Jerusalem ‘s Lot
le 2 octobre 1850,
Cher Bones,
Comme j’ai été heureux, en entrant dans le hall glacial de Chapelwaite - alors que j’avais tout le corps meurtri par le voyage dans cette abominable carriole et un besoin pressant à assouvir - de trouver, sur la vilaine desserte en merisier, votre lettre griffonnée de vos inimitables pattes de mouche ! Sitôt que j’eus soulagé ma vessie (dans la salle d’eau du rez-de-chaussée, où mon haleine dessinait dans l’air un beau panache blanc) je me suis mis en demeure de déchiffrer votre calligraphie lilliputienne.
Je suis ravi d’apprendre que vous vous êtes débarrassé des miasmes qui avaient élu domicile dans vos poumons, mais je vous plains de tout cœur du dilemme moral que votre cure vous a causé - un abolitionniste convaincu se faisant soigner sous le soleil de la Floride esclavagiste ! Encore une fois, Bones, en tant qu’ami qui a connu, lui aussi, la vallée des ombres, je vous supplie de faire attention à vous et de ne pas revenir dans le Massachusetts avant que vous ne soyez totalement rétabli. Votre bel esprit et votre plume acerbe seront à jamais perdus pour notre cause lorsque vous serez six pieds sous terre... Et quoi ! si le Sud reste une terre de convalescence - ne faut-il pas y voir le clin d’œil malicieux de la justice divine ?
Oui, la maison est aussi belle que le laissait entendre le notaire de feu mon cousin, mais beaucoup plus sinistre. Elle se trouve juchée sur une grosse colline, à environ cinq kilomètres de Falmouth et douze de Poil land. Derrière s’étendent près de deux hectares de terre laissés à l’abandon - une jungle indescriptible ! genévriers, vignes vierges, ronciers et autres plantes grimpantes qui sont d’ores et déjà partis à l’assaut du murel pittoresque qui clôt le domaine. Des copies de statues grecques, du haut de leurs petites buttes, tentent en vain de sonder du regard ce fouillis végétal. Elles sont si vilaines qu’elles paraissent, pour la plupart, attendre le promeneur pour lui jouer un mauvais tour! La palette des goûts de mon cousin Stephen s’étage du vilain au carrément horrible ! Il y a un curieux pavillon d’été, à demi submergé par les vinaigriers, et un cadran solaire grotesque, planté au milieu d’une friche qui a dû être un jardin en son temps. Ce gnomon improbable donne une touche finale à la folie de l’ensemble.
Mais la vue qu’on a du petit salon compense tout le reste; le panorama que l’on a sur les rochers de la pointe et sur l’Atlantique est époustouflant. Il y a une grande baie vitrée circulaire qui donne sur ce paysage et un gros secrétaire juste à côté. Je serais très bien ici pour commencer à écrire ce roman dont je vous ai parlé longuement (mille excuses encore de vous avoir éreinté d’ennui avec ça).
Aujourd’hui, il a fait gris, avec des averses. Dehors, on dirait une gravure - les rochers, usés et vieux comme le temps lui-même, le ciel, et bien sûr la mer, qui s’éparpille sur les chicots de granit en lâchant des vibrations sourdes - des ondes que je perçois jusque dans mes pieds à ma table de travail (une sensation, d’ailleurs, qui n’est pas déplaisante).
Je sais que vous désapprouvez mes habitudes d’ermite, Cher Bones, mais je vous assure que je vais bien et que je suis parfaitement heureux. Mon fidèle Calvin est avec moi, aussi efficace et discret que de coutume; dès le milieu de la semaine prochaine, je suis certain que nous serons installés confortablement et que nous aurons commandé en ville tout ce qui nous manque (et aussi envoyé un bataillon de femmes de ménage débarrasser l’endroit de sa gangue de poussière !).
