Aden regarda Mary Ann s’éloigner. 
– Tiens, dit la fille qui s’appelait Penny. Voici son numéro. Au cas où tu voudrais toujours l’appeler, malgré son impolitesse. Le deuxième numéro, c’est le mien. Au cas où tu aurais envie de quelqu’un d’un peu plus disponible. 
Puis elle se leva, elle aussi, et s’éloigna. 
– Merci, lança Aden. 
Un grand sourire aux lèvres, il fourra le papier dans sa poche. Puis son sourire s’estompa. Il ne connaissait pas grand-chose aux filles, mais il savait qu’il avait mis Mary Ann mal à l’aise. Qu’elle ferait tout, désormais, pour l’éviter. 
Avait-elle senti à quel point il était différent des autres ? Il fallait espérer que non, car dans ce cas, il serait impossible de la convaincre de passer du temps avec lui. Or, il devait à tout prix y arriver. Il fallait qu’il lui parle, qu’il apprenne à la connaître. C’était elle, après tout, qui lui avait permis d’accéder à ce sentiment de paix si nouveau pour lui. 
N’empêche que c’était bizarre, tout ça. Plus il était resté en sa présence, plus il avait dû lutter contre l’envie de s’enfuir en courant. Cela ne tenait pas debout. De près, elle était encore plus jolie qu’il ne l’avait d’abord cru, avec ses pommettes roses et ses yeux brun-vert. Elle était intelligente, capable de se défendre contre son amie ironique. N’importe quel type aurait eu envie de sortir avec elle… et pourtant, quand ils avaient commencé à se parler, Aden avait plutôt senti monter en lui un élan de tendresse – la tendresse d’un grand frère –, une envie de lui ébouriffer les cheveux et de la taquiner au sujet de ses petits amis. Et surtout, un désir inexplicable de prendre la fuite. 
Bref, au cas où il aurait encore imaginé qu’il était normal, il venait d’avoir une preuve de plus que, non, il ne l’était pas ! 
Dès qu’il l’avait aperçue dans le café, les voix dans sa tête s’étaient remises à hurler – c’était d’ailleurs atroce – puis elles s’étaient tues de nouveau. Et ça, c’était génial. 
Comment pouvait-elle lui faire cet effet ? Savait-elle ce qu’elle faisait ? Elle n’en avait pas l’air. Son joli visage paraissait innocent et détendu. 
Etait-elle vraiment la fille de ses visions ? Il hésitait encore à ce sujet. Elle lui ressemblait, d’accord, mais quand il s’imaginait l’embrasser… 
Quelque chose clochait. Qui le gênait. Peut-être que les choses changeraient quand il la connaîtrait mieux. 
Il reprit le chemin du ranch en prenant soin de ne pas mettre le pied sur la ligne de démarcation du cimetière et de bien rester sur le trottoir puis sur la route pavée. Deux fois, il trébucha contre des poubelles, et toutes les blessures de son corps palpitèrent de douleur. 
Ouille, dit Caleb. Ça va saigner, ce soir. 
Ça, c’était sûr. D’ici à quelques heures, le poison infiltré dans ses veines ferait sentir son effet, et viendrait s’ajouter à celui de ses blessures. 
Tu commences vraiment à m’agacer, Aden, dit Elijah. Je n’aime pas du tout cette colonne d’air ou je ne sais quoi qui nous balance dans un trou noir. 
– Un trou noir ? 
Oui, un trou sans lumière, sans bruit, sans rien. J’aimerais bien que tu nous dises comment tu fais. 
Une fille, dit Eve. Je l’ai aperçue. 
Une fille ? bredouilla Julian. Une pauvre fille nous expédie dans ce trou noir ? Comment ? 
– C’est elle dont j’ai rêvé, Elijah ? 
Quel imbécile. Il aurait dû lui poser la question depuis longtemps. 
Sais pas. Je ne l’ai pas vue. 
Ah. 
Eh bien, moi, je l’ai vue, et je suis certaine de la connaître. De l’avoir déjà vue quelque part. 
Eve s’interrompit, réfléchit puis poussa un soupir d’exaspération. 
Mais je n’arrive pas à savoir où et quand. 
Les autres ne voyaient jamais les images qu’Elijah projetait dans sa tête. Aden était le seul à les voir. Eve ne pouvait donc pas l’avoir repérée dans les visions. 
– On n’est ici que depuis quelques semaines, et c’est la première fois qu’on quitte le ranch. On n’a rencontré personne, à part Dan et les autres Rebuts. 
C’était ainsi qu’il surnommait les autres adolescents « perturbés » qui vivaient au D et M. 
