16
Mary Ann picorait les plats chinois que son père
avait rapportés pour le dîner. Il n’était rentré que depuis une
demi-heure, et Riley était resté jusqu’à la dernière seconde. Elle
avait eu envie de l’inviter à dîner, de le présenter à son père,
mais elle l’avait laissé se transformer en loup et sauter par la
fenêtre parce qu’elle n’était pas sûre que son père soit prêt à le
rencontrer. Et puis, elle ne voulait pas qu’il pense que la séance
de travail en commun n’avait été qu’une séance de
flirt.
Riley lui manquait déjà. Son intensité, son
attention protectrice. Son opinion comptait pour elle et, à
présent, elle avait besoin de conseils. Deux possibilités se
présentaient à elle. Elle pouvait attendre plus tard pour fouiller
discrètement dans les archives de son père, comme Aden le lui avait
suggéré. Cela lui faisait horreur, cependant, de voler un dossier à
son père, son meilleur ami, l’homme qui l’aimait plus que tout et
n’aurait jamais fouillé dans ses affaires à elle. Elle pouvait
aussi lui demander directement le dossier. Le risque, c’était que
cela le pousse à cacher le dossier d’Aden pour qu’elle ne puisse le
lire.
La première solution était immorale, la deuxième
seulement risquée.
Que choisir ?
Les autres trouvaient sans doute qu’elle faisait
un peu sa sainte-nitouche, mais le bien-être de son père comptait
autant, pour elle, que celui d’Aden. Il devait bien y avoir un
moyen de les contenter tous les deux.
– Tu n’as pas faim, Mary
Ann ?
Son père se servit une petite montagne de nouilles
sautées.
– Je pensais que le poulet à l’orange et le
bœuf lo mein te tenteraient même si tu
avais passé l’après-midi à grignoter des cochonneries.
Mary Ann repoussa son assiette en
soupirant.
– Je suis préoccupée, c’est tout.
– Tu as envie d’en parler ?
– Oui. Non. Je ne sais pas.
Il posa sa fourchette et se mit à
rire.
– Eh bien, décide-toi.
– J’ai besoin de te parler, mais je n’en
ai pas envie.
Son père cessa de sourire.
– Ça m’a l’air grave.
Il ne se doutait pas à quel point. Sinon, il
aurait déjà été en train de la sermonner, voire de la priver de
sorties pour le reste de sa vie.
– Je… J’ai une question à te
poser.
– Tu sais que tu peux me demander n’importe
quoi, dit son père en lui tapotant la main.
Eh bien, c’est ce qu’on allait
voir !
– C’est au sujet d’un de tes
patients.
– Tout sauf ça, dit son père d’un air un peu
renfrogné. Les patients me font confiance pour garder leurs
secrets. De toute façon, je suis tenu par le secret
professionnel.
– Je sais, je sais.
Mary Ann s’attendait à cette réaction ; elle
ne se laissa pas décourager.
– Ecoute, reprit-elle, il y a quelques
semaines, j’ai rencontré un garçon. On est devenus très
amis.
Silence.
Son père se cala contre le dossier de sa chaise et
croisa les bras.
– O.K., dit-il. Pourquoi tu ne m’en as pas
parlé avant ? Et que pense Tucker de cette
amitié ?
– Ce qu’il pense n’a aucune importance. C’est
fini entre nous. Pour de bon.
Il cessa aussitôt de jouer le Papa Flic pour se
transformer en Papa Confident.
– Oh ! ma chérie… Comment tu as pris la
séparation ? Je sais que je ne t’ai pas toujours encouragée
dans cette relation. De mon point de vue, personne n’est assez bien
pour toi. Mais j’ai arrêté de me plaindre de lui parce que je
voulais que tu sois heureuse.
– Je tiens le coup, papa. C’est moi qui ai
pris la décision. Il m’a trompée avec une autre fille.
Cet aveu fut plus facile qu’elle ne l’aurait cru.
C’était gênant, bien sûr, mais pas mortellement
humiliant.
