12 
Plus tard dans la journée, Mary Ann relut la fin de la lettre pour la millionième fois. 
***
« Je dois trouver un moyen de les libérer. Pour eux. Pour moi. Je ne suis pas cinglé. Ils existent. Ce sont des personnes, pas seulement des voix. Mais je ne sais pas quoi faire. La seule chose qui me vienne à l’esprit, c’est de leur trouver leurs propres corps, mais ça semble infaisable, non ? Et même si je réussissais à en trouver, des corps – ceux de gens morts récemment, par exemple –, comment sortir les esprits de ma tête et les réimplanter dans ces corps-là ? Merde, en écrivant ça, je me demande si je ne suis pas cinglé, après tout. Tu es la seule personne que j’ai rencontrée qui soit capable d’annuler mes pouvoirs. J’ai l’impression que tu sais des choses que je ne sais pas, même si tu ne t’en rends pas encore compte. Est-ce le cas ? Si tu ne veux pas m’aider, je comprendrai aussi. » 
***
La main de Mary Ann retomba à son côté et la feuille se froissa entre ses doigts. Les questions se bousculaient en elle. Quatre autres personnes avaient élu domicile dans la tête d’Aden ; leurs voix s’y élevaient constamment et le déconcentraient. Sauf quand il était avec elle. D’une manière ou d’une autre, elle les réduisait au silence. 
Croyait-elle tout ça ? Elle n’en avait pas envie et, à vrai dire, les mille premières fois qu’elle avait lu la lettre, elle n’en avait pas cru un mot. Mais au bout d’un moment, l’incrédulité avait cédé devant la curiosité, la curiosité devant l’incertitude, et enfin l’acceptation l’avait emporté. 
Une semaine plus tôt, elle ne se doutait absolument pas que les vampires et les loups-garous existaient. A présent, leur existence était indéniable. Pourquoi Aden n’aurait-il pas des esprits emprisonnés dans la tête ? Des esprits capables de voyager dans le temps et de lever les morts. De prédire l’avenir et de posséder d’autres corps – un phénomène auquel Mary Ann avait assisté en direct. 
Que pouvait-elle bien faire pour les faire taire ? Pourquoi elle ? Elle qui n’avait rien de spécial ! 
Aucune réponse ne venait. Mary Ann se mordilla la lèvre en fixant le plafond de sa chambre. Il était blanc et lisse : une toile vierge attendant de recevoir formes et couleurs. « Tu es capable de trouver la solution, se dit-elle avec fermeté. Il suffit de réfléchir correctement. » 
Allez !… Aden pensait que la meilleure manière de libérer les esprits était de leur trouver des corps. Pour Mary Ann, cette solution radicale et difficile ne constituait qu’un dernier recours, l’ultime espoir vers lequel ils se tourneraient si rien d’autre ne marchait. Avant d’en arriver là, ils feraient mieux d’essayer de savoir qui étaient exactement ces gens qui habitaient dans sa tête. Ou plutôt, qui ils étaient autrefois. Aden avait dit qu’ils ne se souvenaient pas d’autres vies que celle qu’ils partageaient avec lui, mais qu’il leur arrivait d’avoir des moments de déjà-vu, des flashes de reconnaissance. Cela devait forcément signifier quelque chose. 
Et s’ils étaient des fantômes et qu’Aden les avait involontairement attirés en lui ? A cette pensée, Mary Ann s’enveloppa dans son édredon et jeta des coups d’œil autour d’elle, le souffle soudain court. Les loups-garous et les vampires existaient, pourquoi pas les spectres ? Y en avait-il autour d’elle ? Des gens qu’elle avait connus autrefois ? Qui avaient vécu dans cette maison ? 
Sa mère ? 
Le cœur de Mary Ann se mit à battre à toute vitesse, et des larmes d’espoir lui brûlèrent les yeux. Sa mère était peut-être ici, tout près d’elle, en train de l’observer ! De la protéger ! Son désir le plus cher était de revoir sa mère une dernière fois, de la serrer dans ses bras et de lui dire au revoir. L’accident de voiture l’avait emportée brutalement, et Mary Ann n’avait pas pu se préparer à sa disparition. 
– Je t’aime, maman, souffla-t–elle. 
Pas de réponse. 
