chefs dans un des maniap's du palais, était celle d un jeune homme, sa voix couvrant toutes les autres, perçante et joyeuse. La guerre était ce qu'il lui fallait ; enfin cette chance s'offrait à lui. Le capitaine anglais, lorsqu'il avait jeté ses armes dans le lagon, lui avait interdit à l'avenir (sauf dans un seul cas), toute aventure militaire : et voici que ce cas se présentait ! Toute la matinée, le concile délibéra. On fit faire l'exercice aux hommes, on acheta des armes ; des coups de feu se succédèrent toute l'après-midi ; le Roi me communiqua son plan de campagne, élaboré avec une certaine ingéniosité, mais peut-être un peu subtil vu les vicissitudes rudes et hasardeuses de la guerre. Et en tout ceci, le peuple se montra très bien; une animation inaccoutumée éclairait les visages, et l''oncle Parker lui-même brûlait d'un feu belliqueux.
Bien entendu, c'était une fausse alarme. Tabureimoa avait d'autres chats à fouetter. L'ambassadeur qui nous accompagna lors de notre retour à Butaritari le trouva retiré dans une petite île sur le récif, en querelle avec les Vieux-Hommes, en pique avec les négociants et beaucoup plus occupé de la crainte d'une insurrection chez lui que d'entreprendre une guerre lointaine. Le plénipotentiaire avait été mis sous ma protection et nous nous, saluâmes solennellement en nous rencontrant. Il se montra un excellent pêcheur et prit du bonito par-dessus le bord du bâtiment. Il ramait bien et se rendit utile pendant toute une fiévreuse après-midi en remorquant l'Equateur hors de Mariki. Il se rendit à son poste et n'y fit aucun bien. Puis il s'en retourna chez lui, n'ayant fait aucun mal. O si sic omnes !
CHAPITRE VI
Le Roi d'Apemama : l'œuvre du diable
La plage qui borde l'Océan était, à Apemama, notre rendez-vous quotidien. La côte est coupée par des baies peu profondes. Le récif est détaché, enlevé et enclôt un lagon d'un mètre environ de profondeur, et qui offre à la mer un bassin agité. Le rivage est tantôt de sable fin, tantôt de corail broyé. La ligne de la côte étant convexe, on ne peut en voir à la fois qu'un quart de mille ; le pays étant si bas, l'horizon semble à une portée de fusil ; et ce rapprochement de la perspective accentue encore le sentiment de la solitude. L'homme évite ces lieux — l'empreinte de ses pas y est rare ; mais une multitude d'oiseaux y voltigent et végètent, péchant et laissant sur le sable leurs traces crochues. En dehors d'eux, le seul bruit (et j'allais dire la seule société) qu'on trouve là est celui des lames contre le récif.
Sur chaque pointe de la côte, le banc de mâchefer de corail qui domine la plage a été nivelé et on y a élevé un pilier qui mesure à peine la hauteur d'un homme-Ce ne sont pas là des sépulcres ; tous les morts sont enterrés du côté habité de l'île, tout près des maisons et (ce qui est plus grave), tout près des puits. On compte sur eux pour protéger l'île contre les incursions de la mer, — fétiches divins ou diaboliques, sacrés sans doute à Taburik, dieu du tonnerre.
La baie faisant face à Equateur-Ville, que nous appelions Fu-bay, en l'honneur de notre cuisinier, était également fortifiée à chaque pointe. Elle était bien abritée par le récif, l'eau enclose tranquille et claire, la plage qui l'entoure incurvée en fer à cheval, toutes deux vastes et escarpées. Le sentier débouche au milieu environ de l'angle rentrant, les bois s'arrêtant à quelque distance dans les terres. En avant, entre la frange des bois et le couronnement du rivage, un plan régulier avait été tracé, assez semblable à un terrain de tennis avec des bordures de pierres arrondies et un petit poteau à chaque angle, de pierre également, semble-t-il. C'est le Lieu de Prière du Roi. Lorsqu'il priait, pour quoi priait-il et à qui s'adressaient ses supplications ? je n'ai jamais pu le savoir. L'emplacement était tabou.
Dans l'angle, à la sortie du sentier, s'élevait un maniap' abandonné. Avant notre arrivée, il y avait eu là une maison, transportée depuis à Equateur-Ville. Elle avait été — et elle redeviendrait après notre départ, la résidence du gardien et sorcier de l'endroit — Tamaîti. C'est là, en ce lieu solitaire, au bruit de la mer, qu'il demeurait et se livrait à ses pratiques surnaturelles. C'est le seul homme que je me rappelle avoir jamais vu vivant sur la côte d'un atoll exposé à l'Océan ; il fallait que Tamaîti eût les nerfs solides ou une confiance aveugle en ses incantations, ou, ce que je crois plus vraisemblable, un scepticisme enviable. Tamaîti était-il sous la tutelle du Lieu de Prière ? je ne l'ai jamais su. Mais sa chapelle particulière était située Plus au cœur des bois. C'était un arbre d'une taille respectable. Un cercle de pierre s'alignait autour de lui, pareil à celui qui enclôt le Lieu de Prière ; devant, face à la mer, une pierre beaucoup plus grande et un Peu creusée, comme une piscine, était adossée au tronc ; et devant celle-ci s'élevait une pile conique de gravier. Dans le creux de ce que j'ai nommé la piscine (quoique ce fût, paraît-il, un siège magique), reposait une offrande de noix de coco ; et en levant les yeux, on apercevait les branches de l'arbre couvertes de fruits étranges : des palmes savamment tressées et de magnifiques modèles de canots, achevés et gréés dans les moindres détails. Le tout donnait une impression estivale et sylvestre de « Christmas-tree al fresco ». Cependant, nous étions déjà suffisamment familiarisés avec les Gilbert pour reconnaître là, à première vue, une pièce de sorcellerie ou, comme on dit dans le groupe, « d'ouvrage du diable ».
