Je l’ai vue. La fille. Je l’ai vue. 
Moi aussi. 
Vous l’avez reconnue ? Je sais que je l’ai déjà vue quelque part. 
Désolé, Eve, mais elle ne me dit rien du tout. 
Aden avait envie de hurler. Il y avait tellement de bruits différents dans sa tête qu’il pouvait à peine les distinguer les uns des autres. Le souffle du vent dans les arbres, les gazouillis perçants des oiseaux, le chant des cigales et des grillons. Les croassements des corbeaux. 
Avec une plainte de douleur, il força le corps du loup à se mettre en mouvement. Ce n’était pas facile de synchroniser les pattes avant et arrière, mais il ne trébucha pas longtemps. C’était la première fois qu’il avait pris possession du corps d’un animal ; s’y prenait-il comme il le fallait ? Pas le temps de réfléchir. S’il ne se dépêchait pas, il arriverait en retard. Et s’il arrivait en retard, Dan lui interdirait de retourner au lycée. 
Comment tu as fait ça ? grogna le loup. Sa voix furieuse se joignit à la cacophonie qui régnait dans la tête d’Aden. Sors de ma tête ! Sors de mon corps ! 
Alors, comme ça, l’animal savait qu’il était là ? Il le sentait. Cela non plus n’était jamais arrivé. Et puis, comment un cerveau de loup pouvait-il maîtriser le langage humain ? 
Je ne suis pas un animal, espèce d’idiot ! 
« Ah non ? dit Aden en pensée. Tu es quoi, alors ? » 
Un loup et un homme. Un loup-garou. Maintenant, dégage. 
Un loup-garou ? Un loup capable de prendre une forme humaine ? 
Il n’avait jamais pensé que cela existait pour de vrai. Pourtant, vu ses propres capacités bizarres, il aurait pu s’en douter… D’autres créatures se baladaient-elles dans la nature ? Devait-il s’attendre à voir apparaître des vampires, des dragons et des monstres de contes de fées ? 
Dehors ! Immédiatement ! 
Malgré les grondements désormais furieux du loup, la course à travers les bois se révéla rapidement euphorisante. Le vent caressait son pelage. Son regard fouillait l’horizon, absorbait tous les détails environnants. Les couleurs étaient plus vives, et même les particules de poussière… Ouaouh ! Elles flottaient dans l’air comme des flocons de neige étincelants. 
Je vais t’égorger pour avoir fait ça. 
Il continua à courir. L’air doux entrait à grandes goulées par ses narines. Ses poumons se dilatèrent : ils contenaient plus d’oxygène que ce dont il avait l’habitude. Il accéléra encore ; ses ongles entaillaient la terre. Les odeurs étaient puissantes, presque écrasantes. L’odeur des pins, celle de la terre, celle d’une charogne à quelques mètres. Sans pouvoir dire comment, il savait que c’était la carcasse d’une biche. Il entendait le bourdonnement des mouches autour du cadavre. 
Je me baignerai dans ton sang ! Ce n’est pas une menace, mais une promesse. 
Les menaces, enfin les « promesses », du loup se mêlaient aux voix des compagnons d’Aden. Caleb s’excusait d’avoir jeté Aden dans le corps du loup, Eve s’inquiétait pour Mary Ann et Julian et Elijah le suppliaient de faire attention. Pourquoi Mary Ann ne les avait-elle pas expédiés dans le fameux trou noir, cette fois ? Bien qu’il se soit approché d’elle, les voix ne s’étaient pas tues pour autant. Elijah avait même réussi à lui dire – ce qui prouvait que, comme le redoutait Aden, ses hôtes étendaient de plus en plus leur pouvoir – que s’il ne chassait pas le loup pour de bon, l’animal finirait par traquer Mary Ann à travers ces mêmes bois, tandis qu’elle courrait devant lui en pleurant. 
Mary Ann… 
Que devait-elle penser de lui ? A présent, elle savait qu’il était différent des autres, qu’il était capable de faire des choses que les autres ne pouvaient pas faire. Impossible pour lui de le nier, après ce qui venait de se produire. Peut-être qu’elle serait compréhensive… Après tout, elle avait parlé au loup. Peut-être que, comme Aden, elle savait des choses que les autres ne savaient pas. Cela expliquerait aussi pourquoi elle était capable – parfois – d’apaiser les voix. 
