7
Je l’ai vue. La fille. Je
l’ai vue.
Moi aussi.
Vous l’avez reconnue ?
Je sais que je l’ai déjà vue quelque part.
Désolé, Eve, mais elle ne me
dit rien du tout.
Aden avait envie de hurler. Il y avait tellement
de bruits différents dans sa tête qu’il pouvait à peine les
distinguer les uns des autres. Le souffle du vent dans les arbres,
les gazouillis perçants des oiseaux, le chant des cigales et des
grillons. Les croassements des corbeaux.
Avec une plainte de douleur, il força le corps du
loup à se mettre en mouvement. Ce n’était pas facile de
synchroniser les pattes avant et arrière, mais il ne trébucha pas
longtemps. C’était la première fois qu’il avait pris possession du
corps d’un animal ; s’y prenait-il comme il le fallait ?
Pas le temps de réfléchir. S’il ne se dépêchait pas, il arriverait
en retard. Et s’il arrivait en retard, Dan lui interdirait de
retourner au lycée.
Comment tu as fait
ça ? grogna le loup. Sa voix furieuse se joignit à la
cacophonie qui régnait dans la tête d’Aden. Sors de ma tête ! Sors de mon
corps !
Alors, comme ça, l’animal savait qu’il était
là ? Il le sentait. Cela non plus
n’était jamais arrivé. Et puis, comment un cerveau de loup
pouvait-il maîtriser le langage humain ?
Je ne suis pas un animal,
espèce d’idiot !
« Ah non ? dit Aden en pensée. Tu es
quoi, alors ? »
Un loup et un homme. Un
loup-garou. Maintenant, dégage.
Un loup-garou ? Un loup capable de prendre
une forme humaine ?
Il n’avait jamais pensé que cela existait pour de
vrai. Pourtant, vu ses propres capacités bizarres, il aurait pu
s’en douter… D’autres créatures se baladaient-elles dans la
nature ? Devait-il s’attendre à voir apparaître des vampires,
des dragons et des monstres de contes de fées ?
Dehors !
Immédiatement !
Malgré les grondements désormais furieux du loup,
la course à travers les bois se révéla rapidement euphorisante. Le
vent caressait son pelage. Son regard fouillait l’horizon,
absorbait tous les détails environnants. Les couleurs étaient plus
vives, et même les particules de poussière… Ouaouh ! Elles
flottaient dans l’air comme des flocons de neige
étincelants.
Je vais t’égorger pour avoir
fait ça.
Il continua à courir. L’air doux entrait à grandes
goulées par ses narines. Ses poumons se dilatèrent : ils
contenaient plus d’oxygène que ce dont il avait l’habitude. Il
accéléra encore ; ses ongles entaillaient la terre. Les odeurs
étaient puissantes, presque écrasantes. L’odeur des pins, celle de
la terre, celle d’une charogne à quelques mètres. Sans pouvoir dire
comment, il savait que c’était la carcasse d’une biche. Il
entendait le bourdonnement des mouches autour du
cadavre.
Je me baignerai dans ton
sang ! Ce n’est pas une menace, mais une
promesse.
Les menaces, enfin les « promesses », du
loup se mêlaient aux voix des compagnons d’Aden. Caleb s’excusait
d’avoir jeté Aden dans le corps du loup, Eve s’inquiétait pour Mary
Ann et Julian et Elijah le suppliaient de faire attention. Pourquoi
Mary Ann ne les avait-elle pas expédiés dans le fameux trou noir,
cette fois ? Bien qu’il se soit approché d’elle, les voix ne
s’étaient pas tues pour autant. Elijah avait même réussi à lui dire
– ce qui prouvait que, comme le redoutait Aden, ses hôtes
étendaient de plus en plus leur pouvoir – que s’il ne chassait
pas le loup pour de bon, l’animal finirait par traquer Mary Ann à
travers ces mêmes bois, tandis qu’elle courrait devant lui en
pleurant.
Mary Ann…
Que devait-elle penser de lui ? A présent,
elle savait qu’il était différent des autres, qu’il était capable
de faire des choses que les autres ne pouvaient pas faire.
Impossible pour lui de le nier, après ce qui venait de se produire.