Je vais m’arrêter là - j’ai tant de choses à voir encore, tant de salles et de recoins à explorer... sans doute une nouvelle collection de bibelots et autres petites horreurs à faire dresser les cheveux sur la tête m’y attendent-elles ! Encore une fois, merci pour votre lettre qui m’a réchauffé le cœur et pour votre attention sans faille à mon égard.
Transmettez mes meilleurs sentiments à votre épouse et soyez vous-même assuré des miens.
Charles
le 6 octobre 1850,
Cher Bones
Quelle maison !
Elle ne laisse pas de m’étonner - tout comme, d’ailleurs, les réactions des gens du pays eu égard à ma présence ici. Le village le plus proche est un drôle d’endroit portant un nom pittoresque : Preacher’s Corners. C’est là que Calvin est allé chercher les provisions de la semaine. Il a réservé aussi le bois pour l’hiver. Mais Cal, à son retour, faisait grise mine. Quand je l’ai interrogé, il m’a répondu d’un ton sinistre :
— Ils vous prennent pour un fou, Mr. Boone !
J’ai ri et lui ai dit qu’ils faisaient sans doute allusion à la fièvre cérébrale dont j’ai souffert après la mort de ma tendre Sarah - à cette époque, comme vous le savez, je délirais tant qu’on eût pu m’enfermer à l’asile.
Mais Cal m’a soutenu que personne n’était au courant de mon attaque cérébrale ; le peu que les villageois savaient sur mon compte, ils l’avaient appris de la bouche de mon cousin Stephen.
— Ce qu’ils disent, a insisté Cal, c’est que pour accepter de vivre à Chapelwaite, il faut soit être totalement fou, soit avoir grande envie de le devenir.
Cette assertion m’a laissé pour le moins perplexe, comme vous pouvez l’imaginer, et je lui ai demandé qui avait soutenu de tels propos. Il s’agit, en fait, d’un dénommé Thompson, un type sinistre, abruti par l’alcool, qui possède une centaine d’hectares de pins, de bouleaux et d’épicéas qu’il entretient avec ses cinq fils, pour fournir les moulins de Portland en pâte à papier cl les habitants de la région en bois de chauffe.
Lorsque Cal, en toute innocence, lui a dit à quel endroit le bois devait être livré, Thompson l’a regardé bouche bée avant de bredouiller qu’il enverrait l’un de ses fils avec le bois, par jour clair, en plein midi, et par la route de la côte.
Calvin, prenant mon étonnement pour de l’inquiétude, s’est empressé de me préciser que le quidam empestait le mauvais whisky et qu’il s’était ensuite égaré dans un soliloque incompréhensible où il fut, tour à tour, question d’un village abandonné, des fréquentations étranges de mon cousin Stephen - et de vers ! Calvin a terminé l’affaire avec l’un des fils Thompson qui, de toute évidence, n’était pas moins revêche ni moins ivre que le père. À ce que j’ai cru comprendre, il y a eu des réactions comparables au village, à l’épicerie par exemple, où Cal a discuté avec le propriétaire. Mais cela tenait plus de commérages de grand-mères...
Rien de tout ça ne m’a inquiété; nous savons tous comme les gens de la campagne sont friands de ragots et de superstitions pour pimenter leur existence monotone ; et je suppose que ce pauvre Stephen et sa famille étaient un sujet de choix pour les locaux. Comme je l’ai dit à Cal, un homme que l’on retrouve mort quasiment sur le pas de sa porte offre matière à bien des fabulations.
La maison aussi est une source constante d’étonnement. Vingt-trois pièces, Bones ! Les boiseries qui couvrent les murs à l’étage et la galerie de portraits sont moisies mais encore solides. Quand je suis dans la chambre de feu mon cousin, j’entends les rats courir derrière les lambris ; ils doivent être de belle taille à en juger par le raffut qu’ils font ! On croirait entendre des gens qui marchent derrière les panneaux. Je détesterais me retrouver nez à nez avec l’une de ces bêtes la nuit et, pour tout dire, même le jour ! Curieusement, je n’ai remarqué aucun trou, ni aucune fiente. Étrange.