La vision que j’ai de vous se modifie, dit Elijah. Je le vois qui t’attaque à l’instant où tu quitteras son corps. Il va te tuer. 
Ça, Aden s’en doutait. Il se doutait aussi qu’il serait trop faible pour se défendre. Alors, il n’y avait qu’un seul moyen de sauver sa peau. Un moyen auquel il avait déjà eu recours, une fois, après avoir pris possession d’un garçon qui l’attaquait. Il détestait faire ça, mais il n’avait pas le choix. 
Il ralentit le pas. S’arrêta à la lisière du bois. Au loin, on apercevait maintenant le ranch. Soudain, une menace jaillit de sa gueule sous la forme d’un grognement sauvage : 
Tu ne peux pas rester pour toujours ! Il faudra bien que tu sortes ! 
L’écume lui vint aux babines. Il regarda autour de lui, et ne vit rien qui puisse l’aider à faire ce qu’il fallait faire. Il y avait bien un autre moyen, pensa-t–il en soupirant. Il s’assit et étendit l’une de ses pattes arrière. Il l’observa un instant. Les muscles étaient bandés, le pelage noir brillait. 
Non, dit Eve. 
Elle venait de comprendre. 
Pas ça. 
J’y suis obligé, répondit Aden. 
Son estomac se tordit, et il fut pris de nausée. Il n’avait pas le temps de se préparer à la douleur qu’il allait s’infliger. L’éternité n’y aurait pas suffi. Alors il retroussa les babines du loup, dénuda les crocs et, dans un nouveau grognement, les planta dans sa patte arrière. Les canines se fichèrent dans le muscle et s’enfoncèrent jusqu’à l’os. 
La tête d’Aden résonna d’un long hurlement. Suivirent une plainte, des gémissements. Chaque hôte sentait la douleur atroce qui se répandait à toute vitesse à travers le corps du loup, affectant chaque organe qu’elle touchait. 
Qu’est-ce que tu fais, espèce de malade ? hurla le loup. Arrête ! Arrête ! 
Aden maintint fermement l’emprise de ses mâchoires. Il donna brusquement un coup de tête en arrière. Un liquide tiède, au goût métallique, lui emplit la bouche, descendit dans sa gorge et mouilla sa fourrure. 
Simultanément, il y eut de nouveaux hurlements et gémissements en tout genre. 
Haletant, Aden sentit la masse du loup s’affaisser sur l’herbe. La douleur était paralysante, comme prévu, mais, à présent, il pouvait quitter le corps de l’animal sans craindre d’être suivi ou agressé. 
Il lui fallut faire appel à toute sa force mentale pour sortir de l’animal. D’abord, une main, qui se matérialisa et chercha une racine d’arbre à laquelle s’accrocher. Il tira de toutes ses forces pour se libérer. Là, il demeura un moment effondré sur le sol, épuisé, hors d’haleine. « Debout, Aden ! Debout ! » Son corps humain refusait de lui obéir. Ses muscles. Son cerveau refusait de le reconnaître. Les voix aussi. Tout en lui conservait la mémoire, sentait encore les effets de ce qui venait de se produire, et refusait de bouger. 
Puis, dans un éclair, une montée d’adrénaline, provoquée par la douleur, lui donna le coup de fouet nécessaire. Enfin, il réussit à rouler sur le côté. Le loup n’avait pas bougé : sa patte était étendue devant lui, et il avait du sang partout. 
– Je suis désolé, dit Aden. Je ne pouvais pas te laisser m’attaquer. 
C’était la vérité. Le loup darda sur lui son regard vert. Il souffrait et enrageait. 
Aden se leva pesamment et chancela, pris de vertige. 
– Il faut que j’aille voir le directeur du centre. Ensuite je reviendrai pour te soigner. 
