de nouveaux points de vue et d'autres pensées. Je l'ai vu se lever dans bien des parties du monde ; ce fut toujours un des plus vifs plaisirs de ma vie, et l'aube qui me causa l'émotion la plus profonde, je la vis briller sur la baie d'Anaho.

Les montagnes surplombaient le port de leurs pentes abruptes, infiniment variées dans la forme de leurs découpures et de leurs inclinaisons, couvertes de gazon ou de forêts ou terminées en falaises. Chacune d'elles avait sa teinte particulière : safran, soufre, giroflée ou rose. L'air avait le chatoiement du satin ; des nuances plus subtiles flottaient comme des promesses d'efflorescences, et les plus sombres annonçaient une solennelle éclosion. La lumière était celle des matins coutumiers, incolore et pure, et sur ce fond de joaillerie, les moindres détails se détachaient. Cependant, autour du village, sous les palmiers où traînait l'ombre bleue, les brasiers d'écales, de noix de coco, et les minces filets de fumée trahissaient le réveil de l'activité journalière; le long du rivage, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles revenaient du bain en brillants accoutrements, rouges, bleus et verts, tels que nous aimions en voir dans les petites images coloriées de notre enfance ; peu à peu, le soleil avait achevé d'éclairer les collines de l'Orient, et l'éclat du jour était sur toutes choses.

Cet éclat s'étendait et croissait, tout travail, en général, cessant avant qu'il eût paru. Deux fois par jour, une certaine rumeur de troupeaux et de bergers s'élevait du côté des collines qui bordent la mer. Parfois, un canot sortait pour la pêche. Parfois, une ou deux femmes remplissaient languissamment un panier dans un champ de cotonniers. Parfois, le son d'une flûte s'élevait de l'ombre d'une habitation, modulant sur trois notes d'une façon qui rappelait : « Que le jour me dure », indéfiniment répété. Parfois encore, d'un bout à l'autre de la baie, deux naturels communiquaient à la manière marquisane, en sifflant suivant des conventions établies. Tout le reste n'était que sommeil et silence. Le flot se brisait et scintillait autour des côtes. Une sorte de grue noire péchait dans les eaux agitées. Les cochons noirs ne cessaient de galoper de tous côtés à leurs affaires; quant aux hommes, ils semblaient tous morts, ou comme si leur sommeil dût se prolonger éternellement.

Ma retraite favorite était de l'autre côté du village, dans un coin de la crique, au pied d'une falaise couverte de lianes. La baie était bordée de palmiers et d'une sorte d'arbre appelé purao, qui tient le milieu entre le figuier et le mûrier et porte une fleur pareille à un grand pavot jaune avec un coeur marron. De place en place, des rochers empiétaient sur le sable ; la baie était toute submergée; et le ressac tourbillonnait, tout chaud, jusqu'à la hauteur de mes genoux, jouant avec les coques de noix de coco; ainsi notre océan, plus familier, joue avec les épaves, les algues et les vieilles bouteilles. A l'heure du reflux, des merveilles de forme et de couleur ruisselaient à mes pieds ; je voulais les saisir; elles m'échappaient; je les atteignais, pour les trouver, tantôt plus belles que tout ce que j'avais entrevu : coquilles faites pour être l'ornement d'une vitrine, ou — serties d'or — là parure d'un doigt de femme; tantôt, illusion de sable coloré; fragments broyés et cailloux qui, à peine secs, devenaient aussi ternes et aussi communs que les graviers d'une allée de jardin. Je me suis acharné à ce jeu d'enfants, durant des heures, sous le soleil implacable, conscient de mon incurable ignorance, mais avec un plaisir trop ardent pour en être humilié. Cependant que le merle (ou son frère des tropiques) sifflait dans les buissons au-dessus de ma tête.

Un peu plus loin, au tournant de la baie, un filet d'eau ruisselait au fond d'une caverne, pour se déverser de là dans la mer par un escalier de rochers. Le courant d'air pénétrait sous le feuillage jusqu'au fond de la caverne, devenue, par sa fraîcheur, un abri délicieux. Elle s'ouvrait sur la baie d'azur où le Casco était mouillé avec sa tente et ses riantes couleurs. Au-dessus d'elle s'étendait une voûte de puraos, et, plus haut que ceux-ci encore, des palmiers brandissaient leurs luisants éventails, tel un sorcier que j'ai vu, se faisant à lui-même, un halo de lames de sabres ! Car sur ce point du monde, sur une langue de terre basse au pied des montagnes, les vents alizés s'engouffrent dans la baie d'Anaho comme un courant dont rien ne diminue jamais la force ni la vélocité, et qui est d'une céleste fraicheur.

Il arriva qu'un jour je me trouvai à terre, dans la crique, avec Mrs Stevenson et le cuisinier du bord. N'était le Casco mouillé à quelque distance, une ou deux grues, et l'incessant tumulte du vent et de la mer, la face du monde était d'une solitude préhistorique ; la vie apparaissait comme immobilisée, et le sentiment de l'isolement était intense et rafraîchissant. Tout à coup, les alizés se précipitant dans l'isthme en rafales, s'acharnèrent sur les feuilles de palmiers dont ils balayèrent le dessus de la caverne; or voyez! au sommet de deux des palmiers, se trouvait un indigène, assis dans une immobilité d'idole et nous surveillant, eût-on dit, sans un clignement de paupières. L'instant d'après, l'arbre à nouveau se refermait et la vision avait disparu. Cette découverte de présences humaines planant sur nos têtes dans un lieu où nous nous étions crus absolument seuls, l'immobilité de nos espions subarboricoles, et la pensée que peut-être, nous étions surveillés ainsi à toute heure, nous secoua d'un frisson. La conversation languit sur la plage. Quant au cuisinier (dont la conscience n'était pas claire) il ne mit plus jamais les pieds sur le rivage et, deux fois, comme le Casco semblait dériver vers les rochers, nous nous

amusâmes à voir l'empressement avec lequel cet homme aidait à la manœuvre, persuadé que la mort le guettait sur la côte. Un an après, aux îles Gilbert, l'explication de tout ceci jaillit d'elle-même. Les naturels tiraient du vin de palme, chose défendue par les lois, et lorsque le vent nous révéla subitement leur présence, ils furent certainement beaucoup plus troublés que nous-mêmes.

Au-dessus de la caverne habitait un vieillard grisonnant et mélancolique, du nom de Tari (Charlie) Coffin. Il était originaire de Oahu, dans les îles Sandwich et avait parcouru les mers dans sa jeunesse sur des baleiniers américains : circonstance à laquelle il devait son nom, sa connaissance de l'anglais, son accent nasillard du Sud-Est et l'infortune de son innocente vie. Car un capitaine, parti de New Bedford, le transporta à Nuka-hiva, et l'y abandonna parmi les cannibales. Le motif de cet acte était d'une inconcevable mesquinerie; les gages du pauvre Tari, ainsi économisés, n'auraient guère compromis le crédit des armateurs de New Bedford. Et l'acte lui-même fut un véritable assassinat. Sans doute, au début, l'existence de Tari n'avait dû tenir qu'à un fil. Dans le désespoir et les terreurs de cette période de sa vie, il semble être devenu fou, infirmité qui le laissait exposé encore à des accidents du même genre; ou peut-être, un enfant s'était pris d'un caprice pour lui et avait-il obtenu sa grâce ? Quoi qu'il en fût, il en réchappa, se maria dans l'île, et lorsque je fis sa connaissance, il était veuf, avec un fils marié et une petite-fille. Mais le souvenir de Oahu l'obsédait ; sa louange était pour toujours sur ses lèvres; se souvenant d'elle, il la regardait comme le lieu par excellence de la danse, des chants et du plaisir, et j'aime à croire qu'en ses songes il la revisite avec complaisance. Je me demande ce qu'il penserait s'il s'y trouvait réellement transporté et voyait la ville moderne d'Honolulu avec l'animation de son commerce, et le palais avec ses gardes, et le grand hôtel, et l'orchestre de Mr. Berger avec ses uniformes et ses instruments exotiques; ce qu'il penserait de voir les figures brunes devenues si rares, et si nombreuses les figures blanches, et la terre familiale vendue pour être transformée en plantation de cannes à sucre, et la race de son père disparue ou peut-être, seulement, les derniers d'entre eux frappés de la lèpre et emmurés entre les vagues et les falaises de Molo-kai ?... Puisqu'ainsi, même dans les îles des mers du Sud, si simplement, si tristement, tout se transforme...

Tari était pauvre, et pauvrement logé. Sa maison était une construction de bois, élevée par des Européens; c'était, en réalité, sa résidence officielle, car Tari était le berger des moutons du promontoire. Je peux donner un inventaire complet de son contenu : trois petits barils, une botte à biscuits en fer-blanc, une casserole de fer, plusieurs coupes faites de noix de coco, une lanterne et trois bouteilles contenant probablement de l'huile, tandis que les hardes de la famille et quelques nattes étaient jetées sur les chevrons.

Dès ma première rencontre avec cet exilé, il avait conçu pour moi une de ces sympathies sans cause comme il en nait aux îles, m'avait donné des noix de coco à boire et m'avait emmené au-dessus de la caverne « pour voir mon habitation » — seule distraction qu'il avait à offrir. Il aimait les « Amélicains », disait-il, et les « Inglisman », mais il abhorrait les « Flessman » et il avait soin d'expliquer que s'il nous avait crus des « Français » nous n'aurions pas eu la moindre noix de coco, ni vu sa maison. Je puis, en partie, m'expliquer son antipathie pour les Français, mais pas du tout sa tolérance envers les Anglo-Saxons. Le jour suivant il m'apporta un porc, et quelques jours après, une partie des nôtres étant descendus à terre, le trouvèrent en train d'en apporter un autre. Nous étions encore étrangers aux coutumes des îles : nous fûmes navrés de cette générosité que le pauvre homme pouvait difficilement se permettre, et par une bévue impardonnable quoique assez naturelle, nous refusâmes le porc. Si Tari avait été un Marquisan, nous ne l'aurions jamais revu ; étant ce qu'il était, le plus doux des hommes, le plus rompu à la souffrance, le plus mélancolique, il prit une revanche cent fois plus pénible pour nous. Le canot portant les neuf indigènes venus nous faire leurs adieux s'éloignait à peine que le Casco fut abordé de l'autre côté. C'était Tari, venu tard, parce qu'il n'avait pas de canot à lui et était arrivé difficilement à en emprunter un ; venu solitaire (tel que, d'ailleurs, nous l'avions toujours vu), parce qu'il était un étranger dans le pays, et le plus triste compagnon. Le reste de ma famille, lâchement, se déroba à l'entrevue. Je fus obligé de recevoir seul notre, ami offensé et l'entrevue dut se prolonger plus d'une heure, car il ne pouvait se décider à partir! « Vous partez ? Je ne vous verrai plus — no, sir ! » gémissait-il; « le beau bateau ! » s'exclamait-il, le « no, sir » lancé brusquement du nez dans une inflexion ascendante, écho de New Bedford et du traître baleinier. Entre ces expressions de peine et de louange, il revenait sans cesse à l'incident du porc refusé. « J'aimais tant vous faire des présents, disait-il ; je n'avais qu'un porc et vous n'en avez pas voulu ! » Il était un pauvre homme, il n'avait pas un grand choix de cadeaux à faire; il n'avait qu'un porc, répétait-il, et je l'avais refusé ! Je me suis rarement senti aussi malheureux qu'en le voyant assis là, si vieux, si gris, si pauvre, accablé d'un destin si pesant, si lamentable d'aspect, et moi, réalisant de plus en plus l'affront que je lui avais fait, bien innocemment ! mais, c'était l'un de ces cas où toute parole est vaine.

Le fils de Tari était inerte et souriant ; sa bru, une fille de seize ans, jolie, aimable et grave, plus intelligente que la plupart des femmes d'Anaho et parlant assez bien le français; sa petite-fille, un embryon de créature, encore à la mamelle. Je pénétrai dans leur antre, un jour où Tari était absent ; je trouvais le fils fabriquant un sac de coton, et Madame allaitant Mademoiselle. Je m'assis auprès d'eux sur le sol, et la jeune femme commença de me questionner sur l'Angleterre ; je tâchai de la lui décrire, empilant les noix de coco sur les casseroles pour représenter les maisons et expliquer le mieux que je pouvais par les paroles et les gestes la surpopulation, la faim, le travail perpétuel. « Pas de cocotiers? Pas de popoi ?» me demandait-elle ? Je lui dis qu'il faisait trop froid et me lançai dans une pantomime explicative, chassant les courants d'air, me blotissant auprès d'un feu imaginaire pour m'assurer qu'elle comprenait. Mais elle comprenait parfaitement ; elle fit observer combien ce devait être mauvais pour la santé, et demeura un instant très grave, méditant sur cette peinture de tristesses inconnues. Elles excitaient sûrement sa pitié, car elles éveillèrent en elle une autre pensée toujours présente à l'esprit des Marquisans; elle commença, avec une affliction souriante et des yeux de mélancolie, à se lamenter sur la mort de son propre peuple. « Ici, pas de Canaques », dit-elle; et détachant le bébé de son sein, elle le tendit vers moi de ses deux mains. « Tenez—un petit bébé comme cela ; et puis mort. Tous les Canaques meurent. Ensuite plus rien. » Ce sourire, cette mère-enfant me proposant comme exemple ce fruit minuscule de sa chair et de son sang, m'affectèrent étrangement ; ils exprimaient un si tranquille désespoir ! Pendant ce temps, le mari travaillait à son sac, toujours en souriant ; et l'inconscient bébé se débattait pour atteindre un pot de confiture de framboises, don de l'amitié, que j'avais apporté dans leur caverne ; et dans une perspective de siècles, j'entrevis leur sort.

tout semblable au nôtre, la mort montant comme un flux, et le jour, déjà déterminé, où il n'existerait plus ni Beretani, ni races d'aucune sorte, et (ce qui me toucha singulièrement), ni oeuvres littéraires, ni lecteurs.