Peut-être qu’elle serait compréhensive… Après tout, elle avait
parlé au loup. Peut-être que, comme Aden, elle savait des choses
que les autres ne savaient pas. Cela expliquerait aussi pourquoi
elle était capable – parfois – d’apaiser les
voix.
La vision que j’ai de vous se
modifie, dit Elijah. Je le vois qui
t’attaque à l’instant où tu quitteras son corps. Il va te
tuer.
Ça, Aden s’en doutait. Il se doutait aussi qu’il
serait trop faible pour se défendre. Alors, il n’y avait qu’un seul
moyen de sauver sa peau. Un moyen auquel il avait déjà eu recours,
une fois, après avoir pris possession d’un garçon qui l’attaquait.
Il détestait faire ça, mais il n’avait pas le choix.
Il ralentit le pas. S’arrêta à la lisière du bois.
Au loin, on apercevait maintenant le ranch. Soudain, une menace
jaillit de sa gueule sous la forme d’un grognement
sauvage :
Tu ne peux pas rester pour
toujours ! Il faudra bien que tu
sortes !
L’écume lui vint aux babines. Il regarda autour de
lui, et ne vit rien qui puisse l’aider à faire ce qu’il fallait
faire. Il y avait bien un autre moyen, pensa-t–il en soupirant. Il
s’assit et étendit l’une de ses pattes arrière. Il l’observa un
instant. Les muscles étaient bandés, le pelage noir
brillait.
Non, dit
Eve.
Elle venait de comprendre.
Pas ça.
J’y suis obligé,
répondit Aden.
Son estomac se tordit, et il fut pris de nausée.
Il n’avait pas le temps de se préparer à la douleur qu’il allait
s’infliger. L’éternité n’y aurait pas suffi. Alors il retroussa les
babines du loup, dénuda les crocs et, dans un nouveau grognement,
les planta dans sa patte arrière. Les canines se fichèrent dans le
muscle et s’enfoncèrent jusqu’à l’os.
La tête d’Aden résonna d’un long hurlement.
Suivirent une plainte, des gémissements. Chaque hôte sentait la
douleur atroce qui se répandait à toute vitesse à travers le corps
du loup, affectant chaque organe qu’elle touchait.
Qu’est-ce que tu fais, espèce
de malade ? hurla le loup. Arrête ! Arrête !
Aden maintint fermement l’emprise de ses
mâchoires. Il donna brusquement un coup de tête en arrière. Un
liquide tiède, au goût métallique, lui emplit la bouche, descendit
dans sa gorge et mouilla sa fourrure.
Simultanément, il y eut de nouveaux hurlements et
gémissements en tout genre.
Haletant, Aden sentit la masse du loup s’affaisser
sur l’herbe. La douleur était paralysante, comme prévu, mais, à
présent, il pouvait quitter le corps de l’animal sans craindre
d’être suivi ou agressé.
Il lui fallut faire appel à toute sa force mentale
pour sortir de l’animal. D’abord, une main, qui se matérialisa et
chercha une racine d’arbre à laquelle s’accrocher. Il tira de
toutes ses forces pour se libérer. Là, il demeura un moment
effondré sur le sol, épuisé, hors d’haleine. « Debout,
Aden ! Debout ! » Son corps humain refusait de lui
obéir. Ses muscles. Son cerveau refusait de le reconnaître. Les
voix aussi. Tout en lui conservait la mémoire, sentait encore les
effets de ce qui venait de se produire, et refusait de
bouger.
Puis, dans un éclair, une montée d’adrénaline,
provoquée par la douleur, lui donna le coup de fouet nécessaire.
Enfin, il réussit à rouler sur le côté. Le loup n’avait pas
bougé : sa patte était étendue devant lui, et il avait du sang
partout.
– Je suis désolé, dit Aden. Je ne pouvais pas
te laisser m’attaquer.
C’était la vérité. Le loup darda sur lui son
regard vert. Il souffrait et enrageait.
Aden se leva pesamment et chancela, pris de
vertige.
– Il faut que j’aille voir le directeur du
centre. Ensuite je reviendrai pour te soigner.
Un hurlement profond sembla le menacer de
représailles s’il revenait. Tant pis. Il reviendrait quand même.