– Je suis tellement désolé. Beaucoup de mes
patients sont des couples confrontés à la question de l’infidélité,
et la réaction la plus courante de la victime, c’est-à-dire toi,
dans ce cas, c’est un sentiment d’échec. Comme si tu n’avais plus
de valeur.
Même si elle ne voulait plus de Tucker, c’était
exactement ce qu’elle avait ressenti. Cela avait même teinté
d’amertume son désir d’être avec Riley, comprit-elle subitement.
Elle avait présumé, sans y réfléchir, qu’il la trouverait trop
ennuyeuse.
– Parfois, c’est un simple écart de conduite
et le coupable en retire une précieuse leçon. Il comprend que sa
vie de couple au quotidien vaut plus que tous les plaisirs
éphémères. Mais la plupart font seulement semblant de s’en rendre
compte. Ils croient pouvoir avoir le beurre et l’argent du
beurre.
– Tucker fait partie de la deuxième
catégorie, c’est sûr.
Cela ne faisait aucun doute pour elle. Après tout,
c’était un démon ! Elle avait eu l’intention de questionner
Riley au sujet des démons, puis Aden avait subitement disparu, et
ils avaient passé des heures à le chercher dans la maison et la
forêt. Riley s’était même changé en loup pour courir jusqu’au ranch
mais, malgré son odorat exacerbé, il n’avait pu trouver aucune
piste.
Plus tard, après la réapparition d’Aden, quand
Riley et Mary Ann étaient restés seuls, ils avaient passé leur
temps à faire mieux connaissance. Il lui avait posé des questions
sur son enfance, sur ses plats préférés, l’avait écoutée parler de
son plan sur quinze ans sans se moquer. Il semblait impressionné
par les objectifs qu’elle s’était fixés.
– Il est important de savoir que tout le
monde éprouve de l’attirance pour d’autres personnes, dit son père.
Mais c’est la manière dont on gère ces sentiments qui révèle notre
vrai caractère. Tu connaissais la fille qu’il voyait en
secret ?
Mary Ann acquiesça en hochant la tête, mais elle
ne voulait pas en dire plus. Les parents de Penny n’étaient pas
forcément au courant de sa grossesse, et Mary Ann avait encore
assez d’amitié pour elle pour ne pas trahir son secret.
– Merci pour les conseils, dit-elle. Je
voulais justement t’en demander au sujet de cet autre garçon. Il a
eu un passé difficile, et il est face à des problèmes qui ne sont
pas de notre âge.
Son père se tapota le menton d’un
doigt.
– Je te vois venir, dit-il.
– Quoi ? Ah, bon ?
– Tu veux que je lui parle, que j’essaie de
l’aider.
– Non. Je veux que tu me parles de
lui.
– Je ne comprends pas. C’est ton ami, je ne
l’ai jamais rencontré. Que veux-tu que je te dise à son
sujet ?
– Je… je crois qu’il a été ton patient,
autrefois.
« Allez, dis-le, Mary Ann. Un,
deux… »
– Il s’appelle Aden Stone.
Son père eut un mouvement de surprise. Puis il
devint tout pâle. Enfin, il se mit sur la défensive. Mary Ann ne
l’aurait pas remarqué si elle ne l’avait pas observé attentivement,
à chaque respiration.
– Alors tu le connais, dit-elle.
Son père détourna le regard. Un tic nerveux
faisait palpiter le muscle de sa mâchoire.
– Je ne l’ai pas vu depuis
longtemps.
– C’est vrai que tu l’as mis à la porte de
ton cabinet ?
Son père se leva d’un coup. Sa chaise dérapa
bruyamment sur les carreaux de la cuisine.
– Il est tard, dit-il sur un ton dénué
d’émotion. Tu ferais mieux de te doucher et de te mettre au
lit.
– Je préférerais te parler, papa. Aden a
besoin de ton aide. Mais pas le genre d’aide auquel tu penses,
alors, s’il te plaît, ne m’interdis pas de le revoir. Je l’aime
comme un frère et je veux le voir heureux. Et le seul moyen d’y
arriver, c’est de trouver un moyen de libérer les
esprits…
– Assez !
