J’ai redécouvert Dracula en 1971, quand j’assurais, dans un lycée, un cours de littérature intitulé Fantastique et Science-fiction. Je suis revenu à ce roman avec une certaine inquiétude... À neuf ans le livre m’avait enthousiasmé; le relire à vingt-quatre ans (qui plus est, pour l’analyser et le commenter en classe, même au simple niveau du secondaire) risquait de ternir le souvenir que j’en gardais. Mais les grandes œuvres échappent à cette malédiction; elles ressortent grandies de ces secondes lectures, se révèlent plus vastes et plus profondes. Dracula, bien qu’écrit par un écrivain mineur (seule une poignée de nouvelles, telles que La maison du juge, mérite quelque intérêt) est l’un de ces chefs-d’œuvre de la littérature. Mes élèves l’ont adoré, et moi plus encore qu’eux ! Un soir, alors que je préparais pour la seconde fois mon cours sur le comte sanguinaire (je n’ai enseigné que deux années en lycée), je m’interrogeais à voix haute sur ce que serait devenu Dracula s’il n’avait pas sévi dans le Londres du xixe siècle, mais dans l’Amérique des années 70. « Sans doute aurait-il atterri à New York et fini sous les roues d’un taxi comme Margarett Mitchell à
Atlanta ! » me suis-je exclamé en riant.
Ma femme, qui a été à l’origine de tous mes grands succès, n’a pas ri.
— Et s’il était venu ici, dans le Maine ? m’a-t-elle dit. S’il avait habité la campagne ? Après tout, son château, en Transylvanie, se trouve dans un trou perdu...
Et cela a suffi à tout déclencher. Mon esprit s’est mis à explorer ces possibilités, certaines drolatiques, d’autres terribles. J’ai commencé à entrevoir comment un tel homme - une telle créature - pourrait mener son œuvre à loisir dans une petite ville ; les gens du cru ne seraient guère différents des paysans de son pays qu’il tenait sous son joug. Et avec le concours de quelques acolytes mercantiles, tels que Larry Crockett, l’agent immobilier, il serait devenu, en peu de temps, ce qu’il a toujours été chez lui : le boyard, le Maître.
Je vis aussi comment le personnage aristocratique de Stoker pouvait être combiné avec les sangsues humaines des comics, pour créer un être hybride, un héros du quotidien, qui tenait à la fois du noble et de la bête sanguinaire, comme les zombies de George Romero dans La nuit des morts-vivants. Et dans l’Amérique de l’après-Vietnam où je vivais (et que j’aimais encore, parfois à mon cœur défendant), ce récit m’apparut comme la métaphore de tout ce qui dérapait dans notre société, une société où les riches étaient toujours plus riches, et les pauvres bons pour la soupe populaire - quand ils avaient cette chance.
Je voulais prendre le contre-pied de Dracula. Dans le roman de Stoker, l’optimisme de l’Angleterre victorienne rayonne à chaque page, à l’instar de la toute jeune fée Electricité de l’époque. Les anciens démons envahissent la ville et sont boutés (non sans mal, certes) par des chasseurs de vampires de l’âge moderne, qui utilisent les transfusions sanguines, la sténographie et les machines à écrire. Mon roman pourrait regarder de l’autre côté de la lorgnette, observer un monde où l’électricité, les nouvelles technologies, au contraire, aideraient les incubes... parce que la main mise de la science sur notre société a justement éradiqué toute croyance en leur existence. Même le père Callahan, l’homme de Dieu, ne peut croire en la réalité de Barlow - alors qu’il en a la preuve sous les yeux. Et Callahan est donc envoyé au pays de Nod, qui s’étend à l’est de l’Eden (dans le livre, c’est Détroit qui en représente la porte !). Au début, je pensais faire gagner les vampires, et qu’ils se débrouillent avec le monde. Conduisez vos voitures, les gars ! Ouvrez vos
restaurants ! Bienvenue À Jérusalem’s lot, spÉcialitÉ du boudin au sang !
Mais mon histoire a pris une autre tournure - comme vous pouvez le constater - parce que certains de mes personnages humains se sont révélés plus forts que prévu. Il m’a fallu un certain courage pour les laisser grandir à leurs souhaits, mais j’ai fait ce sacrifice. Si j’ai jamais remporté une victoire, en tant que romancier, c’est bien celle-là. Les écrivains, depuis l’après-guerre (et encore davantage depuis la débâcle du Vietnam), ont pris goût au pessimisme, et trouvent beaucoup plus séduisant de construire des personnages qui, au fil des épreuves, perdent de leur noblesse et deviennent de plus en plus vils et mesquins. Mais voilà, Ben Mears, ai-je découvert, voulait devenir meilleur. Il voulait être un héros. Je l’ai laissé faire. Et je n’ai pas eu à le regretter.
Salem a été publié tout d’abord chez Doubleday en 1975. En bien des manières, ce roman est ancré dans cette période (j’ai toujours été, malgré moi, un écrivain de mon époque), mais je l’aime toujours autant et je le compte parmi mes œuvres favorites. J’aime le tableau qu’il dépeint de cette petite ville de Nouvelle-Angleterre; j’aime cette menace sourde qui plane; j’aime les résonances internes avec Dracula et les comics d’épouvante de ma jeunesse, où les vampires déchiquetaient les chairs plutôt que boire délicatement le sang, comme à une dégustation de grand cru. Et, par-dessus tout, j’aime le moment où l’on s’échappe de la réalité pour basculer dans un monde où tout est possible, où toute logique cartésienne est remise en question. Carrie, mon livre précédent, a des allures de conte, par comparaison. Salem est un roman où je me livre davantage, avec plus de clins d’œil satyriques (« Le monde entier s’écroule autour de nous, mais tu prends un air pincé si on prononce le mot vampire ! » dit l’un des protagonistes). J’y ai investi plus de choses personnelles et, en ce sens, il a été pour moi un révélateur.
La femme qui m’a rapporté Dracula de la bibliothèque municipale de Stratford n’a jamais lu Salem. Lorsque j’ai terminé le premier jet, elle n’avait plus la force de lire - elle pour qui la lecture avait été le centre de sa vie - et quand le livre est sorti, elle était morte. Si elle l’avait lu, je crois qu’elle aurait dévoré les cent dernières pages d’une traite, en fumant cigarette sur cigarette comme cela lui arrivait parfois lors de lectures marathon, puis elle aurait ri, et reposé le bouquin (non sans une certaine affection maternelle) en disant que c’était de la littérature de gare.
Mais peut-être pas de la « mauvaise »...
Longboat Key, Floride,
24 février 1999.