D’un pas vacillant, il traversa le pré, se rapprocha du ranch puis
du dortoir, et entra dans sa chambre en passant par la fenêtre. Il
était trop affaibli et trop pressé pour risquer une confrontation
avec les autres garçons. Les fenêtres étaient entourées d’un fil
relié à un système de sécurité, mais celui-ci n’était activé que la
nuit. Et puis, Aden avait depuis longtemps trafiqué les fils pour
que l’alarme ne se déclenche jamais.
Par chance, il avait une salle de bains
individuelle. Il put avaler un verre d’eau et se laver le visage.
Dieu merci, il n’avait pas de sang sur sa chemise, seulement de la
terre et des taches d’herbe. Il était pâle comme la mort, des
brindilles s’accrochaient partout à ses cheveux
emmêlés.
Il fourra des pansements et un tube de pommade
antibiotique dans un sac et le lança par la fenêtre. Puis il sauta
à son tour, cacha le sac et, ôtant les brindilles de ses cheveux,
se dirigea vers la grande maison.
Dan était assis sous la véranda, avec Sophia
endormie à ses pieds. Derrière lui, une fenêtre était ouverte, par
laquelle sortaient des bruits de cuisine. Meg, sa femme, préparait
le dîner. Une tarte aux pêches, d’après l’odeur. Aden sentit l’eau
lui venir à la bouche. Le sandwich au beurre de cacahuètes qu’il
avait avalé à midi n’était plus qu’un lointain
souvenir.
Comment Dan peut-il tromper
cette femme ? dit Eve avec un soupir écœuré.
C’est un trésor !
On s’en fiche, dit
Caleb. On a des choses à
faire.
Moi, je ne m’en fiche
pas, répondit Eve. C’est mal de tromper
quelqu’un.
Aden leur aurait bien crié de se taire ; mais
cela aurait fait très mauvaise impression sur Dan…
A cet instant, le directeur l’aperçut. Il consulta
sa montre et hocha la tête avec satisfaction.
– Pile à l’heure.
– Je vous cherchais, dit Aden en essayant de
cacher sa lassitude. Je voulais vous raconter ma
journée.
– Je sais déjà comment ça s’est passé. J’ai
eu un coup de fil du lycée.
Quoi ? S’étaient-ils plaints de…
– Ils m’ont dit que tu avais réussi les tests
haut la main.
Dieu merci. Aden hocha la tête. Il aurait dû avoir
le sourire ; cependant, il n’y arrivait pas. C’était comme
s’il s’était tenu au centre d’une scène, et qu’un projecteur braqué
sur lui ait traqué les indices de sa course avec – dans
– le loup. Le loup-garou.
– Je suis fier de toi, Aden. J’espère que tu
en es conscient.
Au cours de sa vie, Aden avait tour à tour déçu,
perturbé, embarrassé et irrité les gens de son entourage. Inspirer
de la fierté, c’était une première. Les félicitations de Dan lui
allaient droit au cœur. Comment cet homme pouvait-il être à la fois
si sympathique et, comme ne cessait de le souligner Eve, si
dégoûtant ?
– Tu as vu Shannon ? Il n’est pas encore
rentré.
Pas rentré ? Où était-il passé, dans ce
cas ? Il avait pourtant devancé Aden.
– Désolé. On n’est pas partis
ensemble.
Dan consulta de nouveau sa montre.
– Bon, ben, je vais aller nettoyer l’étable,
dit Aden.
En réalité, il n’avait pas l’intention de
commencer les corvées avant d’avoir soigné le loup. Il fit mine de
partir.
– Pas si vite. On m’a dit aussi que tu étais
resté après l’école pour parler à une fille.
Aden déglutit. Quelqu’un le surveillait ; il
n’aimait pas ça. Si Dan lui interdisait de fréquenter Mary Ann,
il…
– Tu as été correct avec elle,
j’espère ?
Soulagement. Rien de grave.
– Oui, dit-il.
Dan le dévisagea.
– Tu n’es pas très bavard ce soir, dis
donc ?
– Je suis fatigué, c’est tout. J’étais sur
les nerfs, la nuit dernière, je n’ai pas dormi.