Je la connais. J’en suis sûre. Je ne sais pas comment, mais je la connais. On a pu la rencontrer dans une des autres villes où on nous a envoyés. 
– Tu n’as pas… 
Se rendant compte qu’il risquait d’être surpris en train de parler tout seul, Aden balaya les environs du regard. Il aurait pu passer par la pensée, plutôt que de répondre aux esprits à voix haute, mais le flot des mots dans sa tête était si bruyant que les esprits auraient eu du mal à distinguer ses propres paroles. 
Le soleil commençait enfin à se coucher sur le ranch à l’horizon. C’était un grand bâtiment de bois rouge sombre entouré d’éoliennes, d’un derrick et d’une haute grille en fer forgé. Des vaches et des chevaux paissaient dans les prés. Des grillons chantaient. Un chien aboyait. Aden ne s’était jamais imaginé vivre dans un endroit pareil, et il n’avait absolument rien d’un cow-boy, mais ces grands espaces ouverts lui plaisaient. C’était tout de même mieux que d’être les uns sur les autres dans un immeuble. 
A l’arrière du ranch, il y avait une grange et un bâtiment dortoir pour les ados. Ils passaient le plus clair de leur temps dehors : soit ils étaient avec leur tuteur, M. Sicamore, soit ils mettaient le foin en balles, tondaient la pelouse et trimballaient des brouettes de fumier. Ces corvées étaient censées leur enseigner « l’importance du travail et le sens des responsabilités ». Elles leur apprenaient surtout à détester le travail – du moins était-ce le point de vue d’Aden. 
Heureusement, aujourd’hui était une journée de repos général. 
Il passa le portail et ne vit personne dans les environs. 
– Tu as raison, reprit-il, elle a pu habiter une autre ville en même temps que nous, même si ça me paraît assez improbable. Mais je te promets que je ne l’ai jamais vue, jamais vraiment vue avant aujourd’hui. 
S’il avait déjà croisé le chemin de Mary Ann, il aurait fait l’expérience de ce merveilleux silence. Cela, il n’aurait pas pu l’oublier. 
Caleb eut un rire narquois. 
Tu as toujours la tête baissée, tu ne regardes personne dans les yeux. On aurait pu croiser ta mère que tu ne t’en serais pas aperçu ! 
Pas faux. 
– Mais on ne l’a quand même pas rencontrée dans une institution psychiatrique ! Et il n’y avait pas de filles dans la prison pour mineurs. C’est la première fois que je sors vraiment en public depuis des années. Où aurait-on pu la voir ? 
Je ne sais pas, soupira Eve. 
Je crois que tu ferais mieux de l’éviter, dit gravement Elijah. 
– Pourquoi ? 
Le médium avait-il entrevu la mort de Mary Ann ? Voulait-il éviter à Aden d’avoir le cœur brisé par sa perte ? Le jeune homme lutta contre la panique. Quand Elijah annonçait que quelqu’un allait mourir, cela se passait toujours comme il l’avait prédit. Il n’y avait aucune exception. 
– Pourquoi ? répéta-t–il. 
Parce que c’est comme ça. 
– Dis-moi, Bon sang ! 
Il fut étonné par sa propre violence. Il lui faudrait une sacrée bonne raison, pour le dissuader de la revoir à la première occasion ! Car, pour l’instant, il se sentait prêt à tout pour savourer de nouveau cet incroyable silence. 
Quand elle est dans les parages, je me sens impuissant, et je n’aime pas ça, dit Julian. 
– Et toi, Elijah ? 
Elle ne me plaît pas, marmonna le télépathe. Voilà tout. Tu es content ? 
Pas de mort imminente, donc. Ouf. 
Un des chiens de Dan, un border colley noir et blanc du nom de Sophia, s’entortilla autour des chevilles d’Aden en aboyant. Il lui caressa la tête et elle continua à danser autour de lui. A cet instant, une idée lui vint à l’esprit. Il ne la formula pas à haute voix, pas encore. Il dit simplement : 
– Eh bien, moi, elle me plaît, et j’ai envie… j’ai besoin de passer du temps avec elle. 
Alors il faut que tu trouves le moyen de nous libérer, dit Elijah. Si je dois retourner dans ce trou noir, je vais devenir fou. 
– Comment ? 
Ils avaient déjà tout essayé. L’exorcisme, la magie, les prières. Rien n’y faisait. Et à présent que sa mort approchait, Aden commençait à désespérer. Pas seulement parce qu’il voulait avoir la paix pendant les quelques années – ou quelques mois, ou quelques semaines – qui lui restaient à vivre, mais parce qu’il ne voulait pas que ses seuls amis au monde meurent avec lui. Il voulait qu’ils puissent mener leurs propres vies. Les vies dont ils rêvaient depuis si longtemps. 