 

CHAPITRE IV

La mort

 

La pensée de la mort domine toutes les autres dans l'esprit des Marquisans. Et-comment pourrait-il en être autrement ? La race est peut-être la plus belle qui soit : la taille moyenne des hommes est de six pieds ; ils sont fortement musclés, exempts de graisse, prompts dans l'action, gracieux au repos et les femmes, quoique plus grasses et plus lourdes, sont pourtant de beaux animaux. D'après les apparences, aucune race ne semble plus viable ; et cependant la mort les fauche à pleines mains. Lorsque Mgr Dordillon vint pour la première fois à Tai-o-hae, il estimait le nombre des habitants à plusieurs milliers; il vient seulement de mourir, et dans la même baie Stanislas Moanatini a compté sur ses doigts huit indigènes survivants. — Ou bien, prenez la vallée de Hapaa, connue des lecteurs d'Herman Melville, avec l'orthographe grotesque de Hapar (il n'y a que deux écrivains qui aient parlé des mers du Sud avec quelque génie, tous deux américains : Melville et Charles Warren Stoddard ; et au baptême du premier, qui est aussi le plus grand, quelque fée influente dut être négligée : « Il lui sera donné de voir », « il lui sera donné de conter » ; « il lui sera donné de charmer », dirent les bienveillantes marraines, mais la dernière s'écria : « Il ne lui sera pas donné d'entendre »). La tribu de Hapaa comptait quelque quatre cents hommes quand la petite vérole s'abattit sur eux et les réduisit d'un quart. Six mois plus tard, une femme mourut de la tuberculose ; le mal se répandit par toute la vallée comme un incendie, et moins d'un an après, les deux seuls survivants, un homme et une femme, s'enfuirent de cette solitude recréée. Peut-être un jour, quelque Adam et Eve semblables et flétris, représenteront-ils parmi les races nouvelles le résidu tragique de la Grande-Bretagne. Quand j'entendis ces choses pour la première fois, ces chiffres me stupéfièrent ; à présent, j'incline à les croire vraisemblables. Au début de l'année de mon séjour là-bas, par exemple, ou à la fin de l'année précédente, un premier cas de phtisie se déclara dans une famille de dix-sept membres, et au mois d'août, quand l'histoire me fut répétée, un seul survivait, et c'était un petit garçon retenu au loin par ses études. Et la dépopulation travaille par les deux bouts, les portes de la mort grandes ouvertes, et celle des naissances semi-close. Ainsi, dans le semestre finissant au mois de juillet 1888, il y eut douze décès et une seule naissance dans le district de Hatiheu. En temps ordinaire, sept ou huit morts de plus étaient à prévoir, et Mr. Aussel, le gendarme chargé de ces observations, nota cette unique naissance. A ce compte, rien de surprenant à ce que la population de cette région ait décliné, en quarante ans, de 6000 habitants à moins de 400, chiffres évalués avec l'autorité de Mr. Aussel, et la rapidité de ce déclin a dû être accélérée en avançant vers la fin...

Un bon moyen d'apprécier la dépopulation est d'aller, par terre, de Anaho à Hatiheu, sur la baie adjacente. La route est bonne mais terriblement escarpée. Il nous semblait à peine avoir dépassé la maison déserte située tout en haut d'Anaho et déjà nous plongions sur son toit avec une sensation de vertige : le Casco, au large dans la baie, roulant comme pour tenir une gageure, diminuait à vue d'oeil et, peu après, par la

brèche de l'isthme de Tari, Ua-huna apparut suspendue comme un nuage sur l'horizon. Au-delà du sommet où le vent, vraiment froid, soufflait et sifflait dans les roseaux, et secouait la chevelure verdoyante des pandanus, nous entrâmes subitement, comme par une porte, dans la vallée voisine et la baie de Hatiheu. Un cirque de montagnes l'enferme de trois côtés. Sur le quatrième, le rempart a été réduit en ruines; il s'abaisse jusqu'à la mer en fragments de roches escarpées, et présente la seule ouverture praticable de la baie bleue. L'intérieur de cette vallée est rempli d'arbres précieux et magnifiques : orangers, arbres-à-pain, pommes-roses, cocotiers, les marronniers des îles et, à titre de mauvaises herbes, l'ananas et le bananier. Quatre ruisseaux intarissables l'arrosent et entretiennent sa verdure éternelle ; et, suivant le fond du vallon, longeant tantôt l'un tantôt l'autre, sur un assez long parcours, la route descend dans cette vallée fortunée.

La chanson des eaux et le décor familier des galets nous donnèrent une forte impression de « home », mais la végétation exotique, la croissance folle des pandanus, les troncs à contreforts des banians, les cochons noirs galopant dans le taillis, et l'architecture des maisons indigènes, la dissipèrent avant que nous ayons eu le temps d'en jouir.

Du côté de Hatiheu, les maisons sont situées assez haut : plus haut encore les paepaes déserts offrent le spectacle le plus mélancolique. Quand une habitation indigène est abandonnée, la superstructure — chaume de pandanus, les pilotis qui l'entourent, le bois de construction fragile des tropiques — pourrissent rapidement, et sont bien vite dispersés par le vent. Seules, les pierres de la terrasse subsistent ; aucune ruine, aucun tumulus, aucun dolmen, ne présentent une apparence d'antiquité aussi sévère. Nous passâmes devant six ou huit de ces plates-formes, désormais privées de leur maison. Mr. Osbourne me dit qu'on les compte par douzaines, sur la route principale de l'île, là où elle traverse la vallée de Taipi; et comme les routes ont été faites bien après leur construction et peut-être leur désertion, et qu'elles sont simplement des lignes tracées au hasard à travers le fourré, la forêt doit être aussi, des deux côtés, remplie de ces survivantes : tombes de familles entières. Ces ruines sont tabou4 dans le sens le plus strict ; aucun indigène ne doit les approcher; elles sont devenues des avant-postes du royaume des morts. Ce semblerait une coutume naturelle et pieuse, de la part des centaines d'hommes qui demeurent, arrière-garde des milliers qui ont péri, de ne jamais fouler aux pieds les pierres du foyer de leurs pères. En réalité, cet usage semble reposer sur une conception différente et plus brutale. Mais la maison, la tombe et la dépouille même des morts ont toujours été particulièrement honorées par les Marquisans. Jusqu'à ces derniers temps, le corps était quelquefois conservé dans la famille, et chaque jour oint d'huile et exposé au soleil, jusqu'à ce que, passant par des transformations successives et répugnantes, il se desséchât et devînt comme une sorte de momie. On dépose toujours des offrandes sur les tombes. A « Traitors bay », Mr. Osbourne vit un homme acheter un miroir pour le placer sur celle de son fils. Et le sentiment d'horreur que leur inspire la profanation des tombes, inconsidérément froissé par la construction de nouvelles routes, est une des causes principales de la haine des indigènes contre les Français.

Le Marquisan voit venir avec effroi l'extinction prochaine de sa race. La pensée de la mort est assise à ses côtés tandis qu'il mange, et elle se lève avec lui de sa couche ; il vit et respire à l'ombre de cette menace, affreuse à supporter; et il est si accoutumé à cette appréhension, qu'il en salue la réalisation avec soulagement. Il ne cherche même pas à supporter la moindre déception ; pour un affront, pour la rupture d'une de ses fugitives et faciles affaires d'amour, il demande un refuge immédiat à la tombe. Il est de mode, à présent, de se pendre. Trois cas de cette sorte se sont produits à l'ouest de Hiva-oa, durant la première moitié de 1888, mais quoique ce soit là une forme de suicide commune dans d'autres parties des mers du Sud, je ne puis croire qu'elle reste populaire aux îles Marquises. Bien plus appropriée au caractère marquisan est l'ancienne manière de s'empoisonner avec le fruit de l'eva ; il offre à celui qui veut se tuer, une mort cruelle mais délibérée, et lui donne le temps de vaquer à ce protocole de la dernière heure, auquel il attache une importance si remarquable. Le cercueil peut être préparé, les porcs tués, les lamentations des pleureurs s'élever déjà dans la maison; alors seulement, le Marquisan prend conscience de la fin qui approche, le cercle de sa vie est fermé, ses vêtements (comme ceux de César !) ajustés pour l'acte final. « Ne louez aucun homme avant qu'il soit mort », disaient les anciens ; « n'enviez aucun homme avant d'avoir entendu les pleureurs », pourrait être la parodie des Marquisans. Le cercueil, quoique d'une importation récente, attire étrangement leur attention. Il est, pour un Marquisan déjà mûr, ce qu'une montre est pour un écolier en Europe. Depuis dix ans, la reine Vaekehu importunait les Pères pour en obtenir un ; à la fin, ces jours-ci seulement, ils remplirent son désir, lui donnèrent son cercueil, et l'âme de la pauvre femme est en repos. Je me suis laissé conter un plaisant exemple de la force de cette préoccupation. Les Polynésiens sont sujets à un mal qui semble relever plutôt de la volonté que du corps. On m'a dit que les Tahitiens avaient un mot pour le désigner, érimatua, mais je ne le trouve pas dans mon dictionnaire. Un gendarme, Mr. Nouveau, a

vu des hommes atteints par le germe de cette maladie mentale ; il les chassait de leurs maisons, les obligeait de travailler sur les routes et, en deux jours, ils étaient guéris. Mais le remède suivant est plus original : un Marquisan, mourant de ce découragement — je devrais dire, peut-être, de cet acquiescement — a été vu, lors de l'accomplissement de son voeu suprême, à la seule vue de cet ermitage rêvé : son cercueil, revenant subitement à la vie, guérissant, repoussant la main de la mort, et reprenant pour des années ses occupations — sculptant des tikis (idoles), disons-le, ou huilant les « barbes de vieillard ». On conçoit, d'après tout ceci, avec quelle facilité ils accueillent la mort quand elle les approche naturellement. J'en recueillis un exemple, pittoresque et féroce. A l'époque où la petite vérole sévissait à Hapaa, un vieillard en fut atteint ; il n'avait aucun espoir de guérison ; il fit creuser sa tombe au bord de la route, et vécut dedans pendant près de quinze jours, mangeant, buvant, fumant avec tous ceux qui passaient par là, les entretenant de sa fin, et parfaitement indifférent à son sort, comme à celui des amis qu'il contaminait !

Cette disposition au suicide, ce mol attachement à la vie n'est pas particulier aux Marquisans. Ce qui leur est particulier, c'est la dépression générale, et l'acceptation de leur fin nationale. Les plaisirs sont négligés, les danses languissent, les chansons sont oubliées. Il est vrai que quelques-uns, et peut-être un très grand nombre, sont condamnés ; mais beaucoup prendraient le dessus si l'esprit les soutenait et les vivifiait. A la dernière fête de la Bastille, Stanislas Moanatini pleura en constatant la morne attitude des danseurs.

Quand les gens d'Anaho chantèrent pour nous, ils s'excusèrent du peu de variété de leur répertoire. Ils n'étaient là que des jeunes gens, nous dirent-ils, et les vieux seuls connaissaient les chansons. Ainsi tout l'ensemble de la poésie et de la musique marquisanes était appelé à disparaître par la faute d'une seule génération démoralisée. La pleine signification de ceci apparaît seulement à celui qui connaît les autres races polynésiennes; qui sait comme le Samoan peut improviser une chanson nouvelle sur les moindres incidents, ou qui a entendu (à Penrhyn, par exemple) une bande de petites adolescentes, de huit à douze ans, chanter pendant des heures, sur un même thème, une chanson suivant l'autre sans interruption. De même, le Marquisan, rebelle à toute industrie, commence à cesser toute espèce de production. Leur bilan d'exportation décline hors de toute proportion même avec la mortalité des insulaires. « Le corail pousse, — le palmier croit — mais l'homme s'en va », dit le Marquisan, et il se croise les bras. Ainsi fait la nature.

Si étrange que cela puisse paraître, nous ne travaillons et ne nous dominons nullement en vue des récompenses d'une autre vie, mais bien à cause du regard timide que nous jetons sur la vie et la mémoire de nos successeurs. Et là où nul de leur famille ou de leur race ne serait appelé à leur succéder, Rothschild chercherait-il à gagner de l'argent et Caton à pratiquer la vertu ? J'en doute. Il est naturel aussi que, parfois, un stimulant temporaire vienne tirer le Marquisan de sa léthargie. Tout le long de la côte d'Anaho, le coton croît comme de la mauvaise herbe ; homme ou femme, quiconque veut le ramasser peut gagner un dollar dans sa journée ; lors de notre arrivée, l'entrepôt du traitant en était absolument dépourvu ; et au moment de notre départ, il était presque plein. Aussi longtemps que nous jouâmes le rôle de cirque, et que le Casco fut à l'ancre dans la baie, tout le monde jugea convenable de faire une visite à bord ; et à cet effet, chaque femme dut avoir une robe neuve, et chaque homme une chemise et un pantalon. Jamais, au dire de Mr. Regler, on ne les avait vus déployer une pareille activité.

Il y a dans leur découragement un élément d'effroi.

