20 
Evidemment, le pli de Mary Ann arriva à 19 heures ; c’était la dernière livraison de la journée. Son père était rentré et s’était enfermé dans son bureau. Sans doute relisait-il ses notes sur Aden en essayant de trouver une explication rationnelle à tout ça. 
Elle était sur le point d’ouvrir l’enveloppe quand elle s’aperçut que quelqu’un montait les marches de la véranda. 
– Salut, dit Penny. 
Mary Ann se figea. 
Elles se dévisagèrent pendant une éternité en silence, hésitantes. Mary Ann avait mis tant de soin à l’éviter que son amie avait cessé de l’appeler et de la chercher au lycée. Peut-être qu’elle ne venait même plus au lycée, d’ailleurs. Mary Ann ne pouvait en être sûre ; elle avait été trop préoccupée pour le remarquer. 
– Salut, répéta Penny. 
– Salut. 
Penny baissa les yeux et joua nerveusement avec ses mains. Elle avait une mine pitoyable. Abattue. 
– Comment ça va ? demanda Mary Ann, ne sachant que dire d’autre. 
– Ça pourrait aller mieux. Les nausées, c’est pas top. 
Mary Ann se sentit mortifiée. 
– Mes parents ne veulent pas que je le garde. 
– Tu vas les écouter ? 
– Oui. Non. Peut-être. 
Penny soupira et ajouta : 
– Je ne crois pas. Je déteste Tucker, mais le bébé est aussi une partie de moi, tu vois ce que je veux dire ? J’ai envie de l’avoir. Je crois. 
Tucker était un démon. Cela signifiait-il que l’enfant à naître de Penny était également contaminé ? Mary Ann s’était déjà posé la question mais, à présent que Penny était devant elle, cela ne semblait plus avoir d’importance. Un bébé, c’était un bébé. Innocent et précieux. 
– C’est bien, Penny. 
Un silence oppressant s’installa entre elles. 
– Tu me manques, dit brusquement Penny. Je veux qu’on reprenne comme avant. Je suis tellement désolée de ce que j’ai fait. J’avais bu, mais ça n’excuse rien. J’ai déconné, et je le savais. Mary Ann, je suis tellement désolée ! 
Des larmes coulaient sur ses joues. 
– Il faut que tu me croies ! 
Mary Ann s’attendait à ce que son sentiment de trahison refasse surface, mais ce ne fut pas le cas. Après tout, Tucker avait pu utiliser son pouvoir d’illusions sur Penny pour la rendre plus sensible à ses avances. Et puis, elle détestait la voir comme ça, déchirée et déprimée. 
– Je te crois, Penny. Je ne pense pas qu’on puisse reprendre comme avant, pas encore, mais je te crois. 
Penny la regarda un instant puis, avec un petit sanglot, elle se précipita vers Mary Ann et se jeta à son cou. Mary Ann fut d’abord surprise. Mais, tandis que Penny pleurait, blottie contre elle, elle ne put s’empêcher de la serrer dans ses bras et de lui caresser le dos en la réconfortant. 
Riley avait raison : tout le monde faisait des erreurs. Penny avait fait la sienne et, si Mary Ann voulait continuer à faire partie de sa vie – et elle commençait à en avoir l’impression car, à elle aussi, leur amitié lui manquait –, elle allait devoir pardonner. 
– Je suis tellement désolée. Je te le jure, Mary Ann. Je ne te referai plus jamais un coup pareil. Tu peux me faire confiance. J’ai appris une leçon. Je te jure que c’est vrai. 
– Chut, chut. C’est bon, je ne suis plus fâchée. 
Penny s’écarta tout en gardant ses bras autour de Mary Ann. 
– Vraiment ? 
– Tu es quelqu’un d’important pour moi. Je ne sais pas combien de temps il me faudra pour t’accorder de nouveau ma confiance, mais ça ne me paraît plus impossible. 
Penny s’essuya les yeux du revers de la main. 
– Je ne te mérite pas, dit-elle. Je le sais, et je sais que je ferais mieux de ne plus t’ennuyer, mais je n’y arrive pas. Tu es la meilleure chose que j’aie dans ma vie. Tu me comprends mieux que personne, et je me déteste depuis cette histoire avec Tucker. J’ai voulu t’en parler cent fois, je te jure, mais j’avais peur de te perdre. 
– Tu ne vas pas me perdre. J’ai besoin de toi, moi aussi. 