« Concentre-toi, Gray. Tu as du boulot à faire. » Mary Ann s’éclaircit la gorge et réprima un sentiment de déception. Où en était-elle, déjà ? Ah, voilà. Si les esprits piégés dans la tête d’Aden étaient bien des fantômes, pourquoi ne se souvenaient-ils pas de leur vie précédente ? 
Bonne question. Soit ils avaient perdu la mémoire en entrant dans son corps, soit ils n’étaient pas des fantômes mais autre chose. Des anges ? Des démons ? Ces choses-là existaient-elles ? Sans doute. Mais dans ce cas, pourquoi étaient-ils coincés dans la tête d’Aden ? Et pourquoi ne connaissaient-ils pas leur propre nature ? 
Houlà, tout cela était extrêmement compliqué. Les quatre inconnus parlaient-ils à Aden par télépathie, comme le loup à Mary Ann ? Peut-être n’étaient-ils pas vraiment à l’intérieur de sa tête mais seulement liés à lui d’une manière mystérieuse ? 
Cette idée passa elle aussi rapidement à la trappe. Aden les entendait bien – s’ils étaient extérieurs à lui, il aurait été capable de les voir, non ? 
Mary Ann se tapota le menton. La première chose à faire, comme elle le pensait depuis le début, c’était d’en apprendre davantage sur l’identité des quatre esprits. Aden disait qu’ils étaient avec lui depuis la naissance. 
– Ce qui veut dire qu’il faut remonter au début, dit Mary Ann. 
Sa voix résonna dans la chambre silencieuse. Remonter au début, cela voulait dire rassembler des informations. Elle dressa une petite liste dans sa tête. 
« Qui étaient ses parents ? Ou plutôt, qui ils sont. 
» Où il est né ? 
» Qui était dans les parages les premiers jours de sa vie ? » 
Remonter à quel début ? 
En entendant une voix masculine dans sa tête, Mary Ann se redressa brusquement, le cœur battant la chamade. Le loup se découpait dans l’embrasure de la porte, immense, noir, magnifique. Sa fourrure luisait au soleil et son regard vert pâle était empreint de douceur. Ses oreilles pointues, comme celles d’un elfe, étaient dressées sur sa tête. Il tenait des vêtements dans sa gueule. 
– Comment tu es entré ? 
En marchant. 
– Je ne vois pas comment. 
Il lui sembla que les babines du loup se contractaient en un petit sourire. 
La dernière fois que je suis venu, j’ai laissé une fenêtre entrouverte au rez-de-chaussée pour pouvoir revenir quand je voudrais. 
– J’aurais dû m’en douter. 
Mary Ann regarda les vêtements sur lesquels se fermaient ses mâchoires. Un jean et un T-shirt. 
– C’est pour moi ? 
Non. Pour moi. Quand je me transformerai. 
Avait-elle bien entendu ? 
– Tu vas… 
Te montrer ma forme humaine, oui. 
L’excitation parcourut son corps et la fit trembler des pieds à la tête. 
– Vraiment ? Pourquoi aujourd’hui ? 
Sans répondre, il s’éloigna vers la salle de bains et s’y enferma. Mary Ann posa la lettre d’Aden sur sa table de chevet et se leva. Puis se rassit. Ses genoux ployaient un peu. A quoi ressemblait le loup ? Le connaissait-elle déjà ? Chaque fois qu’elle essayait de se l’imaginer, elle ne voyait rien d’autre qu’un corps dur et musclé. Son visage restait toujours flou. 
Le téléphone sonna et la fit sursauter. 
Elle jeta un coup d’œil à l’affichage et se mit à trembler de plus belle. C’était Penny. Elle s’enveloppa de ses bras et s’interdit de décrocher. 
Le téléphone sonna encore. 
Mary Ann s’étonna de ressentir du chagrin plutôt que de la colère. Elle aimait vraiment Penny, de tout son cœur. Aden et le loup avaient raison : faire une erreur puis chercher à la dissimuler, c’était la nature humaine. Mais elle ne pouvait faire comme s’il ne s’était rien passé, et elle ne pouvait faire confiance à Penny pour ne pas recommencer. Avec quelqu’un d’autre. Quelqu’un que Mary Ann adorerait vraiment. Curieusement, l’image du loup lui vint à l’esprit. 
A la quatrième sonnerie, le répondeur s’enclencha. 
– « Je sais que tu es là, Mary Ann. Réponds, s’il te plaît. Décroche. J’ai tellement de choses à te dire. » 
Penny attendit un peu, puis soupira. 