La galerie est décorée de vilains portraits dans des cadres qui doivent valoir une fortune. Certains ont un air de famille avec Stephen. Je crois avoir reconnu mon oncle Henry Boone et sa femme Judith ; les autres me sont inconnus. Parmi eux, sans doute, doit se trouver mon illustre grand-père, Robert. Mais je ne connais quasiment personne de la famille du côté de Stephen, et je le regrette bien. Tout mauvais qu’ils sont, on discerne, dans ces portraits de famille, la même intelligence vive dont Stephen faisait montre dans les lettres qu’il noul adressait, à Sarah et à moi. Les brouilles familiales, quelle bêtise ! Une fouille indiscrète dans une écritoire, des mots entre deux frères trois générations plus tôt, et voilà deux lignées qui se voient contraintes de s’ignorer pendant six décennies ! Quelle chance que vous soyez parvenus, vous et John Petty, à retrouver Stephen quand tout laissait croire que j’allais rejoindre ma Sarah au Paradis... et quelle malchance que le sort nous ait privés du bonheur d’une rencontre en face à face. Comme j’aurais aimé l’entendre défendre ses goûts esthétiques en matière d’ameublement et de décoration !
Mais je ne veux pas verser dans le dénigrement systématique. Les goûts de Stephen ne sont pas les miens, c’est entendu, mais malgré ses rajouts douteux, il y a, dans cette maison, des petites merveilles de meubles (dont certains, au dernier étage, sont encore couverts de draps) - des lits, des tables, des frises de teck ou d’acajou. Beaucoup de pièces, en outre, comme le boudoir et le bureau du premier, ont un charme à la fois sombre et envoûtant. Les planchers sont en bois massif et semblent luire d’une lumière intérieure et secrète. Il y a de la dignité dans cette maison; de la dignité, et aussi le poids des années... Je ne dis pas encore que j’aime ça, mais en tout cas, cela inspire le respect. Et je suis impatient de voir ce lieu se métamorphoser, au fil des saisons, suivant les humeurs capricieuses de ce climat du Nord.
Seigneur, je soliloque ! Écrivez-moi, Bones. Parlez-moi de vous... avez-vous des nouvelles de Petty et des autres ? Et, par pitié, n’essayez pas, trop ostensiblement, de convertir vos nouveaux amis du Sud à vos vues libérales... certains, je crois comprendre, ne se contenteraient pas de riposter par la parole, comme ce verbeux de Calhoun l’esclavagiste !
Amitiés.
Charles
le 16 octobre 1850,
Cher Richard,
Bonjour, comment allez-vous ? Je pense souvent à vous depuis mon arrivée à Chapelwaite et je m’attendais à avoir de vos nouvelles... et voilà que Bones m’annonce dans sa lettre que j’ai oublié de laisser mon adresse au club ! Soyez assuré que je vous aurais écrit de toute façon... parfois, il me semble que mes amis sincères et fidèles sont mes dernières ancres de normalité en ce monde. Seigneur, comme nous sommes loin les uns des autres !... Vous, à Boston, prêtant votre plume enflammée au Liberator (à qui, soit dit en passant, j’ai également envoyé mon adresse), Hanson, parti en goguette quelque part en Angleterre, et ce pauvre Bones, reclus dans le
« repaire de la bête », à tenter de récupérer ses poumons...
Ici, tout va aussi bien que possible et je vous ferai un récit détaillé de ma situation dès que j’aurai réglé certains problèmes récurrents qui m’occupent en ce moment l’esprit... je crois, d’ailleurs, que votre curiosité sera fort excitée quand je vous aurai narré certains événements survenus à Chapelwaite et ses environs...