Nous reconnûmes les palmes tressées. Nous en avions vu de semblables à Apaiang, la plus christianisée de toutes ces îles, ou l'excellent Mr. Bingham vivait et travaillait et a laissé des souvenirs inoubliables ; d'où proviennent toutes les traces d'éducation des îles septentrionales du groupe Gilbert ; et où nous avions pris pension chez des petites « Sunday-school-misses » indigènes, en robes fraîches, à l'expression modeste, et chantant des hymnes sans se lasser.
Voici comment nous avions appris à connaître l'ouvrage du Diable à Apaiang : — nous nous étions, par hasard, laissé surprendre par la nuit chez Captain Tierney. Ma femme et moi, nous logions avec un serviteur chinois à un demi-mille environ de là ; et Captain Reid et un garçon du pays nous escortèrent à la lueur d'une torche. En route, la torche s'éteignit et nous nous abritâmes dans une chapelle chrétienne, petite et solitaire, pour la rallumer. Une branche de palmier nouée était fichée dans les poutres de la chapelle. « Qu'est cela ? » demandai-je. « Oh, c'est de l'ouvrage du Diable », dit le Captain. « Et qu'appelez-vous de l'ouvrage du Diable ?» — « Si vous voulez, je vous en montrerai quand nous arriverons à Johnnies ». répondit-il. « Johnnies » était une bizarre petite maison, sur la crête du rivage, surélevée de trois pieds sur des poteaux, accessible par un escalier, moitié murs, moitié treillage. Des réclames de photographes la décoraient à l'intérieur. Comme mobilier, une table et une alcôve avec un lit dans lequel Mrs. Stevenson put dormir, tandis que je campais par terre, sur les nattes, avec Johnnie, Mrs. Johnnie, sa sœur, et le propre régiment de blattes du diable ! Une vieille sorcière avait été convoquée, qui jetait sur nous des regards d'horreur. On posa la lampe par terre; la vieille s'accroupit sur le sol, une palme verte à la main; la lumière tombait en plein sur ses traits flétris et, çà et là, derrière elle, dans la nuit sombre, sur le visage de quelque spectateur effrayé. Notre magicienne commença de psalmodier une incantation ; elle employait l'ancienne langue et je n'avais pas d'interprète ; et toujours, et sans cesse, j'entendais dans la foule, massée au-dehors, ce rire que tout homme ayant voyagé dans les îles apprend bien vite à reconnaître — le rire de la terreur. Sans aucun doute, ces demi-chrétiens étaient scandalisés ; ces demi-païens étalent alarmés. Cheuch ou Taburik ainsi évoqués, nous posâmes quelques questions ; la sorcière noua les feuilles, ici l'une, ici l'autre, probablement d'après quelque système mathématique ; étudia le résultat avec l'apparence d'une grande attention et nous communiqua les réponses : Sidney Colvin se portait bien et était en voyage, et nous aurions un bon vent le lendemain matin. — Tel fut le résultat de notre consultation qui nous coûta un dollar. Le jour suivant se leva, étouffant et chargé de nuages ; mais je soupçonne Captain Reid d'avoir accordé à la Sybille une certaine confiance, car la goélette fut frétée pour reprendre la mer. Vers huit heures, le lagon fut strié par de longues pattes d'oie et les palmiers s'agitèrent en bruissant ; avant dix heures nous étions sortis de la passe et voguions à pleines voiles, au bouillonnement des dalots. Ainsi donc nous avions la brise qui. en elle-même, valait bien un dollar ! Quant au bulletin concernant mon ami d'Angleterre. mon courrier m'apprit quelque six mois plus tard qu'il était dénué de tout fondement. Peut-être Londres se trouve-t-il en deçà de l'horizon des dieux insulaires ?
Au début de nos relations avec Tembinok', il montra une grande aversion pour la superstition ; et, si l'Équateur n'eût un peu tardé, nous eussions quitté l'île en le regardant comme un agnostique. Mais il advint qu'un jour, comme il se rendait à notre maniap', il trouva Mrs. Stevenson au milieu d'un jeu de patience. Elle lui expliqua le jeu le mieux qu'elle put et conclut gaiement en lui disant que c'était là son « ouvrage du diable », et que, si elle gagnait, c'est que l'Équateur devait arriver le lendemain. Alors, sans doute, Tembinok' dut pousser un profond soupir : nous n'étions donc pas si supérieurs après tout ! pourquoi dissimuler encore ? et sur l'heure, il se lança dans des aveux. Il faisait « l'ouvrage du diable » tous les jours, nous dit-il, pour savoir si des navires allaient venir ; et depuis, il ne manqua pas de nous communiquer les résultats de ses opérations. Il se trompait avec une régularité surprenante; mais il avait toujours une explication toute prête. Sûrement, une goélette avait passé au large, hors de vue ; mais, ou bien elle ne se dirigeait pas vers Apemama, ou bien elle avait changé d'itinéraire, à moins qu'elle ne fût en panne. Je regardais le Roi avec vénération quand il se leurrait ainsi, lui-même, publiquement. Je voyais derrière lui tous les Pères de l'Eglise, tous les philosophes et tous les savants du Passé ; devant lui, tous ceux qui sont à venir ; lui-même au milieu ; tout ce long défilé de visionnaires penché sur la commune tâche de coordonner des absurdités. A la fin, Tembinok' ne parlait plus qu'à contre-cœur des dieux des îles et de leur culte et je n'appris que fort peu de chose. Taburik est le dieu du tonnerre ; il porte le vent et la tempête. Il fut un temps où certains sorciers pouvaient le faire apparaître sous la forme d'une lumière. « Mon père, lui me dire lui voir : vous croyez lui mentir ? » Tienti — prononcé à peu près « Cheuch » et identifié par Sa Majesté avec le diable — envoie et guérit les maladies. Qu'on le siffle, à la manière des Paumotuans et il apparait ; mais le Roi ne l'a jamais vu. Les docteurs traitent les. malades avec l'aide de Cheuch : l'éclectique Tembinok' administre en même temps quelque « tueur de peine » extrait de sa pharmacie de façon à donner toutes les chances au patient. « Je crois c'est mieux », observe Sa Majesté avec son habituelle satisfaction de soi. Apparemment, les dieux ne sont pas jaloux et se partagent avec placidité le prêtre à l'autel. Ainsi, par exemple, sur l'arbre médicinal de Tamaïti, des canots sont suspendus, ex-votos d'un heureux voyage et, par conséquent, dédiés à Taburik, dieu du temps ; mais la pierre au pied de l'arbre est réservée aux malades venus pour apaiser Cheuch.
