7.
Matt
1
Quand Matt arriva au secrétariat le mardi matin, après le troisième cours, Ben Mears l’y attendait déjà.
— Salut, fit Matt. Vous êtes en avance.
Ben se leva et lui serra la main.
— C’est un travers de famille, paraît-il. Dites-moi, vos gosses ne vont pas me manger, j’espère ?
— Aucun danger, répondit Matt. Allons-y.
Il était un peu surpris. Ben avait enfilé une veste élégante et un pantalon anthracite. Il avait de bonnes chaussures, qui paraissaient presque neuves. Matt avait déjà invité des écrivains dans sa classe et d’ordinaire, ils s’habillaient de façon décontractée ou carrément excentrique. Un an plus tôt, il avait demandé à une poétesse assez connue, qui donnait des cours à l’université de Portland, si elle voulait bien venir parler de son travail à ses élèves. Elle avait débarqué en bermuda avec des talons aiguilles. Une façon subliminale de dire : « Regardez-moi, je prends le système à son propre jeu. C’est bien la preuve que je suis libre comme l’air ! ».
L’admiration que Matt éprouvait pour Ben en fut encore accrue. Après plus de trente ans d’enseignement, Matt considérait qu’on ne battait jamais le système, et qu’il n’y avait que les imbéciles pour croire que c’étaient eux qui tenaient les rênes.
— Le bâtiment est agréable, remarqua Ben en regardant autour de lui tandis qu’ils traversaient le hall. Quelle différence avec le lycée de ma jeunesse ! Les fenêtres ressemblaient à des meurtrières, à cette époque-là.
— Erreur ! Il ne faut pas parler de bâtiment, mais d’« unité pédagogique ». Les tableaux noirs sont des « supports visuels » et les élèves « le corps des apprenants du lycée mixte de Jerusalem’s Lot ».
— Ça change tout ! dit Ben en souriant.
— N’est-ce pas ? Vous êtes allé à l’université, Ben ?
— J’ai essayé. Eh fac de lettres. Mais là-bas tout le monde jouait à une sorte de guerre de tranchées version intellectuelle. « Si tu veux être le héros du campus, trouve-toi une épée et va prendre le drapeau de l’ennemi ! » Et évidemment, je me suis fait rétamer. Quand La Fille de Conway est paru, je chargeais des caisses de Coca-Cola dans des camions de livraison.
— Il faut raconter ça aux élèves. Ça les intéressera.
— Vous aimez l’enseignement ?
— Bien sûr. Sinon à quoi ça rimerait de faire ce métier depuis quarante ans ?
La cloche sonna pour la dernière fois et son écho se répercuta dans le couloir vide où seul un élève à la traîne se dirigeait sans se presser vers l’atelier de menuiserie.
— Et la drogue ? demanda Ben.
— Il y a de tout. Comme dans tous les lycées d’Amérique. Chez nous, c’est surtout l’alcool.
— Pas la marijuana ?
— L’herbe n’est pas un problème à mon avis, et c’est aussi l’avis de l’administration quand ces messieurs ont quelques verres de Jim Beam dans le nez et s’expriment franchement. Je sais pertinemment que notre conseiller pédagogique, par exemple, un des meilleurs qui soient, n’a pas peur de fumer un joint avant d’aller au cinéma. Moi aussi, j’ai essayé. Ça me fait un effet épatant, mais après j’ai des brûlures d’estomac.
— Vous avez essayé ?
— Chut, dit Matt. Les murs ont des oreilles. D’ailleurs on est arrivés.
— Aïe, aïe, aïe.
— Allons, pas de panique, le rassura Matt en le faisant entrer.
Il y avait là une vingtaine d’élèves. Leurs regards convergèrent sur Ben.
— Bonjour, tout le monde ! Je vous présente Ben Mears.
2
Tout d’abord Ben crut qu’il s’était trompé de maison.
Quand Matt Burke l’avait invité à dîner, il lui avait bien parlé d’une petite maison grise, juste après une maison en brique rouge, il en était sûr, mais était-il possible qu’il s’en échappe ce flot tonitruant et ininterrompu de musique pop ?