Un hurlement profond sembla le menacer de représailles s’il revenait. Tant pis. Il reviendrait quand même. D’un pas vacillant, il traversa le pré, se rapprocha du ranch puis du dortoir, et entra dans sa chambre en passant par la fenêtre. Il était trop affaibli et trop pressé pour risquer une confrontation avec les autres garçons. Les fenêtres étaient entourées d’un fil relié à un système de sécurité, mais celui-ci n’était activé que la nuit. Et puis, Aden avait depuis longtemps trafiqué les fils pour que l’alarme ne se déclenche jamais
Par chance, il avait une salle de bains individuelle. Il put avaler un verre d’eau et se laver le visage. Dieu merci, il n’avait pas de sang sur sa chemise, seulement de la terre et des taches d’herbe. Il était pâle comme la mort, des brindilles s’accrochaient partout à ses cheveux emmêlés. 
Il fourra des pansements et un tube de pommade antibiotique dans un sac et le lança par la fenêtre. Puis il sauta à son tour, cacha le sac et, ôtant les brindilles de ses cheveux, se dirigea vers la grande maison. 
Dan était assis sous la véranda, avec Sophia endormie à ses pieds. Derrière lui, une fenêtre était ouverte, par laquelle sortaient des bruits de cuisine. Meg, sa femme, préparait le dîner. Une tarte aux pêches, d’après l’odeur. Aden sentit l’eau lui venir à la bouche. Le sandwich au beurre de cacahuètes qu’il avait avalé à midi n’était plus qu’un lointain souvenir. 
Comment Dan peut-il tromper cette femme ? dit Eve avec un soupir écœuré. C’est un trésor ! 
On s’en fiche, dit Caleb. On a des choses à faire. 
Moi, je ne m’en fiche pas, répondit Eve. C’est mal de tromper quelqu’un. 
Aden leur aurait bien crié de se taire ; mais cela aurait fait très mauvaise impression sur Dan… 
A cet instant, le directeur l’aperçut. Il consulta sa montre et hocha la tête avec satisfaction. 
– Pile à l’heure. 
– Je vous cherchais, dit Aden en essayant de cacher sa lassitude. Je voulais vous raconter ma journée. 
– Je sais déjà comment ça s’est passé. J’ai eu un coup de fil du lycée. 
Quoi ? S’étaient-ils plaints de… 
– Ils m’ont dit que tu avais réussi les tests haut la main. 
Dieu merci. Aden hocha la tête. Il aurait dû avoir le sourire ; cependant, il n’y arrivait pas. C’était comme s’il s’était tenu au centre d’une scène, et qu’un projecteur braqué sur lui ait traqué les indices de sa course avec – dans – le loup. Le loup-garou. 
– Je suis fier de toi, Aden. J’espère que tu en es conscient. 
Au cours de sa vie, Aden avait tour à tour déçu, perturbé, embarrassé et irrité les gens de son entourage. Inspirer de la fierté, c’était une première. Les félicitations de Dan lui allaient droit au cœur. Comment cet homme pouvait-il être à la fois si sympathique et, comme ne cessait de le souligner Eve, si dégoûtant ? 
– Tu as vu Shannon ? Il n’est pas encore rentré. 
Pas rentré ? Où était-il passé, dans ce cas ? Il avait pourtant devancé Aden. 
– Désolé. On n’est pas partis ensemble. 
Dan consulta de nouveau sa montre. 
– Bon, ben, je vais aller nettoyer l’étable, dit Aden. 
En réalité, il n’avait pas l’intention de commencer les corvées avant d’avoir soigné le loup. Il fit mine de partir. 
– Pas si vite. On m’a dit aussi que tu étais resté après l’école pour parler à une fille. 
Aden déglutit. Quelqu’un le surveillait ; il n’aimait pas ça. Si Dan lui interdisait de fréquenter Mary Ann, il… 
– Tu as été correct avec elle, j’espère ? 
Soulagement. Rien de grave. 
– Oui, dit-il. 
Dan le dévisagea. 
– Tu n’es pas très bavard ce soir, dis donc ? 
– Je suis fatigué, c’est tout. J’étais sur les nerfs, la nuit dernière, je n’ai pas dormi. 
– C’est compréhensible. File faire ce que tu dois faire et essaie de te coucher tôt. Je te fais apporter ton dîner dans ta chambre. 