– « O.K. On va faire ça par messages interposés. Je voulais t’expliquer ce qui s’était passé. Tu te rappelles, au café, quand je t’ai dit que Tucker risquait de te tromper ? J’essayais de rassembler mon courage pour t’en parler, mais je me suis arrêtée. J’avais peur de ce qui se passerait. Peur de te perdre. Je n’ai jamais voulu tout ça, Mary Ann. » 
Il y eut un nouveau silence ponctué de grésillements. 
– « On avait bu tous les deux, et on n’avait pas les idées claires. Je me suis justifiée en me disant que, de toute façon, tu ne l’aimais pas. Ensuite, je me suis dit que cela te ferait trop de peine si je t’en parlais, que ce serait égoïste de me décharger sur toi. J’ai eu tort. Je m’en rends compte, maintenant. Mary Ann, je t’en supplie… » 
Bip. 
Silence. 
Mary Ann se mit à trembler. 
Nouvelle sonnerie. Allait-elle décrocher, cette fois ? Que pouvait-elle dire à Penny ? Puis elle lut le numéro de Tucker, et grinça des dents. Il devait y avoir quelque chose dans l’air qui leur donnait envie à tous de lui téléphoner ! 
Lui, elle ne l’aimait pas. Elle ne voulait plus jamais le voir. Elle ne fut même pas tentée de décrocher. 
Il laissa un message plus court que celui de Penny. 
– « Je suis désolé, Mary Ann. Si seulement tu voulais bien en parler, je pourrais t’expliquer, te faire comprendre. On pourrait être amis, comme tu me l’avais promis. Bon Dieu, Mary Ann, appelle-moi, sinon, je te jure que… » 
La phrase se termina par un grognement incompréhensible. 
Clic. 
Silence. 
Mary Ann se buta. Leur histoire était finie, la page était tournée. Il ne servirait à rien d’en parler. 
– Tu es prête, Mary Ann ? 
C’était la voix du loup. Sa vraie voix. Profonde, rauque… et un peu hésitante. Avait-il le trac autant qu’elle ? 
– Je suis prête, répondit-elle d’une voix tremblante. 
La porte de la salle de bains s’ouvrit en grinçant. Il y eut un bruit de pas, puis un garçon apparut et s’adossa au mur en face d’elle en la fixant. 
La première pensée qui lui vint à l’esprit : elle ne le connaissait pas. La seconde : mon Dieu ! Il n’avait pas la beauté d’un top model, ses traits étaient trop marqués pour cela, mais cela ne le rendait que plus attirant. Il avait un air malicieux, désinvolte, capable de tout. 
Ses cheveux noirs étaient aussi soyeux et luisants que l’avait été sa fourrure, et ses yeux étaient du même vert que ceux de sa forme animale. Les ressemblances avec le loup s’arrêtaient là. En tant que garçon, il était plus grand qu’elle ne l’avait imaginé, et extrêmement musclé. Ses épaules étaient larges, ses jambes longues, sa peau mate et dorée. Il portait un T-shirt blanc uni et un jean délavé taille basse. Il était nu-pieds. 
Mary Ann se sentit nerveuse. Elle s’était étendue dans son lit avec cet être magnifique. Elle l’avait tenu dans ses bras et l’avait caressé. Elle, qui passait tout son temps libre à lire, qui étudiait sans cesse alors qu’elle détestait ça, qui ne savait même pas ce que signifiait le verbe s’amuser. Elle, dont la caractéristique la plus remarquable était son plan sur quinze ans – un plan auquel elle n’accordait plus une seule pensée. 
Marrant. Elle avait toujours cru que le moindre écart par rapport à ce plan serait désastreux. A présent, elle avait plutôt envie de fêter ça. 
L’instant d’après, pourtant, des doutes l’assaillaient déjà de nouveau. 
Et si elle était trop ennuyeuse pour le loup ? Il vivait en liberté dans la forêt et pouvait changer de forme quand il le voulait. Qu’avait-elle d’intéressant à lui offrir ? 
« Espèce d’idiote ! Masque tes pensées », s’ordonna-t–elle en se rappelant que le loup pouvait voir son aura. Savait-il ce qu’elle éprouvait à cet instant précis ? A savoir, qu’elle était en extase devant lui ? Mon Dieu… Elle en était presque malade. 