Mary Ann en était sûre, maintenant. La tension qui crispait ses épaules depuis qu’elle avait vu tous ces monstres, en ville, s’était envolée avec l’apparition de Penny. Etait-ce justement ce que ressentaient Tucker et Aden en sa propre présence ? Est-ce qu’elle-même les apaisait ? 
– En plus, tu m’as rendu un service. J’avais besoin de me débarrasser de Tucker. Tu m’as donné le déclic pour le faire. 
Penny sourit entre ses larmes. 
– C’est vraiment un lourd, hein ? 
– Sans l’ombre d’un doute. Est-ce qu’il compte t’aider à… 
– Il m’a fait comprendre qu’il ne voulait rien savoir, ni de moi ni du bébé. 
Son menton trembla, et de nouvelles larmes débordèrent de ses yeux. 
– Je suis toute seule dans cette galère. 
– Non, il y a aussi ta petite Mary Ann. Je ne connais rien aux enfants, mais je suis prête à apprendre. 
Cela lui valut un nouveau sourire qui, cette fois, lui rappela l’ancienne Penny. 
– Il faut que je rentre, Mary Ann. Je suis interdite de sorties, vu ma conduite, mais on va se voir bientôt. J’ai plein de choses à te raconter. 
– J’espère bien. Je veux tout savoir sur le bébé. 
Penny se passa la main sur un petit ventre que Mary Ann ne lui avait jamais vu. Puis elle embrassa son amie sur la joue et dit : 
– Je t’adore, ma vieille. 
Elle repartit d’un pas beaucoup plus léger. Mary Ann la regarda s’éloigner et rentrer chez elle. Quelle journée ! 
Elle ouvrit le paquet avec excitation, regrettant qu’Aden, Riley et Victoria ne soient pas là pour partager cet instant. Mais elle n’avait pas eu de nouvelles des derniers, et elle ne voulait pas contacter Aden sans avoir de nouvelles de leurs amis. 
Elle lut l’extrait de naissance d’Aden en notant le nom de l’hôpital où il était né (St. Mary’s), les noms de ses parents (Joe et Paula Stone) et son anniversaire (le 12 décembre). Marrant : son anniversaire à elle tombait le même jour. Le 12 décembre. 
Elle lut ensuite son propre extrait de naissance. Elle secoua la tête, incrédule, fixa le papier du regard. Les mots imprimés ne changeaient pas. Elle chancela en arrière, prise de vertige. Il y avait un problème. Une erreur quelque part. Elle n’avait jamais pensé à demander à son père où elle était née ; elle aussi avait vu le jour à St. Mary’s. Mais surtout, la femme qu’elle avait appelée « maman » toute sa vie… n’était pas sa mère du tout. 
D’un coup, tout s’expliquait. Comment elle pouvait ressembler à la femme qui l’avait élevée sans être son enfant biologique. Comment son père avait pu avoir deux femmes. 
Soudain, l’apaisement chaleureux que lui avait apporté la visite de Penny s’évapora complètement, remplacé par une rage bouillonnante. Tremblante, rouge, le souffle court, Mary Ann se précipita dans le bureau de son père. 
Celui-ci leva les yeux et lâcha immédiatement le journal qu’il lisait. Des plis d’inquiétude se creusèrent sur son front. 
– Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ? 
Attendre le moment parfait pour faire parler son père n’était plus du tout possible. Elle avait besoin de connaître la vérité. Maintenant. 
– Explique-moi ça, s’écria-t–elle en jetant le certificat sur la table. 
Il regarda le papier et se figea. Un long silence insoutenable. 
– Où tu as trouvé ça ? demanda-t–il enfin d’une voix douce. 
– Peu importe. Explique-moi plutôt comment ça se fait que tante Anne soit ma mère, alors que sa sœur m’a élevée comme si j’étais sa fille ? 
Son père ne lui avait jamais rien dit à ce sujet ; il n’avait jamais fait aucun sous-entendu qui lui aurait permis de deviner que la tante qu’elle n’avait jamais connue, censée être morte avant sa naissance, était en fait sa mère biologique. 
Il prit sa tête entre ses mains et resta un moment ainsi, recroquevillé sur lui-même. Silencieux, abattu. 
– Je ne voulais pas que tu le saches, dit-il enfin. Je ne veux toujours pas, d’ailleurs. 
– Mais tu vas tout me dire. Maintenant ! 