– Merci. 
Aden se précipita vers le dortoir, attrapa le sac qu’il avait caché sous sa fenêtre et s’éloigna vers la forêt, en veillant à ce que personne ne le remarque. Mais quand il retrouva l’endroit où il avait laissé le loup-garou… l’animal n’était plus là. 
Ne restait pour tout indice de son passage qu’une flaque de sang encore liquide et brillante. 
En revanche, un peu plus loin, Shannon traversait le pré en direction de la grande maison. 
Tout sanglant. 
La gorge nouée, Aden rebroussa chemin et, après avoir discrètement talonné Shannon, espionna sa conversation avec Dan. 
– Ils m-m-m’attendaient. Ils étaient t-t–out un groupe. Ils m’ont tendu un g-g-guet-apens. 
– Qui ça ? demanda Dan. Tu as eu le temps de les voir clairement ? 
– N-n-non. 
Aden s’efforça de démêler les choses. Shannon avait les yeux verts ; le loup avait les yeux verts. Shannon était blessé ; le loup aussi. Le loup avait disparu, mais Shannon, lui, était bien là… Alors, était-il vraiment tombé dans un guet-apens, ou mentait-il pour cacher quelque chose ? Par exemple, un pouvoir secret que la plupart des gens ne comprendraient pas ? 
Seul hic, Shannon ne boitait pas. Or, sa blessure ne pouvait avoir déjà cicatrisé. A moins que… 
Plus tard, dans l’étable, alors que les deux garçons nettoyaient le fumier, Aden tenta de questionner Shannon sur ce qui s’était passé, et d’orienter la conversation vers Mary Ann et les loups en général. 
L’autre lui opposa un silence complet. 
***
Après s’être retourné dans son lit pendant des heures, Aden finit par se résigner à une nouvelle nuit d’insomnie. Trop de choses se passaient dans son cerveau. Les esprits s’étaient enfin endormis, il n’entendait plus que ses propres pensées – mais ce n’étaient pas des pensées agréables. Il ne cessait d’entendre le cri que Mary Ann avait poussé quand il s’était glissé dans le corps du loup. Il ne cessait de revoir le loup en sang, paralysé…, mourant ? 
A moins que Shannon ne soit le loup-garou, comme il le soupçonnait ? S’était-il précipité dans les bois, après les classes, afin de se transformer et de guetter Mary Ann ? 
Si Shannon était bien le loup, alors il allait vouloir se venger d’Aden et le tuer. Il avait d’ailleurs promis de le faire. Donc, Aden allait devoir rester sur ses gardes et surveiller l’autre de près. 
A supposer qu’il en ait la possibilité. A l’heure qu’il était, Mary Ann avait sans doute parlé à quelqu’un de ce qu’elle avait vu. On ne la croirait pas vraiment, bien sûr, mais, étant donné le passé d’Aden, l’accusation risquait de lui valoir de sérieux ennuis. 
Il pouvait faire ses valises, évidemment. Partir maintenant, tout seul. Il l’avait déjà fait trois ans auparavant. Vivre dans la rue, c’était dur. Surtout sans abri, sans nourriture, sans eau ni argent. Il avait essayé de voler le portefeuille de quelqu’un ; inexpérimenté comme il était, il s’était fait attraper et rapatrier au centre de détention pour mineurs. 
Il était plus malin, à présent, songea-t-il. Plus vieux. Il était capable de survivre tout seul. Mais, pour la première fois de sa vie, il avait trouvé ici une perspective d’avenir réjouissante. Le lycée, les amis… la paix. S’il fuguait, il n’aurait plus aucune chance de connaître ce genre de bonheur. 
Il soupira et ferma les yeux. 
Réveille-toi. 
Ces mots furent murmurés dans son esprit par une voix sensuelle mais impérieuse. Surpris, Aden ouvrit les yeux. La fille de la forêt se tenait au-dessus de lui. Ses cheveux noirs ruisselaient sur ses épaules. 
Une nouvelle vision ? Parce que, cette scène, il la connaissait. Bientôt, la fille lui ferait signe de la suivre dehors, et il lui obéirait. 