Même à supposer qu’on trouve le moyen de sortir, dit Eve, on aurait besoin d’avoir chacun un corps. Un corps vivant. Sinon, on ne sera rien d’autre que des fantômes. 
Certes. Mais les corps, ça ne se commande pas sur internet, dit Julian. 
Aden trouvera la solution, dit Caleb d’un air confiant. 
Impossible, songea Aden. Mais il n’allait pas le leur dire. Pas la peine de les priver d’espoir. Arrivé devant la maison principale, il marmonna : 
– On reprendra cette conversation plus tard. 
Les lumières de la maison étaient éteintes ; l’on n’entendait aucun bruit de pas ni de cuisine. N’empêche qu’on ne savait jamais qui rôdait dans l’ombre. 
Il frappa à la porte. Attendit un moment. Frappa de nouveau. Attendit encore plus longtemps. Personne. Zut. Il avait vraiment envie de parler à Dan de l’idée qu’il venait d’avoir. 
Tant pis. Il partit en soupirant vers le dortoir. Sophia lança quelques derniers aboiements et finit par partir en courant. A l’intérieur, il n’y avait pas un souffle d’air, et cela sentait la poussière. Aden décida de prendre une douche, se changer, peut-être grignoter quelque chose, puis de retourner dans la maison. Il fallait qu’il parle à Dan dès ce soir, sous peine de devoir attendre toute une semaine pour l’aborder. Le temps que son corps élimine le poison qui, sous quelques heures, allait le transformer en malade bon à rien. 
C’était le calme avant la tempête. 
Des voix étouffées se firent entendre au fond du dortoir. Aden avança sur la pointe des pieds vers sa chambre, mais une latte du plancher grinça. L’instant d’après, une voix bien connue l’interpellait. 
– Hé, le schizo ! Viens là ! 
Aden fixa du regard les grosses poutres du plafond en se demandant s’il ne ferait pas mieux de ficher discrètement le camp. Avec Ozzie, ils ne s’entendaient pas. Peut-être parce qu’un mot sur deux qu’il prononçait était une insulte. Mais enfin, une bagarre de plus, et il se ferait renvoyer. Il avait déjà reçu un avertissement. 
– Hé, le schizo ! Je vais être obligé de me lever ? 
Il y eut des éclats de rire. 
Les moutons d’Ozzie étaient avec lui. 
Pars, dit Julian. Je ne suis pas en état de supporter une nouvelle bagarre aujourd’hui. 
Si tu fais ça, ils te prendront pour un faible. Ils ne te laisseront pas un moment de répit. 
Ça, c’était Elijah ; il y avait donc de bonnes chances pour que ce soit vrai. 
Faux, dit Caleb. Pars dans les bois et tu auras la paix tout de suite. En plus, tu n’es pas en état de te battre. 
Il vaut mieux régler ça maintenant. La voix d’Eve était dure et déterminée. Sinon, tu vas t’attendre à te faire attaquer toute la nuit. Et avec la nausée que tu auras, tu n’auras pas besoin d’un stress de plus. 
Les dents serrées, il entra d’un pas décidé dans sa chambre, jeta son sac sur son lit puis traversa le couloir et entra chez Ozzie. 
Tu écoutes toujours Eve, ronchonna Julian. 
Parce qu’il est intelligent, dit Eve. 
Parce que c’est un ado et que toi, tu es du sexe féminin, rétorqua Caleb entre ses dents. 
Tu ne t’en étais pas plaint, jusqu’à présent. 
En voyant Aden apparaître dans l’encadrement de la porte, Ozzie se mit à sourire et l’examina de la tête aux pieds. Son sourire se transforma vite en un rictus sarcastique. 
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’as trouvé personne d’assez désespéré pour t’approcher, alors tu t’es envoyé en l’air avec l’aspirateur ? Ou peut-être avec un de tes amis invisibles… C’était un type ou une fille, cette fois ? 
Ricanements de l’assistance. 
– C’était une fille, dit Aden. Celle qui vient de te larguer ; alors, oui, elle est assez désespérée. 
– Cassé ! s’exclamèrent les autres Rebuts en riant. 
Ozzie se figea et plissa les yeux. 
Il vivait ici depuis un peu plus d’un an, c’est-à-dire depuis plus longtemps que tous les autres. D’après ce qu’Aden avait compris, il s’était fait attraper à plusieurs reprises pour drogues et vol à l’étalage, et ses parents avaient fini par s’en laver les mains. 