– Eh bien ? dit le garçon. Tu ne dis rien ? Ton aura est rose vif, verte et dorée. Excitée, angoissée, et… tu as la nausée ? 
Mary Ann sentit ses joues s’échauffer. Sa peau devait avoir les mêmes couleurs que son aura. 
– Qu’est-ce que tu en penses ? reprit-il. 
– Tu ne le sais pas ? demanda-t–elle. 
Hors de question de l’avouer à haute voix ! 
– Mary Ann…, soupira-t–il avec exaspération. 
Elle décida d’interpréter cela comme une réponse négative. 
– Eh bien, je pense que tu es… tout à fait normal. 
C’était un grossier mensonge. 
– Normal, répéta-t–il entre ses dents. 
Son ton indiquait que c’était une très mauvaise nouvelle. 
Ne sachant que faire, Mary Ann acquiesça. 
Le silence s’installa entre eux. Ni l’un ni l’autre ne bougeaient. 
« Dis quelque chose. N’importe quoi ! » pensa Mary Ann. 
– Aden pense que je suis une espèce de neutralisatrice de superpouvoirs. Si c’est vrai, pourquoi je ne t’ai pas empêché de te retransformer en humain ? Ou plutôt, pourquoi tu n’as pas repris ta forme humaine la première fois que tu m’as abordée ? Evidemment, ces deux questions reposent sur la supposition que je neutralise les superpouvoirs, ce qui n’est pas du tout prouvé. 
Oh, là, là, tout ça n’était pas clair du tout ! 
– Tu sais, reprit-elle, si tu arrêtais de me fixer comme ça, je serais plus à l’aise. 
Il se passa la main sur le visage et laissa échapper un rire sans joie. 
– J’ai passé tout ce temps à me ronger les sangs pour savoir si je devais te montrer ma forme humaine, mon vrai moi. J’avais peur de ta réaction, et voilà ! 
Il rit de nouveau. 
– Tu fais comme s’il ne s’était rien passé. Quant à ta capacité à neutraliser les pouvoirs, je n’en sais rien. Changer de forme n’est pas un superpouvoir ni une forme de magie, comme tu as l’air de le croire. C’est ma nature. C’est comme ça que je survis. Tu n’as pas le pouvoir d’empêcher les humains de respirer ? 
– Non. 
Il hocha la tête : sa démonstration était terminée. 
– Je m’appelle Riley, au fait. Au cas où ça t’intéresserait. 
– Et moi, Mary Ann, répondit-elle sans réfléchir. 
Puis elle rougit de nouveau. 
– Pardon. Tu le sais déjà. 
Ce que tout ça pouvait être embarrassant ! Elle aurait presque préféré qu’il reprenne sa forme animale. Le loup, elle le connaissait. Elle était à l’aise avec lui. Elle ne badait pas d’admiration devant lui – et n’avait pas envie de sauter par la fenêtre tellement elle était gênée. Peut-être valait-il mieux changer de sujet. 
– Pourquoi tu as tant hésité à me montrer ta vraie forme ? 
– Je savais que tu attendais beaucoup de moi. Je voulais être à la hauteur de tes attentes… ou les dépasser. 
Il croisa les bras ; ce geste fit saillir ses biceps. 
– Quoi qu’il en soit, tu n’as jamais répondu à ma question. Quand je suis arrivé, tout à l’heure, tu parlais toute seule en disant qu’il fallait revenir au début. Au début de quoi ? 
Alors là, elle n’allait certainement pas s’aventurer sur ce terrain. 
– Désolée, mais je ne peux pas t’en parler. 
– Pourquoi pas ? 
– Cela concerne Aden, et tu veux le tuer. 
– Oui, dit-il tranquillement, mais je ne vais pas le faire. Mes amis l’aiment bien. 
– Tes amis ? 
– Toi. Et Victoria, la fille dont j’ai la charge. Une princesse vampire et une sacrée casse-pieds. 
Victoria. La princesse vampire dont Aden avait parlé avec tant d’émotion ? Celle qui faisait briller ses yeux ? Cela devait être elle. 
– Aden m’en a un peu parlé. 
Le loup… enfin, Riley hocha la tête avec raideur. 
– Il n’aurait pas dû. Personne ne devrait être au courant de son existence. Mon travail, c’est de la protéger, et plus il y a de gens qui savent qu’elle existe, moins elle est en sécurité, et plus son père va m’engueuler. 