La porte était munie d’un heurtoir en cuivre terni. Il frappa une première fois, puis, n’obtenant aucune réponse, frappa de nouveau. Cette fois-ci on baissa la musique et Matt lui cria :
— C’est ouvert, entrez !
Il obéit et regarda autour de lui avec curiosité. La porte d’entrée ouvrait directement sur un petit salon dont le mobilier rustique avait dû être réuni au hasard de courses chez les brocanteurs. Un poste de télévision Motorola de la toute première époque trônait à la place d’honneur. La musique sortait d’une chaîne hi-fi KLH quadriphonique.
Matt, arborant un tablier à carreaux rouges et blancs, sortit de la cuisine d’où s’échappaient des effluves de sauce à l’italienne.
— Excusez-moi pour le bruit, dit Matt. Je suis un peu sourd. C’est pour ça que je la mets très fort.
— C’est de la bonne musique.
— Je suis un fan de rock depuis Buddy Holly. Quelle musique merveilleuse ! Vous avez faim ?
— Bien sûr. Merci encore de m’avoir invité. Je crois que j’ai pris plus de repas chez les uns et les autres depuis mon retour à Salem que pendant ces cinq dernières années.
— C’est une petite ville très accueillante. J’espère que ça ne vous fait rien de dîner dans la cuisine. Un marchand d’antiquités est passé il y a deux semaines et m’a offert deux cents dollars pour ma table de salle à manger. Je ne suis pas encore arrivé à la remplacer.
— Ça m’est tout à fait égal. Je suis habitué à manger à la cuisine. Dans ma famille, on a toujours fait ça. La pièce était d’une netteté scrupuleuse. Sur la cuisinière à quatre brûleurs, la sauce tomate mijotait et une passoire pleine de spaghettis fumants était posée au-dessus d’une casserole. Le couvert était mis sur une petite table pliante : deux assiettes dépareillées et deux verres décorés de personnages de bandes dessinées - des pots de moutarde, se dit Ben amusé. Le léger sentiment de contrainte qu’il éprouvait encore à se trouver avec un étranger disparut complètement et il commença à se sentir chez lui.
— Il y a du bourbon, du whisky et de la vodka dans le placard au-dessus de l’évier, l’informa Matt. Et des cocktails tout prêts dans le frigo. Rien de sensationnel, malheureusement.
— Je vais prendre du bourbon, avec de l’eau du robinet.
— Allez-y. Je vais servir les pâtes, si on peut appeler pâtes cette espèce de bouillie.
Tout en se versant à boire, Ben dit :
— J’ai bien aimé vos gosses. Ils ont posé de bonnes questions. Difficiles, mais bonnes.
— Comme : « Où trouvez-vous vos idées ? » fit Matt, imitant le zézaiement sexy de la petite Ruthie Crockett.
— C’est un beau petit brin de fille.
— Oui, c’est vrai. Tenez, il y a une bouteille de rosé dans le freezer derrière la salade d’ananas. Je l’ai achetée en votre honneur.
— Vous n’auriez pas dû...
— Allons, allons, Ben. Après tout, ce n’est pas tous les jours que nous voyons arriver des auteurs de best-sellers à Salem.
— Vous n’êtes pas raisonnable,
Ben finit son verre, prit l’assiette de pâtes que lui tendait Matt, versa la sauce tomate dessus et enroula une bonne quantité de spaghettis sur sa fourchette à l’aide de sa cuillère.
— Fantastique ! Mamma mia !
— Mais qu’est-ce que vous croyiez ?
Ben regarda son assiette qu’il avait vidée avec une rapidité étonnante. Il s’essuya la bouche d’un air coupable.
— Encore ?
— Oui, mais seulement la moitié d’une assiette, si vous permettez. C’est formidable, ces spaghettis.
Matt lui remplit son assiette.
— Si nous ne les finissons pas, c’est le chat qui s’en chargera. Or c’est un animal pitoyable ; il pèse dix kilos et arrive tout juste à se traîner jusqu’à son écuelle.
— Mon Dieu, comment ai-je pu ne pas le remarquer ?