La crainte des esprits et de l'obscurité est très profondément ancrée dans l'esprit des Polynésiens et non moins dans celui des Marquisans. Le pauvre Taipi, le chef d'Anaho, fut, une fois, contraint de se rendre, à cheval, à Hatiheu, par une nuit sans lune. Il emprunta une lanterne, resta assis longtemps, rassemblant tout son courage pour cette aventure, et lorsqu'enfin il se mit en route, il échangea des poignées de mains avec tout l'équipage du Casco, comme pour la dernière séparation. Certaines présences occultes appelées « vehinehae » fréquentent les routes, la nuit, et les rendent terribles ; elles forment comme un brouillard, m'a dit l'un, et au moment où le voyageur passe au travers, elles se dispersent et s'évanouissent ; un autre les décrivait comme ayant des formes humaines et des yeux de chats; mais, d'aucun je ne pus obtenir le moindre éclaircissement touchant ce qu'elles faisaient et pourquoi elles inspiraient tant de crainte. En tous cas, à leurs yeux, elles incarnent les morts ; car dans l'esprit des insulaires, les morts sont toujours présents. >« Lorsqu'un indigène dit qu'il est un homme — écrit le Dr Codrington — il veut dire qu'il est un homme et point un esprit ; et non pas qu'il est un homme et point une bête. A ses yeux, les agents intelligents de ce monde sont les hommes vivants, et les esprits sont les hommes qui sont morts. » Le Dr Codrington parle de la Mélanésie ; mais d'après ce que j'ai appris, ses paroles peuvent également s'appliquer aux Polynésiens. Et ce n'est pas tout. Parmi les Polynésiens anthropophages, un soupçon terrible pèse généralement sur les morts, et les Marquisans, les plus cannibales de tous, n'ont pas de raison d'échapper à de pareilles croyances. A mon sens, les vehinehae sont les esprits affamés des morts qui continuent les embuscades cannibales, occupation de toute leur vie, et sont tapis partout, invisibles, avides de dévorer les vivants. Je réussis à découvrir une autre superstition à travers l'anglais confus de Tari-Coffin. Les morts, me dit-il, venaient et dansaient la nuit autour du paepae de leur ancienne famille. La famille se sentait, au même instant, bouleversée par une certaine émotion (pieuse tristesse ou frayeur ? je n'ai pu le deviner) et devait « faire une fête » dont le poisson, le porc et le popoi étaient les ingrédients indispensables. Jusque-là, tout est assez clair. Mais ici. Tari commença de me citer la nouvelle maison de Toma, et à me parler de la fête qui s'y préparait pour .pendre la crémaillère, comme de deux exemples frappants. Devons-nous, réellement les rattacher l'un à l'autre et y ajouter l'exemple des ruines désertées, comme si les morts ne s'attaquaient qu'aux paepaes des vivants ? — comme s'ils n'étaient tenus à distance — même de la première fondation — que par des fêtes propitiatoires, et aussitôt le feu de vie éteint dans l'être, se précipitaient pour reprendre possession de leur ancien domaine.

Je ne parle que par conjectures de ces superstitions marquisanes ; sur les « esprits » cannibales, je reviendrai quelque jour avec plus de certitude. Il me suffit, pour l'instant, de remarquer que les hommes des îles Marquises, pour quelque raison que ce soit, redoutent, et évitent la présence des esprits. Concevez combien les nerfs doivent s'en ressentir dans des lieux où déjà le nombre des morts excède d'autant celui des vivants, et où les premiers se multiplient tandis que les autres disparaissent avec une telle rapidité. Concevez combien ceux qui restent se pressent autour des cendres du foyer de vie : tels les vieux Peaux-Rouges, abandonnés en cours de route, dans la neige, la tribu protectrice partie au loin, la dernière flamme expirante, et la nuit environnante peuplée de loups.

 

chapitre v

La dépopulation

 

Sur toute l'étendue des mers du Sud, d'un tropique à l'autre, nous trouvons les traces d'un état passé de surpopulation où les ressources d'une terre tropicale même se trouvaient insuffisantes, et où l'imprévoyant Polynésien, lui-même, tremblait pour l'avenir. Nous pouvons accepter quelques-unes des idées de Mr. Darwin dans sa théorie sur les îles de corail, et admettre une élévation du niveau de la mer, ou l'affaissement d'une partie d'un continent antérieur, refoulant des multitudes de réfugiés sur le sommet des montagnes. Ou, plus simplement, nous pouvons imaginer un peuple de pirates, émigrants d'un pays trop plein, se répandant d'une île à l'autre, s'y établissant et se multipliant d'une manière excessive dans ces résidences nouvelles. Dans l'un comme dans l'autre cas le résultat devait être le même : tôt ou tard, la population devait devenir trop dense et la famine imminente. Les Polynésiens affrontèrent ce danger croissant par divers moyens actifs et préventifs. Ils découvrirent la façon de conserver l'arbre à pain en l'enfouissant dans des puits artificiels, et on peut voir encore, aux îles Marquises, m'a-t-on dit, de ces puits de 40 pieds de profondeur et d'un diamètre à l'avenant. Mais cela ne suffisait pas pour cette surabondance d'hommes; et les cas de famine et le cannibalisme assombrissent les annales du passé. Chez les Hawaïens — peuple plus résistant sous un climat plus exigeant — l'art de l'agriculture fut poussé assez loin. Des canaux d'irrigation sillonnèrent le pays, et les viviers de Molokai sont là pour témoigner du nombre et de l'activité des anciens habitants. Entre-temps, par tout le monde des îles, les infanticides se multiplièrent. Sur les atolls de corail, où le danger était plus évident, ils étaient rendus obligatoires par des lois qui punissaient ceux qui s'y dérobaient. A Vaitupu, dans les Ellis, deux enfants seulement étaient autorisés par couple, et un seul à Nukufetau ; dans cette dernière île, le couple était sinon soumis à l'amende ; parfois l'amende était payée et l'enfant épargné.

Ceci est caractéristique, car aucun peuple au monde n'a le culte des enfants à ce point ni autant de patience avec eux. Les enfants sont la joie et l'ornement de leurs demeures ; ils leur tiennent lieu de jeux et de galeries de tableaux et « Heureux est l'homme qui en a plein son carquois ». Les familles se disputent les bâtards abandonnés ; et les enfants adoptés jouent et grandissent, sans distinction, avec les enfants légitimes. Nulle part, l'adulation — je peux presque dire la déification — de l'enfant n'est poussée aussi loin que dans les îles de l'est; et plus que partout, d'après mes propres observations dans le groupe des Pomotou, qu'on nomme aussi le Bas ou Dangereux Archipel. J'ai vu un Pomotouan se détourner de moi avec embarras et désapprobation parce que j'avais suggéré de fouetter un marmot. Pas de jour ou l'on ne voie dans ces îles un enfant frappant sa mère, même à coups de pierres, et celle-ci, loin de le punir, ose à peine lui résister. Dans quelques-unes, lorsque le chef avait un enfant, il donnait sa démission et était remplacé, comme si — tel le frelon — l'accomplissement de cette mission eût été sa seule raison d'être. Et dans quelques autres, les moindres paroles d'enfants avaient puissance d'oracle. Ces temps-ci, encore, aux îles Marquises, si un enfant

avait manifesté quelque éloignement pour un étranger, on m'assure que cet étranger aurait été massacré ; et j'aurai à revenir, plus loin, sur l'exemple d'un cas tout opposé : comment un enfant de Manihiki s'étant prise de caprice pour moi, ses parents acceptèrent de suite la situation et me comblèrent de présents.

La nécessité de détruire les enfants ne devait pas manquer de heurter de tels sentiments et nous trouvons, je crois, la trace de cette opposition dans la Confrérie tahitienne de Oro. A une certaine époque, un nouveau dieu fut ajouté à l'olympe des îles de la Société ou quelque dieu ancien refourbi et rendu à la popularité : Oro était son nom et il peut être comparé au Bacchus des anciens. Ses fidèles allaient de baie en baie et d'île en île. Ils étaient partout accueillis par des réjouissances. Ils étaient vêtus de toile fine, chantaient, dansaient, donnaient des représentations ; ils faisaient des tours d'adresse ou de force et étaient les artistes, les poètes et les libertins de l'archipel. Leur vie était publique et toute épicurienne ; l'initiation, un mystère et les plus grands de la région aspiraient à faire partie de la Confrérie. Si par droit de succession, un couple était appelé à prendre le commandement sur une tribu, on leur accordait, pour raison politique d'épargner un enfant : tous les autres enfants, qui comptaient un père ou une mère dans la Compagnie d'Oro, étaient condamnés dès l'instant de leur conception. Une franc-maçonnerie, une secte d'agnostiques, une compagnie d'artistes, l'interdiction à tous de laisser une descendance — je ne sais ce que les autres y peuvent voir, mais pour moi l'intention est évidente. La famine menaçant les îles et le remède nécessaire faisant horreur, il était proposé à l'âme indigène sous ces ornements de mystère, de plaisir et de parade.

Nous avons là un côté de la question. L'anthropophagie parmi les plus doux des hommes ; l'infanticide chez des hommes adorant les enfants, l'industrie chez la race la plus indolente, l'esprit d'invention chez le peuple le moins porté au progrès ; les relations d'anciens voyageurs, les vestiges partout disséminés d'anciennes habitations, cette païenne armée du Salut, dite Confrérie d'Oro, et la tradition universelle des îles, tout indique un ancien état de surpopulation poussé jusqu'au danger. Et, aujourd'hui, nous nous trouvons en face de l'inverse. Aujourd'hui, aux iles Marquises, dans les huit îles de Hawaï, à Mangareva, dans l'île de Pâques, nous voyons les mêmes hommes mourir comme des mouches. Pourquoi ce changement? En admettant que l'arrivée des blancs, le changement des coutumes et l'introduction de nouvelles maladies et de nouveaux vices expliquent suffisamment la dépopulation, pourquoi celle-ci n'est-elle pas universelle ? La population de Tahiti, après une période de décroissance alarmante, est devenue de nouveau stationnaire. J'entends parler d'un résultat pareil chez quelques tribus de Maori ; dans plusieurs des Pomotou, un léger accroissement se fait sentir; et, à l'heure qu'il est, les Samoans sont aussi bien portants et ont autant d'enfants que par le passé. Et. en admettant que les Tahitiens, les Maoris et les Pomotouans se soient adaptés aux conditions actuelles, que ferons-nous des Samoans qui n'ont jamais eu à en souffrir ?

Ceux qui ne connaissent qu'un seul groupe d'îles sont enclins aux solutions toutes faites. Ainsi ai-je entendu attribuer la mortalité des Maoris à leur changement de résidence, des hauteurs fortifiées des collines au voisinage bas et marécageux de leurs plantations. Comme c'est plausible ! Et pendant ce temps, les Marquisans meurent en masse dans les mêmes maisons où leurs pères se multiplièrent. Ou encore l'opium ? Les Marquises et les Hawaï sont les deux groupes d'îles les plus atteints par ce vice ; la population d'ici est l'une des plus civilisées; là, de beaucoup, la plus barbare de toute la Polynésie; l'une et l'autre cependant sont de celles qui périssent le plus rapidement. C'est là un cas probant contre l'opium.

J'ai sous les yeux un pamphlet excellent et plein de mérites du Rev. S.E. Bishop. « Pourquoi disparaissent les Hawaïens ? » Tous ceux qui s'intéressent à la question devraient lire ce tract extrêmement documenté ; et pourtant les vues de Mr. Bishop auraient été modifiées par une connaissance plus étendue des autres groupes d'îles. Samoa est, pour l'instant, l'exception principale et la plus instructive à la règle ; sa population est la plus chaste et l'une des plus sobres des îles. Elle n'a jamais été éprouvée ni déprimée par aucune épidémie grave. On ne s'est jamais occupé de la manière de s'habiller. En bien d'autres îles, le « Tabard », simple et seyant des filles eût fait jeter les hauts cris à Tartuffe ; au modeste « lava-lava » ou kilt, frais et sain. Tartuffe s'est arrangé pour substituer les chaudes et étouffantes culottes. Enfin et surtout, leurs divertissements, loin d'avoir été contrariés, ont été, au contraire, multipliés.

Le Polynésien tombe facilement dans le découragement. Les deuils, les déceptions, la crainte des nouvelles épreuves, la décadence ou la proscription de ses anciens plaisirs l'inclinent aisément à la tristesse, et la tristesse le détache de la vie. La mélancolie du Hawaïen et le vide de sa nouvelle existence sont frappants ; et cette remarque s'applique encore plus aux Marquisans.

A Samoa, par contre, des chants et des danses incessants, des jeux perpétuels offrent une image animée et souriante de la vie des îles. Les Samoans sont aujourd'hui les habitants les plus gais de notre planète, et les plus gâtés en divertissements. L'importance de tout ceci peut difficilement être exagérée. Dans un climat et sur un sol où il suffit de se baisser pour trouver sa subsistance, le plaisir et la distraction sont de première nécessité. Il en va autrement chez nous où la vie propose chaque jour un nouveau problème, et où le seul fait de continuer à exister offre un sérieux intérêt et quelque chose de l'ardeur d'un combat. C'est ainsi que dans certains atolls où la gaieté n'est pas particulièrement remarquable, mais où l'homme est obligé de peiner pour assurer son pain quotidien, la santé et le chiffre de la population se maintiennent ; mais dans les îles de lotus en même temps que déclinent les plaisirs, la vie elle aussi décline. De ce point de vue nous pouvons considérer également la diminution des guerres comme une des causes de la démoralisation. Nous nous sommes tellement habitués, en Europe, à considérer ce lugubre métier de la guerre sur une grande échelle, avec le cortège d'épidémies et de cadavres pestilentiels qu'il traine à sa suite, que nous avons pour ainsi dire oublié son origine : la guerre d'embuscade, le plus hygiénique — sinon le plus humain des sports. De ceci comme du reste de ses amusements et de ses intérêts, l'insulaire a été récemment privé sur une centaine d'iles. Le Samoan au contraire continue de le pratiquer à son gré.

Tout compte fait, le problème semble se poser ainsi : là où peu de changements ont été effectués, importants ou non, salutaires ou nuisibles, la race survit ; là où il y a eu le plus de changements importants ou non, bienfaisants ou malfaisants, elle périt. Chaque modification, si insignifiante soit-elle, augmente la somme des nouvelles conditions auxquelles la race est tenue de s'adapter. Il ne semble y avoir, a priori, aucune comparaison possible entre l'abandon du « sour-toddy » pour le mauvais gin et celui du kilt des îles pour une paire de pantalons européens ; et pourtant, je suis loin d'être persuadé que l'un ne soit pas plus nuisible que l'autre; et que la race, rebelle à ces nouvelles coutumes, ne mourra pas un jour, de ces piqûres d'épingles. Nous sommes ici en face d'une des plus graves difficultés du missionnaire. Dans les îles polynésiennes, il obtient facilement une autorité prééminente ; le roi devient son « maire du Palais » ; il peut proscrire, il peut commander ; et la tentation l'incline souvent à en abuser. C'est ainsi que (de l'avis unanime) les catholiques à Mangareva, et, à ma connaissance, les protestants à Hawaï, ont réussi à rendre la vie plus ou moins impossible à leurs adeptes. Et les douces créatures, sans défense (comme des enfants en pénitence), attendent la mort en bâillant.