– Aden et moi, on ne trahira pas vos secrets, crois-moi. En parler reviendrait à se mettre en danger et à devenir une cible. 
– Personne ne te prendra pour cible ! 
Il y avait tant de fureur dans sa voix que Mary Ann fut momentanément réduite au silence. Riley s’avança et s’assit sur le lit à côté d’elle. Leurs épaules se frôlèrent. 
Le silence se prolongea, chargé de tension. 
Elle ne savait pas exactement ce qu’elle voulait qu’il fasse, mais elle voulait qu’il fasse quelque chose. N’importe quoi, en fait, du moment qu’il ne s’éloignait pas d’elle. 
– Je voulais juste dire, reprit-elle doucement, que si jamais on en parlait, tout le monde nous prendrait pour des fous. 
Le côté protecteur de Riley lui plaisait autant que le reste. Protégeait-il autant Victoria ? Leurs relations allaient-elles au-delà de celles qui unissent une princesse et un garde du corps ? Etaient-ils plus que des amis ? Mary Ann se crispa. Etait-elle… jalouse ? C’était impossible ! 
– Je croyais que les vampires et les loups-garous étaient ennemis. Aden m’a dit que cette vampire lui a dit de ne pas t’approcher. 
– Elle me fait bien marrer, celle-là. 
– Alors vous n’êtes pas ennemis ? 
Pourquoi avait-elle subitement envie qu’ils le soient ? Qu’est-ce qui lui prenait ? Riley sortait-il avec la fille qu’il protégeait ? Argh… tout ça la rendait folle, tout à coup ! 
– Non. Vlad, le premier des vampires, a donné le sang qu’il avait bu, celui qui l’avait changé en vampire, à ses animaux domestiques, qu’il adorait. Eux aussi se sont mis à changer. Bientôt ils ont pu prendre une forme humaine, tout en gardant leurs instincts animaux. Ils étaient violents et féroces ; ils attaquaient tous ceux qu’ils croisaient pour les dévorer. Les survivants de ces attaques ont commencé à se métamorphoser, eux aussi, même s’ils gardaient leurs instincts humains. Ce sont eux, mes ancêtres. Vlad les aidait et les soignait ; en retour, ceux de ma race ont juré de protéger les siens. 
Ces histoires étaient décidément fascinantes. Effrayantes, aussi. Mais les pensées de Mary Ann allaient sans cesse dans une autre direction. 
– Pourquoi as-tu décidé de te montrer à moi aujourd’hui ? 
– Parce que, dit-il en plissant les yeux. 
– Pourquoi ? insista-t–elle. 
Pour pouvoir enfin la toucher de ses mains ? Elle pouvait toujours rêver ! Ses yeux s’écarquillèrent : d’où lui venaient toutes ces idées ? 
– C’est comme ça, c’est tout. Si on revenait à ce dont tu parlais toute seule quand je suis arrivé ? 
Ce qu’il pouvait être exaspérant ! Elle aurait dû être habituée, cependant, à ce qu’il ne réponde pas à ses questions. D’évidence, Riley estimait normal qu’elle lui livre toutes les informations en sa possession mais ne se sentait nullement obligé d’en faire autant. 
Et quelle attitude allait-il réellement adopter vis-à-vis d’Aden, à présent ? Il affirmait qu’il ne le tuerait pas mais viendrait-il à son secours comme Mary Ann le souhaitait maintenant qu’elle lui faisait confiance ? 
De toute façon, il fallait qu’elle essaie. Avec un soupir, elle lui raconta, en partie, les problèmes d’Aden. 
– Je crois qu’il faut qu’on essaie de découvrir qui sont ces personnes en lui. Le mieux serait de commencer par retrouver ses parents. Par eux, on pourra savoir où il est né et qui il y avait autour de lui à ce moment-là. Le seul problème, c’est que je ne sais pas comment s’appellent ses parents. 
– Téléphone-lui, dit Riley en la poussant doucement de son épaule. 
L’espace d’un instant, elle se figea. Il l’avait touchée ! Exprès ! Et sa peau était brûlante, même à travers les vêtements. 
– Impossible. Il habite dans un ranch qui accueille des ados qui ont eu des problèmes avec la justice et ainsi de suite. Si je l’appelle, il risque de se faire renvoyer. Il est censé travailler pour améliorer son avenir, pas sortir avec des filles. 
– Je croyais que tu ne sortais pas avec lui. 