Il inspira profondément : un parfum de chèvrefeuille et de rose envahit ses narines. Ce n’était pas une vision, en fait. Elle était vraiment là. 
Un sourire s’épanouit sur ses lèvres tandis qu’il essayait de se rappeler ce qui allait suivre. Ils iraient ensemble dans la forêt et elle marcherait tout près de lui. Elle tendrait la main vers Aden et le frôlerait du bout des doigts. Sa peau serait-elle brûlante, comme dans ses autres visions, ou froide comme elle en avait l’air maintenant ? 
Il était impatient de le découvrir. 
– Où étais-tu passée ? Qu’est-ce… ? 
– Chut. On ne veut pas réveiller les autres. 
Il s’ordonna de se taire mais ne put calmer les battements déchaînés de son cœur. La fille portait la même robe noire drapée qui révélait un bras à la peau blanche et fine. Une grosse bague en opale brillait à l’index de sa main gauche. Dans les visions d’Aden, elle faisait toujours attention à ne pas le toucher avec cette bague. 
– Je suis content de te voir, chuchota-t–il. 
Elle plissa les yeux, mais pas assez pour dissimuler leur éclat acéré. « Elle ne te connaît pas comme tu la connais », se rappela Aden. Il fallait qu’il avance à petits pas. 
– Viens. 
D’un geste, elle lui fit signe de la suivre, flotta jusqu’à la fenêtre. Puis elle disparut littéralement, laissant derrière elle un léger souffle de vent qui vint effleurer Aden. 
L’instant d’après, il se levait : ses membres étaient commandés par une force dont il n’identifiait pas la source. Il savait qu’il allait rejoindre la fille – c’était comme ça, dans ses visions –, mais jamais il n’avait imaginé qu’il ne le ferait pas de son propre gré. Que ses pieds se déplaceraient tout seuls, l’entraîneraient vers la fenêtre ouverte. La fille pouvait-elle, comme lui, prendre possession d’autres corps que le sien ? Il ne la sentait pas en lui, mais enfin… 
Il passa par la fenêtre et atterrit dans l’herbe humide sans avoir repris la situation en main. Mais il ne paniqua pas. Il était avec la fille de ses visions. C’était tout ce qui comptait. 
Il regarda autour de lui et finit par l’apercevoir devant la haie d’arbres. Elle ne s’était donc pas glissée dans son corps. Alors, quel genre de sortilège lui avait-elle jeté ? 
Viens. 
De nouveau, elle lui fit signe, et, de nouveau, elle disparut. Mais entre-temps, elle l’avait jaugé des pieds à la tête. 
Aden lutta pour ne pas rougir. Il ne portait qu’un caleçon. Par chance, c’était le noir uni plutôt que le blanc et rouge couvert de gros cœurs. 
Que pensait-elle de lui ? 
D’un côté, il avait l’impression de la connaître, d’être à l’aise avec elle, d’être déjà presque amoureux d’elle. Après tout, d’une certaine manière, il connaissait déjà le goût de ses lèvres, il l’avait déjà entendue prononcer son nom en soupirant, il l’avait déjà sentie fondre dans ses bras. 
Mais la partie rationnelle de son cerveau commençait à se méfier. La dernière fois que cette fille lui avait vraiment parlé, elle lui avait posé des questions auxquelles il n’avait aucune réponse. Et aussi, la dernière fois qu’il l’avait vue, elle était avec un autre garçon. 
La nuit était fraîche, le ciel tapissé de nuages. Des grillons chantaient ; au loin, un chien aboya. Bientôt, tous se turent, et un silence sombre et lourd régna. 
Jusqu’à ce que les hôtes d’Aden décident de se réveiller en bâillant. 
On est dehors ? marmonna Julian. 
– Oui, chuchota Aden. 
On n’est pas en train de fuguer, j’espère ? demanda Caleb. 
– Non. 
Dieu merci, dit Eve avec soulagement. 
Ça t’ennuierait de nous expliquer ce qui se passe ? demanda Elijah. 
– On est en train de vivre une vision. 
Il arriva enfin à une clairière. Le feuillage touffu des arbres alentour le dissimulait aux regards curieux. Mais où était la fille ? 