Il abattit son poing sur la table et fit vibrer
les assiettes. Des flammes brillaient dans ses yeux. Elles
n’exprimaient pas la colère ou l’exaspération, mais l’impuissance.
Mary Ann n’avait vu ce regard qu’une seule fois auparavant. C’était
le jour de la mort de sa mère, quand il avait dû la lui
annoncer.
– Assez, répéta-t–il plus calmement. Le sujet
est clos.
Mary Ann se figea sur place, le souffle coupé. Que
lui arrivait-il ? Pourquoi avait-il ce regard
tragique ?
– Mais, papa, il t’a dit qu’un jour on se
rencontrerait et qu’on serait amis. Tu sais bien qu’il n’est pas
fou, mais qu’il a des…
– Assez, je t’ai dit. Monte dans ta chambre.
C’est un ordre, pas une suggestion.
Il pivota sur ses talons et s’éloigna d’un pas
furieux. Quelques instants plus tard, une porte claqua au bout du
couloir. La porte de son bureau. C’était la première fois de sa vie
que Mary Ann se voyait ainsi repoussée.
Son père se souvenait d’Aden. C’était évident.
Mais de quoi se souvenait-il, au juste ? Que s’était-il passé
entre eux pour que son père, cet homme si doux, se transforme en
bête sauvage ?
***
Aden se réveilla en sursaut, hors d’haleine.
Couvert de sueur. Son T-shirt lui collait à la poitrine. Il regarda
autour de lui, désorienté, paniqué… et reconnut sa chambre. Quelle
heure était-il ? Par la fenêtre, il aperçut un croissant de
lune. Puis il remarqua le silence qui régnait dans le bâtiment.
Tout le monde dormait. C’était le milieu de la nuit.
Il était de retour au ranch, mais il ne se
rappelait pas être rentré. Il n’avait pas rangé l’écurie, n’avait
pas parlé à Dan. Son dernier souvenir, c’était d’être dans le bois,
les dents de Victoria plantées dans son cou.
Il regarda d’un côté et de l’autre. Où
était…
– Chut, Aden.
D’un coup, Victoria apparut à côté de lui et posa
un doigt sur ses lèvres.
– Tout va bien. Tu n’as rien, et tu n’as pas
besoin de t’inquiéter. Je me suis occupée de tout. J’ai nettoyé
l’écurie et nourri les chevaux, même s’ils ont eu peur de moi. J’ai
convaincu Dan et les autres que tu étais rentré à l’heure. Dan
croit même que vous avez longuement bavardé de la séance de travail
en commun.
Lentement, Aden sentit ses muscles se détendre. Il
se rassit, posa la tête sur l’oreiller et remarqua une douleur au
cou. Il porta sa main au creux de son cou, mais ne sentit aucune
marque. Elle avait dû le guérir en léchant la plaie, comme elle
l’avait fait pour sa lèvre.
– Merci, dit-il.
Il était un peu gêné de tout ce qu’elle avait fait
pour lui. Après tout, c’était lui le garçon ! C’était lui qui
aurait dû l’aider, elle !
– Tu n’as pas eu de problèmes avec
Riley ?
– Non. Je suis revenue le retrouver à l’heure
prévue, et il m’a raccompagnée. Ensuite, il est reparti chez Mary
Ann, et je me suis échappée pour venir ici. Je regrette de t’avoir
pris autant de sang, Aden.
Elle attrapa son poignet ; son emprise était
assez puissante pour lui broyer les os. Aden ne s’en plaignit pas.
Le moindre contact avec elle était bienvenu.
– J’aurais dû m’arrêter plus tôt, mais
c’était tellement bon… tellement meilleur que tous les autres, et
je ne pensais qu’à une seule chose, que j’en voulais davantage, que
j’en avais besoin.
Bien qu’endolori, il sentit un frisson le
parcourir.