– Allez, ciao, dit Aden. 
– Tu restes là où tu es. 
L’autre lui tendit un joint à moitié consumé. Ses cheveux blonds étaient dressés sur la tête comme s’il s’y était passé les mains trop souvent. 
– Prends une taffe. C’est bon pour ce que tu as. 
Nouveaux ricanements. 
– Non, merci. 
Il n’avait pas besoin d’ajouter « usage de stupéfiants » à son casier déjà chargé. 
– C’était pas une proposition, rétorqua Ozzie. Fume. Maintenant. 
– Non, merci ! 
Le regard d’Aden s’attarda sur la chambre. Elle était en tout point identique à la sienne. Murs blancs, nus, lits superposés avec des couettes marron en haut comme en bas, commode à tiroirs, bureaux. Rien de plus. Ni posters ni photos encadrées. Pour les aider à oublier le passé et à se concentrer sur l’avenir, disait Dan. Aden soupçonnait que c’était surtout parce que les Rebuts se succédaient à toute vitesse dans ces chambres. 
– Allez, m-mec. F-f-fais-le. 
Shannon, un grand Noir qui les dépassait tous d’une tête, se prélassait sur les oreillers qui jonchaient le sol. Ses yeux verts étaient rougis, et l’un d’eux était gonflé. Sans doute à cause d’une bagarre. C’était toujours pareil : les Rebuts se moquaient de son bégaiement et il leur sautait dessus. A se demander pourquoi il continuait à traîner avec eux. 
– Ça t-te ferait oublier que t-t–t’es complètement cinglé. 
Seth, Terry et Brian acquiescèrent en hochant la tête. Ces trois-là auraient pu être frères : ils avaient tous les cheveux et les yeux bruns et des visages enfantins. Ils se distinguaient cependant chacun de l’autre par un style personnel. Seth avait des bandes rouges teintes dans les cheveux et un serpent tatoué à l’intérieur du poignet. Terry portait ses cheveux longs et hirsutes et des vêtements baggy. Brian, lui, était raffiné et élégant. 
Aden hésitait. C’était difficile de refuser de nouveau. Surtout en sachant que cela pourrait atténuer la douleur qu’il n’allait pas tarder à ressentir. Mais il refusa. S’il acceptait, il oublierait non seulement qui il était, mais aussi la nécessité de parler à Dan. Or, cela, il ne devait surtout pas l’oublier. Car si Dan acceptait sa proposition, il aurait beaucoup plus d’occasions de voir Mary Ann. 
Armé de ce genre de motivation, il était capable de renoncer à tout. 
– C’est toi qui vois, mec. 
Les joues d’Ozzie se creusèrent tandis qu’il inhalait. Un nuage de fumée entoura son visage. 
– Je savais bien que tu étais un naze. 
Ne réagis pas. 
– Où est Ryder ? 
C’était le sixième membre de la bande. 
– Dan a trouvé un petit sachet de plastique dans sa chambre, expliqua Seth. Vide, évidemment, sinon il se serait fait virer. Il l’a emmené en ville pour faire un dépistage. Ils ne vont pas revenir avant des heures. Donc, on fait la fête. 
– Les fêtes, c’est comme les muffins, dit Terry en souriant. 
Euh… pardon ? 
– Non, les fêtes, c’est comme pisser dans un gobelet, dit Brian. 
Tous éclatèrent de rire comme si c’était la blague la plus drôle qu’ils aient jamais entendue. 
Avait-il été aussi idiot, les rares fois où il avait fumé ? se demanda Aden. 
Un coup résonna subitement à la porte du bâtiment, suivi d’un grincement de gonds. 
– On est de retour ! lança Ryder d’une voix nerveuse. 
Il devait se douter de ce que faisaient les autres, et les prévenait. 
– Tiens, tiens, dit Aden. Je croyais qu’ils ne devaient pas revenir avant des heures. 
Poussant un juron, Ozzie jeta précipitamment son mégot dans un récipient en métal et en referma le couvercle pour étouffer la fumée. Terry ramassa les oreillers et les jeta sur le lit. Brian cherchait un moyen de se faufiler hors de la chambre. Seul Shannon resta sans bouger, la tête calée sur ses bras levés. 
Ryder entra brusquement, les cheveux roux ébouriffés et un sourire narquois aux lèvres. 
Dan suivait sur ses talons. Il s’arrêta dans l’embrasure de la porte, à côté d’Aden, les pouces coincés dans sa ceinture, sa casquette enfoncée sur la tête. Il huma l’air et la désapprobation s’afficha sur son visage. 
– J’essaie de vous sauver la vie, les gars. Vous êtes au courant, non ? 