Matt sourit.
— Il réussit quand même à draguer. Dites-moi, votre nouveau livre, c’est un roman ?
— C’est une histoire romancée, répondit Ben. Pour être tout à fait franc, j’avoue que je l’écris avec l’idée de me faire de l’argent. L’art, c’est merveilleux, mais j’aimerais bien gagner le gros lot, ne serait-ce qu’une fois.
— Et quelles sont vos chances ?
— Incertaines.
— Allons au salon, dit Matt. Les fauteuils sont pleins de bosses, mais ils sont quand même plus confortables que ces horribles chaises de cuisine. Vous avez assez mangé ?
— Autant demander si le pape porte une mitre !
Ils allèrent au salon ; Matt mit une pile de disques sur l’électrophone et entreprit de bourrer son énorme pipe.
Une fois qu’elle fut bien allumée, Matt jeta un regard à Ben à travers un nuage de fumée.
— Non. On ne peut pas la voir d’ici.
Ben tourna brusquement la tête.
— Quoi ?
— Marsten House. Je parie cinq cents que c’est elle que vous cherchiez.
Ben rit, mal à l’aise.
— Pas besoin de parier.
— Est-ce que l’intrigue de votre livre se situe à Salem ?
— Oui, c’est Salem et ce sont les gens d’ici.
Ben hocha la tête.
— Il y aura une série de crimes sanglants et sexuels. Je veux entrer d’emblée dans le vif du sujet en relatant au lecteur un de ces meurtres, point par point, en détail, depuis le début jusqu’à la fin. Je veux que le lecteur prenne l’horreur en pleine face, lui mettre le nez dedans. J’étais en train de dresser le plan de cette partie quand Ralphie Glick a disparu. Alors, évidemment... ça m’a fichu un sale coup.
— Vous vous êtes inspiré des disparitions survenues à Salem pendant les années trente ?
Ben le sonda du regard.
— Vous êtes au courant ?
— Oh ! que oui ! Et je ne suis pas le seul. Je n’étais pas encore ici à cette époque, mais Mabel Werts, Glynis Mayberry et Milt Crossen étaient là. Certains ont déjà fait le rapprochement.
— Quel rapprochement ?
— Allons, Ben. Ce rapprochement crève les yeux, vous ne trouvez pas ?
— Vous avez sans doute raison. La dernière fois que la maison a été occupée, quatre gosses ont disparu en dix ans. Maintenant, après trente-six ans, elle est de nouveau habitée et, aussitôt, Ralphie Glick disparaît.
— Croyez-vous que ce soit une coïncidence ?
— Probablement, dit Ben, prudent. (Les avertissements de Susan lui résonnaient encore aux oreilles.) Mais c’est curieux. J’ai compulsé tous les numéros du Ledger de 1939 jusqu’en 1970 pour avoir des points de comparaison. Trois gosses ont disparu pendant cette période. Le premier s’était enfui de chez lui et on l’a retrouvé quelque temps après, travaillant à Boston – il avait alors seize ans, mais en paraissait dix de plus. Le deuxième a été repêché dans l’Androscoggin un mois après sa disparition. Et le dernier a été retrouvé enterré au bord de la route 116, aux environs de Gates, probablement victime d’un chauffard qui aurait dissimulé le corps avant de prendre la fuite. Les trois énigmes sont donc éclaircies.
— Peut-être en sera-t-il de même pour la disparition du petit Glick.
— Peut-être.
— Vous avez l’air d’en douter. Que savez-vous de ce Straker ?
— Rien du tout, dit Ben. Je ne suis même pas sûr d’avoir envie de le rencontrer. Ce livre m’a l’air de bien démarrer, mais son aboutissement dépend d’une certaine conception de Marsten House et de ses habitants. Si je découvre que Straker est un homme d’affaires comme les autres, ce qui est sans doute le cas, mon élan en sera peut-être brisé.