Il est facile de blâmer le missionnaire, mais c'est son rôle d'opérer des transformations. Et c'est son rôle aussi de prévenir la guerre ; et cependant, j'ai cité la guerre elle-même comme un des éléments de la santé générale. D'un autre côté, il serait peut-être aisé au missionnaire de procéder avec plus de prudence, et de considérer tout changement comme une affaire importante. Je prends, par exemple, le type moyen du missionnaire. Je suis sur que je ne fais que lui rendre justice en supposant qu'il hésiterait à bombarder un village, fut-ce pour convertir tout un archipel. Mais l'expérience commence à nous prouver (au moins pour ce qui concerne les îles de la Polynésie) qu'un changement d'habitudes est plus meurtrier qu'un bombardement.

Il y a un point, avant d'en finir, où je m'expose à la critique. Je n'ai rien dit de l'hygiène déplorable, des bains pris en pleine fièvre, des mauvais soins donnés aux enfants, de la médication indigène — toutes causes fréquemment alléguées. Et je n'en ai rien dit parce qu'il s'agit de conditions communes aux deux époques, et peut-être même plus effectives dans le passé que dans le présent.

N'en est-il pas de même en ce qui concerne la dissolution des mœurs, demandera-t-on ? Le Polynésien n'a-t-il pas toujours été dissolu ? Sans nul doute, il l'a toujours été ; sans nul doute, il l'est devenu davantage depuis l'arrivée de ses particulièrement chastes visiteurs d'Europe !

Prenez le passage de Cook sur Hawaï, je ne doute pas qu'il soit parfaitement exact. Prenez le récit candide, presque innocent, par Kruseustem, du séjour d'un cuirassé russe aux Marquises ; considérez la honteuse histoire des missions à Hawaï même où (in the war of lust) les missionnaires américains furent un jour canonnés par un aventurier américain, et, un autre jour, razziés et maltraités par l'équipage d'un navire de guerre américain ; ajoutez-y l'habitude, prise par les baleiniers, de s'arrêter aux Marquises et d'y compléter un chargement de femmes pour la croisière ; considérez, en outre, sous quel aspect de demi-dieux apparurent tout d'abord les blancs, ainsi qu'il ressort clairement de la réception de Cook à Hawaï ; rappelez-vous quelle était l'habitude des aventuriers et, nous pouvons presque dire, le devoir des missionnaires de tourner en dérision et d'enfreindre jusqu'aux plus salutaires « tapus ». Nous voyons ici tous les instruments de dissolution s'attaquant en même temps à une vertu qui n'a jamais et nulle part été bien solide et bien populaire, et jusque dans les îles les plus dégradées, le résultat a été d'amener une dégradation plus profonde encore.

Telle elle me fut confirmée par les détails que m'a donnés Mr. Lawes, le missionnaire des îles Savage et répétés par Stanislas Moanatini. Des liseurs de récits de voyage récuseront peut-être mon autorité et se déclareront mieux informés ; je préfère la déclaration d'un natif intelligent comme Stanislas, même si elle est isolée, à la relation du plus honnête voyageur. Un navire de guerre s'arrête dans un port, jette l'ancre, débarque un détachement, reçoit et rend une visite, et le capitaine aussitôt d'écrire un chapitre sur les moeurs de l'île ! On ne s'inquiète pas de savoir quelle est la classe sociale qui a été fréquentée. Cependant, nous ne serions guère enchantés de voir juger l'Angleterre d'après les dames qui paradent à Radcliffe Highway et les gentlemen qui partagent avec elles leurs salaires.

En ce qui concerne les Marquisans, nous aurions pu hasarder l'hypothèse de quelque avilissement dans les manières ; il est impossible de donner des détails ; qu'il suffise de dire qu'elles semblent s'inspirer des rêves d'un enfant ignorant et vicieux et que leurs débauches sont poussées jusqu'au point où l'énergie, la raison et la vie elle-même apparaissent comme suspendues.

 

CHAPITRE VI

Chefs et tabous

 

Nous admirions extrêmement les manières pleines de douceur et de galanterie du chef Taipi-Kikino. C'était, à table, un convive élégant, habile à manier le couteau et la fourchette; une belle figure quand il passait, son fusil en bandoulière, partant pour la chasse aux « poulets sauvages », toujours gai et cherchant à s'insinuer dans vos bonnes grâces; et je me demandais souvent d'où lui venait sa bonne humeur. Son budget officiel semblait fait pour l'assombrir. Ses dépenses — car on ne le vit jamais qu'en vêtements d'une blancheur immaculée — devaient excéder de beaucoup son revenu de six dollars par an, soit deux shillings par mois. Il était lui-même un homme peu fortuné, et sa maison la plus pauvre du village. Son frère aîné, Kauanui, devait, pensait-on, lui venir en aide. Mais comment ce frère aîné avait-il hérité des biens de la famille et vivait-il comme un riche bourgeois, alors que le plus jeune était un pauvre homme et, pourtant, gouvernait comme chef à Anaho ?... Que l'un fût riche et l'autre presque indigent, cela peut vraisemblablement s'expliquer par quelque adoption, car il est relativement rare que des enfants soient élevés par leurs ascendants naturels et héritent de leur avoir ; mais que l'un fût chef, et non l'autre, s'explique (d'une façon très irlandaise) par le fait qu'ils n'étaient chefs ni l'un ni l'autre.

Depuis le retour et les guerres des Français, beaucoup de chefs ont été déposés, et beaucoup de soi-disant chefs ont été nommés. Nous avons vu dans la même maison, un de ces parvenus boire en compagnie de deux de ces Bourbons des îles dépossédés ; hommes dont un seul mot, quelques années auparavant, portait la vie ou la mort, et maintenant, revenus comme leurs voisins au rang de simples paysans. Ainsi, quand les Français renversèrent les tyrans héréditaires, élevèrent les prolétaires des îles Marquises à la dignité de « citoyens libres de la République » et leur octroyèrent le droit de voter pour un conseiller général à Tahiti, ils se crurent sans doute sur le chemin de la popularité ; mais, loin de là, ils ne faisaient que révolter le sentiment public. Peut-être la déposition de certains chefs était-elle nécessaire ; peut-être la nomination de certains autres l'était-elle aussi; ce n'en était pas moins une besogne délicate. Le Gouvernement de Georges II a exilé plus d'un puissant chef écossais des Highlands ; il ne lui vint jamais à l'esprit de fabriquer des substituts pour les remplacer ; et si les Français se sont montrés plus audacieux, reste à savoir si ce fut avec succès.

Notre chef à Anaho était toujours désigné et se désignait lui-même sous le nom de Taipi-Kikino. Cependant, ce n'était pas là son véritable nom, mais seulement le sceptre attaché à sa fausse position. Dès qu'il fut élu chef, son nom primitif qui signifiait, si j'ai bonne mémoire, « Prince né parmi les fleurs », tomba en désuétude, et on le baptisa de ce proverbe expressif : Taipi-Kikino — « Highwater-man-of-no-account »5 — ou, en anglicisant plus hardiment : « Mendiant à Cheval » — un spirituel et mordant jeu de mots. En Polynésie, un sobriquet détruit jusqu'au souvenir du nom original. Si nous étions Polynésiens, à l'heure qu'il est, il ne serait plus question de Gladstone. Nous parlerions de notre Nestor et nous adresserions à lui comme au « Grand vieil homme » et c'est ainsi que lui-même signerait sa correspondance. Ce n'est pas la popularité, mais la signification du surnom qui est à considérer ici. La nouvelle autorité débuta avec peu de prestige. Il y a maintenant quelque temps que Taipi exerce ses fonctions et d'après tout ce que j'ai vu, il semble y être parfaitement adapté. Il n'est pas du tout impopulaire, et pourtant son pouvoir est nul. Les Français le traitent en chef ; il est reçu à déjeuner chez le résident ; mais pour tout ce qui concerne les fins pratiques de sa situation de chef, une poupée en chiffons aurait la même valeur.

Nous n'étions que depuis trois jours à Anaho quand nous reçûmes la visite du chef de Hatiheu, homme important et célèbre, ancien leader d'une guerre contre les Français, ancien prisonnier à Tahiti, et le dernier mangeur de « cochon-long » de Nuka-hiva. Bien peu d'années auparavant on l'avait vu parcourant à grandes. enjambées la plage d'Anaho, portant sur son épaule le bras d'un cadavre. « Ainsi fait Kooamua avec ses ennemis ! » hurlait-il à ceux qui passaient — et il dévorait une bouchée de la chair fraîche ! — Et maintenant, représentez-vous ce gentleman très judicieusement placé dans cette charge par les Français, et nous faisant une visite matinale en costume européen ! C'était le caractère le plus frappant que nous ayons encore rencontré par ses manières pleines d'aménité et de décision, sa haute taille, sa figure rude, rusée, formidable, non sans une certaine ressemblance avec Mr. Gladstone — sauf quand à la couleur brune de la peau, et le tatouage de grand chef, d'un bleu égal sur tout un côté et une partie de l'autre. Une connaissance plus approfondie accrut notre opinion sur son intelligence. Il inspecta le Casco d'une manière alors toute nouvelle pour nous, examinant ses lignes et le fonctionnement de ses machines; il lui fallut passer dix minutes à étudier patiemment un morceau de tricot auquel travaillait un des nôtres et il ne s'en alla pas avant d'en avoir compris le principe ; son intérêt se changea en excitation à la vue de la machine à écrire dont il apprit à se servir. En partant, il emporta une liste des membres de sa famille avec son propre nom imprimé au bout, de sa propre main. Il avait, en plus, un côté humoristique très développé et hâbleur plus que de raison. Il nous raconta ainsi qu'il était d'une extrême sobriété; — il le devait à sa haute situation — ; les gens du commun pouvaient être des brutes, mais le chef ne devait pas s'abaisser à leur niveau ! Peu de jours après nous pûmes le voir dans un état d'imbécillité souriante, ayant perdu tout équilibre, et le ruban du Casco sens dessus dessous, sur son chapeau déshonoré.

Mais, ce qui nous occupe ici, c'est l'affaire qui, ce matin, l'amenait à Anaho. Le « devil-fish » semblait devenir rare autour des récifs; on jugea opportun de déclarer une sorte de « fermeture ». A cette fin, il est d'usage, en Polynésie, de déclarer un « Tabou » — mais qui devait s'en charger? Taipi l'aurait pu; il aurait dû ; c'était un des principaux attributs de sa charge. Mais qui donc eut tenu compte de l'interdiction d'un « Mendiant à Cheval » ? Il pouvait bien planter des branches de palmier; l'emplacement ne devenait pas sacré pour cela ! Il pouvait prononcer un charme, on savait bien que les esprits ne répondraient pas ! C'est pourquoi le vieux cannibale légitimé dut s'en venir à cheval, à travers les montagnes, pour agir à sa place ; et le respectable fonctionnaire aux blancs habits put seulement le regarder et l'envier ! — A peu près à la même époque, quoique d'une façon différente, Kooamua institua une loi forestière. Les cocotiers étaient malades, car la récolte des noix encore vertes appauvrit l'arbre et le met finalement en danger. Jusqu'ici, Kooamua avait bien pu tabouer les récifs qui étaient propriété publique, mais il ne pouvait en faire autant pour les palmiers des autres! Il adopta un moyen assez intéressant. Il taboua ses propres arbres et son exemple fut suivi dans tout Hatiheu et Anaho. — Je crois bien que Taipi aurait pu tabouer tout ce qu'il possédait : personne n'eût songé à suivre son exemple ; ce qui prouve le peu de prestige exercé par la dignité d'un chef officiel ; un simple détail nous montrera le peu de cas qu'il en fait lui-même. Je n'en ai jamais rencontré un seul qui n'ait saisi le premier prétexte pour m'expliquer sa situation ; aussi bien, tel que je le voyais, il n'était qu'un chef officiel, mais ailleurs — peut-être sur quelque autre île — il l'était par droit héréditaire : en vertu de quelle cause, il me priait d'excuser la simplicité de ses pompes, fraîchement improvisées.

Comme on le remarquera, sans doute, avec étonnement, ces deux tabous avaient un but tout pratique. Je dis : avec étonnement, parce que la véritable nature de cette institution est très mal comprise en Europe. Elle est généralement regardée comme une prohibition maligne et sans raison — pareille à celle qui, de nos jours, dans certains pays, interdit aux personnes de fumer et qui, hier, empêchait qui que ce soit, en Ecosse, de faire une promenade un dimanche. L'érreur est aussi naturelle qu'injuste. Les Polynésiens n'ont pas été, comme nous, formés par la tradition pratique et fortifiante de l'ancienne Rome ; pour eux l'idée de loi n'a jamais été séparée de celle de morale ou de propriété; de sorte que le tabou doit suffire à tout et implique indifféremment qu'un acte est criminel, immoral, contraire à l'ordre public, déplacé, ou (comme nous disons) « not in good form » ; c'est pourquoi bien des tabous étaient passablement absurdes, comme, par exemple, ceux qui excluaient certains

mots de la langue et particulièrement ceux qui se rapportaient aux femmes. Le Tabou enfermait les femmes de toutes parts. Beaucoup de choses étaient interdites aux hommes ; bien peu étaient permises aux femmes. Elles ne devaient pas s'asseoir sur le pae-pae ; elles ne devaient pas y accéder par l'escalier ; elles ne devaient pas manger de porc ; elles ne devaient pas s'approcher d'un bateau ; elles ne devaient faire la cuisine sur aucun feu allumé par un mâle. Tout dernièrement, lorsque les routes furent achevées, on remarqua qu'au lieu de les suivre, les femmes passaient à travers les taillis qui les bordent, et quand elles arrivaient à un pont, au lieu de passer dessus, préféraient traverser à gué ; routes et ponts étaient l'œuvre des hommes et tabous pour le pied des femmes. Même la selle d'un homme, si cet homme est un indigène, est une chose dont l'usage reste interdit à une femme qui se respecte. Ainsi, du côté de l'ile où est situé Anaho, deux blancs en possèdent : Mr. Regler, et le gendarme, Mr. Aussel; lorsqu'une femme a un voyage à faire il faut qu'elle emprunte la sienne à l'un ou à l'autre. On le remarquera, ces interdictions tendent, pour la plupart, à creuser la distance qui sépare les sexes. Le respect de la chasteté féminine est en général l'excuse de toutes les entraves que les hommes aiment à imposer à leurs épouses et à leurs mères. Ici, le respect n'a rien à faire ; et considérez la vie de ces femmes qui ont encore pieds et mains liés par des convenances dénuées de toute espèce de sens. Les femmes elles-mêmes qui survivent à l'ancien régime avouent qu'en ces jours, la vie ne valait pas la peine d'être vécue. Pourtant, même alors, il y avait des exceptions. Il y avait des chefs-femmes, et, de plus, — on me l'a assuré — des prêtresses; des coutumes rigides s'inclinaient devant les grandes dames et dans l'enceinte la plus sacrée d'un haut-lieu, le Père Siméon Delmar put voir une pierre qui avait été le trône d'une dame de haute lignée. Combien tout ceci est exactement parallèle aux coutumes européennes qui donnaient aux princesses le droit de pénétrer dans les cloîtres les plus fermés, et appelaient des femmes à régner sur un pays qui leur refusait tout contrôle sur leurs propres enfants.