Un heureux hasard me fit prendre froid au moment même où nous parlions de ces choses. Ce n'est pas qu'un rhume m'ait jamais fait plaisir, soit avant, soit après ; mais cette fois, l'occasion était unique de voir les sorciers à l'œuvre et je fis appeler la faculté d'Apemama. Ils vinrent en corps, dans leurs plus beaux habits du dimanche, parés de guirlandes et de coquillages, insignes des ouvriers du diable. Je connaissais Tamaïti ; mais je voyais pour la première fois Terutak' — un grand pécheur des mers du Nord, grand, maigre, osseux, bronzé et grave ; et il y en avait un troisième dont je n'ai jamais su le nom, et qui jouait auprès de Tamaïti le rôle de famulus. Tamaïti s'empara de moi le Premier et, tout en devisant agréablement, me condui-sit jusqu'au rivage de Fu-bay. Le famulus grimpa à un arbre pour cueillir quelques noix de coco. Tamaïti lui-même disparut un instant dans le taillis et revint avec Une mèche de fibres de cocotier, des feuilles sèches et un rameau de verdure. Je dus m'asseoir sur une pierre, le dos contre l'arbre, la figure du côté du vent ; une des noix de coco fut placée entre moi et le talus de sable, puis, Tamaïti (s'étant mis pieds nus, car il était venu dans des souliers de toile qui le torturaient) me rejoignit dans le cercle magique, creusa le sommet du tas de sable, prépara son feu au milieu et y mit une allumette : elle était de Byrant et May. Le bois avait de la peine à prendre, et l'irrévérencieux sorcier gagnait du temps en me parlant de pays étrangers — de Londres, de « compagnies » et combien d'argent elles avaient ; de San Francisco et des terribles brouillards « tout pareils à la fumée », qui avaient failli causer sa mort. Je m'efforçais en vain de le ramener à son occupation. « Tout le monde faire médecine », dit-il légèrement. Et quand je lui demandai s'il était lui-même un bon praticien, « no savey », répondit-il, plus légèrement encore. A la fin, les feuilles prirent feu et une flamme s'en éleva qu'il continua d'alimenter. Une fumée épaisse me balayait la figure et les flammes léchaient et roussissaient mes vêtements. Lui, pendant ce temps, invoquait ou feignait tout au moins d'invoquer l'esprit du mal, remuant les lèvres rapidement, mais sans émettre un son ; en même temps, il agitait dans l'air son rameau de verdure et m'en frappa par deux fois la poitrine. Sitôt que les feuilles furent consumées, les cendres furent enterrées, le rameau de verdure enseveli dans le sable ; et la cérémonie en resta là.
Un lecteur des Mille et une nuits se fût senti là dans son élément ; rien n'y manquait : ni la suffumigation, ni le magicien marmotteur, ni un lieu désert où Aladin fut attiré dans le piège de son mauvais oncle. Mais ces choses gagnent dans le poème ! Dans la réalité, l'effet était détruit par la légèreté du sorcier, entretenant son patient de propos oiseux comme un dentiste aimable et par la présence incongrue de Mr. Osbourne avec son appareil à photographies ! Quant à mon rhume, il ne s'en trouva ni mieux ni plus mal.
Je passai alors entre les mains de Terutak'. le praticien chef, ou baronet médical d'Apemama. Il habitait le côté de l'île qui donne sur le lagon, tout près du Palais. Une barrière de bois léger, de deux pieds de haut environ, entoure une surface oblongue de sable qui rappelle le Lieu de Prière du Roi ; un arbre vert s'élève au milieu ; en dessous, sur une table de pierre, deux boites sont couvertes d'une natte fine ; et devant celles-ci, on dépose chaque jour une offrande faite de noix de coco, d'un peu de taro ou d'un poisson. De deux côtés, l'enceinte est bordée de maniap's et l'un des nôtres, venu là pour faire quelques croquis, avait remarqué une affluence de personnes qui se renouvelait chaque jour et un nombre extraordinaire d'enfants malades. Car c'est là, par le fait, l'infirmerie d'Apemama. Le docteur et moi pénétrâmes seuls dans l'enceinte sacrée, les boites et les nattes furent déplacées, je pris place sur la pierre comme sur un trône, faisant face à l'orient, une fois de plus. Pendant quelque temps, le sorcier demeura caché derrière moi, faisant des passes dans l'air avec une branche de palmier. Après quoi, il frappa légèrement sur le bord de mon chapeau, recommençant par intervalles et parfois brossant mon bras et mon épaule. On a voulu bien des fois me magnétiser, et toujours sans le moindre résultat. Mais cette fois, au premier coup — et sur un point aussi peu vital que le bord de mon chapeau et porté par une simple badine de palmier, maniée par un homme que je ne voyais même pas, — le sommeil fonça sur moi comme un homme en armes. Mes nerfs défaillirent, mes yeux se fermèrent, mon cerveau bourdonna, une somnolence irrésistible m'envahit. Je résistai, d'abord instinctivement, puis avec une certaine ardeur désespérée et enfin avec succès,
si réellement je puis appeler un succès ce qui me permit tout juste de me remettre sur pieds, de rentrer chez moi comme un somnambule, de me laisser choir sur mon lit et d'y tomber instantanément dans une torpeur sans rêves. Quand je m'éveillai, mon rhume avait disparu. J'abandonne un problème que je ne puis résoudre.