C’était un ordre, pas une demande. La colère et la douleur brûlaient si fort en elle qu’elle était incapable de rester immobile. Elle arpenta la pièce d’un bout à l’autre, son pas s’enfonçant dans la moquette puis résonnant contre le parquet. C’était comme si, d’un coup, le ciel tout entier l’avait remplie : devenue infinie, elle surplombait la planète entière, voyait clairement les choses pour la première fois de sa vie. 
– Tu ne veux pas t’asseoir, Mary Ann ? En parler calmement ? 
Pour l’instant, elle était tout sauf calme. 
– Je reste debout. Et c’est toi qui parles. 
Son père soupira ; ses mains tremblaient. 
– Est-ce vraiment si important, Mary Ann ? Carolyn ne t’a pas conçue mais elle a été une mère pour toi à tous les égards. Elle t’a aimée, t’a élevée, t’a soignée quand tu étais malade. 
– Je sais, et je l’aimais pour ça. Je l’aime toujours. Mais je mérite quand même de savoir la vérité. Je mérite de savoir ce qui est arrivé à ma vraie mère. 
Nouveau soupir ; son père se laissa retomber dans son fauteuil. Il cala un bras sur l’accoudoir, la tête dans la main. Il était pâle et un réseau de petits vaisseaux bleus sillonnait sa tempe sous la peau. 
– J’avais l’intention de t’en parler, un jour. C’est la vérité. Mais je voulais attendre que tu sois plus âgée. Prête. Et si ce que j’ai à dire ne te plaît pas ? Si, ensuite, tu regrettes que je t’en aie parlé ? 
Quel culot ! pensa Mary Ann. 
– Arrête d’essayer de me manipuler, papa. Je n’ai peut-être pas un diplôme de psychologie, mais j’ai lu les livres que tu m’as prêtés. Je ne suis pas une patiente que tu peux convaincre de penser comme toi. Je suis ta fille et je mérite ce que tu m’as toujours promis. La franchise. 
Il réfléchit un instant, puis hocha la tête d’un air sombre. 
– D’accord. Je vais t’expliquer. J’espère seulement que tu es prête. 
Il attendit un instant, manifestement pour lui laisser la possibilité de dire qu’elle ne l’était pas. Puis il ferma brièvement les yeux comme s’il priait pour savoir ce qu’il devait faire. 
– J’ai rencontré ta mère – enfin, Carolyn, la femme qui t’a élevée – au lycée. J’avais dix-sept ans. Je croyais que je l’aimais. Jusqu’au jour où je suis allé chez elle et où j’ai rencontré sa petite sœur, Anne. Elle avait seize ans, l’âge que tu as aujourd’hui, et entre nous, ça a été le coup de foudre. Réciproque. J’ai tout de suite rompu avec Carolyn. Anne et moi avions décidé de ne pas nous voir, pour éviter de blesser Carolyn, que nous aimions tous les deux à notre façon. Mais nous étions incapables de garder nos distances. Rapidement, on a commencé à se voir en secret. 
Mary Ann se laissa tomber dans le fauteuil devant le bureau. Elle était encore agitée par une foule d’émotions, mais ses jambes ne la soutenaient plus. Trop, c’était trop. 
– Tu veux que je continue ? 
Elle lui fit signe que oui. Trop, c’était trop, mais il fallait quand même qu’elle sache le reste. Pourquoi n’avait-elle jamais rien deviné ? Elle n’avait même pas une photo d’Anne dans sa chambre ! N’avait pratiquement jamais pensé à elle, même en passant, toutes ces années ! 
– Plus je passais de temps avec Anne, plus je me rendais compte qu’elle était un peu… particulière. Elle disparaissait pendant des heures, et ensuite elle prétendait… 
– Voyager dans le temps ! s’écria Mary Ann, stupéfaite. Elle prétendait être remontée jusqu’à une époque passée de sa vie. 
Son père écarquilla les yeux, hocha la tête. 
– Comment peux-tu… Ah, Aden. Il t’a bourré la tête de ses mensonges, à ce que je vois. 
Faux. Aden était le seul à lui dire la vérité. 
– On ne parle pas de lui, papa. On parle de toi et des mensonges que tu m’as racontés toutes ces années. Et je crois qu’on sait tous les deux, au fond de nous, qu’Aden ne mentait pas. 