Mais le tabou est, le plus souvent, l'instrument de restrictions sages et nécessaires. Nous l'avons vu, organe d'un gouvernement paternel. Il sert aussi à renforcer, dans les cas très rares où quelqu'un le désire, les droits de la propriété privée. Ainsi, un homme fatigué des allées et venues des visiteurs marquisans taboue sa porte, et jusqu'à ce jour, vous pouvez voir encore le signal de la branche de palmier comme nos aïeux voyaient la « baguette-pelée » devant une auberge des Highlands. Un autre cas. Anaho est considéré comme « le pays sans popoi ». Le mot popoi sert, en différentes îles, à désigner la principale nourriture du peuple ; ainsi, à Hawaï, c'est une préparation de Taro ; et aux Marquises, une autre préparation faite avec les fruits de l'arbre à pain, Il y a quelques années, la sécheresse détruisit tous les arbres à pain et les bananiers du district d'Anaho ; un singulier état de choses naquit de cette calamité et des coutumes généreuses de l'île. Hatiheu, bien arrosé, avait échappé à la sécheresse; chaque propriétaire d'Anaho traversa la passe, choisit un habitant de Hatiheu, « lui donna son nom » — un présent onéreux, mais qui ne se refuse jamais — et s'autorisant de cette parenté improvisée, entreprit d'emporter toutes les provisions qui lui étaient nécessaires, tout comme s'il avait payé pour les avoir. D'où un trafic continu le long de la route. On pouvait voir, à toute heure du jour, quelque garçon robuste, vêtu d'un pagne, luisant de sueur, un bâton, posé en travers sur ses épaules nues, courant avec une agilité nerveuse sous sa double charge de fruits verts. Et, à l'extrémité de la percée, une douzaine de bornes

de pierre, placées sur le bord de la route, à l'ombre d'un bosquet, marquait la halte de repos des porteurs de popoi. Je fus d'autant plus surpris de découvrir, un peu en arrière de la plage et, à moins d'une demi-mille d'Anaho, un massif d'arbres à pain penchant sous la charge de leurs fruits bienfaisants. « Pourquoi ne cueillez-vous pas ceux-ci ? » demandai-je. « Tabou », répondit Hoka; et je pensais en moi-même (comme font les voyageurs bornés) : quels enfants et quels fous étaient ces gens qui s'en allaient peinant à travers la montagne et dépouillant des voisins innocents, quand le soutien de la vie croissait ainsi à leur porte ! J'étais complètement dans l'erreur. Au milieu de la destruction générale, ces arbres suffisaient exactement à nourrir la famille de leur propriétaire, et par ce moyen bien simple, en les déclarant « Tabou », il avait renforcé son droit sur eux.

La sanction du tabou est une superstition; toute infraction est immédiatement punie par la consomption ou autre maladie mortelle. Un lent dépérissement atteint celui qui a mangé du poisson tabou ; et les os du même poisson brûlés avec tous les rites voulus peuvent seuls le guérir. Les noix de coco et les fruits de l'arbre à pain tabous agissent plus rapidement encore. Supposez que vous mangiez un fruit tabou à votre dîner, votre sommeil s'en ressentira dans la nuit même ; au matin, votre cou sera pris d'une enflure et marqué d'une teinte foncée qui s'étendra de là à votre visage, et en deux jours, à moins que l'injection du remède nécessaire n'agisse, vous serez mort. Ce remède se fait avec les feuilles hachées de l'arbre dont le malade a volé les fruits ; ainsi il ne peut être sauvé sans avouer au Tahuku à qui il a volé. Celui dont je recevais ces informations ne connaissait que ces deux cas de tabous; il n'avait sans doute pas eu l'occasion d'en étudier d'autres; et comme l'art de les instituer était jalousement gardé par les vieillards, il estimait que ce secret serait bientôt perdu. Je dois ajouter qu'il n'était pas Marquisan, mais Chinois, habitant ce groupe depuis son enfance, et rempli d'une foi respectueuse dans les mystères qu'il m'expliquait. Les hommes blancs parmi lesquels se comptait Ah-Fu en étaient exempts; mais il connaissait le cas d'une femme de Tahiti qui était venue aux îles Marquises, avait mangé du poisson tabou et, quoique ignorant la faute qu'elle avait commise et le danger qu'elle courait, avait été malade, puis guérie, exactement comme une indigène.

Evidemment, c'est là une croyance profonde ; avec cette race faible et imaginative, elle est, en bien des cas, assez forte pour donner la mort ; il faut qu'elle soit bien forte pour permettre à ceux qui tabouent leurs arbres secrètement, de découvrir les ravisseurs par la maladie qu'ils y gagnent. Ou peut-être, devons-nous comprendre l'idée cachée dans le tabou d'une autre façon, comme un stratagème politique destiné à répandre l'inquiétude et à extorquer des aveux, de telle sorte qu'un homme, dès qu'il se sent malade, se mette la tête à l'envers pour retrouver sa moindre faute et fasse appeler de suite tout propriétaire dont il a frustré les droits. Nous le voyons sans peine, demandant : « Avez-vous dissimulé un tabou ?» et nous ne voyons guère le propriétaire entreprenant de le contredire. Et c'est là peut-être le droit le plus étrange de ce système — que, vu du dehors, il inspire une terreur aussi aveugle — et que, vu du dedans, il se révèle plein d'intentions si évidentes et visibles.

Nous lisons, dans le Paenamo du Dr Campbell, l'histoire d'une jeune fille de la Nouvelle-Zélande ; elle avait mangé d'un igname tabou ; on avait eu la folie de le lui dire; elle tomba immédiatement malade et mourut deux jours après, de simple terreur. Le laps de temps rapporté est le même qu'aux îles Marquises ; et les symptômes furent sans doute les mêmes. Quelle singulière chose qu'une superstition qui a une telle influence ne soit au fond qu'un article de pure fabrication — et que, même ne l'auraient-elles pas inventée de toutes pièces, ses détails aient été évidemment réglés par les autorités de quelque commissariat de police polynésien. Assez heureusement, cette croyance est aujourd'hui — et a probablement toujours été — loin d'être générale. Ainsi chez nous l'idée de l'enfer, grand préservatif pour les uns, n'est qu'une pensée fugitive pour les autres, et pour d'autres encore un sujet de moqueries souvent mal assurées, ainsi du tabou dans les îles Marquises. Mr. Regler a pu voir les deux extrêmes du scepticisme et de la terreur aveugle. Dans le premier cas, il trouva dans le bosquet tabou un individu en train de voler les fruits de l'arbre à pain, joyeux et impudent comme un arabe des rues ; il ne fallut rien moins que la menace d'un scandale pour arriver à le décontenancer. Le second cas est diamétralement opposé. Mr. Regler, ayant demandé à un naturel de l'accompagner dans une traversée, l'homme avait accepté avec assez d'entrain, quand tout à coup, il poussa un cri et bondit en arrière : il avait aperçu, dans le fond du bateau, un poisson mort tabou ; dès lors, même la promesse d'un dollar n'arriva pas à le faire avancer.

On le remarquera, le Marquisan adhère à la vieille idée de la circonscription locale des croyances et des devoirs. Non seulement les blancs sont à l'abri des châtiments qui suivent les infractions, mais ces infractions mêmes, quand ils s'en rendent coupables, sont envisagées sans horreur. C'était Mr. Regler qui avait tué le poisson — et pourtant le pieux indigène n'était pas choqué par sa vue — il refusa seulement de le suivre dans le bateau. Un blanc est un blanc ; le serviteur (pour ainsi dire) de divinités différentes et plus libérales, et nul n'a le droit de le blâmer s'il use de sa liberté. Les Juifs ont peut-être été les premiers à porter atteinte à cette tolérance courtoise entre cultes différents ; et le virus juif est vivace encore dans le Christianisme. Le monde entier doit respecter nos tabous, sans quoi nous grinçons des dents.

 

CHAPITRE VII

Hatiheu

 

Les baies d'Anaho et de Hatiheu sont séparées à leur naissance par la pointe effilée d'une seule colline, — le défilé si souvent mentionné — mais cet isthme devient, en s'avançant Vers la mer, une péninsule considérable, dénudée et herbeuse, hantée par des moutons, et la nuit et le matin, par les cris perçants des bergers ; on y voit errer aussi quelques chèvres sauvages; elle est dentelée, du côté de la digue, par des cavernes profondes et pleines de clameurs, et bordée de falaises qui ont la silhouette et la couleur des vieux amas de tourbe. Dans l'un de ces antres obscurs et sonores, nous vîmes un jour, serrées en grappe, comme des oiseaux de mer blottis sur un rocher qu'éclabousse la lame, poussant les mêmes cris que les oiseaux du large lorsqu'ils saluent le vaisseau qui passe, un groupe de pêcheuses n'ayant pour tout costume que leurs éclatants vêtements de dessous. L'explosion du ressac et les frêles voix de femmes résonnent toujours dans ma mémoire. Nous avions, ce jour-là, un équipage composé d'indigènes, parmi lesquels le timonier Kauanui ; c'était notre première expérience de la navigation polynésienne, qui consiste à s'approcher le plus près possible du moindre point de la côte. Ils ne le font pas dans le but de gagner du temps, car ils ont à faire un long chemin pour approcher de tout endroit retiré au fond d'une baie. De même semble-t-il qu'ils ne croient jamais

élever leurs demeures assez près de la mer d'une part ; de l'autre, ils ne croient jamais amener leurs bateaux assez près de la terre. Pratiqué dans des eaux sûres, le système n'est pas aussi dangereux qu'il en a l'air, car le reflux autour des rochers repousse l'embarcation. Mais près des côtes où les courants sont plus rapides, je persiste à le croire très dangereux, et le calme des indigènes est, dans ces moments, agaçant à voir. Nous eûmes, au départ, un plaisir sans mélange à voir de si près les contours de la baie et les teintes merveilleuses de la houle. Au retour, où la mer était devenue plus forte et où nous avions le courant contre nous, la hardiesse avec laquelle le timonier rasait les côtes nous déconcerta. Comme nous arrivions en face de la digue, là où les lames se brisent avec le plus de violence, Kauanui. saisit cette occasion pour allumer sa pipe; elle fit ensuite le tour de l'embarcation — chaque homme en tirant une ou deux bouffées, et emplissant de fumée ses poumons et ses joues, avant de la faire circuler. Leurs figures étaient gonflées comme des pommes quand nous arrivâmes au pied des falaises, et que les vagues bondissantes retombèrent, en l'inondant, dans le bateau. A la prochaine pointe ce fut le tour des « cocanetti », le chef de nage m'emprunta mon. couteau et lâcha son ouvrage pour ouvrir les noix : ces distractions intempestives sont comparables -aux rations de grog qu'on sert au moment du lancement d'un navire.

Suivant mes projets, j'allai d'abord visiter l'école des garçons, car Hatiheu est l'Université des îles du Nord. Le bourdonnement de la leçon vint au devant de nous. Près de la porte, où soufflait un courant d'air plus frais, se tenait le frère lai ; assis autour de lui. serrés en demi-cercle, une soixantaine d'enfants, aux figures foncées, écarquillaient les yeux ; et, au fond de la pièce dénudée, se voyaient des bancs et des tableaux noirs couverts de chiffres à la craie. Le frère se leva pour nous saluer, d'un air humble. « Il était là depuis trente ans » — nous dit-il, montrant du doigt ses cheveux blancs, comme un enfant intimidé tire son tablier. « Et point de résultats, Monsieur ! presque pas de résultats6.' » Il désigna ses élèves.: « Vous voyez là, Monsieur, toute la jeunesse de Nuka-hiva et de Ua-pu. C'est tout ce qu'il en reste entre l'âge de 6 à 15 ans; et, pourtant, il n'y a que peu d'années encore, nous en avions plus de 120 venant de Nuka-hiva seulement. Oui, Monsieur, cela se dépérit ! » Des prières, de la lecture et de l'écriture, puis encore des prières et de l'arithmétique, et encore des prières pour terminer, tel semblait être le cours mélancolique des choses. Tous les insulaires ont un goût naturel pour l'arithmétique. A Hawaï, ils font de grands progrès en mathématiques. Dans un village de Majuro, et généralement dans le groupe Marshall, toute la population s'asseoit en rond autour du négociant quand il pèse le copra, et chacun relève les comptes sur sa propre ardoise et vérifie le total. Le négociant, remarquant leurs aptitudes, introduisit des fractions ; ils n'en connaissaient pas les règles ; ils furent d'abord très embarrassés ; mais peu à peu, par un pur effort de pensée, ils arrivèrent à la solution et s'en vinrent, l'un après l'autre, assurer au commerçant qu'il ne s'était pas trompé. Peu d'Européens en eussent fait autant. Les études à Hatiheu sont donc moins fastidieuses pour les Polynésiens qu'un étranger aurait pu le croire, et cependant, combien arides encore ! Je demandai au frère lai s'il leur racontait des contes ? et il me regarda avec étonnement ; s'il ne leur enseignait pas l'histoire et il me dit : « Oh, oui, un peu d'histoire sainte — du Nouveau Testament » ; et il recommença ses lamentations sur le peu de résultats qu'il obtenait. Je n'eus pas le cœur de poursuivre mes questions; je ne pus que lui dire que ce devait être bien décourageant, et je résistai à l'envie de lui dire que c'était aussi bien naturel ! Il leva les yeux : « Mes jours sont comptés — dit-il — le ciel m'attend ! » Le ciel me pardonne, mais je me sentis plein de colère contre le vieillard et sa trop facile consolation ; car pensez à ce qu'il était à même de faire ! Les enfants de 6 à 15 ans sont enlevés à leurs foyers par le Gouvernement, centralisés à Hatiheu, où ils reçoivent, par semaine, une portion d'alimentation déterminée, et, sauf pendant un mois par an, sont soumis complètement à l'influence des prêtres. Depuis certaines escapades, les vacances ont lieu à une époque différente pour les filles et pour les garçons ; de sorte qu'un frère et une sœur Marquisans, se retrouvent, une fois leur éducation terminée, complètement étrangers l'un à l'autre. C'est une loi très dure et très antipopulaire; mais quelle force elle met dans les mains des éducateurs, et avec quelle mollesse, quel manque d'intelligence on s'en sert dans les missions! Ils sont trop absorbés par le souci de développer la piété chez les naturels — tentative dans laquelle ils échouent, de leur propre aveu — et c'est, je crois, la cause d'insuccès de leur pauvre système. Ils pourraient voir pourtant à l'école des filles de Tai-o-hae, le système tout différent appliqué par les sœurs qui la dirigent, si pleines d'entrain, si bonnes ménagères, et un ensemble de propreté, de bonne aération et d'occupations intelligentes et joyeuses, qui devraient leur inspirer des méthodes plus vivantes !