Mais en attendant, j’ai une faveur à vous demander, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Vous souvenez-vous de l’historien que vous m’avez présenté au dîner de bienfaisance de Mr. Clary ? Je crois qu’il s’appelait Bigelow. À un moment donné, il m’a dit qu’il recueillait les mythes et les traditions populaires de la région où j’habite justement aujourd’hui. Voici donc le service que je vous demande : voudriez-vous le contacter et lui demander s’il a, dans ses archives, des histoires, des légendes, ou de simples on-dit, concernant un village abandonné nommé Jérusalem’s Lot, qui se trouve à proximité du bourg Preacher’s Corners, sur la Royal River ? Le cours d’eau est un affluent de l’Androscoggin ; il se jette dans cette rivière à environ quinze kilomètres en amont de son estuaire, tout près de Chapelwaite. Je vous en serais infiniment reconnaissant, et cela pourra il être, pour moi, d’une extrême importance...
Je suis désolé de me montrer aussi direct avec vous et je vous prie de ne pas m’en tenir rigueur. Je vous expliquerai tout en détail sous peu; en attendant, veuillez présenter mes respects à votre épouse, ainsi qu’à vos deux charmants garçons, et soyez vous-même assuré de ma plus haute considération.
Amicalement,
Charles
16 octobre 1850,
Cher Bones,
Il faut que je vous raconte un fait qui nous a paru, à Cal et à moi, étrange (voire quelque peu inquiétant). Vous me direz ce que vous en pensez. À défaut, cela
vous distraira pendant que vous bataillez contre vos hordes de moustiques !
Deux jours après vous avoir envoyé ma dernière lettre, un groupe de quatre jeunes servantes sont arrivées de Corners sous la houlette d’une maîtresse femme nommée Mrs. Cloris, pour faire le ménage dans la maison et débarrasser les pièces de cette poussière qui me donne des allergies. Elles paraissaient toutes plutôt nerveuses pendant qu’elles vaquaient à leur travail; l’une de ces jeunes dames a même poussé un cri d’horreur quand je suis entré dans le boudoir où elle faisait les poussières.
J’ai relaté l’incident à Mrs. Cloris (qui nettoyait le hall d’entrée avec une détermination des plus étonnantes, un foulard noué sur la tête comme un Indien sur le sentier de la guerre). Elle s’est alors tournée vers moi et m’a dit avec une conviction d’airain :
— Elles n’aiment pas cette maison, et moi non plus d’ailleurs ! Parce que ce lieu a toujours été mauvais.
J’en suis resté bouche bée. Devant mon air ébahi, elle s’est radoucie :
— Je ne dis pas que Stephen Boone était un mauvais homme, au contraire. Je venais faire le ménage tous les quinze jours du temps où il habitait là, et j’ai travaillé aussi pour son père, Mr. Randolph Boone, jusqu’à ce que lui et sa femme disparaissent, elle en 16, et lui en 18. Mr. Stephen était un homme bon et gentil, et vous semblez l’être aussi (pardonnez mon franc-parler monsieur, mais je n’ai pas d’autres manières !), mais la maison est mauvaise, voilà tout! Elle l’a toujours été et aucun Boone n’a jamais vécu heureux ici depuis que votre grand-père Robert et son frère Philip se sont disputés, en 1789, à cause de... (la femme a marqué une pause, comme si elle se sentait mal à l’aise)... à cause d’objets volés.
Quelle mémoire ont ces gens ! Mrs. Cloris a continué :
— La maison a été construite sur le malheur, a vécu dans le malheur, et son sol est imprégné de sang… [vous ai-je dit, mon cher Bones, que Marcella - la fille de l’oncle Randolph -, est morte après une chute dans l’escalier de la cave et que mon oncle, se sentant responsable dans cet accident, s’est ensuite suicidé de chagrin et de remords ? Stephen m’a relaté ce drame dans l’une de ses lettres, à l’occasion du sinistre anniversaire de sa sœur défunte]... et il y a eu des morts, des disparitions, a poursuivi Mrs. Cloris, des drames...
» J’ai longtemps travaillé ici, Mr Boone, et je ne suis ni aveugle ni sourde. J’ai entendu des bruits sinistres dans les murs, des bruits affreux - des coups, des chocs et, une fois même, un étrange vagissement, une sorte de ricanement. Ça m’a tourné le sang en glace. Cet endroil est maléfique, je vous dis.