– Je croyais t’avoir dit clairement que je ne voulais pas que tu fréquentes ce garçon. Il est dangereux, Mary Ann. Il était dangereux quand il était petit – il s’en prenait aux autres patients et même au personnel – et il est encore plus dangereux maintenant qu’il est adolescent. Tu en veux la preuve ? J’ai pris quelques renseignements. J’ai appris qu’il habitait au ranch de Dan Reeves. Tout le monde sait que ces gamins-là sont infréquentables. Evite-le à tout prix. 
Mary Ann tapa du poing sur la table. 
– Tu n’as aucun conseil à me donner à ce sujet ! Je le connais mieux que tu ne l’as jamais connu, et je sais qu’il ne me fera jamais de mal. A cet instant, j’ai même l’impression de le connaître mieux que je ne te connais, toi. 
Son père pâlit. 
– Il peut se retourner contre toi, Mary Ann. Il… 
– Il savait que je le rencontrerais un jour. Il t’en a même parlé. Mais toi, tu es tellement entêté que tu as refusé de le croire. Après tes expériences avec Anne, tu es la seule personne, le seul médecin qui aurait pu donner à Aden la chance de prouver qu’il n’était pas fou. Et tu essaies encore de le discréditer maintenant, alors que toutes les preuves sont de son côté ! 
– Une fois qu’il avait ton nom, dit son père sur un ton sceptique, il n’a eu qu’à provoquer votre rencontre quelques années plus tard. Retrouver quelqu’un, ce n’est pas compliqué, de nos jours. 
Voilà donc l’explication logique qu’il avait concoctée. Dire qu’il y avait peu, elle le prenait encore pour l’homme le plus intelligent sur Terre ! 
– Alors il a attendu cinq ans pour me retrouver, tout ça juste pour te faire flipper ? Comment tu expliques qu’il connaissait le nom de mon petit ami avant qu’on ne commence à sortir ensemble ? Pure coïncidence ? 
Elle eut un rire sans joie, et ajouta : 
– Arrête de temporiser et explique-moi ce qui est arrivé à ma mère. Sinon, je te jure, je monte faire mes bagages et je fiche le camp. Tu ne me reverras jamais. 
Son père ouvrit la bouche pour protester, puis la referma. Elle ne l’avait jamais menacé ainsi, il n’avait donc aucun moyen de savoir si elle mettrait sa menace à exécution. Mary Ann elle-même ne le savait pas. Mais elle était tellement furieuse qu’elle s’en sentait presque capable. 
– Anne est tombée enceinte alors qu’elle était encore au lycée. Sa famille était atterrée, Carolyn en particulier. Ils avaient raison. Anne a fini par quitter l’école et on s’est mariés. Le seul point positif, c’était qu’une fois enceinte de toi, elle a cessé de disparaître. Je pensais que sa maternité imminente l’avait changée. On a été tellement heureux, à cette époque, malgré notre mariage précipité. Puis la santé de ta mère a commencé à décliner. Personne ne savait pourquoi. Elle était tellement affaiblie qu’on a cru qu’elle allait te perdre. Mais elle a tenu bon. Puis, tu es née et Anne… elle… elle est morte tout de suite après. Les médecins n’ont pas pu l’expliquer. Il n’y avait aucun facteur physique qui mette sa vie en danger, et elle ne s’était pas affaiblie davantage. Mais à l’instant où ils t’ont mise dans ses bras, elle a commencé à… s’éteindre, et puis elle est morte. 
Son père avait fait ce qu’il devait, en épousant sa mère biologique. En dépit de tout, Mary Ann était fière de lui. Tucker n’en ferait pas autant pour Penny. Il n’y avait pas beaucoup d’adolescents qui le feraient. 
Son père s’éclaircit la gorge ; son menton tremblait. 
– Je me suis retrouvé tout seul, à dix-huit ans, avec un enfant à élever. Comme tu le sais, tes grands-parents ne sont pas les gens les plus généreux du monde, et ils ont plus ou moins cessé de nous voir. Quant aux parents d’Anne, ils me détestaient. Pour eux, j’étais responsable du déshonneur et même de la mort de leur fille. La seule personne qui voulait bien m’aider, c’était Carolyn. Alors on t’a élevée tous les deux. Elle avait toujours voulu se marier et elle m’aimait encore, alors je l’ai épousée. 