Pourtant les sœurs, elles aussi, gémissent sur leur insuccès. Elles se plaignent que le seul temps des vacances suffit à détruire l'ouvrage de toute l'année ; elles déplorent surtout l'indifférence et le manque de cœur des jeunes filles. Parmi tant de jolies élèves paraissant si affectionnées, qu'elles ont instruites et élevées, deux seulement sont jamais revenues faire une visite de reconnaissance à leurs anciennes maîtresses.

Ces deux-là, il faut le dire, reviennent régulièrement, mais les autres, sitôt leur temps d'éducation révolu, disparaissent dans les bois comme des insectes délivrés de captivité. On peut difficilement imaginer quelque chose de plus décourageant et, pourtant, je ne crois pas que ces dames doivent désespérer. Pour un certain nombre d'années, elles gardent les enfants en bonne santé et les occupent innocemment ; et s'il était possible de sauver cette race, ce serait peut-être par ce moyen. On ne peut faire ce compliment à l'école des. garçons de Hatiheu. Le jour est fixé déjà pour eux tous ; pour les maîtres comme pour les élèves, la mort est en route ; elle est sur pied ; elle les guette ; et pendant les nombreux entractes, ils demeurent assis, et bâillent ! Mais, dans la vie, le fil invisible qui mène les destinés transparaît à travers les choses les plus insignifiantes ; l'effort le plus indolent n'est pas perdu ; et l'école de Hatiheu elle-même est peut-être plus utile qu'elle ne paraît.

Hatiheu est une localité de quelques prétentions. L'extrémité de la baie, du côté d'Anaho, peut être appelée l'enceinte civile, car elle se vante de posséder la maison de Kooamua, et, tout près du rivage, sous un grand arbre, celle du gendarme Mr. Armand Aussel, avec son jardin, ses tableaux, ses livres et sa table excellente où les étrangers sont les bienvenus. Le contraste le plus absolu règne entre la gendarmerie et le presbytère et entretient entre eux une opposition sourde, pleine de doléances réciproques. La cuisine d'un presbytère, dans les îles orientales, est un lieu déprimant à voir ; et le plus grand nombre des missionnaires ne font rien pour entretenir un jardin, arrivant déjà péniblement à vivre avec la ration qu'il leur est allouée. Mais jamais vous ne dînerez avec un gendarme sans vous pourlécher les lèvres ! et le saucisson |« home-made » de Mr. Aussel et la salade de son jardin sont un régal qui ne s'oublie pas ! Pierre Loti sera sans doute heureux de savoir qu'il est l'auteur favori de M. Aussel, et que ses livres sont lus dans le décor, bien approprié, de la baie de Hatiheu.

L'autre extrémité de la baie est toute religieuse. C'est là qu'une pointe en forme de corne, précieux signal maritime pour Hatiheu, surgit dénudée, des frondaisons de la forêt, et s'abaisse jusqu'au rivage en ravins et en falaises. Du bord de l'une des plus hautes, à 700 ou 1 000 mètres d'élévation environ, une Vierge abaisse son regard insignifiant, comme une pauvre poupée perdue, oubliée là par un enfant géant. Ce laborieux symbole des catholiques semble toujours étrange aux protestants ; nous concevons avec étonnement que des hommes puissent croire utile de travailler pendant tant de jours, et escaladent de tels précipices pour un résultat qui nous fait sourire; et pourtant c'est, je crois, le sage Mgr. Dordillon qui choisit cet emplacement, et je sais que tous ceux qui mirent la main à l'entreprise se retournent avec orgueil vers ses difficultés vaincues. L'école des garçons est une importation récente ; elle était d'abord à Tai-o-hae, à côté de celle des filles, et ce n'est que dernièrement, à la suite d'une escapade qu'ils firent ensemble, que toute l'étendue de l'île fut interposée entre les deux sexes. Mais Hatiheu a dû être un centre de missions important, depuis longtemps. Environ à mi-chemin de la baie, il n'y a pas moins de trois églises, groupées dans un bouquet de bananiers et d'ananas. Deux d'entre elles sont en bois : l'église primitive, à présent hors d'usage ; et une autre qui, pour quelque raison mystérieuse, n'a jamais été employée. L'église neuve est en pierre avec des tours jumelles, des murailles soutenues par des arcs-boutants et une façade entièrement sculptée. Le dessin, en lui-même, est bon, simple et pur de forme ; mais tout le caractère est dans les détails où l'architecte s'est métamorphosé en sculpteur. Il n'y a pas de mots pour décrire les anges qui montent la garde autour du portail (quoiqu'ils ressemblent terriblement à des archevêques ailés) et les chérubins, dans les coins, et les gargouilles représentant le bouc-émissaire, et le haut relief bizarre et plein de vie où saint Michel (le patron de l'artiste) met à mal Lucifer qui proteste! Nous ne nous lassions pas de contempler cette imagerie si naïve, si amusante, et pourtant si artistique, dans le meilleur sens du mot, — dans le sens de l'invention, du goût, de l'expression. Je ne sais ce qui était le plus étrange : ou de trouver un édifice de cette valeur dans le coin d'une île barbare, ou de voir une construction si ancienne conserver un tel charme de nouveauté.

L'architecte, un frère lai français, qui est encore bien vivant et médite de nouvelles fondations, tire sûrement son origine de quelque maître-maçon de l'âge des cathédrales ; et c'est en regardant l'église de Hatiheu que je commençai d'apprécier le charme secret de la sculpture médiévale : ce mélange du courage puéril de l'amateur qu'aucune entreprise n'effraye, comme l'élève avec son ardoise, avec la persévérance virile de l'artiste qui ne sait pas quand il a vaincu.

Depuis lors, j'avais toujours eu un vif désir de connaître l'architecte, Frère Michel; et voici qu'un jour, comme je causais avec le Résident à Tai-o-hae (le port principal de l'île), on nous montra un vieux prêtre, à moitié aveugle, usé, de l'aspect le plus ascétique, et un frère lai du type français le meilleur, bien portant,, la physionomie épanouie, intelligente, honnête et joviale, l'œil large et brillant, et une constitution vigoureuse encline à l'obésité. A cela près qu'il était vêtu d'une soutane noire et soigneusement rasé, vous pouvez voir son pareil chaque jour, travaillant joyeusement dans son carré de vigne, dans une demi-douzaine de provinces françaises ; cependant j'ai toujours été hanté par sa ressemblance particulière avec un vieux et charmant ami de mon adolescence que je veux nommer ici, au cas où sa mémoire serait chère aussi à

quelqu'un de mes lecteurs : le Paul, du West-Kirk. Dès le premier mot, j'eus la certitude que je tenais mon architecte, et l'instant d'après, nous étions lancés dans une discussion animée au sujet de l'église de Hatiheu. Frère Michel parlait toujours de ses œuvres avec une pointe d'ironie à travers laquelle on pouvait discerner une juste fierté, et les sautes de l'une à l'autre étaient souvent bien humaines et bien divertissantes — « Et vos gargouilles moyen âge, m'écriai-je, comme elles sont originales ! — N'est-ce pas ! Elles sont drôles7 ! » disait-il, avec un large sourire; et tout de suite avec une gravité subite : « Cependant il y en a une qui a une patte de cassé ; il faut que je vois cela. » — Je m'informai s'il s'était servi de modèles — un point que nous discutâmes longuement. « Non, dit-il simplement, c'est une église idéale. » Le haut relief était son œuvre favorite, et à bien juste titre. Quant aux anges du portail, il avouait qu'il aurait aimé les détruire et les remplacer. « Ils n'ont pas de vie; ils manquent de vie. Vous devriez voir mon église à la Dominique ; j'ai là une Vierge qui est vraiment gentille. » — Ah ! m'écriai-je, ils m'ont dit que vous étiez décidé à ne plus jamais construire d'autre église, et j'ai écrit dans mon journal que je ne pouvais pas le croire. — « Oui, j'aimerais bien en faire une autre », confessa-t-il, et il sourit de son aveu. Un artiste comprendra quel attrait cette conversation avait pour moi. If n'existe pas de lien plus étroit que cette communion dans l'intérêt désintéressé, et l'orgueil un peu effarouché, qui distingue l'homme intelligent, énamouré d'un art quelconque. Il voit les limites de ses aptitudes, les défauts de son métier ; il sourit de se voir ainsi occupé sur les rives de la mort, et voit cependant, dans sa dévotion elle-même, quelque chose qui vaut la peine d'être vécu. Si les artistes avaient le même sens de l'humour que les augures, ils souriraient comme eux en se rencontrant, mais d'un sourire plein d'indulgence.

J'eus l'occasion de voir beaucoup cet excellent homme. Il fit avec nous la traversée de Tai-o-hae à Hiva-oa, une lutte à mort de 90 milles, avec une mer démontée. Ce fut ce qu'on appelle une bonne traversée, et une plume au bonnet du Casco. Mais ces quarante-huit heures restent parmi les plus mauvaises qu'aucun de nous ait jamais passées. Nous étions secoués et lancés les uns contre les autres, comme des balles dans un tambour, le matelot fut jeté à bas et eût la tête fendue ; le capitaine était malade sur le pont ; le cook était malade dans la cale. De toute notre compagnie, deux seulement descendirent diner. J'étais l'un de ces deux. Je me sentais fort misérable ; et ma compagne (qui se disait très à son aise) quitta la table précipitamment avant la fin du repas. C'est dans ces circonstances que nous approchâmes de la côte située sous le vent de cette île mystérieuse de Ua-pu, contemplant avec des yeux éblouis, les criques, les caps, les récifs, les forêts descendantes et les aiguilles de pierres inaccessibles qui surmontent les montagnes. Ce lieu demeure dans un recoin obscur de nos mémoires, comme un décor de cauchemar. La fin de cette pénible traversée, à laquelle furent soumis nos passagers, s'acheva avec les mêmes difficultés. Les vagues déferlaient avec fureur sur la baie de Taahauku ; le bateau échoua et chavira, et tout l'équipage fut submergé. Seul le frère, habitué à ce genre d'expérience, glissa à terre par un miracle d'agilité sans presque se faire mouiller. A partir de ce moment, durant tout le temps que nous demeurâmes à Hiva-oa, il fut notre cicérone et notre protecteur, nous présentant, nous guidant dans nos excursions, nous obligeant en mille manières et se faisant aimer chaque jour davantage.

Michel Blank avait été un charpentier par profession ; il avait gagné de l'argent et s'était retiré, croyant sa vie active terminée; et c'est seulement lorsqu'il s'aperçut des dangers de l'oisiveté qu'il vint mettre ses capitaux et ses connaissances au service de la mission. Il en devint le charpentier, le maçon, l'architecte et l'ingénieur ; ajouta la sculpture à tous ses talents et se rendit célèbre par sa science du jardinage. Il avait l'expression enviable d'un homme entré au port après les luttes de la vie et qui y a solidement jeté l'ancre ; il vaquait à ses occupations avec une simplicité joyeuse ; ne se plaignait pas des déboires que lui donnaient les résultats, — pensant peut-être, timidement, que ses sculptures étaient un résultat suffisant ; et il était, dans son ensemble, le modèle accompli du missionnaire.

 

CHAPITRE VIII

Le port d'entrée

 

Le port — l'entrepôt, la capitale civile et religieuse de ces îles barbares — s'appelle Tai-o-hae et s'étend sur la rive d'une baie verdoyante et escarpée de Nuka-hiva. C'était le milieu de l'hiver quand nous y arrivâmes, et le temps était lourd, orageux et changeant. Tantôt le vent soufflait de terre en tempête par les brèches des précipices éboulés, tantôt, venant du large, il s'engouffrait en rafales, entre les îles gardiennes de la mer. Des nuages épais et sombres étaient suspendus sur les sommets ; la pluie faisait rage, puis cessait ; les dalots des montagnes bouillonnaient et le lendemain on pouvait voir les bords de cet amphithéâtre cernés d'une frange de blancs débris. La ville s'allonge le long de la baie, en une file étroite de maisons, généralement blanches, et toutes cachées dans le feuillage d'une avenue de verts puraos. Une jetée s'avance dans la mer par-dessus une ceinture de récifs ; à l'est, s'élève sur une colline proéminente, couverte de buissons, le vieux fort maintenant transformé en « Calaboose8 » ou prison ; à l'est, sur la Résidence, également isolée dans un jardin, flottent les couleurs de France. La petite goélette du Gouvernement est presque toujours à l'ancre, juste en face de la colline du Carabous ; le matin elle annonce 8 heures en déployant son pavillon et le soir, elle salue d'une salve de mousquets le coucher du soleil.