– Arrête-toi. 
Aden pivota sur ses talons. C’était elle qui venait de parler, là, derrière lui. La fille de ses rêves. Et peut-être sa meurtrière. Car elle tenait un poignard dans chaque main. Ses poignards à lui. Ceux qu’il avait abandonnés tout à l’heure en prenant possession du corps du loup. 
Un rayon de lune perça les nuages et enveloppa la fille de sa lumière argentée. Il fit briller les reflets bleus de ses cheveux et les lames des poignards. Elle n’allait tout de même pas le tuer ! Elle semblait trop innocente, trop délicate, presque inoffensive. 
– Où est ton copain ? demanda-t–il. Le garçon avec lequel je t’ai vue ? 
Lui, en revanche, cela ne l’aurait pas dérangé de couper Aden en morceaux. Impossible d’oublier l’agressivité qui émanait de lui. 
Elle inclina la tête mais ne s’avança pas vers lui. 
– S’il était avec moi, il t’aurait déjà tué. 
Ça, Aden l’avait plus ou moins deviné. 
– Pourquoi ? 
– Il est jaloux de toi. En fait, je ne devrais pas être ici. S’il avait su que je venais, il m’en aurait empêchée. Mais il fallait que je te voie seule. 
Des centaines de questions se bousculaient dans la tête d’Aden. Quelqu’un était jaloux de lui ? Pour quelles raisons ? Pourquoi voulait-il empêcher cette fille de venir le retrouver ? Il décida de poser la question à laquelle la fille était le plus susceptible de répondre. 
– Comment tu m’as fait venir ici ? Tu m’as parlé et j’ai été forcé de t’obéir. 
– C’est un petit don que j’ai. Tiens, je crois que c’est à toi, non ? 
Elle approcha prudemment. Quand elle fut tout près d’Aden, elle tendit les poignards devant elle. 
A sa grande fierté, Aden ne cilla pas. 
C’est qui, cette fille ? demanda Eve. 
J’ai un mauvais pressentiment, dit Elijah sur un ton qui trahissait sa panique. Tu ferais mieux de partir. Tout de suite. 
– Silence ! marmonna Aden. 
– Ne me donne pas d’ordres ! répondit la fille. 
Plus il l’entendait parler, plus il détectait chez elle un accent étranger. 
– Ce n’est pas à toi que je parlais. 
La confusion se peignit sur son beau visage. Elle balaya la forêt du regard. 
– A qui, alors ? Nous sommes seuls. 
– A moi-même. 
– Je vois, dit-elle. 
De toute évidence, c’était faux. 
– Tiens. Prends-les. 
Elle plaça les armes dans les mains d’Aden avant qu’il ait pu la toucher. 
– Nul doute que tu en auras besoin dans les jours à venir. 
Donc, elle n’avait pas l’intention de lui faire de mal. Il referma les doigts autour des manches. 
– Tu n’as pas peur que je les retourne contre toi ? 
– Pas du tout, dit-elle avec un petit rire. Ils ne pourraient pas me blesser. 
Ah, vraiment ? 
– Désolé de te l’apprendre, mais personne ne résiste à une lame, objecta Aden. 
– Moi, si. On ne peut pas m’entailler. 
Elle rayonnait d’une confiance absolue. 
Les bras d’Aden lui en tombaient. 
– Qui es-tu ? 
« Quel genre d’être es-tu ? » pensait-il surtout. Mais il réprima la deuxième question pour éviter d’offenser la jeune fille. De toute façon, quelle importance ? Il était heureux d’être avec elle, quelle que soit sa nature. 
– Je m’appelle Victoria. 
Victoria. Il prononça son nom dans sa tête. Il était doux et beau. Comme elle. 
– Moi, c’est Aden. 
– Je sais. 
– Comment ? 
Toujours prudemment, elle tourna autour de lui. 
– Cela fait des jours que je te suis. 
Des jours ? Pas possible. Il ne l’avait vue qu’une seule fois. Cela dit, il n’était pas toujours très observateur. 
– Pourquoi ? 
Elle se planta devant lui : elle le frôlait presque, maintenant. 