» Malheureusement, je n’ai jamais cessé d’aimer Anne, et Carolyn le savait. Je ne la méritais pas, mais elle est quand même restée avec moi. Je lui dois tellement… Elle t’a aimée comme si tu étais sa fille. Elle avait peur qu’en apprenant la vérité tu l’aimes moins ; que tu lui préfères Anne, toi aussi. Je lui ai promis de ne rien te dire et, jusqu’à aujourd’hui, j’ai tenu parole. » 
Tant de choses s’expliquaient, d’un coup. En même temps, son univers familier s’était entièrement écroulé, avait cessé d’exister, pour prendre une forme inconnue, étrangère. Celle de la vérité et non plus des mensonges. 
Elle venait de pardonner une amie qui l’avait trahie, et voilà qu’elle faisait face à une nouvelle trahison. De la part de quelqu’un censé la protéger en toutes circonstances, quelqu’un qui l’avait encouragée à dire toujours la vérité, aussi douloureuse soit-elle. 
Mary Ann se leva tant bien que mal ; elle tenait à peine sur ses jambes. 
– Je monte faire mon sac, dit-elle. 
Son père bondit. 
– Rassure-toi, je ne pars pas pour toujours. Il me faut juste un peu de temps pour digérer tout ça. Je vais chez des amis. J’en ai besoin, et tu me le dois. 
Les épaules de son père s’affaissèrent. Il n’avait pas encore quarante ans mais, à cet instant, il ressemblait à un vieillard aux portes de la mort. 
– Quels amis ? Et le lycée ? Et le magasin de fleurs ? 
– Je ne sais pas encore chez qui je vais aller, mais ne t’inquiète pas. Je ne raterai pas un seul cours. Pour le magasin, par contre, je vais leur dire que je suis malade. 
Ce ne serait pas un mensonge. Elle ne s’était jamais sentie aussi mal. 
– Prends au moins la voiture. 
– Non, je… 
Son père leva la main pour l’interrompre. 
– Soit tu prends la voiture, soit tu restes ici. Il n’y a que deux possibilités. 
Il prit une clé sur son bureau et la lui lança. Mary Ann la rata et dut se pencher pour la ramasser. Ses muscles protestèrent si violemment qu’elle réussit à peine à se relever. 
– Prends ça, aussi. 
Il déverrouilla le dernier tiroir de son bureau et en sortit un carnet jauni. 
– Il appartenait à ta mère. Anne. 
Toutes ces années, il avait eu quelque chose de sa mère – de sa vraie mère – et il le lui avait caché ! Elle prit le carnet d’une main tremblante, avec l’envie de détester son père. En silence, elle quitta le bureau et monta dans sa chambre. Quand elle redescendit, son sac à dos était plus léger que d’habitude – étant rempli de vêtements plutôt que de livres – mais il lui pesait plus que jamais. 
Dans la voiture, en s’éloignant de la maison où elle avait vécu presque toute sa vie, Mary Ann se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle pleurait la mère qu’elle n’avait jamais rencontrée, le père qu’elle avait cru connaître, et l’innocence dont elle avait été si longtemps entourée. 
Elle avait envie de rejeter toute la faute sur son père, mais elle n’y arrivait pas. Elle avait lu entre les lignes de son histoire ; il était très possible que ce soit elle, Mary Ann, qui ait tué sa mère. 
Comme Aden, sa mère pouvait voyager dans le temps. Cela voulait dire que, comme lui, elle possédait un pouvoir surnaturel. Or, Mary Ann inhibait ces pouvoirs. Dès l’instant de sa conception, sa mère avait cessé de se déplacer dans le temps. Ça, on en était sûr. Au cours des neuf mois passés dans le ventre de sa mère, Mary Ann l’avait affaiblie, l’avait privée de ses forces. Ça aussi, c’était une certitude. Puis, au moment de sa naissance, sa mère avait subitement cessé de vivre. A cause de Mary Ann ? 
Pendant des heures, elle conduisit au hasard, luttant pour reprendre le contrôle d’elle-même et n’y parvenant pas. Elle fit le tour du quartier, prit la route du ranch de Dan Reeves, passa devant et se sentit incapable d’entrer, revint en direction de son propre quartier. La lune était haute et dorée. La circulation diminuait de minute en minute, ainsi que le nombre de passants dans la rue et de familles dans leur jardin. Mais comment savoir ce qui se dissimulait dans l’ombre ? 
A quelques kilomètres de chez elle, elle s’aperçut qu’un loup courait à côté de la voiture. Elle reconnut sa fourrure brillante, ses yeux verts étincelants, et s’arrêta sur le bas-côté. Il était temps qu’elle s’arrête, de toute façon. Elle ne voyait plus rien à cause des larmes, et elle avait un sanglot coincé dans la gorge. Un sanglot brûlant, acide, qui lui déchirait l’intérieur. 