– C’est compréhensible. File faire ce que tu
dois faire et essaie de te coucher tôt. Je te fais apporter ton
dîner dans ta chambre.
– Merci.
Aden se précipita vers le dortoir, attrapa le sac
qu’il avait caché sous sa fenêtre et s’éloigna vers la forêt, en
veillant à ce que personne ne le remarque. Mais quand il retrouva
l’endroit où il avait laissé le loup-garou… l’animal n’était plus
là.
Ne restait pour tout indice de son passage qu’une
flaque de sang encore liquide et brillante.
En revanche, un peu plus loin, Shannon traversait
le pré en direction de la grande maison.
Tout sanglant.
La gorge nouée, Aden rebroussa chemin et, après
avoir discrètement talonné Shannon, espionna sa conversation avec
Dan.
– Ils m-m-m’attendaient. Ils étaient t-t–out
un groupe. Ils m’ont tendu un g-g-guet-apens.
– Qui ça ? demanda Dan. Tu as eu le
temps de les voir clairement ?
– N-n-non.
Aden s’efforça de démêler les choses. Shannon
avait les yeux verts ; le loup avait les yeux verts. Shannon
était blessé ; le loup aussi. Le loup avait disparu, mais
Shannon, lui, était bien là… Alors, était-il vraiment tombé dans un
guet-apens, ou mentait-il pour cacher quelque chose ? Par
exemple, un pouvoir secret que la plupart des gens ne
comprendraient pas ?
Seul hic, Shannon ne boitait pas. Or, sa blessure
ne pouvait avoir déjà cicatrisé. A moins que…
Plus tard, dans l’étable, alors que les deux
garçons nettoyaient le fumier, Aden tenta de questionner Shannon
sur ce qui s’était passé, et d’orienter la conversation vers Mary
Ann et les loups en général.
L’autre lui opposa un silence complet.
***
Après s’être retourné dans son lit pendant des
heures, Aden finit par se résigner à une nouvelle nuit d’insomnie.
Trop de choses se passaient dans son cerveau. Les esprits s’étaient
enfin endormis, il n’entendait plus que ses propres pensées
– mais ce n’étaient pas des pensées agréables. Il ne cessait
d’entendre le cri que Mary Ann avait poussé quand il s’était glissé
dans le corps du loup. Il ne cessait de revoir le loup en sang,
paralysé…, mourant ?
A moins que Shannon ne soit le loup-garou, comme
il le soupçonnait ? S’était-il précipité dans les bois, après
les classes, afin de se transformer et de guetter Mary
Ann ?
Si Shannon était bien le loup, alors il allait
vouloir se venger d’Aden et le tuer. Il avait d’ailleurs promis de
le faire. Donc, Aden allait devoir rester sur ses gardes et
surveiller l’autre de près.
A supposer qu’il en ait la possibilité. A l’heure
qu’il était, Mary Ann avait sans doute parlé à quelqu’un de ce
qu’elle avait vu. On ne la croirait pas vraiment, bien sûr, mais,
étant donné le passé d’Aden, l’accusation risquait de lui valoir de
sérieux ennuis.
Il pouvait faire ses valises, évidemment. Partir
maintenant, tout seul. Il l’avait déjà fait trois ans auparavant.
Vivre dans la rue, c’était dur. Surtout sans abri, sans nourriture,
sans eau ni argent. Il avait essayé de voler le portefeuille de
quelqu’un ; inexpérimenté comme il était, il s’était fait
attraper et rapatrier au centre de détention pour
mineurs.
Il était plus malin, à présent, songea-t-il. Plus
vieux. Il était capable de survivre tout seul. Mais, pour la
première fois de sa vie, il avait trouvé ici une perspective
d’avenir réjouissante. Le lycée, les amis… la paix. S’il fuguait,
il n’aurait plus aucune chance de connaître ce genre de
bonheur.
Il soupira et ferma les yeux.
Réveille-toi.
Ces mots furent murmurés dans son esprit par une
voix sensuelle mais impérieuse. Surpris, Aden ouvrit les yeux. La
fille de la forêt se tenait au-dessus de lui. Ses cheveux noirs
ruisselaient sur ses épaules.
Une nouvelle vision ? Parce que, cette scène,
il la connaissait. Bientôt, la fille lui ferait signe de la suivre
dehors, et il lui obéirait.
