Mary Ann arriva à l’école avec une heure et demie d’avance. Pour l’instant, elle était la seule personne devant le lycée. Le soleil perçait à peine les nuages. Tant mieux. Elle était tremblante et hagarde. Elle avait passé la nuit devant son écran d’ordinateur à faire des recherches sur les loups-garous et les créatures paranormales, et à repasser dans sa tête les événements survenus dans le bois. 
Bien qu’elle ait imprimé des centaines de pages, elle n’avait rien trouvé de convaincant. Les deux sujets étaient systématiquement traités comme de la fiction. Dans cette fiction, les loups-garous étaient capables de prendre une forme humaine, mais aucun d’entre eux n’avait le pouvoir de communiquer par télépathie avec des humains. Mais Mary Ann était absolument certaine que le loup lui avait parlé. 
La capacité de faire disparaître un corps s’appelait la téléportation. Or, elle avait également la certitude qu’Aden avait disparu. Elle savait que son corps avait traversé celui du loup et n’en était pas ressorti. Elle ne l’avait pas imaginé. Sa terreur avait été trop intense, et la sensation du pelage du loup sous sa main lui brûlait encore la peau. 
Le loup avait-il survécu ? La question l’avait tourmentée toute la nuit, ce qui à son tour l’avait fait culpabiliser. 
C’était surtout pour Aden qu’elle aurait dû s’inquiéter ! Est-ce qu’il allait bien ? Où avait-il disparu ? Etait-il revenu ? Pouvait-il en revenir ? Elle avait cherché le numéro de Dan Reeves, mais il était apparemment sur liste rouge. Elle avait envisagé de prendre la voiture de son père pour aller au ranch. La seule chose qui l’en avait empêchée était l’idée de créer des ennuis à Aden. Et puis de s’entendre dire qu’elle avait perdu la raison, si jamais elle formulait ce qu’elle avait vu. 
« Je ne suis pas folle », se répéta-t–elle à présent en faisant les cent pas devant les doubles portes noires de l’entrée du lycée. Elle allait affronter Aden et exiger des réponses. A supposer qu’il vienne. Et s’il niait tout, eh bien… 
Les épaules de Mary Ann s’affaissèrent. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle ferait. Se confier à son père, ou à tout autre adulte, ne lui vaudrait qu’un rendez-vous en urgence chez un collègue de son père, et peut-être des médicaments. Elle l’avait compris dès la première fois que le loup lui avait parlé. Ses amis se moqueraient d’elle ; peut-être même qu’ils la rejetteraient. 
Une berline bleu foncé entra dans le parking en roulant au pas, puis s’immobilisa. M. White, le proviseur, en sortit, sa serviette à la main. C’était un homme âgé, le cheveu rare et le visage marqué par des rides. Il portait d’épaisses lunettes et une moustache argentée. Lorsqu’il aperçut Mary Ann, il fronça les sourcils. 
– Vous êtes en avance, mademoiselle. 
Elle eut un sourire forcé. Le proviseur s’était toujours montré gentil avec elle, mais, à présent, elle était incapable de feindre la bonne humeur. 
– Je préférais sortir pour réviser, prétendit-elle. J’ai une interro de chimie. 
Les yeux du proviseur se remplirent de fierté. 
– Vous pouvez attendre dans le bureau. 
– Non, merci. 
Elle passerait la journée ici s’il le fallait, mais elle ne partirait pas avant d’avoir vu Aden. Ou d’avoir eu de ses nouvelles. 
– J’aime bien l’air frais, dit-elle. Ça m’aide à me concentrer. 
– Eh bien, je laisse la porte ouverte. N’hésitez pas à entrer si vous en avez envie. 
De nouveau seule, elle se remit à marcher de long en large. Son regard revenait sans cesse vers la lisière du bois, cherchant le loup. Non. Elle tapa du pied et se reprit. Pas le loup. Aden. C’était Aden qu’elle cherchait. 
Une éternité s’écoula avant que les professeurs ne commencent à arriver. Enfin, les élèves apparurent. Mais pas de Aden. 
La Mustang de Penny entra dans le parking en dérapant un peu. Penny n’avait aucune idée des limitations de vitesse et de leur importance ; paradoxalement, elle était toujours en retard. Plusieurs personnes durent s’écarter d’un bond pendant qu’elle se garait. 