– Tu sais très bien pourquoi. 
Son haleine était brûlante comme une flamme. Cela plaisait à Aden. Beaucoup, même. Il aurait donné n’importe quoi pour que cette fille le touche vraiment. 
– Je n’en ai aucune idée. 
– Tu nous as appelés, dit-elle en posant sur lui un regard aussi dur que sa voix. 
– Appelés… au téléphone ? Impossible. Je n’ai même pas ton numéro. 
– Tu essaies de me provoquer ? 
– Non ! Je te jure que je ne t’ai pas téléphoné ! 
Elle soupira. 
– Je ne sais pas comment, il y a une semaine, tu as submergé mon peuple d’énergie. Une énergie si forte que nous nous sommes tordus de douleur pendant des heures. Une énergie qui nous a tous encordés et tirés vers toi. Comme une corde. 
– Je ne comprends rien. De l’énergie ? Que j’aurais envoyée, moi ? 
La seule chose qu’il ait faite une semaine plus tôt, c’était lutter contre des morts vivants et rencontrer Mary Ann. 
Il écarquilla les yeux. La première fois qu’il avait croisé Mary Ann, le monde avait cessé un instant d’exister, avant de se remettre en marche dans une brutale rafale de vent. Etait-ce de cet instant explosif que parlait Victoria ? 
– C’est quoi, le peuple dont tu parles ? D’où tu viens ? 
– Je suis née en Roumanie. A Wallachie. 
Aden fronça les sourcils. Un tuteur l’avait un jour forcé à faire un exposé sur la Roumanie. Il savait que Wallachie était situé entre le Danube et les Carpates, et que la ville ne s’appelait plus ainsi de nos jours. De toute façon, comment l’onde de choc provoquée par sa rencontre avec Mary Ann aurait-elle pu avoir des répercussions aussi lointaines ? 
– Vous étiez là-bas quand vous avez ressenti cette fameuse énergie ? 
– Oui. Nous nous déplaçons beaucoup, mais il se trouve que nous venions de rentrer en Roumanie. A quel jeu tu joues, Aden Stone ? Pourquoi nous as-tu appelés ? 
Nous ? Lui, il ne voulait personne d’autre qu’elle. 
– A supposer que ce soit moi qui vous ai appelés, ce n’était pas intentionnel. 
Elle leva la main et posa le bout de ses doigts juste en dessous de l’oreille d’Aden. Il ferma les yeux et savoura un instant ce contact. Enfin. Elle le touchait. Sa peau était brûlante et électrique. Elle fit lentement descendre ses ongles et s’arrêta sur sa nuque. Aden sentit son pouls s’emballer. 
– Que ce soit intentionnel ou pas, mon père s’est mis dans une colère noire. Et, crois-moi, quand il est en colère, il est terrifiant. Un cauchemar. Il a voulu ta mort. 
Aden était trop hypnotisé par le contact de ses doigts pour avoir peur de ce qu’elle disait. 
– C’est pour ça que tu m’as amené ici ? Pour me tuer ? 
Mais alors, pourquoi lui avait-elle rendu ses poignards ? 
– Tu vas voir, je ne me laisse pas faire docilement, dit-il sur un ton dur. 
Elle recula de quelques pas ; elle était hors de portée, à présent. « J’aurais mieux fait de me taire », pensa Aden. Et maintenant, que pouvait-il dire pour la faire revenir ? 
– J’ai dit que mon père a voulu ta mort, dit-elle d’une voix plus douce. Il ne la veut plus. Je l’ai convaincu d’attendre d’en savoir plus. Après tout, nous sentons toujours les effets de ton pouvoir en nous. 
Une de ces informations intriguait Aden plus que toutes les autres : 
– Pour quelles raisons ? 
La jeune fille ne fit pas semblant de ne pas comprendre. Il voulait savoir pourquoi elle l’avait aidé alors qu’elle ignorait tout de lui. 
– Parce que tu me fascines, avoua Victoria. 
Puis elle rosit. 
– C’est idiot, ce que je viens de dire. Faisons comme si je ne l’avais pas dit. 
– Impossible, dit Aden. 