– Je t’avais dit que j’étais un animal !
s’écria-t–elle.
– Non. Ce n’est pas du tout ça.
Il ne savait pas quelle substance elle avait
sécrétée, en même temps qu’elle aspirait son sang, mais… bon
Dieu ! Il en voulait encore.
Il prit les mains de Victoria dans les
siennes.
– Ce que tu as fait, Victoria… Je te
mentirais si je te disais que je n’ai pas aimé.
– Oui, mais…
– Il n’y a pas de mais. Tu as besoin de sang
pour survivre, et je veux être celui qui te le donne. Aussi
longtemps que je serai là, je veux que tu viennes à moi quand tu
auras faim. Je veux être celui qui te nourrit.
Du bout du pouce, il caressa la peau lisse de son
poignet et sentit le cœur de la vampire battre à toute
vitesse.
– Tu dis cela comme si tu ne comptais pas
rester ici pour longtemps. Comme si tu devais bientôt
partir.
Devait-il lui parler de la vision
d’Elijah ?
Il cala sa main libre sous sa tête et fixa le
plafond. S’il lui disait la vérité, elle déciderait peut-être de le
quitter. Pour de bon. Un adolescent condamné n’était pas exactement
le petit ami idéal. Elle pouvait aussi décider de le sauver
– ce qui ne lui créerait que des ennuis et du chagrin. Aller à
l’encontre des visions d’Elijah, c’était comme essayer d’arrêter un
raz-de-marée. Avec les bons outils, on pouvait construire une
digue, mais elle finirait par céder, et les dégâts seraient mille
fois plus graves.
Une seule fois, Aden avait essayé de sauver une
personne dont Elijah avait prédit la mort. Il avait empêché une de
ses psys de monter dans une voiture qu’Elijah avait vue s’écraser
contre une barrière. Hélas, elle n’avait échappé à l’accident de
voiture que pour mourir plus tard dans la même journée. Un poteau
métallique s’était détaché du toit d’un immeuble et l’avait
empalée. Au lieu de mourir sur le coup, dans la voiture, elle avait
eu une mort lente et douloureuse. Aden frissonnait rien qu’en y
repensant.
Même si Victoria devait le quitter, elle méritait
de connaître la vérité. Elle l’avait défendu auprès de son père,
lui avait donné les meilleurs moments de sa vie : leurs rires
ensemble dans l’eau, leur baiser, le moment où elle avait bu de son
sang.
– Viens ici, dit-il.
Il lâcha sa main et lui ouvrit les bras. Elle
s’étendit à côté de lui et se blottit au creux de son
cou.
– J’ai quelque chose à te dire. Quelque chose
qui ne te plaira pas et qui risque de te faire peur.
Elle se raidit contre lui.
– Je t’écoute.
Aden prit son courage à deux mains.
– J’ai vu ma propre mort.
– Qu’est-ce que tu veux
dire ?
Il entendit l’horreur qui vibrait dans sa
voix ; il aurait aimé pouvoir ravaler ce qu’il venait de dire.
Mais à présent, il devait continuer.
– Il m’arrive de connaître à l’avance le
moment où les gens vont mourir. Parfois je sais comment ça va se
passer. Il y a quelque temps, j’ai vu ma propre mort, comme j’avais
déjà vu celles de milliers d’autres personnes.
Elle posa sa paume à plat sur la poitrine d’Aden,
juste au-dessus de son cœur. Sa main tremblait.
– Tu ne t’es jamais trompé ?
– Jamais.
– Quand est-ce que ça doit arriver ?
Comment ?
– Je ne sais pas à quel moment. Je sais juste
que je n’aurai pas l’air beaucoup plus vieux que maintenant. Je
serai torse nu et j’aurai trois cicatrices au flanc
droit.
Elle se redressa brusquement, faisant tomber ses
cheveux soyeux sur ses épaules, et regarda le ventre d’Aden. Sans
lui demander l’autorisation, elle souleva sa chemise. Il avait des
cicatrices, mais pas les trois lacérations parallèles qu’il avait
vues dans sa vision.