Aujourd’hui, Penny portait une robe couleur saphir, assortie à ses yeux. Lesquels yeux étaient rougis, remarqua Mary Ann. Ses cheveux blonds étaient attachés en queue-de-cheval, comme si elle n’avait pas eu la force de mieux se coiffer. Sa peau était pâle, ses taches de rousseur très apparentes. 
Les inquiétudes de Mary Ann au sujet du loup et d’Aden se dissipèrent, et elle s’avança à la rencontre de son amie. 
– Qu’est-ce qui t’arrive ? 
Penny eut un rire forcé. 
– A moi ? Rien. Par contre, Tucker m’a téléphoné hier soir, et encore ce matin pour savoir ce qui t’arrive à toi. Il dit que tu étais bizarre, après l’école. Qu’il t’a appelée toute la soirée et que tu n’as pas décroché. 
Elle se fichait bien de Tucker, pour l’instant. Surtout le Tucker qu’elle avait découvert, sarcastique, qui menaçait ses amis. 
– Tucker peut attendre, dit-elle. 
Ses yeux se portèrent au loin, sur la limite du bois. En quête d’un signe de vie. Enfin, elle fut récompensée. Shannon apparut entre les arbres, grand et beau. Le monde entier sembla ralentir. Aden était peut-être tout près ! Et elle n’était pas déçue du tout de ne pas voir apparaître plutôt le loup. Revoir le loup était même devenu la dernière de ses priorités. 
– Je t’appelle plus tard, d’accord ? 
Elle partit à toute vitesse ; les protestations indignées de Penny résonnèrent dans ses oreilles. Son sac à dos lui blessait les reins tant il était lourd de livres. 
– Shannon ! 
Il l’aperçut et écarquilla les yeux : ils étaient d’un vert saisissant, qui contrastait avec sa peau sombre. On aurait dit… ceux du loup. Son loup. Oh, mon Dieu. Shannon pouvait-il être son loup ? 
Plus elle s’approchait, plus il essayait de l’éviter. Ça, en revanche, ça ne ressemblait pas au loup. Mary Ann bondit devant lui et lui barra le passage. 
– Où est Aden ? 
Il la regarda d’un air perplexe. 
– Qu’est-ce que ça p-p-peut te f-f-faire ? 
Le loup ne bégayait pas, non plus. Il faut dire qu’il n’avait pas utilisé ses babines et sa langue, pour parler. Qu’est-ce que c’était compliqué, tout ça ! Et bizarre ! S’imaginer un humain qui se transformait en loup, ce n’était tout simplement pas normal. 
– J’ai besoin de le savoir, dit-elle enfin. Il arrive, oui ou non ? 
– Il est d-d-derrière moi. 
Donc, il était vivant. Sain et sauf. Mary Ann vacilla tant elle était soulagée. 
– Merci, dit-elle avec un immense sourire. Merci beaucoup. 
Shannon ne répondit pas, mais il ne put dissimuler la curiosité qu’il éprouvait. Enfin, il contourna Mary Ann et s’éloigna en direction de l’école. Sachant qu’Aden était là, qu’il allait bientôt arriver, Mary Ann eut encore plus de mal à contenir son impatience. Mais elle resta là, à l’attendre, jusqu’à l’apercevoir enfin. 
Quand elle le vit, ses jambes faillirent de nouveau se dérober. 
Le même vent brûlant la mordit, et elle eut l’impression d’être frappée au plexus. Quelques jours plus tôt encore, elle serait partie en courant. Plus maintenant. Aujourd’hui, elle voulait des réponses. Aden ne ressemblait à personne de sa connaissance. Ses yeux changeaient sans cesse de couleur et il était capable de disparaître. Comment tout cela était-il possible ? 
– Bonjour, Aden, dit-elle. 
En l’apercevant, il chancela un peu. Son expression se fit méfiante et il balaya la zone derrière elle du regard, comme s’il s’attendait à ce que quelqu’un surgisse d’un buisson pour l’attaquer. Un loup, par exemple ? Ou un adulte ? Mary Ann aussi jeta un coup d’œil autour d’eux. Rien ne bougeait ; même les insectes et les oiseaux étaient étrangement silencieux. 
– Mary Ann, qu’est-ce que tu fais ici ? Avec moi, je veux dire. 
Il y avait quelque chose de caustique dans sa voix qu’elle n’avait jamais entendu. Il se planta devant elle. 