Il inspira profondément : un parfum de
chèvrefeuille et de rose envahit ses narines. Ce n’était pas une
vision, en fait. Elle était vraiment là.
Un sourire s’épanouit sur ses lèvres tandis qu’il
essayait de se rappeler ce qui allait suivre. Ils iraient ensemble
dans la forêt et elle marcherait tout près de lui. Elle tendrait la
main vers Aden et le frôlerait du bout des doigts. Sa peau
serait-elle brûlante, comme dans ses autres visions, ou froide
comme elle en avait l’air maintenant ?
Il était impatient de le découvrir.
– Où étais-tu passée ?
Qu’est-ce… ?
– Chut. On ne veut pas réveiller les
autres.
Il s’ordonna de se taire mais ne put calmer les
battements déchaînés de son cœur. La fille portait la même robe
noire drapée qui révélait un bras à la peau blanche et fine. Une
grosse bague en opale brillait à l’index de sa main gauche. Dans
les visions d’Aden, elle faisait toujours attention à ne pas le
toucher avec cette bague.
– Je suis content de te voir,
chuchota-t–il.
Elle plissa les yeux, mais pas assez pour
dissimuler leur éclat acéré. « Elle ne te connaît pas comme tu
la connais », se rappela Aden. Il fallait qu’il avance à
petits pas.
– Viens.
D’un geste, elle lui fit signe de la suivre,
flotta jusqu’à la fenêtre. Puis elle disparut littéralement,
laissant derrière elle un léger souffle de vent qui vint effleurer
Aden.
L’instant d’après, il se levait : ses membres
étaient commandés par une force dont il n’identifiait pas la
source. Il savait qu’il allait rejoindre la fille – c’était
comme ça, dans ses visions –, mais jamais il n’avait imaginé qu’il
ne le ferait pas de son propre gré. Que ses pieds se déplaceraient
tout seuls, l’entraîneraient vers la fenêtre ouverte. La fille
pouvait-elle, comme lui, prendre possession d’autres corps que le
sien ? Il ne la sentait pas en lui, mais enfin…
Il passa par la fenêtre et atterrit dans l’herbe
humide sans avoir repris la situation en main. Mais il ne paniqua
pas. Il était avec la fille de ses visions. C’était tout ce qui
comptait.
Il regarda autour de lui et finit par l’apercevoir
devant la haie d’arbres. Elle ne s’était donc pas glissée dans son
corps. Alors, quel genre de sortilège lui avait-elle
jeté ?
Viens.
De nouveau, elle lui fit signe, et, de nouveau,
elle disparut. Mais entre-temps, elle l’avait jaugé des pieds à la
tête.
Aden lutta pour ne pas rougir. Il ne portait qu’un
caleçon. Par chance, c’était le noir uni plutôt que le blanc et
rouge couvert de gros cœurs.
Que pensait-elle de lui ?
D’un côté, il avait l’impression de la connaître,
d’être à l’aise avec elle, d’être déjà presque amoureux d’elle.
Après tout, d’une certaine manière, il connaissait déjà le goût de
ses lèvres, il l’avait déjà entendue prononcer son nom en
soupirant, il l’avait déjà sentie fondre dans ses bras.
Mais la partie rationnelle de son cerveau
commençait à se méfier. La dernière fois que cette fille lui avait
vraiment parlé, elle lui avait posé des questions auxquelles il
n’avait aucune réponse. Et aussi, la dernière fois qu’il l’avait
vue, elle était avec un autre garçon.
La nuit était fraîche, le ciel tapissé de nuages.
Des grillons chantaient ; au loin, un chien aboya. Bientôt,
tous se turent, et un silence sombre et lourd régna.
Jusqu’à ce que les hôtes d’Aden décident de se
réveiller en bâillant.
On est dehors ?
marmonna Julian.
– Oui, chuchota Aden.
On n’est pas en train de
fuguer, j’espère ? demanda Caleb.
– Non.
Dieu merci, dit Eve
avec soulagement.
Ça t’ennuierait de nous
expliquer ce qui se passe ? demanda Elijah.
– On est en train de vivre une
vision.