Entre-temps, mon appétit de curiosités (peu féroce d'habitude), avait été étrangement aiguisé par les boites sacrées. Elles étaient en bois de pandanus, de forme oblongue, d'un aspect strié comme certains ouvrages en paille, légèrement frangées de cheveux ou de fibres et posées sur quatre pieds. L'extérieur était achevé comme un jouet ; l'intérieur, un mystère que j'étais résolu à éclaircir. Mais un lion en défendait le seuil. Je ne devais pas approcher Terutak', ayant promis de ne rien acheter dans l'ile ; je n'osais pas recourir au Roi, car déjà j'avais reçu de lui plus de présents que je ne pouvais lui en rendre. Dans ce dilemme (la goélette étant enfin revenue), nous eûmes recours à un stratagème. Captain Reid s'avança à ma place, affecta d'éprouver une passion folle pour les boîtes et demanda la permission, qui lui fut aussitôt accordée, de les acheter au magicien. Le jour même, le capitaine et moi nous précipitâmes à l'infirmerie, pénétrâmes dans l'enceinte et, ayant soulevé les nattes, nous commencions à examiner les boites tout à notre aise, quand la femme de Terutak' bondit d'une des maisons voisines, tomba sur nous, rafla les trésors et disparut. Jamais surprise ne fut plus brusque. Elle vint, elle prit, elle disparut, impossible de savoir où, tandis que nous demeurions, l'air hagard et secoués d'un fou rire dans l'enclos déserté. Tel fut le prologue de notre mémorable marché.
Sur ce, Terutak' arriva, escorté de Tamaïti, tous deux souriants ; et nous primes place, accroupis tous trois en dehors de la barrière. Un certain nombre de personnes étaient rassemblées dans les trois maniap's de l'infirmerie : la famille d'un enfant malade en traitement ; la sœur du Roi, jouant aux cartes, une jolie fille qui jure que j'étais le portrait de son père ; en tout, une vingtaine environ. L'épouse de Terutak' était revenue (comme elle était partie), sans qu'on s'en aperçût et elle était assise là, retenant son souffle et attentive aux côtés de son époux. Peut-être le bruit de notre requête avait-il transpiré ou peut-être avions-nous donné l'alerte par notre inconvenante liberté; toujours est-il qu'un mélange d'expectative et d'alarme se reflétait sur la figure de tous les assistants.
Captain Reid annonça sans préambule et sans artifice que je venais en qualité d'acquéreur; Terutak', avec une dignité soudaine, dit qu'il refusait de vendre. On insista, il persista. On lui expliqua que nous n'en désirions qu'une : peu importe, il en fallait deux pour guérir les malades. On le pressa, on le raisonna : en vain. Il était là, assis, sérieux et immobile et refusait toujours. Ce n'étaient là que des escarmouches préliminaires; jusqu'ici, il n'avait été question d'aucune somme d'argent. Alors le capitaine fit avancer ses batteries. Il proposa un pound, puis deux, puis trois. L'un après l'autre, des gens sortaient du maniap' pour se joindre à l'assistance, les uns simplement excités, d'autres avec des figures consternées. La jolie jeune tille se glissa près de moi ; c'est à ce moment que, — avec la plus innocente flatterie — elle me parla de ma ressemblance avec son père. Tamaïti, l'infidèle, était assis, la tête penchée, donnant tous les signes d'un abattement profond. Terutak', en sueur, ruisselait, l'oeil vitreux, la figure coupée par un rictus pénible, la Poitrine haletante comme celle d'un homme essoufflé par la course. L'homme devait être avare de sa nature ; je ne crois pas avoir jamais vu une agonie morale aussi tragiquement étalée. A côté de lui, son épouse encourageait passionnément sa résistance. Alors vint la charge de la vieille garde ! Le capitaine, faisant un saut, proposa le chiffre stupéfiant de cinq pounds! A ce mot, tous les maniap's se vidèrent. La sœur du Roi jeta ses cartes et s'avança pour écouter, le front barré de nuages. La jolie jeune fille se frappa la poitrine, criant avec une insistance fatigante que, si la boite eût été sienne, elle serait déjà à moi. La femme de Terutak' était hors d'elle, agitée d'une pieuse terreur, la figure décomposée, sa voix (qui ne cessait de presser et encourager son mari), perçante comme un sifflet. Terutak', lui-même, perdit l'immobilité de statue qu'il avait gardée jusque-là. Il se balançait sur sa natte, croisant ses genoux l'un après l'autre, et se donnait des coups dans la poitrine comme certains danseurs. Mais il sortit de la fournaise pur comme l'or et, avec ce qui lui restait de voix, il continuait de rejeter l'offre corruptrice.