Et puis elle s’est arrêtée tout net, regrettant peut-être d’avoir trop parlé.
Quant à moi, je ne savais si je devais en rire, ou me vexer, me montrer curieux ou simplement prendre acte. Je crains que l’amusement l’ait emporté ce jour-là :
— Et de quoi redoutez-vous qu’il s’agisse, Mrs. Cloris ? De fantômes faisant tinter leurs chaînes ?
Mais elle s’est contentée de me regarder d’un drôle d’air :
— Les fantômes, il y en a peut-être. Mais pas dans ces murs. Ce ne sont pas des fantômes qui gémissent et pleurent comme des damnés et qui font tout ce raffut dans le noir. C’est... c’est...
— Allez-y, Mrs. Cloris, l’ai-je incitée à poursuivre. Vous en avez trop dit pour vous arrêter en si bon chemin.
Une expression étrange a traversé son visage; il y avait de la terreur, du courroux, mais aussi (je pourrais en jurer) une sorte de crainte religieuse.
— Certains êtres ne meurent pas, a-t-elle murmuré. Certains vivent à la lisière des deux mondes pour Le servir !
Et ce fut tout. Pendant quelques minutes, j’ai continué à la presser de questions, mais elle s’était refermée comme une coquille, refusant d’en dire davantage. De guerre lasse, j’ai abandonné, craignant de la voir quitter les lieux pour de bon.
Ce fut la fin du premier épisode. Mais il y eut un autre incident, le lendemain soir. Calvin avait fait un feu au rez-de-chaussée et je m’étais installé dans le salon; je piquais du nez sur mon numéro de The Intelligencer, en écoutant le tapotis de la pluie sur la grande baie vitrée. Je me sentais bien, comme on peut l’être quand tout est froid et sinistre au-dehors et qu’on est au chaud à l’intérieur ; mais un moment plus tard, Cal est apparu sur le seuil de la porte, l’air excité et un peu inquiet.
— Vous êtes réveillé, monsieur ?
— Vaguement. Que se passe-t-il ?
— J’ai trouvé quelque chose à l’étage. Il vaudrait mieux que vous voyiez ça,
a-t-il répondu avec un affolement contenu.
Je me suis levé et l’ai suivi. Pendant que nous gravissions le grand escalier, Calvin a dit :
— Je lisais un livre dans le bureau à l’étage - un roman plutôt étrange - quand j’ai entendu des bruits dans le mur.
— Des rats. Et alors ?
Il s’est arrêté et m’a regardé d’un air grave. La lampe qu’il tenait à la main projetait des ombres bizarres, striant de noir les tentures et les personnages des tableaux qui semblaient désormais nous scruter avec inquiétude. Au-dehors, le vent a poussé un bref mugis sèment.
— Ce ne sont pas des rats, a répondu Cal. Il y a eu des sortes de lamentations et des coups derrière la bibliothèque, et puis cet horrible gargouillis - vraiment horrible. Et puis ça s’est mis à gratter, comme si quelque chose essayait de sortir de là... pour m’attraper !
Vous imaginez mon étonnement, Bones. Calvin n’est vraiment pas homme à laisser son imagination prendre le pas. Finalement, je me demande s’il n’y a pas un mystère ici - et pourquoi pas, un mystère particulièrement effrayant...
— Et ensuite ? lui ai-je alors demandé.
Nous avons longé le couloir et j’ai vu la lumière filtrer du bureau et éclairer le sol de la galerie. Cette vision m’a serré le cœur; la nuit n’avait plus rien de douillet, je peux vous l’assurer!
— Les grattements ont cessé. Au bout d’un moment les coups et les chocs ont repris, cette fois en s’éloignant de moi. Il y a eu une pause, et j’ai entendu tout bas, presque inaudible, un rire - je peux le jurer ! Je me suis approché des rayonnages et j’ai commencé à tirer le meuble, pensant qu’il y avait peut-être une cloison ou une porte dérobée derrière.