C’était dit d’une voix douce mais intense. 
– C’est vrai. Je t’explique simplement ce que risque de penser le directeur du centre. 
Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, à Riley ? Eprouvait-il à l’égard d’Aden la même jalousie qu’éprouvait Mary Ann envers Victoria ? « Ne pense plus à ça », s’ordonna-t–elle. Puis, passant en revue les possibilités pour contacter Aden, elle faillit taper dans ses mains. 
– Toi, tu pourrais aller le voir sans lui causer de problèmes ! Tu pourrais te renseigner au sujet de ses parents ! 
Riley faisait déjà non de la tête avant même qu’elle ait fini sa phrase. 
– Hors de question. 
– S’il te plaît ! Tu peux y aller en courant, tu auras fait l’aller-retour en un rien de temps ! Je sais à quel point tu es rapide. 
Puis elle ajouta sur un ton plus doux : 
– Aider Aden, ça revient à m’aider moi aussi. Plus on en apprendra sur ses capacités, plus on pourra en apprendre sur les miennes. 
– Arrête de battre des cils, grommela-t–il. Je suis insensible aux charmes féminins. 
Elle battait des cils ? Elle avait des charmes féminins ! Mary Ann réprima un sourire de satisfaction. 
– Tant pis, dit-elle. J’essaierai de le lui demander demain à l’école. Je n’en dormirai pas de la nuit, évidemment. Et le manque de sommeil se ressentira sur ma note d’anglais, ce qui fera baisser ma moyenne. Mais je m’en remettrai. Au bout d’un moment. 
Il y eut un long silence. 
– Je suis un imbécile fini, dit enfin Riley d’un air maussade. 
Il s’engouffra dans la salle de bains, furieux. 
– Tu me revaudras ça, lança-t–il à travers la cloison. 
Donc, elle avait bien des charmes féminins, et elle pouvait en user. Cette fois, Mary Ann avait envie de rire. 
***
Aden avait caché les impressions qu’il avait faites à l’école – des recherches au sujet de Vlad l’Empaleur – dans son livre de géométrie. Etendu sur son lit, il savourait son premier moment paisible depuis son retour de l’école. Il avait eu des devoirs à faire et l’étable à nettoyer. Au cours dudit nettoyage, Ozzie l’avait de nouveau menacé – de le décapiter, cette fois ! – si jamais Aden s’avisait de le dénoncer au sujet de la drogue. 
Ozzie semblait désespéré. A croire que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il essaie de se débarrasser d’Aden. Pas en le tuant, bien sûr. Ozzie n’était pas un meurtrier. Du moins, il n’en avait pas l’air. Mais un menteur, ça, oui. Il serait bien capable de planquer de la drogue dans la chambre d’Aden et de lancer Dan à sa recherche. Ou simplement de raconter qu’il l’avait vu faire quelque chose de répréhensible. 
Aden devait rester sur ses gardes. 
Pour l’instant, il était décidé à se détendre. En soupirant, il se plongea dans la lecture de ses papiers. Mais, plus il lisait, plus la détente prenait l’allure d’un rêve lointain. Victoria avait raison de craindre la réaction de son père si Aden ne lui prouvait pas son utilité. Peut-être lui porterait-il un coup de poignard au cœur – c’était ainsi qu’il mourrait, selon Elijah. Peut-être se contenterait-il de le torturer ; c’était sa spécialité. 
Vlad Tepes, Vlad III, dit aussi Vlad l’Empaleur, prince de Valachie, était connu, pendant sa vie humaine, pour sa cruauté. Il se plaisait à empaler ses adversaires puis à les abandonner à une mort lente et douloureuse. On disait que quarante mille personnes, hommes et femmes, avaient ainsi péri de sa main. 
Aden décapitait bien des morts vivants, cela dit… 
N’empêche, quarante mille victimes ! 
Certains pensaient que le guerrier avait été tué sur le champ d’une bataille contre l’empire ottoman ; d’autres penchaient pour un assassinat. Bram Stoker avait été le premier à l’immortaliser sous les traits d’un vampire, et Aden se demandait pourquoi. Les deux s’étaient-ils un jour rencontrés ? 
Quelqu’un gratta au carreau ; Aden sursauta. Il jeta un coup d’œil au réveil : il était 21 heures. Et si c’était Victoria ? Elle n’était jamais venue aussi tôt. Venait-elle l’avertir que son père avait décidé de l’éliminer ? 