– Pour avoir des cicatrices, tu dois d’abord
être blessé, puis avoir le temps de cicatriser.
– Oui.
Victoria prit un air déterminé.
– Une fois que tu seras reposé, tu vas me
dire tout ce que tu sais au sujet de cette prédiction, et on va
faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l’empêcher de se
réaliser. A quoi sert de connaître l’avenir si on ne peut pas le
changer ?
Aden leva la main vers la joue de Victoria. Elle
ferma les yeux et s’abandonna à sa caresse. Un jour, il lui
expliquerait ce qui arrivait lorsqu’on essayait d’empêcher la mort
de quelqu’un. Pour cette nuit, il lui en avait assez dit. Ici,
maintenant, ils avaient des milliers d’autres choses à se dire, des
milliers d’autres choses à faire.
– Tu vois quelque chose de différent dans ma
chambre ? demanda-t–il. Ou chez les gens du
ranch ?
Peut-être qu’Ozzie était doux comme un agneau
depuis que le passé avait été altéré. On pouvait toujours
rêver.
Victoria se blottit de nouveau contre lui. Elle
passa un bras autour de sa taille et le serra fort, comme si elle
avait peur de le lâcher.
– La seule différence que je vois, c’est les
flacons sur ton bureau. Je ne crois pas les avoir déjà
vus.
Des flacons ?
Malgré les protestations de Victoria, il se leva
et alla jusqu’au bureau. Son iPod était là. Quelqu’un l’avait
oublié sur un banc public plusieurs semaines auparavant, et Aden
s’était empressé de le récupérer. Mais à côté du lecteur, des
rangées de flacons de médicaments étaient alignées. Pas étonnant
que ses compagnons aient gardé le silence depuis son réveil. Ils
étaient complètement anesthésiés !
– Hé ?
Pas de réponse.
– Hé ! dit-il plus fort, pour les
réveiller.
Et si les médicaments avaient eu sur eux un effet
irréversible ? S’ils ne revenaient plus jamais ? Il lui
semblait avoir essayé tous les médicaments de ce genre qui
existaient, mais les esprits n’avaient jamais réagi ainsi. Il
regarda mieux les étiquettes. Les noms ne lui disaient rien.
Etait-ce un traitement expérimental ?
Il voulait que les esprits quittent sa tête,
d’accord, mais il les aimait assez pour leur souhaiter de mener
leurs propres vies, des vies épanouies et heureuses. Il préférerait
vivre avec eux que de les voir anéantis.
Elijah avait prédit que dans cette nouvelle
réalité modifiée, l’un d’entre eux le quitterait. Aden avait
supposé que cela signifiait qu’un des esprits trouverait son propre
corps. Et si ça voulait dire que l’un d’entre eux allait être tué à
l’intérieur de lui ? Il faillit vomir à cette idée.
Qu’avait-il fait ?
Il regarda le nom du médecin imprimé sur les
flacons. Ce n’était plus le Dr Quine, mais le
Dr Hennessy.
– Répondez-moi !
Enfin, la voix d’Eve s’éleva.
Si
fatiguée.
J’arrive plus à
penser, dit Caleb.
Je veux juste dormir,
ajouta Elijah.
Julian garda le silence.
– Julian ! appela Aden de toutes ses
forces.
Rien.
– Julian !
Toujours rien.
– Julian, si tu ne me réponds pas, je te jure
que je vais…
Chut, dit Julian d’une
voix pâteuse. Mets-la en
sourdine.
Aden souffla de soulagement. Dieu merci, ils
étaient tous là, et ils se portaient tous bien ! Enfin, aussi
bien que possible, dans leur état.
Que s’est-il
passé ? demanda Eve.
Aden lui parla des médicaments. Comme lui, les
esprits conservaient leur mémoire d’origine même quand le passé
était modifié. Eux non plus n’avaient aucune idée de ce qui s’était
passé entre-temps.