Il arriva enfin à une clairière. Le feuillage
touffu des arbres alentour le dissimulait aux regards curieux. Mais
où était la fille ?
– Arrête-toi.
Aden pivota sur ses talons. C’était elle qui
venait de parler, là, derrière lui. La fille de ses rêves. Et
peut-être sa meurtrière. Car elle tenait un poignard dans chaque
main. Ses poignards à lui. Ceux qu’il avait abandonnés tout à
l’heure en prenant possession du corps du loup.
Un rayon de lune perça les nuages et enveloppa la
fille de sa lumière argentée. Il fit briller les reflets bleus de
ses cheveux et les lames des poignards. Elle n’allait tout de même
pas le tuer ! Elle semblait trop innocente, trop délicate,
presque inoffensive.
– Où est ton copain ? demanda-t–il. Le
garçon avec lequel je t’ai vue ?
Lui, en revanche, cela ne l’aurait pas dérangé de
couper Aden en morceaux. Impossible d’oublier l’agressivité qui
émanait de lui.
Elle inclina la tête mais ne s’avança pas vers
lui.
– S’il était avec moi, il t’aurait déjà
tué.
Ça, Aden l’avait plus ou moins deviné.
– Pourquoi ?
– Il est jaloux de toi. En fait, je ne
devrais pas être ici. S’il avait su que je venais, il m’en aurait
empêchée. Mais il fallait que je te voie seule.
Des centaines de questions se bousculaient dans la
tête d’Aden. Quelqu’un était jaloux de
lui ? Pour quelles raisons ? Pourquoi voulait-il empêcher
cette fille de venir le retrouver ? Il décida de poser la
question à laquelle la fille était le plus susceptible de
répondre.
– Comment tu m’as fait venir ici ? Tu
m’as parlé et j’ai été forcé de t’obéir.
– C’est un petit don que j’ai. Tiens, je
crois que c’est à toi, non ?
Elle approcha prudemment. Quand elle fut tout près
d’Aden, elle tendit les poignards devant elle.
A sa grande fierté, Aden ne cilla pas.
C’est qui, cette
fille ? demanda Eve.
J’ai un mauvais
pressentiment, dit Elijah sur un ton qui trahissait sa
panique. Tu ferais mieux de partir. Tout de
suite.
– Silence ! marmonna Aden.
– Ne me donne pas d’ordres ! répondit la
fille.
Plus il l’entendait parler, plus il détectait chez
elle un accent étranger.
– Ce n’est pas à toi que je
parlais.
La confusion se peignit sur son beau visage. Elle
balaya la forêt du regard.
– A qui, alors ? Nous sommes
seuls.
– A moi-même.
– Je vois, dit-elle.
De toute évidence, c’était faux.
– Tiens. Prends-les.
Elle plaça les armes dans les mains d’Aden avant
qu’il ait pu la toucher.
– Nul doute que tu en auras besoin dans les
jours à venir.
Donc, elle n’avait pas l’intention de lui faire de
mal. Il referma les doigts autour des manches.
– Tu n’as pas peur que je les retourne contre
toi ?
– Pas du tout, dit-elle avec un petit rire.
Ils ne pourraient pas me blesser.
Ah, vraiment ?
– Désolé de te l’apprendre, mais personne ne
résiste à une lame, objecta Aden.
– Moi, si. On ne peut pas
m’entailler.
Elle rayonnait d’une confiance
absolue.
Les bras d’Aden lui en tombaient.
– Qui es-tu ?
« Quel genre d’être es-tu ? »
pensait-il surtout. Mais il réprima la deuxième question pour
éviter d’offenser la jeune fille. De toute façon, quelle
importance ? Il était heureux d’être avec elle, quelle que
soit sa nature.
– Je m’appelle Victoria.
Victoria. Il prononça
son nom dans sa tête. Il était doux et beau. Comme
elle.
– Moi, c’est Aden.
– Je sais.
– Comment ?
Toujours prudemment, elle tourna autour de
lui.
– Cela fait des jours que je te
suis.
Des jours ? Pas possible. Il ne l’avait vue
qu’une seule fois. Cela dit, il n’était pas toujours très
observateur.
– Pourquoi ?
Elle se planta devant lui : elle le frôlait
presque, maintenant.