Quelques-uns des Rebuts baissèrent les yeux, honteux. Ozzie eut un sourire satisfait. Personne ne dit un mot. 
– Quand vous aurez fini de ranger la chambre, vous allez faire quelque chose d’utile. Vous allez chacun choisir un livre du carton que j’ai rapporté la semaine dernière, et vous allez en lire au moins cinq chapitres. Vous me raconterez ça demain au petit déjeuner. 
Cette nouvelle fut accueillie par des murmures bougons. 
– Pas de ça avec moi. 
Le regard de Dan se posa sur chacun des garçons à tour de rôle. Quand il arriva à Aden, il cligna les yeux, comme s’il ne s’était pas aperçu de sa présence. 
– Aden, on va faire un tour tous les deux. 
Sans attendre sa réponse, il sortit du bâtiment à grands pas et claqua la porte derrière lui. 
– Si tu lui dis où est ma planque, je te tranche la gorge. 
– Essaie, pour voir, dit Aden en pivotant sur ses talons. 
Tu étais obligé de te le mettre à dos ? demanda Eve, manifestement irritée. 
– Oui. 
Il ne réagissait jamais bien face aux menaces. 
Dehors, l’air frais l’enveloppa, et il inspira profondément. Le soleil continuait à tomber derrière l’horizon, laissant un brouillard sombre derrière lui. C’était un contraste parfait avec son humeur subitement radieuse. Pour la première fois depuis… toujours, il avait l’espoir de voir sa vie s’améliorer. 
Dan marchait à quelques mètres devant lui en se dirigeant vers les pâturages au nord. Aden pressa le pas pour le rattraper. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts mais Dan le dépassait d’une tête. 
La semaine dernière, il s’était surpris plusieurs fois, à des moments où il semblait que personne dans sa tête n’écoutait, à s’imaginer que Dan était son père. Du point de vue de la ressemblance, cela aurait certainement été possible. Tous deux avaient les cheveux blonds (sauf qu’Aden les teignait en noir pour mettre fin aux blagues sur les blondes), la bouche presque trop charnue pour un garçon et la mâchoire carrée. Dès qu’il s’était rendu compte de ce qu’il faisait, Aden s’était forcé à arrêter. Curieusement, cela l’avait déprimé. 
A quoi ressemblait son vrai père ? Il n’avait aucune photo de lui. Pas un seul souvenir. Tout ce qu’il savait à son sujet, c’était qu’il l’avait abandonné. Ce qui voulait dire que lui aussi le considérait comme irrécupérable. Au moins, Dan, lui, ne le traitait pas comme un enfant instable à enfermer coûte que coûte. 
– Allons droit au but, d’accord ? dit Dan quand Aden arriva à sa hauteur. 
Il releva sa casquette pour mieux voir le paysage devant lui. 
– Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? 
Aden déglutit. Il s’attendait à cette question et avait même préparé une réponse. Mais à cet instant, il ne put articuler que : 
– Rien. 
Il avait horreur de mentir à Dan, mais que pouvait-il faire ? Lui dire qu’il s’était battu contre des morts vivants ? 
– Rien, vraiment ? C’est pour ça que tu as le visage couvert d’un truc dégueulasse et le cou plein de morsures ? C’est pour ça que tu as disparu toute la journée ? Je suis censé savoir où tu es, tu le sais. 
– Je vous ai laissé un mot pour dire que je visitais le centre-ville. 
D’ailleurs, il l’avait effectivement visité. Ce n’était pas sa faute s’il était tombé sur des morts vivants. 
– Je n’ai rien fait d’interdit ni de mal. 
Ça aussi, c’était vrai. Aucune loi n’interdisait de tuer des gens déjà morts, et il était impossible de faire mal à un mort vivant. 
– Je vous donne ma parole, Dan. 
Dan sortit un cure-dent de sa poche de poitrine et le coinça entre ses dents. 
– Profiter de ton jour de congé pour explorer la ville, c’est très bien. Je t’y aurais même encouragé, à supposer que tu m’aies demandé la permission avant. Tu ne l’as pas fait. Je t’aurais prêté mon téléphone portable pour pouvoir te joindre si j’en avais besoin. Tu ne m’en as pas laissé l’occasion. Tu as laissé un mot dans ma cuisine et tu t’es sauvé. Je pourrais appeler ton assistante sociale et demander ton renvoi. 
L’assistante sociale en question, Mme Killerman, était responsable de sa présence ici. Elle était horriblement vieille – sans doute dans la trentaine, comme Dan – et Aden la trouvait assez froide. On lui avait confié le dossier d’Aden alors qu’il dépérissait dans une énième institution psychiatrique. Il recevait des cours d’un professeur sur place et était interdit de sorties. 