Aden se tourna vers le lit : Victoria avait
disparu. L’instant d’après, sans un bruit, elle réapparut à côté de
lui et passa son bras autour de sa taille.
– Il faut que je rentre, dit-elle en se
blottissant contre le cou d’Aden. Ma famille est debout à cette
heure, ils s’attendent à ce que je sois là. Il y a des loups-garous
postés autour de la propriété pour te protéger. Autour de chez Mary
Ann aussi.
Il prit son visage en coupe et l’embrassa
doucement.
– Est-ce qu’on se voit de…
Il s’arrêta net. Quelqu’un était à la fenêtre et
les observait depuis l’extérieur. Quelqu’un qui le jaugeait avec
dureté.
– Cache-toi ! dit Aden en protégeant de
son corps Victoria.
Il chercha ses poignards du regard. Où les
avait-elle rangés ?
– Qu’est-ce qui… ?
Victoria suivit son regard. Un feulement lui
échappa.
– Non, murmura-t–elle, pas lui. Surtout pas
lui.
Pourquoi les loups avaient-ils permis à quelqu’un
que Victoria détestait autant d’approcher du
ranch ?
– Tu le connais ?
Malgré lui, Aden se sentit écrasé de jalousie.
L’inconnu qui les regardait par la fenêtre était un grand blond aux
yeux dorés. D’où sortait-il ? Aden le regarda mieux, et son
sang se glaça. Un vampire. Sa peau était aussi pâle que celle de
Victoria ; ses canines blanches et pointues se devinaient
entre ses lèvres.
Victoria s’écarta de derrière lui. Aden voulut la
retenir et l’attirer à lui.
– Ne me touche pas, dit-elle d’une voix
froide qu’il ne lui connaissait pas.
– Victoria ?
Elle flotta vers la fenêtre.
– Je t’ai dit de me laisser tranquille, Aden,
et je ne plaisantais pas.
Puis elle devint floue et disparut.
***
Quand Riley sauta par la fenêtre de Mary Ann à 1
heure du matin, elle était assise au bord du lit dans le noir et
elle se balançait d’avant en arrière, les bras serrés autour de sa
poitrine.
Elle ne dit pas un mot quand elle le vit trotter
vers la salle de bains. Ni quand il en ressortit tout habillé et
s’agenouilla devant elle.
– Mary Ann, souffla-t–il en lui caressant la
joue du bout du doigt. Est-ce que tout va bien ?
La peau de Riley était chaude, ses mains un peu
rugueuses. C’était très réconfortant. Mary Ann ne put s’empêcher de
s’appuyer contre son épaule. D’abord, il se raidit. Pourquoi ?
Puis il passa un bras autour de sa taille pour l’attirer contre
lui, et elle oublia tout le reste.
Il portait le même jean et le même T-shirt qu’il
mettait toujours quand il venait chez elle. Et
pas de sous-vêtements, songea-t–elle en
rougissant.
Il eut un petit rire, et cela la fit rougir
davantage.
– Mais, on est tout
excitée !
– Je ne pensais pas te revoir ce soir, dit
Mary Ann pour changer de sujet.
Hors de question de lui dire ce qui avait causé
son excitation.
– J’ai raccompagné Victoria. Je suis libre de
faire ce que je veux jusqu’à son réveil.
– Et si elle décide de ressortir en
douce ?
Quelque chose dans les yeux de Victoria, tout à
l’heure, lui avait donné l’impression que c’était fortement
possible. Mary Ann, pour sa part, en aurait certainement fait
autant pour être avec Riley. « Qu’est-ce qui te
prend ? » s’étonna-t–elle. Elle ne voulait tout de même
pas causer des ennuis à Riley.
– Quelqu’un d’autre a pris en charge sa
sécurité, ce soir.
– Qui ça ? Pourquoi ?
– Ça, c’est le secret de Victoria, dit Riley
sur un ton inexpressif. C’est à elle de le divulguer, pas à moi.
Maintenant, dis-moi : à quoi tu pensais quand je suis
arrivé ?
Mary Ann s’écarta de lui et regarda ses
mains.