Quoi qu’il lui soit arrivé, il n’avait pas changé physiquement. Pas d’hématomes, pas même une égratignure. Il était toujours aussi adorable, avec ses cheveux teints en noir et ses yeux qui changeaient sans cesse de teinte. 
– Je veux savoir ce qui s’est passé hier. 
Il eut un rire nerveux. 
– Qu’est-ce que tu veux savoir ? Un chien s’est échappé, j’ai vu qu’il te faisait peur, alors je l’ai chassé. Et puis je suis rentré chez moi. 
Quel menteur ! 
– C’est complètement faux, tu le sais très bien. 
– C’est la vérité, Mary Ann. Tes souvenirs ont été déformés par ta peur. 
Non. Non, non, non. Il n’allait pas lui faire croire que toute cette histoire était une illusion créée par l’intensité de ses émotions. Elle avait passé trop de temps à revivre mentalement la scène. A se poser des questions au sujet du loup. 
– Dis-moi ce qui s’est passé, Aden. S’il te plaît. 
Au bout d’un long silence, il soupira. 
– Laisse tomber, Mary Ann, d’accord ? 
– Non ! Si tu me connaissais, Aden, tu saurais que je suis extrêmement têtue. Si tu ne me donnes pas les réponses que je veux, je m’arrangerai pour les trouver moi-même. 
Comment, elle n’en avait aucune idée ; mais peu importait. 
– Très bien, dit Aden en la fixant d’un regard pénétrant. Puisque je mens, à toi de me dire ce qui s’est vraiment passé. 
Il croyait l’avoir à ce petit jeu ? La laisser formuler sa version de l’histoire pour adapter sa réponse en conséquence ? Son père avait utilisé la même tactique à de nombreuses reprises, par exemple le jour où il avait abordé la question du sexe. « Dis-moi ce que tu sais », lui avait-il dit, puis il avait rougi en l’entendant. 
Mary Ann croisa les bras. 
– Ecoute, Aden, je n’ai parlé à personne de ce que j’avais vu. Et je n’en parlerai pas. C’est notre secret à tous les deux. Mais il faut que tu m’expliques ce qui se passe. Je me retrouve impliquée dans des situations que je ne comprends absolument pas, j’assiste à des choses que je pensais impossibles. Je ne sais pas quoi faire ni comment me protéger. En fait, je ne sais même pas contre quoi j’ai besoin de me protéger, ni même si j’ai besoin de m’inquiéter. 
Aden posa un regard appuyé sur le bâtiment derrière elle. 
– Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour en parler. On va être en retard pour le premier cours. 
– On n’a qu’à sécher. 
Elle n’avait jamais prononcé ces mots avant, et n’avait jamais cru le faire un jour. A vrai dire, jusqu’ici, le simple fait d’y penser la rendait malade. Mais à présent, elle ne voulait qu’une seule chose, parler avec Aden. Rien d’autre n’avait d’importance. 
– On peut aller chez moi. Mon père est au travail. On sera tranquilles toute la journée. 
Une expression torturée s’afficha sur le visage du jeune homme, comme si on lui enfonçait des aiguilles sous les ongles. 
– Je ne peux pas, dit-il enfin. Si je sèche ne serait-ce qu’une seule heure… Ecoute, il faut que je te dise quelque chose. Tu avais raison, j’habite bien au ranch D et M. Et si je sèche, je me fais virer. Je ne veux pas que ça arrive. En plus, c’est mon premier jour de classe. Mes profs m’attendent. 
Mary Ann soupira de déception. 
– D’accord, d’accord, on ne sèche pas. Mais il faut qu’on se parle. 
– Viens, accompagne-moi jusqu’à mon premier cours. On se parlera en marchant. Mais fais attention à ce que tu dis, d’accord ? On ne sait jamais qui traîne dans les parages. 
Avec réticence, Mary Ann pivota, et tous deux prirent la direction du lycée. Heureusement, il leur restait une centaine de mètres à parcourir avant de rejoindre la foule des autres élèves qui allaient tranquillement leur chemin, sans se douter de quoi que ce soit. « Comme moi autrefois », pensa Mary Ann. 
– Tu n’es pas obligé de commencer par le début, ni de tout me raconter. Mais dis-moi quelque chose. Je t’en supplie. 
Nouveau silence. Nouveau soupir. Aden se jeta à l’eau. 
– Et si je te disais qu’il y a tout un monde dont tu ne soupçonnais pas l’existence ? Un monde de… de vampires, de loups-garous, de gens aux pouvoirs inexplicables ? 