Et voici qu'une exclamation s'éleva bien à propos. « L'argent ne guérira pas les malades », observait la sœur du Roi, sentencieusement; et sitôt que j'eus entendu cette remarque, mes yeux se dessillèrent et je commençai à rougir de mon rôle. Là se trouvait un enfant malade et je m'ingéniais, sous les yeux de ses parents, à enlever la boite de médecine ! Là se trouvait le prêtre d'une religion et je m'occupais, (moi païen millionnaire), à l'induire en sacrilège ; là un homme cupide, torturé entre sa passion et sa conscience, et j'étais là, jouissant de ses tourments et les aiguisant de gaieté de cœur. Ave Casar ! Relégué dans un coin, endormi mais non pas mort, tous nous portons au fond de nous un instinct commun : une passion d'enfants pour le sable et le sang de l'arène. Ainsi se termina la première et la dernière expérience que j'aie faite des joies des millionnaires et je me retirai au milieu d'un silence respectueux. En aucun autre lieu du monde, je ne puis espérer bouleverser le tréfonds d'une nature d'homme par l'offre de cinq pounds ! En aucun autre lieu, dépenserais-je des millions, je ne risquerais de voir la cruauté des riches aussi clairement mise en lumière. De tous les assistants, aucun, sinon la sœur du Roi, ne garda aucun souvenir de la gravité du danger couru. Leurs yeux brillaient, la jeune fille se frappait la poitrine, dans une excitation tout animale. On ne leur offrait rien ; il ne s'agissait pour eux ni de perdre ni de gagner ; au seul énoncé de ces sommes énormes, Satan s'emparait d'eux !
Au sortir de cette singulière interview, je m'en fus droit au Palais ; je trouvai le Roi ; je lui avouai ce que je venais de faire et je le priai de féliciter Terutak' en mon nom pour sa vertu et de me procurer un coffre - semblable aux siens avant le retour de la goélette. Tembinok', Rubam et un des Daily Papers — que nous surnommions « the Facetiœ Column » ruminèrent quelque temps une idée qu'ils finirent enfin par rendre intelligible. Ils craignaient que je ne me figure que le coffre me guérirait en cas de maladie ; or, sans sorcier, il ne servait à rien ; et si, d'aventure, je reprenais froid, je ferais mieux de recourir au « tueur de peine » habituel. Je leur expliquai que je désirais simplement le conserver dans mon « outch »1 comme un souvenir d'Apemama, et ces braves gens se montrèrent très soulagés.
Assez tard, ce même soir, ma femme, en traversant l'île, perçut un chant qui s'élevait du taillis. Rien n'est plus commun à cette heure et en ces lieux que la joyeuse chanson du « toddy-cutter », alors que celui-ci se balance sur ses hauteurs, contemplant sous lui l'étroit ruban de l'île, l'étendue environnante de l'Océan et les feux du soleil couchant. Mais ce chant-ci avait un caractère plus grave et semblait sortir de terre. S'avançant un peu dans le fourré. Mrs. Stevenson aperçut une clairière, une fine natte étendue au milieu et sur la natte, une guirlande de fleurs blanches et l'une des boites, diaboliques. Une femme — que nous supposâmes être Mme Terutak' — était assise en avant, tantôt penchée sur la boite comme une mère sur un berceau, tantôt relevant la tête et lançant son chant vers le ciel. Un « toddy-cutter » qui passait par là dit à ma femme qu'elle priait. Sans doute, elle n'était pas tant occupée à prier qu'à conjurer le sort ; et peut-être même était-ce une cérémonie de désenchantement ? car le sort de la boite était fixé; elle allait quitter l'ombre de l'arbre à médecine, son enceinte sacrée, ses dévots serviteurs; elle allait être maniée par des profanes ; traverser trois mers ; atterrir enveloppée de papier de Saint-Paul ; être consacrée à la santé de Lillie Bridge ; être époussetée par une servante anglaise et prendre, peut-être, les bruits de Londres pour la voix de la grande mer le long du récif. Avant la fin de notre dîner, Cheuch avait commencé son voyage et l'un des « news papers » avait déjà placé le coffre sur ma table comme un présent de Tembinok'.
Je me rendis de suite au palais et je remerciai le Roi, mais je lui proposai de lui rendre le coffre, préoccupé que des malades pussent manquer de secours par le fait de sa disparition. Je fus stupéfait de sa réponse. Terutak' avait, paraît-il, en réserve, trois ou quatre autres coffres, en cas d'accident ; et ses hésitations et la frayeur peinte sur tous les visages n'étaient nullement provoquées par la crainte de voir disparaître des médicaments, mais par la divinité immédiate de Cheuch. J'acquis de ce fait un respect singulier pour l'autorité du Roi qui avait acquis, pour rien, et en un instant, la faveur sacrilège que j'avais vainement tenté d'obtenir à coups de millions ! mais, j'avais, à présent, une tâche difficile à accomplir. Il n'entrait pas dans mes desseins que Terutak' fût victime de sa vertu ; et je voulais persuader le Roi de me permettre d'enrichir un de ses sujets et (ce qui était plus délicat), de payer le présent que j'avais reçu. Rien n'éclaire le caractère du Roi d'une lumière plus favorable que le fait de ma réussite. Il commença par hésiter; puis, à l'énoncé de la somme, il s'exclama : « Beaucoup d'argent ». s'écria-t-il avec un déplaisir marqué. Mais sa résistance n'était pas sérieuse, et quand il eut exhalé toute sa mauvaise humeur : « A' right ». dit-il ; « donnez-lui ; c'est mieux. »
Fort de cette autorisation, je m'en fus droit à l'infirmerie. La nuit était venue, fraîche, sombre, étincelante d'étoiles. Sur une natte, tout près d'un feu clair de bois et d'écales de noix de coco, Terutak' était étendu auprès de sa femme. Tous deux souriaient ; la récente agonie était oubliée ; l'ordre du Roi avait, je le suppose, apaisé les scrupules qui les agitaient ; ils me prièrent de m'asseoir auprès d'eux et de partager leur pipe. J'étais un peu ému lorsque je mis cinq souverains d'or dans la main du sorcier; mais Terutak' ne manifesta aucune émotion en les retournant, désigna du doigt le palais et nomma Tembinok'. Les rôles étaient renversés quand j'arrivai à m'expliquer. Terutak', vieux pêcheur silencieux qu'il était, exprima sa satisfaction avec réserve ; mais la femme rayonnait ; et il y avait là un vieillard, — son père, je crois, — qui semblait transporté. Les yeux lui sortaient de la tête : « Kaupoi, Kaupoi — riche, riche ! » ces mots passaient et repassaient comme un refrain sur ses lèvres ; et il ne pouvait rencontrer mon regard sans être secoué de fou rire.