C'est là qu'habitent côte à côte, se partageant les conforts d'un club (un billard, de l'absinthe, une mappemonde « Mercator » et une des plus jolies vérandas des tropiques), une poignée de blancs de différentes nationalités ; principalement des fonctionnaires français, des employés de commerce allemands et écossais et les agents du monopole de l'opium. Il y a, de plus, trois aubergistes; des Ecossais avisés qui possèdent des filatures de coton, deux dames blanches et quelques gens « sur le rivage » — une expression des mers du Sud pour laquelle il n'y a pas d'équivalent. C'est une société agréable et hospitalière. Mais un de ses membres qu'on voyait souvent, assis sur des troncs d'arbres au bout de la jetée, mérite quelques mots de plus pour la singularité de son aspect et de son histoire. Voici bien des années, paraît-il, il s'éprit d'une dame du pays, Grande-Chefesse à Ua-pu. Comme on la pressentait, elle déclara que jamais elle ne pourrait épouser un homme qui ne fût pas tatoué : cela avait l'air si déshabillé ! sur quoi, avec une réelle grandeur d'âme, notre héros se mit entre les mains des Tahukus, et avec un stoïcisme plus grand encore, se laissa faire jusqu'à ce que l'opération fût complètement terminée. Il dut lui en coûter une forte somme, car le Tahuku ne travaille pas pour rien, et certainement des souffrances atroces. Kooamus, tout grand chef qu'il était et de la vieille école, n'était tatoué qu'en partie; il n'avait jamais pu, nous dit-il — avec une pantomine expressive — supporter cette torture jusqu'au bout. Notre amoureux compatriote était plus résolu ; il fut tatoué de la tête aux pieds selon toutes les règles de l'art ; et quand ce fut fait, il se présenta devant sa maîtresse, un autre homme. Mais, hélas! cette volage beauté fut incapable de le regarder sans rire. Pour ma part, je l'ai toujours regardé avec admiration ; car de qui peut-on dire qu'il-ait aimé comme lui, non avec sagesse, mais avec trop de perfection.

La Résidence est isolée, la colline du Carabous dissimulant le bout de la ville qui s'étend sur la baie. La maison est commode avec de spacieuses vérandas ; elle est ouverte tout le jour, de tous les côtés, et les vents alizés soufflent à plaisir sur ses parquets déserts. Dans la semaine, le jardin offre un aspect qui n'a rien de tropical : une demi-douzaine de convicts travaillent gaiment, maniant la bêche et la brouette et se découvrant avec un sourire devant le visiteur comme de vieux serviteurs attachés à la famille ! Le dimanche, ils disparaissent et il ne reste plus: que des chiens de toutes formes et de toutes provenances, qui sommeillent paisiblement dans les allées ombreuses. Car les chiens de Tai-o-hae ont le goût des Cours et font du siège du gouvernement le lieu de leurs siestes et de leurs promenades. Çà et là, des bandes de gazon ras vont se perdre dans un bois peu élevé d'acacias de diverses espèces; et, au fond de ce bois, un mur en ruines enclôt le cimetière des Européens. Des Anglais et des Ecossais dorment là, et des Scandinaves, et des Français, maîtres de manœuvres et maîtres-ouvriers, mêlant leurs cendres étrangères. Au fond des bois, peut-être, le merle ou, comme ils l'appellent ici, le Rossignol des îles, chante des chansons de chez eux, tandis que le Requiem sans fin de la houle résonne aux oreilles. Je n'ai jamais vu un lieu de repos plus tranquille ; mais c'était une source de rêverie inépuisable de se demander quels lointains voyages ces morts avaient accomplis, et de quelle patries diverses ils étaient partis avant d'en arriver à venir finalement dormir là ensemble ?...

Sur le sommet de la colline du promontoire, s'élève le Carabous, portes et volets ouverts tout le jour à tous les vents. A ma première visite, un chien en était le seul gardien visible. Il se dressa d'ailleurs dans une attitude si menaçante que je me réjouis de mettre la main sur un vieux canon de fusil ; et sans doute le moyen de défense devait lui être familier car le champion battit en retraite instantanément et tandis que je parcourais la cour et les bâtiments, je le vis, avec un couple de compagnons, qui se tapissait dans les coins pour m'éviter. Le dortoir des prisonniers était une pièce spacieuse et aérée, dénuée de tout mobilier ; ses murs, blanchis à la chaux, étaient couverts d'inscriptions en marquisan et de dessins grossiers : l'un d'eux représentait la jetée et était assez bien fait ; un autre représentait un assassinat ; d'autres encore, des soldats français en uniforme. Il y avait une légende en français : « Je n'est (sic) pas le sou. » De cette quiétude répandue à l'heure de midi; il ne faudrait pas conclure que la prison fût inhabitée : le Carabous de Tai-o-hae fait d'excellente besogne. Mais quelques-uns de ses occupants travaillaient au jardin de la Résidence, et le reste, probablement dans les rues, aussi libres que les balayeurs de chez nous, quoique beaucoup moins laborieux. A la tombée de la nuit, on les rappelle, comme des enfants dont le jeu est terminé, et le capitaine de port (qui est aussi le geôlier) les mets, pour la forme, sous les verrous, jusqu'à 6 heures du matin. Que l'un des prisonniers ait une course à faire en ville, pour son plaisir ou pour ses affaires, il n'a qu'à décrocher son volet, et, pourvu qu'il soit rentré à temps et qu'il ait convenablement replacé le dit volet le matin, à l'heure de l'appel, quand bien même il aurait rencontré le capitaine dans l'avenue, il ne sera question d'aucune plainte portée et bien moins encore de punition. Mais ce n'est pas tout. Le charmant Résident français, Mr. Delaruelle, m'accompagna un jour dans une visite officielle au Carabous. Dans la cour verdoyante, un gentleman fort déguenillé, les jambes déformées par l'éléphantiasis des îles, nous salua en souriant : « Un de nos prisonniers politiques — un insurgé de Raiatea », me dit le Résident; puis, au geôlier : « Je croyais avoir commandé pour lui une paire de pantalons neufs ? » Et comme aucun autre convict n'était visible : « Eh bien, dit le Résident, où sont vos prisonniers ? — Monsieur le Résident, répondit le geôlier, en saluant militairement, comme c'est jour de fête, je les ai laissé aller à la chasse. » Ils étaient tous sur la montagne, chassant les chèvres ! Nous arrivâmes au quartier des femmes, également désert. — « Où sont vos bonnes femmes ? » demanda le Résident ; et le geôlier de répondre gaiement : « Je crois, Monsieur le Résident, qu'elles sont allées quelque part faire une visite. » Mr. Delaruelle, qui adorait les excentricités de son petit royaume, avait bien espéré susciter quelque chose de comique ; mais, lui-même ne s'attendait à rien d'aussi achevé que ce dernier trait ! Pour compléter le tableau de la vie des détenus à Tai-o-hae, il reste à ajouter que ces criminels touchent des appointements aussi régulièrement que le Président de la République. Leur salaire est de 10 sous par jour. Ainsi, ils ont l'argent, le vivre, le couvert, l'habillement, et j'allais écrire, la liberté ! Les Français sont vraiment un peuple de bonne composition et font des maîtres faciles. Ils sont, d'ailleurs, portés à considérer les Marquisans avec des yeux indulgents. « Ils vont mourir, les pauvres diables ! » disait Mr. Delaruelle ; « l'important est de les laisser mourir en paix. » Et, non seulement c'était juste, mais exprimait, je crois, la pensée générale. Pourtant, il y a un autre élément à considérer; car les convicts ne sont pas seulement utiles, ils sont, pour ainsi dire, indispensables à l'existence de la France. Avec un peuple d'une paresse aussi incurable, déprimé par ce qu'on ne peut nommer qu'une pestilence endémique, et animé de mauvais sentiments envers ses nouveaux maîtres, les crimes et le travail des convicts sont une bonne aubaine pour le Gouvernement.

Le vol est, en réalité, le seul de ces crimes. Voleurs timides, au début, les hommes de Tai-o-hae commencent, à présent, à forcer les serrures et à s'attaquer aux coffres-forts. Des centaines de dollars ont été pris à un certain moment ; quoique, avec cette modération réparatrice si particulière chez les voleurs polynésiens, le cambrioleur marquisan ne prend jamais qu'une partie et laisse l'autre, partageant (pour ainsi dire) avec le propriétaire. Si c'est de la monnaie chilienne — courante aux îles — il échappera ; si la somme est en or, en argent français, la police attend jusqu'à ce que la somme entre en circulation et alors, découvre facilement le délinquant. Et maintenant, nous arrivons à la partie la moins édifiante. En bon Anglais, le prisonnier est mis à la torture jusqu'à ce qu'il avoue et — si c'est possible — qu'il restitue l'argent. Etre gardé seul, jour et nuit, dans un trou noir, c'est pour le Marquisan une torture inexprimable. Ses larcins mêmes étant accomplis au grand jour, à ciel ouvert, avec le sentiment de l'entreprise, et en compagnie d'un complice, sa terreur de l'obscurité demeure insurmontable ; représentez-vous donc ce qu'il endure dans son donjon solitaire ! imaginez-vous combien il lui tarde de tout avouer, de devenir un prisonnier officiel, et autorisé à dormir avec ses camarades ! Pendant notre séjour à Tai-o-hae, un voleur était prévenu. Il s'était introduit dans une maison vers 8 heures du matin, avait forcé un coffre et volé environ onze cents francs ; et maintenant dans l'horreur des ténèbres, de la solitude et des égarements d'une imagination de cannibale, toujours hantée par des voisins diaboliques, il avouait, bien à contrecœur, en abandonnant son butin. Dans une cachette qu'il avait déjà révélée, 300 francs avaient été retrouvés, et on s'attendait à le voir dégorger le reste. Ceci serait suffisamment déplaisant si c'était tout ; mais je suis obligé de dire, parce que c'est une question que les Français devraient mettre au point, qu'il se passe continuellement des choses bien plus regrettables. J'ai entendu parler d'un homme qu'on avait gardé six jours, les bras liés derrière lui, autour d'un tonneau ; et au dire universel, tous les gendarmes des mers du Sud seraient armés d'une sorte d'instrument ressemblant un peu à une vis de pression. Je ne sais pas. Je n'ai jamais eu l'aplomb de le demander à aucun des gendarmes — aimables gens, intelligents et sympathiques — dans l'intimité desquels j'ai vécu, et dont j'ai goûté l'hospitalité. Et peut-être la légende repose-t-elle sur une fausse interprétation de ces ingénieuses menottes, grâce auxquelles l'agent de police français réduit si vite un prisonnier à l'impuissance. Mais, physique ou morale, la torture est certainement employée ; et, par une injustice barbare, l'état d'accusation (dans lequel peut se trouver mis un homme parfaitement innocent) est affreusement douloureux ; l'état de condamnation (dans lequel tous sont supposés coupables) est, par comparaison, plein de liberté, et parfaitement agréable. Plus dur encore, peut-être, est le cas, non seulement de l'accusé, mais parfois de sa femme, de sa maîtresse ou de son ami, soumis aux mêmes épreuves. J'avais admiré, dans le système Tabou, l'ingéniosité de ses méthodes pour dépister les malfaiteurs ; il n'y a pas grand-chose à admirer dans celles des Français, et enfermer un enfant timide dans une chambre noire, et s'il fait preuve d'obstination, enfermer sa sœur dans la pièce voisine, n'est pas nouveau, ni humain.

La principale cause de ces vols est le vice nouvellement répandu de l'opium. « Ici, personne ne travaille jamais et tous mangent de l'opium », me disait le gendarme ; et Ah-Fu connaissait une femme qui en absorbait pour un dollar par jour. Le voleur heureux donnera une poignée d'argent à chacun de ses amis, une robe à une femme, passera une soirée dans une des tavernes de Tai-o-hae, pendant laquelle il traitera tous les arrivants, produira un bon morceau d'opium et se retirera dans le bois pour le manger et goûter le sommeil qu'il lui procurera. Un trafiquant qui n'en vendait pas, m'avoua qu'il en perdait l'esprit. « Je n'en vends pas, mais d'autres le font », disait-il. « Les naturels ne travaillent que pour en acheter; quand ils viennent chez moi pour me vendre leur coton, ils n'ont qu'à traverser pour aller chez un autre acheter de l'opium avec mon argent. Et pourquoi se donneraient-ils l'ennui de faire deux courses ?» A quoi bon discuter ? l'opium est la monnaie courante de ce pays.

L'homme qui était en accusation pendant mon séjour à Tai-o-hae, perdit patience, tandis qu'on examinait en sa présence le marchand d'opium chinois. « Mais naturellement, il m'a vendu de l'opium », s'écria-t-il ; tous les Chinois vendent de l'opium ici. « C'est uniquement pour acheter de l'opium que j'ai volé ! ce n'est que pour acheter de l'opium que tout le monde vole ! Et la seule chose à faire serait de ne laisser entrer ici ni opium ni Chinois. » C'est là précisément ce que fait à Samoa le gouvernement indigène, mais les Français se sont lié les mains, et ont voué, pour 40000 francs, leurs sujets indigènes au crime et à la mort. Cet horrible commerce a surgi accidentellement. Le Capitaine Hart eut le malheur d'en être responsable, à une époque où les plantations florissaient aux îles Marquises, et où il avait de la peine à garder les coolies chinois. Aujourd'hui, les plantations sont désertées, et les Chinois sont partis, mais entre-temps, les naturels ont hérité du vice, la patente rapporte une forte somme, et le gouvernement besogneux de Papeete ferme les yeux et ouvre ses poches. Naturellement, il est censé n'être vendu qu'aux Chinois seuls; naturellement aussi, personne n'a les moyens de payer 40000 francs le privilège de subvenir aux subsides d'une poignée dispersée de Chinois; et tous savent la vérité, et tous en ont honte. Les fonctionnaires français hochent la tête quand on parle d'opium, et les agents rougissent de leur métier. Ceux qui vivent dans des maisons de verre n'ont pas à jeter la pierre pour cela ; sujet de la Grande-Bretagne, je suis un actionnaire involontaire du plus grand commerce d'opium du monde. Mais le cas britannique est extrêmement compliqué ; des millions en dépendent ; et il devra être réformé avec une extrême prudence, s'il peut l'être jamais. Le commerce français, d'autre part, n'est qu'un remède clandestin et un excès. Aucune industrie indigène n'a été encouragée, mais le poison est solennellement importé. Aucune coutume indigène n'a été respectée, mais le vice a été gratuitement introduit. Et aucune créature n'en profite, sauf le gouvernement de Papeete, — les personnages très peu enviables qui les paient, et les Chinois subalternes qui font la vilaine besogne.