Il s’en était plaint à son assistante sociale. Quand celle-ci lui avait parlé du D et M puis avait demandé qu’il y soit admis, Aden avait été secoué. Et quand une place s’était enfin libérée, il avait été enchanté. Dire qu’à présent, il risquait de perdre cette place alors que Dan n’avait même pas vu le cimetière ravagé ! 
– Aden ! Tu m’écoutes ? Je viens de te dire que je pourrais appeler ton assistante sociale pour ça. 
– Je sais. 
Il lança un coup d’œil furtif au directeur, dont le visage était dans l’ombre. 
– Vous allez le faire ? 
Il y eut un silence. Un horrible silence. 
Puis Dan ébouriffa les cheveux d’Aden. 
– Pas cette fois. Mais ne crois pas que je vais toujours me laisser faire, d’accord ? Je crois en toi, Aden. Je veux qu’il t’arrive de bonnes choses. Mais il faut que tu respectes mes règles. 
Le geste était inattendu, les paroles stupéfiantes. Je crois en toi. Quelque chose lui brûla les yeux : Aden refusa de croire que c’étaient des larmes, même quand il sentit son menton trembler. Il y avait peut-être une fille à l’intérieur de sa tête, mais il n’était pas une mauviette. 
– Tu prends bien tes médicaments ? demanda Dan. 
– Oui. Bien sûr. 
C’était un mensonge éhonté. Mais comment faire autrement ? Du point de vue de Dan, jeter ses comprimés dans les toilettes était nettement plus grave que partir en ville sans prévenir. Le problème, c’était qu’Aden n’avait absolument pas besoin de ses médicaments. Au contraire, ces cachets l’endormaient, l’affaiblissaient, embrumaient son cerveau – qui était parfois déjà suffisamment embrumé comme ça. A cet instant, il fut subitement en proie à un accès de vertige. Saleté de poison ! Il n’y avait pas de temps à perdre. 
– En fait, je suis passé chez vous tout à l’heure. Je… je… 
Allez, vas-y, dis-le. Sors-le. 
– Je veux aller au lycée. A Crossroads. 
Voilà. C’était fait. Impossible de revenir en arrière. 
Dan fronça les sourcils. 
– Au lycée ? Pourquoi ? 
Il n’y avait qu’une seule justification plausible. 
– Je n’ai jamais été entouré de gens normaux de mon âge, et je crois que ça pourrait me faire du bien. Je pourrais les observer, me faire des amis, apprendre d’eux. Je suis prêt. Je n’ai pas raté une séance de thérapie depuis que je suis arrivé. Deux fois par semaine. Le Dr Quine pense que je fais des progrès. 
Le Dr Quine était la dernière psy d’une longue liste à essayer de le soigner. A vrai dire, Aden l’aimait bien : elle semblait sincèrement lui vouloir du bien. 
– Je sais. Elle m’en tient informé. 
C’était bien pour cela qu’Aden faisait attention à ce qu’il disait en présence de la psy. 
Un nouveau vertige monta en lui, et il se massa les tempes. 
– Il suffit que vous appeliez Mme Killerman pour qu’elle signe les papiers, et je pourrai commencer en début de semaine prochaine. Je n’aurai raté qu’un mois de classe. Ce sera le début de ma nouvelle vie – normale. C’est bien ce que vous voulez pour moi, non ? 
Dan n’y réfléchit même pas. 
– En théorie, oui, mais en pratique… Ecoute, Aden, quoi que tu dises au Dr Quine, tu continues à parler tout seul. Pas la peine de dire le contraire, je t’ai entendu ce matin. Ton regard se perd dans le vide, tu disparais pendant des heures, et même si je viens de te retrouver avec les autres, tu étais tout raide et énervé. Je sais que tu ne t’es pas fait d’amis, ici. Désolé, mon vieux, mais la réponse est non. 
– Mais… 
– Non. C’est hors de question. Plus tard, peut-être. 
– Je ne me suis pas fait d’amis parce que personne n’en a envie. 
– Peut-être que tu ne t’es pas donné assez de mal. 
Aden serra les poings, et une nuée rouge embruma sa vision. Etait-ce l’effet du poison ou celui de la colère ? Possible qu’il ne se donne pas assez de mal, en effet, mais qu’est-ce que cela changeait ? Il n’avait pas envie d’être ami avec Ozzie et ses moutons. 