— Je ne pense pas que vous couriez ce genre de risque. Vous savez qu’il a ouvert son magasin aujourd’hui. Susie Norton et sa mère y ont fait un tour, juste pour voir - d’ailleurs presque toutes les femmes de la ville en ont fait autant, à ce qu’on m’a dit. D’après Dell Markey, à qui je fais confiance, même Mabel Werts s’est traînée jusque là-bas. On prétend qu’il est bel homme. Un dandy, très élégant, complètement chauve. Et charmant. Il paraît même qu’il a vendu quelques pièces.
Ben sourit.
— Tout ça est parfait. Et est-ce que quelqu’un a vu l’autre moitié du tandem ?
— Il est censé être parti en voyages d’affaires.
— Pourquoi « censé » ?
Matt haussa les épaules avec nervosité.
— Je ne sais pas. Tout ça est probablement parfaitement normal, mais cette maison me met mal à l’aise. C’est presque comme s’il leur avait fallu cette maison-là et pas une autre. Comme vous l’avez très bien dit, elle est dressée là, sur la colline, comme une idole.
Ben acquiesça de la tête.
— Et par-dessus le marché nous avons une autre disparition d’enfant. Le frère de Ralphie, Danny. Mort à douze ans. D’une anémie pernicieuse.
— Qu’y a-t-il de suspect là-dedans ? C’est très triste, bien sûr, mais...
— Mon médecin est un jeune type qui s’appelle Jimmy Cody. Je l’ai eu comme élève. C’était un sacré diable à l’époque et maintenant c’est un bon médecin. Remarquez, j’extrapole peut-être, à partir de ce qu’il m’a raconté...
— Allez-y, dites.
— Eh bien, j’étais allé le voir pour un check-up et je lui disais, en passant, que c’était terrible ce qui était arrivé au petit Glick, et tragique pour les parents, surtout après la disparition incompréhensible du petit frère. Alors Jimmy m’a dit que George Gorby l’avait appelé en consultation à propos de ce cas. Le garçon était anémique, c’est sûr. Il m’a dit que le taux de globules rouges pour un garçon de l’âge de Danny devait être de l’ordre de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pour cent. Or celui de Danny était descendu à quarante-cinq !
— Nom d’un chien !
— Mais on lui faisait des piqûres de vitamine B 12, on lui donnait du foie de veau et il allait beaucoup mieux. Il devait rentrer chez lui le lendemain. Et c’est à ce moment-là que, paf ! il est tombé raide mort.
— Si Mabel Werts vous entendait, elle verrait tout de suite des Indiens armés de flèches empoisonnées en embuscade dans le parc.
— Je n’en ai parlé et n’en parlerai à personne d’autre qu’à vous. À ce propos, je crois que vous feriez bien de garder le sujet de votre livre pour vous. Si Loretta Starcher vous pose des questions, dites-lui que c’est un livre sur l’architecture.
— On m’a déjà chapitré là-dessus.
— Susan Norton, je suppose ?
Ben regarda sa montre et se leva.
— À propos de Susan...
— C’est l’heure pour le jeune coq d’aller faire sa parade nuptiale, n’est-ce pas ?... Ne soyez pas gêné, je dois partir également. Il faut que je retourne au lycée. Nous répétons le troisième acte de notre pièce de théâtre, une comédie d’une grande portée sociale, Le Problème de Charley.
— Et quel est son problème à ce brave garçon ?
— L’acné, répondit Matt en riant.
Ils se dirigèrent vers la porte et Matt s’arrêta un instant pour enfiler un blouson de couleur passée marqué des initiales du lycée. Ben se dit qu’abstraction faite de son visage, dont l’expression était vive et pénétrante en même temps que rêveuse et presque naïve, Matt n’avait pas le physique d’un prof de littérature sédentaire, mais plutôt celui d’un vieux prof de gym.
— Dites-moi, dit Matt lorsqu’ils furent sur le perron. Est-ce que vous avez des projets pour vendredi soir ?
— Pas vraiment. Je me suis dit que nous irions peut-être au cinéma, Susan et moi. C’est ça ou rien, par ici.
— J’ai pensé à autre chose. Pourquoi ne pas fonder un comité d’accueil et aller tous les trois à Marsten House afin de nous présenter au nouveau châtelain ? De