Un monde nouveau, lui avait dit le loup. 
– Je… je te croirais. 
Pourtant, elle ne voulait pas. Elle aurait préféré tout nier en bloc. En dépit de tout ce qu’elle avait vu, en dépit du fait qu’elle s’attendait à son explication, elle continuait à la refuser d’instinct. L’idée que des animaux étaient capables de se transformer en humains ou de leur sucer le sang était… odieuse. Quant à l’existence de personnes dotées de pouvoirs surnaturels, elle n’était pas encore capable de concevoir cela – mais elle allait y arriver. Elle en avait la ferme intention. 
– Et si je te disais, poursuivit Aden, qu’il existe un garçon qui agit comme un aimant sur ces êtres, qui les attire vers lui, de plus en plus nombreux ? Un garçon qui a lui aussi des pouvoirs étranges ? 
Elle se passa la langue sur les lèvres. 
– Un garçon capable de disparaître en un clin d’œil ? 
Il fit non de la tête. 
– Mais j’ai vu… 
– Tu ne l’as pas vu disparaître. Tu l’as vu posséder le corps d’un autre. 
Quoi ? Aden était capable de posséder les corps d’autres gens ? D’y entrer comme s’ils étaient un ascenseur et qu’il avait besoin de se rendre quelque part ? Elle frissonna et lutta contre le désir de s’enfuir en courant avant qu’il ne lui fasse la même chose à elle. 
D’un coup, se rendant compte qu’il n’était plus à son côté, elle se retourna vivement. Il la regardait avec la même expression torturée, mélange de peur et de résignation. Il s’attendait à ce qu’elle s’enfuie en courant. 
C’était bien possible, d’ailleurs, si elle continuait à réfléchir à ces histoires de possession. Tout cela faisait beaucoup d’un seul coup. Trop, sans doute, pour une fille qui avait toujours compté sur la science pour expliquer l’inconnu. Mais il ne méritait pas qu’elle le traite ainsi. Il n’avait fait que lui donner l’explication qu’elle avait réclamée. Alors qu’il n’en avait manifestement pas envie. 
Aden devait vivre dans la peur constante d’être découvert, dans la peur de ce que les gens lui feraient s’ils soupçonnaient ses secrets. Une telle peur pouvait détruire le plus courageux des hommes ; qu’il se tienne devant elle, attendant tranquillement sa réaction, était une preuve de sa force. Et sa confession, une preuve de son amitié. 
Elle s’avança vers lui en essayant de lui sourire. Des gouttes de sueur perlaient au front d’Aden, révélant son anxiété. « Je n’aurai pas peur de lui, se répéta Mary Ann dans sa tête. Je n’aurai pas peur de lui. » Arrivée à sa hauteur, sans prévenir, elle passa les bras autour de la taille du jeune homme et le serra contre elle, comme elle en avait eu envie dès la première fois qu’elle l’avait aperçu. 
Au début, il se raidit, mal à l’aise, puis, d’un geste hésitant, il passa les bras autour d’elle. Ils restèrent ainsi quelques minutes, se moquant pas mal de ce qui les entourait. Dans les bras d’Aden, Mary Ann oublia toute méfiance. Hier, il l’avait protégée contre le loup-garou. Il ne lui voulait aucun mal. 
Ce fut Aden qui s’écarta le premier, comme s’il ne se faisait pas confiance à lui-même. Son expression était neutre, mais ses yeux… Ses yeux avaient viré au marron. Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle avait tant à apprendre sur lui. 
– Dis-moi, souffla-t–elle. Le garçon dont tu parles a-t–il d’autres pouvoirs que celui de posséder des corps ? 
Il hocha la tête. 
Donc, il y avait autre chose. Cette fois, Mary Ann n’eut pas peur. 
– Quoi d’autre ? 
Il passa les doigts dans ses cheveux, et une épaisse mèche brune retomba sur son front. 
– Selon toi, Mary Ann, quelles sont les chances pour que ce garçon fictif, capable de choses que personne d’autre ne peut faire, ait passé la plus grande partie de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques ? 
Des hôpitaux psychiatriques ? Le pauvre ! Mary Ann était jeune, mais elle savait combien les gens pouvaient être intolérants envers les personnes dites différentes. Il n’y avait qu’à voir la manière dont Tucker s’était moqué de Shannon. Et un simple bégaiement n’était rien, à côté de ce qui rendait Aden bizarre. 