– Tu sais très bien pourquoi.
Son haleine était brûlante comme une flamme. Cela
plaisait à Aden. Beaucoup, même. Il aurait donné n’importe quoi
pour que cette fille le touche vraiment.
– Je n’en ai aucune idée.
– Tu nous as appelés, dit-elle en posant sur
lui un regard aussi dur que sa voix.
– Appelés… au téléphone ? Impossible. Je
n’ai même pas ton numéro.
– Tu essaies de me
provoquer ?
– Non ! Je te jure que je ne t’ai pas
téléphoné !
Elle soupira.
– Je ne sais pas comment, il y a une semaine,
tu as submergé mon peuple d’énergie. Une énergie si forte que nous
nous sommes tordus de douleur pendant des heures. Une énergie qui
nous a tous encordés et tirés vers toi. Comme une
corde.
– Je ne comprends rien. De l’énergie ?
Que j’aurais envoyée, moi ?
La seule chose qu’il ait faite une semaine plus
tôt, c’était lutter contre des morts vivants et rencontrer Mary
Ann.
Il écarquilla les yeux. La première fois qu’il
avait croisé Mary Ann, le monde avait cessé un instant d’exister,
avant de se remettre en marche dans une brutale rafale de vent.
Etait-ce de cet instant explosif que parlait
Victoria ?
– C’est quoi, le peuple dont tu parles ?
D’où tu viens ?
– Je suis née en Roumanie. A
Wallachie.
Aden fronça les sourcils. Un tuteur l’avait un
jour forcé à faire un exposé sur la Roumanie. Il savait que
Wallachie était situé entre le Danube et les Carpates, et que la
ville ne s’appelait plus ainsi de nos jours. De toute façon,
comment l’onde de choc provoquée par sa rencontre avec Mary Ann
aurait-elle pu avoir des répercussions aussi
lointaines ?
– Vous étiez là-bas quand vous avez ressenti
cette fameuse énergie ?
– Oui. Nous nous déplaçons beaucoup, mais il
se trouve que nous venions de rentrer en Roumanie. A quel jeu tu
joues, Aden Stone ? Pourquoi nous as-tu
appelés ?
Nous ? Lui, il ne
voulait personne d’autre qu’elle.
– A supposer que ce soit moi qui vous ai
appelés, ce n’était pas intentionnel.
Elle leva la main et posa le bout de ses doigts
juste en dessous de l’oreille d’Aden. Il ferma les yeux et savoura
un instant ce contact. Enfin. Elle le touchait. Sa peau était
brûlante et électrique. Elle fit lentement descendre ses ongles et
s’arrêta sur sa nuque. Aden sentit son pouls
s’emballer.
– Que ce soit intentionnel ou pas, mon père
s’est mis dans une colère noire. Et, crois-moi, quand il est en
colère, il est terrifiant. Un cauchemar. Il a voulu ta
mort.
Aden était trop hypnotisé par le contact de ses
doigts pour avoir peur de ce qu’elle disait.
– C’est pour ça que tu m’as amené ici ?
Pour me tuer ?
Mais alors, pourquoi lui avait-elle rendu ses
poignards ?
– Tu vas voir, je ne me laisse pas faire
docilement, dit-il sur un ton dur.
Elle recula de quelques pas ; elle était hors
de portée, à présent. « J’aurais mieux fait de me
taire », pensa Aden. Et
maintenant, que pouvait-il dire pour la faire
revenir ?
– J’ai dit que mon père a voulu ta mort, dit-elle d’une voix plus douce. Il
ne la veut plus. Je l’ai convaincu d’attendre d’en savoir plus.
Après tout, nous sentons toujours les effets de ton pouvoir en
nous.
Une de ces informations intriguait Aden plus que
toutes les autres :
– Pour quelles raisons ?
La jeune fille ne fit pas semblant de ne pas
comprendre. Il voulait savoir pourquoi elle l’avait aidé alors
qu’elle ignorait tout de lui.
– Parce que tu me fascines, avoua
Victoria.
Puis elle rosit.
– C’est idiot, ce que je viens de dire.
Faisons comme si je ne l’avais pas dit.
– Impossible, dit Aden.