– Je sais que tu es fâché, mais j’agis pour ton bien. Si par malheur tu blessais un des élèves du lycée, tu serais incarcéré pour de bon, plus de seconde chance. Et comme je te l’ai dit, je ne veux pas que ça t’arrive. Tu es quelqu’un de bien, avec beaucoup de potentiel. Donne-toi une chance de te faire réussir brillamment. D’accord ? 
La colère d’Aden s’apaisa. Comment rester furieux, face à la gentillesse de Dan ? Sa détermination, en revanche, s’en trouva renforcée. Il fallait qu’il s’inscrive au lycée, qu’il passe plus de temps avec Mary Ann. D’accord, il pouvait la croiser « par hasard » en ville, mais quand ? Tous les combien ? Alors que l’école, c’était sûr de chez sûr cinq jours par semaine, sept heures par jour. Là-bas, il aurait une meilleure chance d’en apprendre davantage sur elle et sur son pouvoir de… de le réparer. 
Et, pendant sept heures bénies, il serait en paix. Pour cela, il était prêt à tout. Même à… 
Il déglutit ; l’idée qui venait de lui traverser la tête ne lui plaisait pas. 
Il insista une dernière fois, pour éviter d’en passer par… cette idée qui ne lui plaisait pas. 
– Vous êtes sûr ? demanda-t–il à Dan (dernière chance). 
– Certain. 
– D’accord. 
Aden regarda d’abord devant – le pré –, puis derrière – en direction des Rebuts. Allaient-ils le voir faire si, par malchance, ils décidaient de se mettre à la fenêtre ? Oui. C’était ennuyeux, mais il n’y avait pas d’alternative. Espérons qu’ils mettraient sur le compte de la fumette ce qu’ils risquaient de voir. Qu’ils croiraient à des hallucinations. 
« Tu vas vraiment le faire ? » se demanda-t–il. Il y avait des millions de possibilités pour que cela tourne mal. Des gens pourraient découvrir ses capacités, décider de lui faire passer des tests, l’enfermer pour le reste de sa vie. Un frisson parcourut son échine, et il se passa nerveusement la langue sur les lèvres. Oui, il allait le faire. Oui. Il n’y avait pas d’autre moyen. L’issue était trop importante. 
Je sais ce que tu prévois de faire, Ad, et ce n’est pas une bonne idée. 
Si Caleb avait eu un corps à lui, il aurait sans doute attrapé Aden par les épaules pour le secouer de toutes ses forces. 
Je dirais même que c’est une très mauvaise idée. Pas besoin d’être médium pour ça. 
La dernière fois qu’il avait fait quelque chose de ce genre, il avait passé une semaine au lit, à grelotter, effrayé par le moindre bruit, incapable de supporter le moindre contact, même un frôlement. Et avec le poison qui circulait déjà en lui, les effets secondaires risquaient d’être mille fois pires. 
Aden…, commença Eve, qui s’apprêtait manifestement à le sermonner. 
– Désolé, Dan, dit Aden. 
Puis il se glissa à l’intérieur de son corps. 
Une douleur fulgurante, résultat de son passage de l’état solide à l’évanescence, le fit hurler… ce qui fit hurler Dan à son tour. Tous deux tombèrent à genoux, pris de vertige. Autour d’eux, les couleurs se mélangèrent, le vert de l’herbe avec le rouge vif du tracteur et le jaune du champ de blé. Il haletait, transpirait, son estomac menaçait de se retourner. 
Profonde inspiration, profonde expiration. Quelques minutes passèrent avant qu’il ne retrouve son centre de gravité. La douleur s’atténua. 
Alors là, bravo, dit sèchement Caleb. 
– Il ne se souviendra de rien. 
C’était curieux de s’entendre parler avec la voix d’un autre. 
– Tout va bien se passer. 
En tout cas il l’espérait ! 
Qu’est-ce que tu attends ? Fais ce que tu as à faire et foutons le camp, dit Julian. Je te jure, des fois je n’arrive pas à y croire. 
Si jamais quelqu’un apprend que tu es capable de faire ça…, gémit Elijah. 
– Ils n’en sauront rien. 
Ça aussi, il l’espérait. Aden força la main de Dan à s’enfoncer dans sa poche et à en sortir son téléphone portable. La main du directeur tremblait, mais il réussit à lui faire parcourir le répertoire et sélectionner le numéro de Tamera Killerman. Il était en numérotation abrégée. 
La gorge serrée, Aden l’appela. 
– Allô ? répondit l’assistante sociale au bout de trois sonneries. 
Tu peux encore laisser tomber, mon chou. Rien ne t’oblige à faire ça. Tu prends le risque d’être découvert. 
– Allô, madame Killerman ? 