– Je dirais qu’il y a de très fortes chances, mais ça ne changerait en rien l’opinion que j’ai de lui. 
Il baissa les yeux, l’air incrédule. Quelques instants passèrent. Il soupira, la prit par la main et l’entraîna en direction de l’école. 
– Comment peux-tu accepter si facilement ce que je viens de te dire ? 
– Facilement ? 
Elle eut un rire sans joie. 
– J’ai passé toute la nuit à retourner tout ça dans ma tête. A me demander s’il était possible que j’aie… 
Elle s’interrompit en se rappelant qu’ils faisaient semblant de parler d’autres personnes, et reprit : 
– Est-ce qu’il est possible qu’une fille entende un loup-garou parler dans sa tête ? Est-ce que ça veut dire que la fille est devenue folle ? Est-ce qu’elle a vraiment vu un garçon disparaître ? Ou est-ce qu’elle est tout simplement cinglée ? 
Aden serra sa main autour de celle de Mary Ann. Elle était chaude et forte. Réconfortante. Lui aussi avait besoin, autant qu’elle, d’être réconforté. 
– Et le loup ? demanda-t–elle. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? 
– La dernière fois que je l’ai vu, il était vivant. 
Elle décela une pointe de culpabilité dans la voix d’Aden. Que s’était-il passé ? 
– Il t’a dit quelque chose ? La raison pour laquelle il me suivait, par exemple ? 
– Non, et je n’ai pas eu le temps de le lui demander. Même si j’avais pu, je ne crois pas qu’il m’aurait répondu. On ne s’est pas vraiment quittés en bons termes. 
– Mais c’est bien un garçon, n’est-ce pas ? 
Mary Ann sentit la chair de poule naître sur sa peau à la pensée de la voix rauque du loup-garou dans sa tête, de sa fourrure contre sa peau, de ses yeux vert pâle qui ne la quittaient pas un instant. Un frisson, non pas d’horreur mais de plaisir, la parcourut. « C’est quoi, mon problème ? » se demanda-t–elle. 
– Oui. Et il est très dangereux. S’il réapparaît, ne t’en approche surtout pas. Il a juré de me tuer. 
– Quoi ? Pourquoi ? 
Mais ils arrivaient devant le parking, et Aden ne put répondre. Mary Ann lui lâcha la main en voyant un garçon de sa classe les dévisager, bouche bée. Pas parce qu’elle était gênée qu’on la voie avec Aden et qu’on les prenne pour un couple. Elle aurait même été fière de sortir avec lui, si elle avait été amoureuse. Mais, entre eux, il s’agissait d’autre chose ; elle éprouvait pour lui un attachement fraternel. 
Sans compter qu’elle n’avait encore rien réglé avec Tucker. 
Tucker. Qu’allait-elle faire à son sujet ? 
La dernière fois qu’elle s’était endormie, le monde était encore soit tout noir soit tout blanc. Dans ce monde-là, chacun de ses actes était justifié par son plan sur quinze ans. 
Aujourd’hui, elle avait ouvert les yeux sur une palette de couleurs infinie, et sur une énigme qu’elle voulait à tout prix résoudre. Chaque minute était pleine de surprises impossibles à prévoir. 
Tucker avait-il une place dans cette nouvelle vie ? Voulait-elle lui en donner une ? 
Mary Ann soupira. Manifestement, elle avait bien d’autres problèmes à résoudre en plus de ceux des loups et des pouvoirs secrets. 
***
Après être passée au bureau chercher un plan, Mary Ann fit faire à Aden la visite promise. Leur conversation au sujet du surnaturel s’était arrêtée à l’instant où ils avaient atteint le parking : ils n’échangeaient à présent que des banalités. 
Aden était soulagé de ce répit, même s’il se doutait que cela ne durerait pas. Il n’avait pas encore décidé de l’étendue de ce qu’il allait lui confier. Il n’était pas sûr de bien évaluer les limites de sa nouvelle amie. Le peu qu’il lui avait déjà révélé l’avait fait pâlir et trembler. D’accord, il avait besoin d’elle pour calmer les voix, mais… 
Pouvait-il lui faire confiance pour n’en parler à personne ? Il en avait envie et elle le lui avait promis. Seulement, Aden avait appris très jeune que les gens mentent très souvent. Nous t’aimerons toujours, nous avons fait cela pour ton propre bien, lui avait écrit sa mère. Un mot qu’elle avait confié à l’institution où elle l’avait abandonné. Aden l’avait lu des années plus tard. Ses parents n’étaient jamais revenus chercher ce fils qu’ils « aimaient ». Tu ne sentiras rien, avaient assuré d’innombrables médecins avant de lui planter une seringue. 