Il n’en avait pas envie.
– Tu me fascines aussi. Depuis que je t’ai
vue pour la première fois, je n’arrête pas de penser à
toi.
Il ne lui dit pas que cette première fois avait eu
lieu des mois auparavant, dans une vision. Ni que, par moments,
elle avait été sa seule raison de continuer à vivre.
– Tu m’as rendu visite pendant que j’étais
malade, ajouta-t–il. N’essaie pas de le nier. Tu m’as soigné, je le
sais. Ça m’a donné envie de te revoir et qu’on passe du temps
ensemble.
Elle nia fermement.
– Nous ne pouvons pas être des amis. C’est
impossible.
– Tant mieux, parce que je n’en ai pas envie.
Je veux plus.
Ces mots échappèrent à Aden. Ce qu’il ressentait
pour cette fille était différent de tous les sentiments qu’il avait
éprouvés jusque-là. C’était plus intense ; cela le
dévorait.
Sans doute aurait-il dû garder cette information
pour lui, du moins pendant un petit moment. Mais, à cause de la
prédiction d’Elijah, il savait que ses jours étaient
comptés.
– Si tu savais, Aden, tu ne dirais pas
ça…
Victoria plissa les yeux et
ajouta :
– As-tu la moindre idée de ce que je
suis ? De qui est mon père ?
– Non.
Il s’en fichait complètement. Il avait quatre
esprits emprisonnés dans sa tête, il n’allait sûrement pas
s’offusquer des antécédents familiaux de qui que ce
soit.
En un clin d’œil, Victoria fut de nouveau campée
devant lui et le poussa jusqu’à le plaquer contre un tronc d’arbre.
Il chercha son souffle. Il la voulait près de lui, mais pas comme
ça. Pas en colère.
– Si tu savais, Aden, répéta-t–elle, tu
t’enfuirais en courant.
Puis elle dénuda ses lèvres et révéla des crocs
blancs et acérés.
– Mais… mais c’est impossible. Je t’ai vue en
plein soleil.
– Le soleil ne nous fait mal que lorsque nous
sommes très âgés. Les plus jeunes, comme moi, peuvent le supporter
pendant des heures. Tu comprends, maintenant ? Nous utilisons
ton espèce pour nous nourrir. Pour nous, vous êtes de la nourriture
sur pattes. Du sang à la pression. Si votre goût nous plaît, nous
buvons encore et encore. Alors, tu vois, on n’est jamais amis, vous
et nous. Vous êtes nos esclaves. Pour nous, s’attacher aux humains
est inutile, car nous nous nourrissons d’eux jusqu’à ce qu’ils
s’épuisent et meurent.
Lui qui s’était demandé quelles autres créatures
de légende se promenaient dans les parages… Maintenant, il avait la
réponse.
– C’est impossible. Je veux dire… Les
vampires…
D’un coup, dans sa tête, une vision d’Elijah
s’imposa. Tête inclinée, Victoria plantait les dents dans son cou.
Il se vit ployer, tomber à genoux ; vit son corps sans vie
s’écrouler sur le sol. Puis il vit la jeune femme s’écarter à
reculons, la bouche maculée de sang, les yeux fous.
Il voulut refuser ce qu’il voyait, mais c’était
impossible. Depuis quelque temps, déjà, il soupçonnait Elijah de
prédire bien plus que la mort d’autrui, et cette vision lui en
donnait la preuve. Victoria était ici, devant lui, bien réelle.
Elle l’avait conduit dans cette clairière, lui avait touché le cou.
Un jour, elle planterait ses crocs dans sa gorge et boirait son
sang. Cela le ne tuerait pas – il savait qu’il mourrait de la
main de quelqu’un, un couteau dans le cœur – mais cela le
réduirait à l’impuissance.
Pouvait-il empêcher Victoria de le
mordre ? En avait-il envie ? La présence de la jeune
fille dans sa vie lui était devenue presque aussi indispensable que
l’air qu’il respirait.
La vision s’estompa. Aden cligna les yeux et vit
réapparaître les arbres de la clairière. Victoria, quant à elle,
avait disparu. En soupirant, il reprit le chemin du ranch, sachant
d’avance qu’il ne dormirait pas de la nuit.