Et maintenant, je pouvais rentrer chez moi et méditer sur les événements étranges de ma journée, laissant cette réunion de famille, surexcitée, couver des yeux ses nouveaux millions. J'avais éprouvé et récompensé la vertu de Terutak'. J'avais joué au millionnaire ; je m'étais conduit d'une façon abominable, puis, j'avais, tant bien que mal, réparé mon étourderie. Mais enfin J'avais ma boîte et je pouvais l'ouvrir et en inspecter le contenu. Elle contenait une natte à dormir en minia-ture et un coquillage blanc. Tamaîti, que j'interrogeai le lendemain au sujet du coquillage, m'expliqua qu'il ne représentait pas exactement Cheuch, mais une cellule, un corps qu'il habiterait un jour ou l'autre. Puis, comme je demandais des explications au sujet de la natte, il répondit avec indignation : « Pourquoi avez-vous des nattes ? » O sceptique Tama'iti ! mais le scepticisme des îles n'est jamais que sur le bord des lèvres.
CHAPITRE VII
Le Roi d'Apemama
Ainsi donc, sur l'île, toutes choses, et les prêtres eux-mêmes, obéissent à la parole de Tembinok'. Il peut donner et il peut prendre, il peut tuer et il peut marcher sur tous les scrupules de conscience et il peut tout faire (au moins en apparence), excepté d'intervenir dans la préparation culinaire d'une tortue. « J'ai reçu le pouvoir », est son mot favori ; il revient sans cesse dans sa conversation ; sa pensée le hante avec un plaisir toujours renouvelé ; et lorsqu'il a fini de vous interroger au sujet des contrées lointaines et de méditer vos récits, il vous regarde avec un sourire et vous rappelle : « J'ai reçu le pouvoir. »
Non seulement sa possession mais aussi son exercice lui sont un sujet de délices. Il aime à suivre les sentiers tortueux et violents de la royauté comme un homme vigoureux aime à lutter à la course, et comme un artiste aime son métier. Sentir son pouvoir et en user, embellir son île et le tableau de la vie insulaire d'après un idéal privé, exploiter cette île vigoureusement, développer son singulier musée — tout ceci emploie délicieusement la somme de ses aptitudes. Je n'ai jamais vu un homme plus parfaitement adapté à sa situation.
Telles que sont les choses, il semblerait que cette monarchie se fût transmise, intacte, de génération en génération. Et cependant elle date d'hier. J'étais déjà sur les bancs de l'école, que Apemama était encore une république, gouvernée par un bruyant conseil de « Vieux-Hommes » et déchirée par d'incessantes querelles intestines. Tembinok' n'a donc rien d'un Bourbon ; mais plutôt du fils d'un Napoléon. Evidemment, il est de bonne naissance. Dans les îles du Pacifique, aucun homme ne peut aspirer à quelque dignité si sa généalogie ne remonte pas assez haut et jusqu'à des régions mythologiques. Et notre Roi cousine avec les plus illustres familles de l'Archipel et peut remonter, sur l'échelle de ses ascendants, jusqu'à un requin ! « Je crois cela mensonge », commente le Roi avec emphase ; et cependant, il est fier de la légende. Depuis cet illustre début, la fortune de la race semble avoir décliné; et Tenkoruti, le grand-père de Tembinok', était le chef d'un village à l'extrémité septentrionale de l'île. Kuria et Aranuka étaient encore indépendantes ; Apemama elle-même servait d'arène à des luttes dévastatrices. La figure de Tenkoruti s'élève, mémorable, au-dessus de cette période perturbée de l'histoire. Il se montrait dans les combats prompt et sanguinaire; plusieurs villes furent anéanties sous ses coups et leurs habitants massacrés comme un seul homme. Dans la vie civile, son arrogance défiait toute comparaison. Quand le conseil des Vieux-Hommes s'assemblait, il se rendait au Parlement, émettait ses décisions et s'en allait sans attendre de réponse. La sagesse avait parlé : les autres n'avaient qu'à opiner au gré de leur folie. Il était craint et haï et s'en réjouissait. Ce n'était pas un poète ; il ne se souciait ni des arts ni de la science. « My gran' patha one thing savvy, savvy pight », observait le Roi. Lors d'une accalmie entre leurs propres disputes, les Vieux-Hommes d'Apemama entreprirent la conquête d'Apemama, et ce Caïus Martius mal léché fut élu général des troupes unifiées. Le succès l'attendait ; les îles furent soumises et Tenkoruti s'en revint dans son propre gouvernement, glorieux et détesté. Il mourut en 1860 environ, dans la soixante-dixième année de son âge et en pleine odeur d'impopularité. Il était grand et maigre, disait son petit-fils, paraissait extrêmement vieux et « marchait pourtant comme un jeune homme ». Le même observateur me donna un détail significatif. Tous les survivants de cette rude époque étaient défigurés par la marque des coups de lance ; seul le corps de l'adroit combattant n'en portait aucune trace. « J'ai vu Vieil Homme, pas un coup de lance », disait le Roi.