– Mon père a connu Aden. Il a suffi que je
prononce son nom pour qu’il réagisse bizarrement. Il s’est enfermé
dans son bureau et il n’en est pas ressorti.
– Eh bien, en ce moment, il dort.
– Tu en es sûr ? demanda Mary Ann en
levant les yeux.
– Certain. J’ai jeté un coup d’œil dans le
bureau, son aura est blanche et sereine. En plus, il
ronfle.
Riley repassa le bout de son doigt sur la joue de
Mary Ann. Elle sentit un frisson la parcourir.
– Encore de l’excitation, dit-il avec un
sourire taquin.
– Arrête de lire en moi !
Riley cessa de sourire.
– Pourquoi ?
– Parce que ce n’est pas juste. Moi, je ne
sais jamais ce que tu ressens.
– Dans ce cas, permets-moi de te mettre sur
la voie. A n’importe quel moment de la journée, il y a de fortes
chances pour que je pense à toi avec la même
excitation.
– Ah, bon.
Ouahouh ! pensa-t–elle. Sa frustration
s’envola.
– Alors… tu… tu m’aimes
bien ?
– Sinon, pourquoi je passerais tout ce temps
avec toi ? Pourquoi j’aurais régulièrement envie d’éliminer
ton cher ami Aden ? Il est un peu trop proche de toi à mon
goût. Mais si on parlait de tes sentiments à toi ?
Mary Ann le dévisagea, incrédule.
– Tu ne devines pas ?
– Je veux t’entendre le dire.
Elle avait une subite envie de rire aux
éclats.
– D’accord. Moi aussi, je t’aime
bien.
L’expression de Riley s’adoucit
subitement.
– Tant mieux, dit-il. C’est bien.
Il lui caressa les cheveux en soupirant avant de
regarder le réveil sur la table de nuit.
– Je donnerais beaucoup pour continuer cette
conversation, Mary Ann, mais il faut qu’on trouve ce dossier dont
Aden a besoin. Victoria m’a demandé de faire tout mon possible pour
l’aider.
– J’ai le sentiment qu’il est là, dans le
bureau de mon père.
– Il n’y a qu’une façon de le
savoir.
– Je sais, soupira-t–elle.
Elle y réfléchissait depuis des heures et elle
avait fini par prendre la même décision. Attendre que son père soit
endormi, puis descendre fouiller dans son bureau.
– Ne t’inquiète pas, dit Riley. Je peux le
faire moi-même. Tu n’as pas besoin d’être impliquée.
Etait-ce ce qu’elle voulait ? Elle avait
promis d’aider Aden. Comme le disait toujours son prof
d’histoire : « Il est impossible de réussir son avenir
sans connaître son passé. » Peut-être que son père avait
remarqué quelque chose chez Aden qui pourrait les mettre sur la
bonne voie.
Les certificats de naissance n’étaient pas encore
arrivés ; ils ne connaissaient donc pas l’identité de ses
parents, et ne pouvaient se rendre à l’hôpital où il était né pour
récupérer son dossier médical. Pour l’instant, leur espoir reposait
entièrement sur le dossier de son père.
« Je ne suis pas une trouillarde, se dit Mary
Ann. Je ne reviens pas sur mes promesses. » Et puis, il valait
mieux que ce soit elle qui prenne le dossier. Cela resterait dans
la famille, pour ainsi dire.
Elle se leva et redressa les épaules.
– On va y aller tous les deux.
Ensemble.
Puis elle fit quelque chose qui les stupéfia tous
les deux. Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa un vif
baiser sur les lèvres de Riley.
– Merci d’être revenu m’aider,
dit-elle.
Quand elle voulut s’écarter, il la rattrapa. Ses
yeux brillaient d’un éclat violent.
– La prochaine fois que tu décides de faire
ça…
– Pardon, dit Mary Ann en se raidissant.
J’aurais pu te prévenir.
– Non, dit Riley avec un sourire. Tu aurais
pu t’attarder un peu plus.