Qu’est-ce qui te fait si peur ? demanda Eve. 
– Mon imagination débordante, dit Aden en se forçant à retrouver son sang-froid. 
Il y eut un nouveau grattement. Fronçant les sourcils, Aden s’avança vers la fenêtre. 
En voyant le loup de Mary Ann, il bondit en arrière. 
L’animal continua à gratter. 
Ainsi, le loup était enfin venu le chercher. Il ne manquait plus que Vlad se joigne à la fête. Aden attrapa ses poignards dans ses bottes qu’il avait posées contre le cadre du lit. 
Comme il avait brisé la poignée, le loup n’eut aucun mal à l’ouvrir en faisant levier de ses pattes. Aden ne bougea pas : il était armé et prêt à se battre. Elijah n’avait pas prédit qu’il mourrait ainsi ; le loup risquait donc tout au plus de le mutiler. Cela ne réduisait en rien sa détermination à se défendre par tous les moyens possibles. 
Mais au lieu de bondir sur lui, le loup resta à l’extérieur en le regardant par la fenêtre. Un moment de silence tendu s’écoula. 
Tu connais le nom de tes parents ? dit enfin le loup. 
Sa voix s’éleva dans la tête d’Aden, mais ce n’était pas ce qui le stupéfia le plus. Ses parents ? C’était quoi, ces bêtises ? 
– Ecoute, pour ta patte blessée, je m’excuse. Je suis revenu t’apporter un pansement, mais tu avais disparu. Je ne voulais pas te faire de mal, ce jour-là, mais tu ne m’as pas laissé le choix. Tu allais me tuer. Il fallait bien que je me défende. Tout comme je me défendrai ce soir si tu m’attaques. 
On réglera ça tous les deux, mais pas maintenant. Pour l’instant, je veux juste savoir si tu connais les noms de tes parents. 
– Non, dit Aden, qui comprenait de moins en moins. Pour moi, ils s’appelaient maman et papa, c’est tout. La dernière fois que je les ai vus, j’avais trois ans. 
Il aurait pu demander leurs noms à une des nombreuses assistantes sociales qui s’étaient occupées de son cas, mais il ne se l’était pas autorisé. Ses parents ne se souciaient pas de lui, il n’allait pas se soucier d’eux. 
– Et si tu veux te bagarrer, sache que tu n’en sortiras pas indemne. 
Tu n’es vraiment pas coopératif. J’essaie de t’aider, là. 
– C’est ça. J’y crois. 
Avec un grognement, le loup repoussa la fenêtre et s’éloigna en courant. 
***
Quand Riley reparut, en passant par la fenêtre du rez-de-chaussée, Mary Ann faisait une recherche Google sur la manière de se procurer un extrait de naissance. 
Il ne connaît pas leurs noms. 
Elle se massa les tempes. 
– C’est bien ce que je craignais. Est-ce qu’il connaît au moins l’endroit où il est né ? 
Riley, qui se dirigeait vers ses vêtements abandonnés, s’arrêta net. 
Je ne lui ai pas posé la question. 
– Ah. Eh bien, je le ferai demain. Même s’il ne le sait pas, ça ne fait rien. On va commander un extrait de naissance. Cela nous donnera l’adresse de ses parents et celle de l’hôpital où il est né. Tout ce qu’il me faut, c’est son permis de conduire. Tu crois qu’il en a un ? S’il n’en a pas… je ne vois pas comment faire. 
Elle émit un soupir contrarié. 
– Ça va être dur d’attendre demain pour le savoir. 
Riley passa la langue sur ses crocs, puis sauta de nouveau par la fenêtre. 
***
Les grattements reprirent. 
Aden se rua vers la fenêtre en rageant, un poignard dissimulé le long de son corps. 
– Tu es revenu me mettre en morceaux, finalement ? 
Tu connais le nom de l’hôpital où tu es né ? 
Là, Aden ne suivait plus de tout. 
– Non. Qu’est-ce que ça peut te faire ? 
Tu as un permis de conduire ? 
Le loup semblait irrité et essoufflé. 
– Oui, mais je n’ai pas le droit de conduire. Il me sert juste de pièce d’identité. 
Il avait décroché le permis quelques jours avant d’arriver au ranch. Il avait bien failli rater le Code, à cause des « conseils » de ses voix, mais avait brillamment réussi à l’épreuve pratique. Les esprits avaient tous adoré l’illusion de liberté que procurait la conduite et s’étaient tus, savourant l’instant présent. 