Tenkoruti laissa deux fils, Tembaitake et Tembinatake. Tembaitake, père de notre Roi, était de taille moyenne, plutôt court, poète, bon généalogiste et assez batailleur ; il semblait se prendre au sérieux et avoir à peine conscience qu'il était en toutes choses la créature et le nourrisson de son frère. Il ne s'élevait jamais entre eux l'ombre d'une dispute ; le plus gros remplissait avec diligence et satisfaction la seconde place ; il se tenait sur la brèche en temps de guerre et avait tous les portefeuilles en temps de paix ; et quand son frère le réprimandait, il l'écoutait tête basse et en silence. Le second était comme Tenkoruti, grand, maigre et rapide marcheur. — particularité assez rare aux îles. Il avait tous les talents. Il connaissait la sorcellerie ; il était le premier généalogiste du temps ; il était poète, il savait danser, fabriquer des canots et des armures, et le fameux mât d'Apemama qui dépassait d'un nœud le grand mât d'un navire, avait été conçu et dessiné par lui. Mais ce n'étaient là que des distractions : le vrai métier de l'homme était la guerre. « Quand mon oncle allait faire la guerre, lui rire », disait Tembinok'. Il interdisait l'usage des fortifications de campagne, cette protection des hostilités entre les naturels ; ses hommes devaient combattre à découvert et vaincre ou se faire vaincre dans le moins de temps possible ; sa propre ardeur se communiquait à ceux qui le suivaient et la rapidité de ses coups abattit, au cours d'une seule vie, la résistance de trois îles. Il fit de son frère un souverain et laissa son neveu monarque absolu. « Mon oncle, lui, tout arrangé », disait Tembinok'; — « moi, plus Roi que mon père : moi reçu pouvoir ! » répétait-il avec une satisfaction formidable.
Tel est le portrait de l'oncle dessiné par le neveu. A côté de celui-ci, je puis en placer un autre, fait par un artiste différent qui m'a souvent — je puis même dire toujours — enchanté, par la manière romantique de ses récits, mais ne m'a pas toujours — je peux même dire m'a rarement — persuadé de leur exactitude. Je me suis déjà si souvent refusé l'emploi de tant de bonne matière provenant de cette source, que je crois le moment venu de rompre avec cette bonne résolution ; et ce qu'il raconte de Tembinatake s'accorde si bien avec ce que dit le Roi, qu'il se peut fort bien que ce soit (comme je l'espère) le souvenir d'un fait et non (comme je le crains) la fantaisie d'une imagination vagabonde. A..., car peut-être ferai-je mieux de le désigner ainsi, traversait l'île, une fois, le crépuscule venu, arriva dans un village de quelque étendue, se fit conduire à l'habitation du chef et demanda la permission de se reposer et de fumer sa pipe. « Vous vous assiérez, vous fumerez une pipe, vous vous laverez, vous mangerez, vous dormirez, — répondit le chef, — et demain vous repartirez. » On apporta des aliments, on récita les prières (car ceci se passait dans les temps fugitifs du Christianisme) et le chef lui-même pria avec éloquence et une apparente sincérité. Toute la soirée, A... resta là et l'admira à la lumière du feu. Il était haut de six pieds, maigre, d'aspect très âgé, avec un air de grandeur et d'autorité extraordinaire. « Il avait l'air d'un homme qui vous tuerait en riant », disait A..., se faisant l'écho d'une des expressions du Roi. Et une autre fois : « J'ai lu l'histoire des Trois Mousquetaires et il me rappelait Aramis ». Tel est le portrait de Tembinatake esquissé par un romancier expérimenté.
Nous avions souvent entendu parler de « my patha1 », mais jamais de « mon oncle » jusqu'à l'avant-veille de notre départ. Comme le moment de ce départ approchait. Tembinok' devint tout différent ; un homme plus doux, plus mélancolique et, dans l'intimité, plus communicatif, apparut à sa place. Il entreprit laborieusement d'expliquer à ma femme que, sachant bien qu'il était dans l'ordre des choses qu'il dût perdre son père, il n'avait jamais cru ni réalisé la chose jusqu'à l'instant où elle s'était produite ; et voici qu'au moment de nous perdre, il faisait à nouveau la même expérience. Un soir, nous tirâmes un feu d'artifice sur la terrasse. Ce fut un dur labeur ; la pensée de la séparation planait sur nous tous et la conversation languissait. Le Roi, particulièrement affecté, était assis sur sa natte, inconsolable et poussait de nombreux soupirs. Soudain, une de ses femmes surgit d'un massif, s'approcha de lui, l'embrassa en silence, et silencieusement disparut. Telle la caresse que nous donnerions à un enfant pour le consoler et le Roi la reçut avec la simplicité d'un enfant. Après cela nous primes congé et nous nous retirâmes ; mais Tembinok' retint Mr. Osbourne, arrangeant la natte auprès de lui et disant : « Asseyez-vous. Je me sens mal, j'aime causer. » Osbourne s'assit auprès de lui. « Vous aimez la bière ? » dit le Roi ; et une des épouses en apporta une bouteille. Le Roi n'en prit pas, mais demeura assis, soupirant et fumant une pipe en écume de mer. « Moi très triste vous partir ». dit-il à la fin ; « miss Stlevens lui bon, femme bonne, garçon bon, tous bons ; femme lui, belle comme homme. Ma femme (jetant un regard vers ses épouses), lui bonne, pas très belle. Je pense que Miss Stlevens, lui homme riche, tout comme moi. Tous partir goélette. Moi très triste. « My patha », lui partir, mon oncle partir, mes cousines partir. Miss Stlevens lui partir : tous partir. Vous pas encore avoir vu Roi pleurer ; Roi, homme tout de même : sentir mal, lui pleurer. Moi très triste. »
Le lendemain matin, il n'était question dans le village que de cet événement : le Roi avait pleuré. Il me dit : « Hier soir, moi pas pouvoir parler : trop lourd là » — montrant sa poitrine ; — « maintenant, vous partir tout pareils ma pamille. Mes frères, mon oncle partir. Tous pareils. » Ceci, fut dit avec une consternation passionnée. Et c'était la première fois que je l'entendais nommer son oncle et même employer ce mot. Ce même jour, il m'envoya en présent deux corselets, faits à la mode des îles, en fibres tressées, lourds et solides. L'un avait été porté par Tenkoruti, l'autre par Tembaitake ; et le cadeau ayant été reçu avec reconnaissance, au retour des messagers, il m'en renvoya un troisième, — celui de Tembinatake. Ma curiosité était piquée ; je demandai des détails sur les trois propriétaires, et le Roi se répandit avec transports dans les explications déjà relatées. N'était-ce pas étrange qu'il eût tant parlé de sa famille sans avoir jamais mentionné le parent dont il était précisément le plus fier ? Bien mieux : il avait, jusque-là, beaucoup vanté son père, quoiqu'il y eût peu de chose à dire de lui ; et voici que les qualités qu'il lui avait attribuées dans le passé se trouvaient maintenant attribuées à qui de droit — à son oncle. C'aurait pu être le fait d'une confusion, assez naturelle parmi les insulaires qui appellent du nom commun de père tous les fils de leur grand-père. Mais ce n'était pas le cas avec Tembinok'. Maintenant que la glace était rompue, le nom de son oncle était constamment sur ses lèvres ; lui, qui avait été tout prêt à encourager une confusion, avait à présent grand soin de distinguer; et le père retombait ainsi graduellement dans les proportions d'un homme tout ordinaire et content de lui- même, tandis que l'oncle reprenait sa stature véritable de héros, fondateur de la race.