Les gens étaient prêts à dire n’importe quoi pour obtenir la réaction qu’ils désiraient. Ses parents ne voulaient pas qu’il les juge pour leur décision. Les médecins ne voulaient pas qu’il leur résiste. 
Avec Mary Ann, il avait oublié – ou décidé de passer outre – cette leçon durement apprise. Quand elle l’avait serré dans ses bras, il avait eu l’impression qu’il comptait pour elle, comme s’ils faisaient partie de la même famille et qu’ils devaient rester solidaires face à l’adversité. Or, la seule manière d’obtenir vraiment son aide, c’était de tout lui dire. A supposer qu’elle soit capable de le soutenir… 
– Aden ! Attention ! 
Mary Ann l’attrapa par le coude pour l’écarter. 
Un groupe de footballeurs passait tout près ; il avait failli les percuter. 
– Pardon. Je pensais à autre chose. 
Et ce n’était pas à cause des voix. Contrairement à hier après-midi, dans la forêt, quand il les avait entendues, alors que Mary Ann était tout près, aujourd’hui, elles s’étaient tues. Cela aussi, c’était incompréhensible. 
Soucieux, il faillit foncer dans quelqu’un d’autre. Il fallait qu’il revienne à la réalité. Depuis combien de temps déambulait-il dans ces couloirs, l’esprit ailleurs ? 
Il se força à tout observer. Les murs étaient peints en noir, en or et en blanc et des affiches à l’effigie des Jaguars, l’équipe de foot de l’école, étaient placardées partout. Des élèves se pressaient dans tous les sens. Les portes des casiers claquaient. Des filles parlaient en riant entre elles pendant que les garçons les observaient. 
– On est en pleine saison de football, dit Mary Ann. Tu joues un peu ? Je sais que Dan était un pro, je me demandais s’il vous entraînait, au ranch. 
– Non. Je ne joue pas, et Dan ne nous entraîne pas. Nous avons trop de travail à faire à la ferme. 
En réalité, Aden adorait regarder les autres jouer, et regrettait de ne pas avoir assez de concentration pour en faire l’expérience directe. 
– Je suis désolée, dit Mary Ann. 
– Pourquoi ? 
– Eh bien, parce que tu as l’air triste. Comme si tu regrettais de… 
Elle s’interrompit. Sans doute venait-elle de comprendre pourquoi les sports de contact n’étaient pas recommandés à un garçon capable de posséder les corps des autres. 
Et encore, elle ne savait presque rien… 
– Crois-moi, je m’en passe, dit Aden. 
Il avait mille autres sujets d’inquiétude plus graves. 
– Que va penser ton petit ami de cette visite guidée ? Il n’avait pas l’air trop d’accord, hier. 
– Je n’ai pas envie d’en parler. Montre-moi ton emploi du temps. 
Apparemment, il n’était pas le seul à savoir changer de sujet. Il sortit un papier de sa poche et le lui tendit. 
– On a deux cours ensemble, dit-elle. En première et deuxième heure. 
– Tu me laisseras copier sur toi ? 
– Peut-être que je vais plutôt copier sur toi. J’ai de bonnes notes, mais je suis obligée de travailler comme une forcenée pour les décrocher. 
– On devrait étudier ensemble. 
– Je crois qu’on ne travaillerait pas beaucoup, dit Mary Ann en riant. 
– Attends. On est censés accomplir quelque chose ? Je croyais qu’« étudier », c’était un mot de code pour se retrouver et discuter. 
Elle continua à rire. 
– Si seulement c’était vrai… 
Comme tout cela semblait normal ! En dépit de tout ce qui lui arrivait, Aden se rendit compte qu’il était heureux. 
Le loup avait juré de le tuer – et alors ? Victoria, la fille qu’il voulait embrasser, boirait un jour de son sang – et alors ? Quelqu’un le poignarderait bientôt en plein cœur – et alors ? 
Quels que soient les obstacles que la vie avait décidé de mettre en travers de son chemin, désormais il était capable d’y faire face.