Aden, dit le loup avec agacement, concentre-toi, s’il te plaît. J’ai besoin de ton permis. 
– Pourquoi ? 
Mary Ann veut commander une copie de ton acte de naissance. Comme tu ne sais pas comment s’appellent tes parents, je suppose que tu n’en as pas un sous la main. 
Quoi ? Mary Ann voulait voir son acte de naissance ? Cela signifiait forcément qu’elle le croyait ! Qu’elle avait l’intention de l’aider ! Il avait envie de laisser éclater sa joie – même s’il lui avait dit d’éviter cet animal, non de l’embaucher comme assistant ! 
– Je n’en ai pas, en effet. Mais je ne te donne pas mon permis avant d’en avoir parlé à Mary Ann. Je ne te fais pas confiance. 
Eh bien, tu ferais mieux de t’y mettre, parce qu’elle essaie de vous aider, toi et les copains que tu as dans la tête ! Et elle ne dormira pas avant d’avoir eu ce permis. Je n’aime pas l’idée qu’elle se retourne toute la nuit dans son lit. 
Les copains qu’il avait dans la tête… Alors, comme ça, Mary Ann avait parlé au loup des esprits. Elle avait confié ses secrets les plus intimes à son ennemi. 
Aden s’attendit à se sentir douloureusement trahi, mais cela ne vint pas. Tout ce qui comptait, c’était qu’elle essayait de l’aider. 
– Pourquoi veut-elle connaître le nom de l’hôpital où je suis né ? Et celui de mes parents ? 
Il faudra le lui demander
– Je n’y manquerai pas. 
Aden partit vers son bureau et fouilla dans le premier tiroir. 
– Voilà. 
Il tendit son permis ; le loup le prit dans sa gueule. 
– Moi non plus, je ne veux pas qu’elle se retourne toute la nuit. Si jamais tu lui fais du mal… 
Elle n’a rien à craindre de moi, humain. J’aimerais pouvoir dire que moi non plus je ne crains rien de toi. 
***
Voilà, dit Riley en laissant tomber le permis sur ses genoux. 
Mary Ann se pencha pour l’entourer de ses bras. 
– Merci, Riley. 
Avec plaisir, dit-il en ronronnant dans ses cheveux. 
Maintenant qu’elle l’avait vu sous sa forme humaine, ces gestes lui donnèrent envie de choses qu’elle n’aurait pas dû vouloir. Des choses qu’elle ne voulait pas nommer, ni à haute voix, ni même dans sa tête. Mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si Riley en avait envie, lui aussi. 
Quelle autre raison avait-il de passer autant de temps avec elle ? A moins que… 
Elle s’écarta avec un sourire figé. Avait-elle sur lui un effet apaisant, comme sur Aden et, apparemment, Tucker ? Sa présence auprès d’elle faisait-elle partie de son travail ? Etait-il là pour protéger Victoria ? 
Elle ne l’espérait certainement pas. 
Son sourire s’effaça, et elle se détourna pour cacher sa moue. 
– Tout ce que j’ai à faire, c’est d’envoyer un petit mot, une photocopie d’une pièce d’identité et dix dollars, et paf, ils m’envoient l’extrait de naissance. Tu y crois ? Je vais en profiter pour demander le mien, aussi, puisque papa semble l’avoir perdu. 
Du coin de l’œil, elle vit Riley partir à reculons en s’ébrouant. 
Je dois y aller. Je te laisse mes vêtements. Cache-les pour que ton père ne les voie pas. 
– Ça le ferait flipper, c’est sûr. Il venait juste de s’habituer à l’idée que je sorte avec Tucker. S’il apprenait qu’un garçon s’introduit dans ma chambre… Il m’enfermerait à double tour et ne me laisserait plus sortir. 
Personnellement, je n’aurais jamais pu m’habituer à l’idée que tu sortes avec Tucker. Garde bien les vêtements. J’en aurai besoin pour la prochaine fois. 
La prochaine fois. Il reviendrait ; elle le reverrait. Peut-être que d’ici là elle aurait réussi à dompter ses nouveaux sentiments ridicules envers lui. 
– C’est promis, dit-elle. 
Ah, au fait, ne perds pas de temps à chercher les sous-vêtements. Je n’en porte jamais. A demain, Mary Ann.