Plus j'entendais ces choses, plus j'y pensais et plus la façon d'agir de Tembinok' m'intriguait et m'intéressait par son mystère. Et l'explication en tout ceci, quand elle me fut donnée, était certes de nature à frapper l'imagination d'un auteur dramatique. Tembinok' avait deux frères. L'un, surpris dans l'exercice d'un commerce interdit, fut banni, puis pardonné; il vit à l'heure qu'il est dans un coin de l'île et est le père de l'héritier présomptif, Paul. L'autre s'est rendu coupable sans espoir de pardon. J'ai entendu parler d'une histoire d'amour avec une des femmes du Roi et la chose est plus que possible dans ce romanesque archipel. Une tentative d'insurrection fut ébauchée; mais Tembinok' fut trop prompt pour les rebelles et le frère coupable s'échappa dans un canot. Il ne partait pas seul. Tembinatake avait trempé dans la rébellion et l'homme qui avait conquis un royaume à son frère débile était banni par le fils de ce frère. Les fugitifs abordèrent à d'autres rivages, mais Tembinok' à l'heure qu'il est, ignore tout de leur destin.
Tout ceci est de l'histoire; mais voici où commencent les conjectures. Tembinok' avait coutume de confondre non seulement les attributs et les mérites de son père et ceux de son oncle, mais jusqu'à leur aspect extérieur. Bien avant qu'il m'eut jamais parlé et même pensé à me parler de Tembinatake, il m'avait fait de fréquentes allusions à un père grand, maigre, plein d'ardeur dans les combats et qui avait été son maître en généalogie et pour tous les arts insulaires. Mais, si tous deux étaient son père, quel était le père véritable ? et quel était le père d'adoption ? Et, si l'héritier de Tembaitake, comme l'héritier de Tembinok' lui-même, se trouvait n'être pas un fils, mais un neveu adopté ? Et si le fondateur de la monarchie, tandis qu'il travaillait Pour son frère, avait travaillé en même temps pour son fils ? Et admettez qu'à la mort de Tembaitake, les deux natures les plus vigoureuses, le père et le fils, le Roi et le faiseur de roi, se soient trouvés aux prises et que Tembinok', en chassant son oncle, ait chassé l'auteur de ses jours ? Voilà bien de quoi construire une tragédie en quatre actes.
Le Roi nous mena à bord dans sa propre chaloupe ; il avait revêtu, pour cette circonstance, son uniforme d'officier de marine. Il parla peu, refusa les rafraîchissements, nous donna une brève poignée de main et retourna à terre. Cette nuit même, les cimes des palmiers d'Apemama avaient disparu pour nous sous l'horizon, et la goélette voguait, solitaire, sous les étoiles.
PREMIÈRE PARTIE LES ÎLES MARQUISES
L'homme qui fut laissé sur la plage. 28
Chefs et tabous. 55
Hatiheu. 66
Le port d'entrée. 76
La maison de Temoana. 85
Un portrait et une histoire. 95
Le cochon-long. Un haut lieu cannibale. 105
L'histoire d'une plantation. 117
Caractères. 129
Dans une vallée cannibale. 138
Les deux chefs d'Atuona. 147
DEUXIÈME PARTIE LES PAUMOTU
Le dangereux archipel. Des atolls à distance. 159
Fakarava : un atoll tout proche. 168
Une maison à louer dans une île basse. 179
Traits et sectes des Paumotu. 139
Funérailles paumotuanes. 201
TROISIÈME PARTIE LES GILBERT
Butaritari. 227
L'histoire d'un tabou. 255
L'histoire d'un tabou (suite). 264
Le festival de cinq jours. 276
Mari et femme. 291
QUATRIÈME PARTIE LES GILBERT — APEMAMA
Le Roi d'Apemama : un négociant royal. 303
Le Roi d'Apemama : fondation d'Equateur-Ville. 313
Le Roi d'Apemama : le palais de beaucoup de femmes. 323
Le Roi d'Apemama : Equateur-Ville et le palais. 332
Le Roi et le peuple. 341
Le Roi d'Apemama : l'oeuvre du diable. 352
Le Roi d'Apemama. 367