 

CHAPITRE IX

La maison de Temoana

 

Durant toutes ces dernières années, l'histoire des îles Marquises a été très compliquée par les allées et venues des Français. Ils se sont emparés au moins deux fois de l'archipel, et l'ont déserté au moins une fois ; et entre-temps, les naturels poursuivaient sans interruption leurs guerres cannibales et intermittentes. A travers ces événements et ces changements de dynastie, évolue une figure considérable, unique dans son genre : celle du grand-chef, un roi : Temoana. Les bribes de son histoire me furent contées : comment il fut d'abord converti par la mission protestante ; comment il fut enlevé et exilé de sa patrie; comment il servit à titre de cook, à bord d'une baleinière et fut exhibé, pour quelques sous, dans les ports de mer anglais ! comment il s'en revint finalement aux îles Marquises, tomba sous la puissante et bénigne influence du dernier évèque, répandit son influence dans le groupe, gouverna pour un temps en collaboration avec le prélat, et était en mourant le soutien principal du catholicisme et des Français. Sa veuve reçoit une pension de deux pounds par mois du Gouvernement français. Elle porte généralement le titre de Reine, mais dans l'almanach officiel, elle figure comme : Madame Vaekehu, Grande-Chefesse. Son fils (légitime ou d'adoption, je ne sais), Stanislas Moana-tini, chef de Akaui, remplit à Tai-o-hae l'office d'une sorte de ministre des Travaux Publics, et la fille de Stanislas est grande-chefesse de l'île méridionale de Tauata. Ce sont donc les personnages les plus importants de l'archipel; ils nous parurent aussi les plus estimables. Ceci est de règle en Polynésie, à peu d'exceptions près; plus élevé est le rang de la famille, meilleur est l'homme : meilleur dans son esprit, meilleur dans ses mœurs, et généralement supérieur dans sa taille et dans sa force. Un étranger s'avance là en aveugle. Il se choisit des relations comme il peut. A part le tatouage, aux îles Marquises, rien n'indiqué les différences de rang; cependant, presque invariablement, nous découvrions, après avoir choisi nos amis, qu'ils étaient des personnages. J'ai dit qu'ils sont « généralement plus grands et plus forts ». J'aurais pu me montrer plus absolu — la règle est générale dans toute la Polynésie et une partie de la Micronésie ; les dignitaires de l'île et même ceux du village ont les os et les muscles plus vigoureux et la chair plus ferme que tous les gens du commun. L'explication courante — qui veut que l'enfant de bonne naissance soit tenu plus proprement, est probablement la bonne. Dans la Nouvelle-Calédonie, tout au moins, où cette différence n'existe pas, ou n'a jamais été remarquée, la pratique du shampooing elle-même paraît être inconnue. Ce serait là un sujet d'étude efficace pour les médecins.

Vaekehu habite à l'extrémité de la ville opposée à la Résidence, au-delà des bâtiments de la mission. Sa maison est installée sur le modèle européen : une table au milieu de la pièce principale ; des photographies et des images religieuses sur les murs. Elle donne, de chaque côté, sur une échappée de vue charmante : à travers la porte d'entrée, on aperçoit une pelouse verdoyante, des porcs familiers, les tombants éventails des cocotiers et la splendeur des lames bondissantes derrière les clairières des forêts qui couvrent les montagnes et couronnent les précipices. C'est là que, dans un violent courant d'air. Sa Majesté nous reçut dans une simple robe d'indienne, sans autres marques distinctives de royauté que la perfection achevée de ses mitaines en tatouage, la recherche de ses manières et le gentil fausset dans lequel toutes ces dames Marquisanes, vraiment raffinées (et Vaekehu entre toutes) aiment à chanter leur langue. Une fille d'adoption servait d'interprète comme nous donnions des nouvelles et énumérions les noms de nos amis d'Anaho : — tandis que nous causions, nous apercevions, par la porte, une autre dame de la maison occupée à sa toilette, sous les arbres verts, et qui, lorsque ses cheveux furent arrangés et son chapeau enguirlandé de fleurs, apparut sous la véranda du fond, avec de gracieuses salutations.

Vaekehu est très sourde; merci est le seul mot français qu'elle connaisse ; et je ne puis dire qu'elle eût l'air intelligent. Un raffinement d'amabilité exquis, avec une ombre de quiétude, dû peut-être à l'influence des religieuses, est ce qui nous frappa le plus en elle. Ou plutôt, lors de cette première entrevue, nous eûmes conscience d'un état d'âme de dames de charité de notre part, et d'une sorte de condescendance évangéli-que de la part de notre hôtesse. L'impression suivante nous vint quand elle fut plus à l'aise et vint dîner à bord du Casco avec Stanislas et sa petite fille. Elle s'était habillée pour la circonstance ; elle était en blanc, ce qui seyait à ravir à sa figure brune et accusée ; et elle s'assit parmi nous, mangeant ou fumant sa cigarette, complètement à l'écart de toute la société, et ne s'y mêlant que de temps à autre par l'intermédiaire de son fils. Cette position eût facilement pu être ridicule, mais elle sut la rendre décorative, paraissant entendre et s'intéresser à tout ; son visage, quand par hasard elle rencontrait notre regard, s'éclairait du sourire de la bonne compagnie ; et ses incursions dans la conversation — s'il lui arrivait d'en faire — étaient toujours aimables et flatteuses. Pas une attention à l'enfant qu'elle ne remarquât et dont elle ne nous remerciât. Ses adieux à chacun, lorsqu'elle prit congé de nous, furent pleins de grâce et de charme, comme avait été toute sa conduite. Quand Mrs. Stevenson lui tendit la main pour lui dire adieu, Vaekehu la prit, la retint et lui sourit pendant un instant ; puis elle la laissa retomber et alors, comme par un second mouvement aimable et avec une sorte de condescendance chaleureuse, elle tendit ses deux mains et embrassa ma femme sur les deux joues. Etant donné les mêmes relations d'âge et de rang, la chose se fût passée de même sur les planches de la Comédie-Française ; ainsi Mme Brohan se fût empressée auprès de Mme Broisat dans le Marquis de Villemer. C'est moi qui ramenai nos hôtes à terre : quand j'embrassai la petite fille en la quittant, sur les marches de la jetée, Vaekehu poussa un cri de plaisir, abaissa sa main dans le bateau saisit la mienne et la pressa avec cette douceur flatteuse qui semble être la coquetterie des vieilles dames dans tous les pays du monde. L'instant d'après, elle avait pris le bras de Stanislas et ils s'en allaient, le long de la jetée, dans le clair de lune, me laissant stupéfait ! C'était donc là une reine de cannibales ! elle était tatouée de la tête aux pieds, et peut-être le plus pur chef-d'œuvre alors existant de cet art, à tel point que, quelque temps auparavant, avant qu'elle fût devenue collet monté, sa jambe était montrée comme une des curiosités de Tai-o-hae ; elle avait passé de chef en chef ; on s'était battu pour elle et on l'avait enlevée dans des combats ; peut-être étant une si grande dame, s'était-elle assise sur le haut-lieu, et avait-elle trôné là, seule de son sexe, au roulement éperdu des tambours, cependant que les prêtres élevaient les corbeilles de cochon-long ensanglantées. Et maintenant, voyez-la émergeant de ce passé de violence et de fêtes sanguinaires, vieille dame soignée, tranquille et douce, telle que vous en trouveriez chez vous (également avec des mitaines, mais rarement aussi bien élevées) dans une vingtaine de manoirs. Seulement les mitaines de Vaekehu étaient en couleur, non en soie ; et elles avaient été payées, non avec de l'argent, mais avec de la chair humaine grillée. Le désir me vint à l'esprit, comme un choc, de savoir ce qu'elle devait en penser, elle-même, et si dans le fond de son cœur, peut-être, elle ne regrettait pas, en le désirant encore, le passé émouvant et barbare ? Mais quand j'interrogeai Stanislas : « Ah ! fit-il, elle est satisfaite ; elle est dévote, et elle passe ses journées avec les religieuses. »

Stanislas (ou plus exactement Stanislaos, mais la consonnance finale est supprimée suivant la coutume polynésienne) fut envoyé par Mgr Dordillon dans l'Amérique du Sud, et élevé là par les Pères. Son français est coulant, sa conversation sensée et brillante, et en sa qualité de brigadier en chef, il rend de grands services aux Français. Grâce au prestige de son nom et de sa famille, et avec l'aide du bâton, quand c'est nécessaire, il arrive à faire travailler les naturels, et à maintenir les routes dans un état passable. Sans Stanislas et sans les forçats, je me demande ce qu'il adviendrait du régime actuel à Nuka-Hiva; si les grandes routes ne seraient pas impraticables, la jetée emportée, et la Résidence destinée à tomber en ruines sous les yeux des fonctionnaires impotants. Et pourtant, quoiqu'étant un ami héréditaire et l'un des principaux supports de l'autorité française, il a toujours un œil sur le passé. Il me montra où était autrefois la vieille place publique, dont les bornes de pierre semées au hasard marquaient encore l'emplacement ; me dit quelle grande et belle place c'était, avec sa ceinture de maisons populeuses, alors qu'aux jours de fête, le peuple s'y pressait en foule au son des tambours. Le roulement de tambour des Polynésiens exerce sur les nerfs une étrange et sombre influence.

Les blancs n'y échappent pas — à ces sons précipités, leur cœur bat plus fort; et à en croire les vieux résidents, son action sur les indigènes était énorme. Mgr Dordillon aurait eu beau supplier, Temoana lui-même ordonner et menacer, au premier son du tambour, les instincts sauvages prennent le dessus. Il pourrait, à présent, résonner sur ces ruines, qui s'y rassemblerait ?. Les maisons sont détruites, 1e peuple anéanti, la race éteinte ; et le rebut de la population et les fugitifs d'îles et de baies lointaines campent sur leurs tombeaux. Stanislas se plaignait tout particulièrement du déclin de la danse. « Chaque pays a ses coutumes », disait-il, mais au dire de tout gendarme, peut-être désireux de renforcer avec le nombre des délits les instruments de son propre pouvoir, les coutumes, l'une après l'autre, sont mises à l'index. « Tenez, une danse qui n'est pas permise », me disait Stanislas, « je ne sais pas pourquoi, elle est très jolie, elle va comme ça, » et, plantant son parapluie au milieu de la route, il esquissa les pas et les gestes. Toutes ses critiques du présent, tous ses regrets du passé me frappèrent par leur modération et leur bon sens. Il considérait la trop courte durée des fonctions de Résident comme un des principaux défauts de l'Administration. A peine cet officier a-t-il le temps de rendre quelques services avant d'être rappelé. Je crus comprendre aussi qu'il envisageait avec quelque frayeur le prochain remplacement du gouverneur naval par un gouverneur civil. En tout cas, je suis sûr que, pour mon compte, je l'envisageais ainsi ; car les serviteurs civils de la France ne sont jamais apparus aux étrangers comme la fine fleur de leur pays, tandis que leurs officiers de marine défient toute comparaison au monde. Au cours de sa conversation, Stanislas avait soin de parler de son pays comme d'un pays de sauvages; et quand il émettait une opinion personnelle, c'était avec une préface en manière d'apologie.

alléguant qu'il était « un sauvage qui avait voyagé ». Il y avait dans sa modestie affectée une bonne part d'honnête fierté. Pourtant, il y avait dans cette précaution quelque chose qui m'attrista : et je craignis qu'il ne fît ainsi que s'approprier une insulte trop souvent entendue.

Je me souviens avec intérêt de deux interviews avec Stanislas. Le premier eut lieu par une certaine après-midi de pluie tropicale que nous passâmes ensemble dans la véranda du club. Tantôt causant en élevant la voix quand l'averse redoublait sur nos têtes, tantôt, passant dans la salle de billard, pour consulter dans le jour blafard et couvert, cette mappemonde qui en est le principal ornement. Il ignorait naturellement l'histoire d'Angleterre, de sorte que j'avais beaucoup de choses à lui apprendre. Je lui racontai d'un bout à l'autre l'histoire de Gordon, et de nombreux épisodes de la révolte des Indes, Lucknow, la seconde bataille de Cawnpore, la délivrance d'Arrah, la mort du pauvre Spottiswoode, et la campagne de Sir Hugh' Rose. Il écoutait passionnément ; sa face brune fortement marquée de la petite vérole s'altérait et s'enflammait avec chaque vicissitude. Ses yeux brillaient du reflet des batailles ; ses questions étaient nombreuses et intelligentes et bien souvent, nous ramenaient auprès de la carte. Mais c'est de notre séparation que je garde l'impression la plus forte. Nous devions nous embar-.quer le lendemain et la nuit était venue, sombre, orageuse et pluvieuse, quand nous escaladâmes la colline pour prendre congé de Stanislas. Il nous avait déjà comblé de présents; mais bien d'autres nous attendaient. Nous nous assîmes autour de la table chargée de cigares et de noix de coco vertes ; des coups de vent s'engouffraient dans la maison et éteignaient la lampe qui, chaque fois, était instantanément rallumée à l'aide d'une seule allumette ; et ces intervalles périodiques d'obscurité nous étaient un réel soulagement.

Car il y avait quelque chose de douloureux et d'embarrassant dans l'attendrissement de cette séparation. « Ah ! vous devriez rester ici, mon cher ! disait Stanislas en pleurant ; vous êtes les gens qu'il faut pour les Canaques; vous êtes doux, vous et votre famille; vous seriez obéis dans toutes les îles9. » Nous avions été polis, mais encore pas toujours, ma conscience me le disait, et jamais rien de plus. Et toutes ces louanges étaient la mesure, non de notre considération pour eux, mais de l'absence de cette considération de la part des autres. Le reste de la soirée, en allant chez Vaekehu et en revenant à la jetée, Stanislas me suivit, son bras passé dans le mien et m'abritant sous son parapluie; et quand le bateau eût pris le large, nous pûmes distinguer encore ses gestes d'adieu dans l'obscurité. Ses paroles, s'il en prononça, se perdirent dans la pluie et le bruit de la mer.