— Et tu en as trouvé une ?
Cal s’est immobilisé sur le pas de la porte du bureau.
— Non. Mais j’ai trouvé ça !
Nous sommes entrés et j’ai vu un trou rectangulaire dans le rayonnage de gauche. Les livres, à cet endroit, étaient factices. Cal avait découvert une cache! J’ai levé ma lampe dans l’ouverture; il n’y avait rien dans l’orifice, sinon une épaisse couche de poussière, vieille de plusieurs décennies.
— Dedans, il y avait ceci... m’a annoncé Cal en me tendant une feuille de papier ministre, toute jaunie par le temps.
Il s’agissait d’une carte dessinée avec une plume fine comme un fil d’araignée - la carte d’une ville ou d’un village. On distinguait huit bâtiments, dont un affublé d’un clocher, avec la légende : « Le ver qui gâte le fruit. »
Une flèche désignait un endroit dans le coin supérieur gauche, c’est-à-dire au nord-ouest de ce village, avec l’inscription : Chapelwaite.
Calvin m’a alors dit :
— En ville, quelqu’un, avec une crainte évidente, m’a parlé d’un village abandonné appelé Jerusalem’s Lot. Apparemment, les gens d’ici ne s’en approchent pas.
— Et ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? ai-je demandé en désignant la curieuse légende sous le clocher.
— Je l’ignore.
Le souvenir de Mrs. Cloris, fière et en même temps apeurée, me revint un court instant en mémoire.
— Le ver..., ai-je murmuré.
— Vous savez quelque chose, monsieur ?
— Peut-être... Ce serait amusant d’aller jeter un coup d’œil dans ce village, tu ne penses pas, Cal ?
Il a hoché la tête, les yeux pétillants. On a ensuite passé près d’une heure à sonder cette cache à la recherche d’une ouverture dans le mur, mais en vain. Aucun bruit étrange non plus ne s’est fait entendre.
Nous sommes partis nous coucher sans autre aventure pour la nuit.
Le lendemain matin, Calvin et moi, nous nous sommes équipés pour notre périple à travers les bois. La pluie de la nuit avait cessé, mais le ciel était bas et lourd. Je voyais Cal me jeter des regards inquiets ; je me suis hâté de le rassurer : si je fatigue trop ou si le voyage s’avère trop long, je n’hésiterai pas à renoncer à mon projet, lui ai-je promis. Nous emportions avec nous un panier pique-nique, une bonne boussole Buckwhile et, bien entendu, la vieille carte de Jérusalem’s Lot.
C’était une journée sombre et curieuse ; pas un oiseau ne chantait, pas une bête ne détalait dans les fourrés tan dis que nous progressions à travers les pins noirs en direction du sud-est. Les seuls sons étaient ceux de nos propres pas et la rumeur lointaine de l’Atlantique martelant les falaises. L’odeur de la mer, anormalement capiteuse, était notre unique compagne de marche.
Nous n’avions pas parcouru trois kilomètres lorsque nous avons débouché sur une ancienne route de rondins noyée par la végétation; on appelait ce type de voie autrefois des « chemins de rolons ». Comme la roule filait globalement au sud-est, nous l’avons empruntée pour gagner du temps. Nous parlions peu. Le jour, avec ses nuages toujours aussi menaçants, pesait sur nos esprits.
Vers onze heures du matin, nous avons entendu un tintement d’eau. L’ancienne route a viré brusquement sur la gauche; et de l’autre côté d’un petit torrent, comme une apparition, a surgi Jerusalem’s Lot !