Attends-moi, dit la voix de Riley dans sa tête. 
Impossible. Elle avait besoin de lui, mais elle avait aussi besoin d’être seule. Surtout, elle avait besoin de s’échapper, d’oublier. Elle sauta de la voiture et se mit à courir. Elle courait pour fuir ce qu’elle venait d’apprendre, pour fuir la douleur et l’incertitude. Des larmes continuaient à inonder ses joues. 
Derrière elle, des pas de loup se rapprochèrent à toute vitesse. L’instant d’après, il sauta sur son dos et l’envoya s’étaler face la première. Ecrasée contre le sol, le souffle coupé, Mary Ann était incapable de bouger. 
C’est dangereux ici, dit-il. Retourne dans la voiture. Maintenant. 
Il avait raison, elle le savait, mais elle resta étendue par terre à sangloter et à s’étouffer. De sa langue chaude, Riley lui caressa la joue et le coin de l’œil. 
S’il te plaît, Mary Ann. Tu n’aimeras pas te retrouver face à un gobelin, je te le garantis. 
Enfin, elle se leva et revint vers la voiture en chancelant. Riley ne monta pas à côté d’elle, mais disparut derrière un bosquet d’arbres. Quelques minutes plus tard, il réapparut sous sa forme humaine, ayant enfilé à la hâte un pantalon et une chemise froissée. Il s’installa dans la voiture et verrouilla les portières. 
– J’espère que je ne t’ai pas fait mal en te sautant dessus. Mais, je te l’ai dit, les gobelins sont de sortie, et je ne voulais pas qu’ils sentent ton odeur. Mes frères les traquent et je ne voulais pas qu’ils te repèrent, eux non plus. 
Mary Ann se tourna vers lui, subitement furieuse. 
– Et toi, où tu étais passé ? s’écria-t–elle. 
Puis elle se remit à sangloter. Son corps tout entier était secoué et elle s’étranglait avec ses larmes. Elle se noyait dans son chagrin et sa colère. Contre elle-même et contre son père. 
– Oh, oh, oh, dit Riley en la soulevant de son siège pour l’asseoir sur ses genoux. Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ? Dis-moi. 
Sa chérie. Il l’avait appelée sa chérie. C’était tellement incroyable, tellement réconfortant, mais cela la fit pleurer encore plus fort. Entre les sanglots, elle lui expliqua ce qu’elle avait appris. Il la berça dans ses bras pendant qu’elle parlait, la caressant doucement, émettant les mêmes petits murmures apaisants qu’elle avait eus face à Penny. Puis il l’embrassa : ses lèvres se mêlèrent à celles de Mary Ann, sa langue était chaude, sucrée, avec un goût sauvage. 
L’espace d’un instant, les phares d’une voiture les éclairèrent et ils se figèrent. Puis l’obscurité les enveloppa de nouveau et ils s’embrassèrent encore. Ce fut plus beau et plus excitant que tout ce qu’elle avait jamais fait avec un garçon. Les doigts de Mary Ann étaient plongés dans les cheveux de Riley, ceux de Riley plongés dans ceux de Mary Ann. Ils étaient plaqués l’un contre l’autre et s’imprégnaient l’un de l’autre. Elle se sentait en sécurité totale, même si les sensations déferlaient en elle ; elle aurait voulu que cela ne s’arrête jamais. 
– Il faut qu’on se calme, dit Riley d’une voix rauque. 
Clairement, ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. 
– Pas envie. 
Avec les bras de Riley autour d’elle, Mary Ann n’éprouvait plus le besoin de penser ; il lui suffisait de le sentir, lui, et de sentir le bonheur d’être ensemble. 
Il lui caressa la joue du revers du pouce. 
– Fais-moi confiance, Mary Ann. Ce n’est pas le moment. On est dans une voiture au bord d’une route passante. Mais on reprendra ça plus tard. 
Elle avait toujours envie de protester, mais elle fit oui de la tête. 
– Maintenant, dis-moi : où allais-tu ? 
Elle prit une longue inspiration tremblante, et dit : 
– J’attendais d’arriver à me reprendre pour aller au ranch où habite Aden. J’avais l’intention de le faire sortir en catimini pour l’emmener à l’endroit où vivent ses parents. Enfin, où ils vivaient avant. Je t’ai dit qu’on était nés le même jour, tous les deux, dans le même hôpital ? 