Nouvel accès de vertige ; il se sentait encore plus barbouillé qu’avant. Concentre-toi. 
– C’est Ad… c’est Dan Reeves à l’appareil. 
Silence. Puis il y eut un gloussement. 
Un gloussement ? La calme et froide Mme Killerman avait gloussé ? Alors que, en un an, Aden l’avait rarement vue sourire. 
– Madame Killerman, hein ? reprit l’assistante sociale. Pas plus tard qu’hier tu m’appelais « chérie ». 
Il y avait une excitation dans sa voix qui donna un haut-le-cœur à Aden. 
– Je… euh… 
– Comment tu vas, mon chéri ? Quand est-ce qu’on peut se voir ? 
Mon chéri ? Pourquoi l’appelait-elle… ? La lumière se fit en lui, et il grimaça, saisi par la colère et la déception. Dan était marié ; la seule personne qui aurait dû l’appeler « mon chéri », c’était sa femme. Une femme qu’Aden aimait bien. Meg Reeves cuisinait fantastiquement bien, souriait à tout le monde et ne l’avait jamais engueulé. Elle fredonnait toujours, même en faisant le ménage. 
A cet instant, Aden aurait aimé pouvoir accéder à la mémoire de Dan. Savoir ce qui le poussait à trahir une femme aussi merveilleuse. Mais le don de lire dans les pensées semblait être le seul qu’il ne possédait pas. « Peu importe. Finis ce que tu as commencé. » 
– Ecoute, j’ai envie d’inscrire Haden Stone au lycée. Au lycée de Crossroads. 
– Haden ? 
Son ton langoureux avait cédé à la stupéfaction. Aden s’imaginait son joli visage froid et perplexe. 
– Le schizophrène ? Pourquoi ? 
Il serra les dents, exaspéré. « Je ne suis pas schizophrène ! » aurait-il voulu répliquer. 
– L’interaction avec les autres me… lui fera du bien. Et puis, il n’y a pas longtemps qu’il est arrivé, mais il a déjà fait tellement de progrès que je me demande parfois ce qu’il fait ici. 
Etait-il allé trop loin ? 
– Heureuse de t’entendre le dire…, répondit Mme Killerman, avant d’objecter : es-tu sûr qu’il est prêt ? Hier, tu m’as dit qu’il progressait lentement. 
Ah, vraiment ? 
– Tu confonds. Hier, je ne parlais pas d’Aden. Je parlais d’Ozzie Harmon. 
Prends-toi ça dans les dents, Rebut. 
– Aden est prêt. Je le soutiens à donf. 
– A donf 
Elle se mit à rire de nouveau. 
– Dan, est-ce que tout va bien ? Tu as l’air un peu… comment dire… pas toi-même. 
Il vacilla et se rattrapa de justesse. 
– Je vais bien, je suis un peu fatigué, c’est tout. Bref, si tu pouvais lancer le processus d’inscription, je t’en serais reconnaissant. 
Ça, ça ressemblait plus à la manière dont Dan s’exprimait. 
– D’accord ? 
– Eh bien… d’accord, si tu le dis. Tu veux toujours inscrire Shannon Ross à Crossroads aussi ? 
Shannon ? Pourquoi Shannon ? Pourquoi personne n’était au courant ? 
– Oui. 
Puis, avant qu’elle n’ait pu lui poser davantage de questions, il ajouta rapidement : 
– On se reparle plus tard… ma chérie. 
Clic. Pendant un long moment, Aden regarda fixement le téléphone en luttant pour respirer et en tremblant de toutes ses forces. Par chance, Mme Killerman ne rappela pas. 
Plus tard, quand Dan serait seul, il se souviendrait de sa discussion avec Aden, et croirait avoir passé ce coup de fil de sa propre initiative. Il s’interrogerait alors sur ce brusque revirement. Mais jamais, jamais, il ne devinerait qu’Aden s’était glissé en lui. Personne ne s’en souvenait jamais. Peut-être parce que les cerveaux des êtres humains ordinaires étaient incapables de traiter l’information. Ou bien peut-être parce que Aden emportait le souvenir de l’épisode avec lui. 
Quoi qu’il en soit, il se demandait si Dan rappellerait Killerman pour lui dire qu’il avait finalement changé d’avis. Quant à Killerman, tiendrait-elle sa promesse de mettre en mouvement les rouages administratifs ? 
L’avenir seul le dirait. 
A présent, Aden n’avait plus qu’à attendre. 
Attendre, et guérir, pensa-t–il tandis que Dan et lui ployaient sous l’effet d’un haut-le-cœur et se mettaient à vomir. Génial. La bataille contre le poison avait commencé.