Le cours d’eau mesurait environ trois mètres de large, qu’une passerelle couverte de mousse enjambait. Sur l’autre rive, mon cher Bones, se dressait un adorable petit village - patiné par le temps, certes, mais remarquablement préservé. Plusieurs maisons, de cette forme à la fois austère et imposante qui a fait la renommée des colons puritains, se pressaient près de la berge abrupte. Plus loin, le long d’une rue envahie d’herbe folle, trois ou quatre petites constructions ayant abrité sans doute des échoppes ou d’anciens commerces, et au-delà encore, la flèche de l’église (représentée sur la carte) s’élevait contre le ciel gris - un cône sinistre avec sa peinture écaillée et sa croix tordue.
— Le ver qui gâte le fruit..., a murmuré Cal à côté de moi.
On a traversé la rivière pour gagner la bourgade et c’est là, cher Bones, que mon histoire devient pour le moins étonnante. Accrochez-vous !
L’air s’est comme chargé de plomb lorsque nous nous sommes enfoncés dans le village - un air subitement lourd et épais, si vous préférez. Les maisons étaient à l’abandon - les volets cassés, les toits éventrés sous le poids des neiges d’hiver, les fenêtres noires de crasse. Les ombres des façades décaties et gauchies formaient des flaques sinistres.
Tout d’abord, nous sommes entrés dans une ancienne taverne qui sentait le moisi - nous n’avions guère envie de pénétrer dans les maisons d’habitation où les gens autrefois se retiraient lorsqu’ils voulaient connaître un peu d’intimité. Un vieil écriteau, cloué au-dessus de la porte, annonçait « À la tête de sanglier » auberge. Le battant couina sur le dernier gond qui la maintenait, et nous sommes entrés dans la salle. L’odeur de pourriture nous a pris aussitôt à la gorge. Mais, derrière, nous avons perçu une fragrance plus écœurante encore, une pestilence poisseuse, l’odeur des miasmes du temps et de la putréfaction. Une puanteur pareille ne pouvait provenir que de cercueils éventrés ou de tombes profanées ! J’ai plaqué mon mouchoir sur mon nez et Cal m’a imité. Puis on a commencé à inspecter les lieux...
— Seigneur..., a bredouillé Cal.
— Plus personne n’est venu ici... plus jamais..., ai-je terminé pour lui.
En effet, l’endroit semblait dans son état d’origine. Les tables et les chaises se dressaient telles des sentinelles fantômes, recouvertes de leur manteau de poussière, usées, certes, par les grands écarts de température que connaît la Nouvelle-Angleterre, mais sinon intacte! Elles avaient attendu, là, dans le silence, témoins solitaires de lointaines décennies, que reviennent ceux qui étaient partis, qu’ils commandent de nouveau des bières ou de l’eau-de-vie, qu’ils jouent aux cartes et fument leur pipe d’argile... Un miroir rectangulaire était suspendu derrière le comptoir - intact, lui aussi. Vous savez ce que cela veut dire, Bones, n’est-ce pas ? Tous les gamins du monde adorent l’exploration sauvage et le vandalisme ; pas une seule maison « hantée » ne conserve longtemps ses vitres, si terrifiantes que fussent les rumeurs courant sur ses occupants ectoplasmiques ; pas un seul cimetière, non plus, sans une pierre tombale soulevée, un jour ou l’autre, par un petit vaurien... De petits vauriens, Preacher’s Corners ne devait pas en manquer !... Et les trois kilomètres qui séparent les deux bourgades est un saut de puce pour eux... Et pourtant le miroir de la taverne (qui avait dû coûter au propriétaire une petite fortune) n’était pas cassé - ni aucun autre objet fragile du lieu. Les seuls dégâts avaient été infligés par Dame Nature. La conclusion s’impose d’elle-même : Jerusalem’s Lot est un endroit que la population évite comme la peste. Mais pourquoi ? J’ai bien ma petite idée, mais avant de vous la soumettre, Bones, je préfère poursuivre le récit troublant de notre visite...
Nous sommes montés dans les chambres à l’étage. Les lits étaient faits, et des brocs d’eau étaient disposés à côté sur des tablettes, pour les ablutions. La cuisine paraissait tout aussi immaculée, hormis la couche de poussière et cette odeur de décomposition. Cette taverne aurait fait les délices d’un antiquaire; rien que le fourneau ancien, en parfait état de marche, lui aurait rapporté une coquette somme à la salle des ventes de Boston.