Il n’en avait pas envie. 
– Tu me fascines aussi. Depuis que je t’ai vue pour la première fois, je n’arrête pas de penser à toi. 
Il ne lui dit pas que cette première fois avait eu lieu des mois auparavant, dans une vision. Ni que, par moments, elle avait été sa seule raison de continuer à vivre. 
– Tu m’as rendu visite pendant que j’étais malade, ajouta-t–il. N’essaie pas de le nier. Tu m’as soigné, je le sais. Ça m’a donné envie de te revoir et qu’on passe du temps ensemble. 
Elle nia fermement. 
– Nous ne pouvons pas être des amis. C’est impossible. 
– Tant mieux, parce que je n’en ai pas envie. Je veux plus. 
Ces mots échappèrent à Aden. Ce qu’il ressentait pour cette fille était différent de tous les sentiments qu’il avait éprouvés jusque-là. C’était plus intense ; cela le dévorait. 
Sans doute aurait-il dû garder cette information pour lui, du moins pendant un petit moment. Mais, à cause de la prédiction d’Elijah, il savait que ses jours étaient comptés. 
– Si tu savais, Aden, tu ne dirais pas ça… 
Victoria plissa les yeux et ajouta : 
– As-tu la moindre idée de ce que je suis ? De qui est mon père ? 
– Non. 
Il s’en fichait complètement. Il avait quatre esprits emprisonnés dans sa tête, il n’allait sûrement pas s’offusquer des antécédents familiaux de qui que ce soit. 
En un clin d’œil, Victoria fut de nouveau campée devant lui et le poussa jusqu’à le plaquer contre un tronc d’arbre. Il chercha son souffle. Il la voulait près de lui, mais pas comme ça. Pas en colère. 
– Si tu savais, Aden, répéta-t–elle, tu t’enfuirais en courant. 
Puis elle dénuda ses lèvres et révéla des crocs blancs et acérés. 
– Mais… mais c’est impossible. Je t’ai vue en plein soleil. 
– Le soleil ne nous fait mal que lorsque nous sommes très âgés. Les plus jeunes, comme moi, peuvent le supporter pendant des heures. Tu comprends, maintenant ? Nous utilisons ton espèce pour nous nourrir. Pour nous, vous êtes de la nourriture sur pattes. Du sang à la pression. Si votre goût nous plaît, nous buvons encore et encore. Alors, tu vois, on n’est jamais amis, vous et nous. Vous êtes nos esclaves. Pour nous, s’attacher aux humains est inutile, car nous nous nourrissons d’eux jusqu’à ce qu’ils s’épuisent et meurent. 
Lui qui s’était demandé quelles autres créatures de légende se promenaient dans les parages… Maintenant, il avait la réponse. 
– C’est impossible. Je veux dire… Les vampires… 
D’un coup, dans sa tête, une vision d’Elijah s’imposa. Tête inclinée, Victoria plantait les dents dans son cou. Il se vit ployer, tomber à genoux ; vit son corps sans vie s’écrouler sur le sol. Puis il vit la jeune femme s’écarter à reculons, la bouche maculée de sang, les yeux fous. 
Il voulut refuser ce qu’il voyait, mais c’était impossible. Depuis quelque temps, déjà, il soupçonnait Elijah de prédire bien plus que la mort d’autrui, et cette vision lui en donnait la preuve. Victoria était ici, devant lui, bien réelle. Elle l’avait conduit dans cette clairière, lui avait touché le cou. Un jour, elle planterait ses crocs dans sa gorge et boirait son sang. Cela le ne tuerait pas – il savait qu’il mourrait de la main de quelqu’un, un couteau dans le cœur – mais cela le réduirait à l’impuissance. 
Pouvait-il empêcher Victoria de le mordre ? En avait-il envie ? La présence de la jeune fille dans sa vie lui était devenue presque aussi indispensable que l’air qu’il respirait. 
La vision s’estompa. Aden cligna les yeux et vit réapparaître les arbres de la clairière. Victoria, quant à elle, avait disparu. En soupirant, il reprit le chemin du ranch, sachant d’avance qu’il ne dormirait pas de la nuit.