Riley inclina la tête et ses mains cessèrent de caresser le dos de Mary Ann. 
– Non. C’est curieux. 
– Je sais. 
– Et ça veut sûrement dire quelque chose. 
– Je pense aussi. Ça ne peut pas être une simple coïncidence. Après être allés chez ses parents, je veux passer à l’hôpital où il… où on est nés. 
– Je t’accompagne. Victoria devrait arriver chez Aden d’un moment à l’autre. On va passer les prendre tous les deux. 
Il ouvrit la portière, sortit de la voiture, porta Mary Ann dans ses bras jusqu’au siège du passager et l’y déposa. 
– Je conduis, dit-il. 
Quand il fut installé derrière le volant, elle lui demanda : 
– Où tu étais passé depuis qu’on s’est quittés ? Je me suis inquiétée. 
Le moteur rugit, et Riley s’engagea sur la route maintenant déserte. Il conduisait avec aisance, faisant corps avec le véhicule. 
– Il fallait que j’aide Victoria à résoudre un problème. Et, je suis désolé, ma chérie… 
Il prit la main de Mary Ann et la porta à ses lèvres. 
–… Je ne peux pas te parler de ce problème. Victoria n’en a pas encore parlé à Aden, et il doit être le premier à l’apprendre. 
– Je comprends. 
– Vraiment ? 
– Bien sûr. 
Il lui lança un regard rapide : ses pupilles étaient dilatées, ses lèvres rouges et gonflées, comme celles de Mary Ann, sans doute. 
– Tu m’épates. N’importe qui d’autre me bombarderait de questions ou d’accusations pour essayer de me faire craquer. 
– Ce n’est pas mon genre. 
Du moins, jusqu’à aujourd’hui. Les gens révélaient leurs secrets quand ils étaient prêts à le faire. Les pousser ne servait qu’à engendrer du ressentiment. Quant aux secrets de son père, il ne s’était peut-être pas senti prêt, et il lui en voulait peut-être, mais elle ne regrettait rien. Ces secrets n’appartenaient pas seulement à son père ; ils la regardaient aussi. 
– Pour ce que ça vaut, dit Riley – qui était visiblement branché sur ses pensées –, ton père t’aime. Rien que pour ça, tu as beaucoup de chance. Je n’ai pas de parents. Ils sont morts juste après ma naissance, et j’ai été élevé par le père de Victoria, qui croit que les garçons doivent tous être des guerriers, et qu’aucune faiblesse ne doit être tolérée. A cinq ans, je savais manier toutes sortes d’armes. J’ai tué mon premier adversaire à huit ans. Et quand j’étais blessé… 
Il détourna les yeux et s’éclaircit la gorge. 
– Eh bien, il n’y avait personne pour me prendre dans ses bras, m’embrasser et me dire que j’allais guérir. 
Maintenant, décida Mary Ann, elle serait là pour Riley. A partir de maintenant, elle serait là pour le réconforter. Comme il venait de la réconforter, lui. Comme Carolyn l’avait fait pour elle quand elle était petite. Savoir qu’il avait enduré une enfance aussi terrible ne faisait qu’intensifier ses sentiments pour lui. Qu’on puisse élever quelqu’un sans jamais le prendre dans ses bras ou lui ébouriffer les cheveux en lui disant : « Tu es merveilleux ! », c’était un crime. En faire un enfant soldat, c’était encore pire. 
En dépit des mensonges qui avaient entouré son enfance, elle avait eu beaucoup de chance. 
– Toi aussi, tu m’épates, dit-elle. 
En plus, elle lui plaisait ! Il l’avait avoué, l’avait même embrassée. Mais comment cela allait-il se passer pour eux ? 
– Tu crois que… tu peux… enfin… est-ce que quelqu’un de ton espèce est déjà… sorti avec un humain ? 
Les mains de Riley se crispèrent autour du volant. 
– Non. Les loups-garous vivent beaucoup plus longtemps que les humains. S’attacher à l’un d’entre eux est considéré comme une preuve d’imbécillité grave. 
– Je vois. 
Impossible pour Mary Ann de cacher sa déception. Elle avait tellement espéré… 
– Mais on trouvera un moyen, assura-t–il. 
– Je vois…, répéta-t–elle. 
Mais cette fois, elle souriait.