— Qu’en penses-tu, Cal ? ai-je demandé quand nous sommes ressortis dans la rue, sous le ciel bas.
— Rien de bon, Mr. Boone, m’a-t-il répondu avec une grimace douloureuse. Mais nous n’en savons pas encore assez...
On a visité ainsi les autres boutiques - il y avait une sellerie avec des coupons de cuir tombant en poussière, encore suspendus à leurs clous, une droguerie, un atelier de menuiserie avec des piles de planches de chêne et de pin, une forge de maréchal-ferrant.
Finalement, nous nous sommes résolus à entrer dans deux maisons d’habitation avant de gagner l’église au centre du village. Les deux bâtisses étaient dans le plus pur style puritain, pleines d’objets pour lesquels se serait damné un collectionneur, des lieux à la fois déserts et habités par cette odeur de pourri.
Nous avions l’impression d’être les seuls êtres vivants. Pas d’insectes, pas d’oiseaux, pas même une toile d’araignée dans un coin de fenêtre! Juste de la poussière.
Enfin, nous sommes arrivés à l’église... Elle se dressait au-dessus de nous, sombre, froide et lugubre. Les vitraux étaient noirs à cause des ténèbres qui régnaient à l’intérieur; Dieu avait déserté l’endroit depuis bien longtemps.- c’était une certitude. Nous avons gravi les marches du perron et j’ai posé la main sur la grosse poignée de fer. Calvin et moi avons échangé un regard inquiet, puis j’ai tiré le battant. Depuis combien de temps cette porte n’avait-elle pas été ouverte ? Cinquante ans ? Peut-être bien davantage... Les gonds, incrustés de rouille, ont poussé des couinements stridents. L’odeur de décomposition omniprésente était, ici, quasiment palpable. Cal a hoqueté et a tourné la tête vers l’extérieur à la recherche d’un air moins vicié.
— Monsieur, vous êtes sûr que ça va ?
— Tout va bien, ai-je répondu tranquillement. Mais en mon for intérieur, je n’étais pas tranquille du tout, Bones, et je ne le suis toujours pas. Comme Moïse, comme Jéroboam, comme le pasteur Increart Mather, et comme notre Hanson (lorsqu’il est d’humeur à philosopher), je crois qu’il y a des lieux malfaisants, des édifices où le lait du cosmos a tourné et est devenu aigre. Cette église est un tel endroit; j’en suis absolu ment persuadé.
Nous avons traversé un long vestibule bordé de portemanteaux poussiéreux et de rayonnages de missels Les murs étaient aveugles. Des lampes à huile étaient disposées dans des niches. Une pièce parfaitement anodine... jusqu’à ce que j’entende le hoquet de stupeur de Cal et que je découvre l’objet de sa surprise.
Une véritable horreur !
Je n’ose la décrire en détail. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il s’agit d’un tableau dans un cadre ouvragé, dans le style d’un Rubens, montrant une parodie obscène de la Vierge à l’enfant, avec, à l’arrière-plan, rampant dans l’ombre, d’étranges créatures.
— Seigneur! ai-je fait.
— Le Seigneur a abandonné ce lieu, a répliqué Calvin, et Ses mots sont restés en suspens dans l’air.
J’ai ouvert la porte donnant dans la nef, et la puanteur se fit miasme épais. Il était presque impossible de respirer.
Dans le clair-obscur de l’après-midi, les bancs formaient des alignements fantomatiques tournés vers l’autel. Au-dessus trônaient une haute chaire de chêne et un narthex noyé d’ombres où l’on percevait des scintillements dorés.
Dans un sanglot étouffé, Calvin, en bon croyant, s’est signé, et je l’ai imité. Les reflets d’or provenaient d’une superbe croix ouvragée - mais elle était placée tête en bas - le symbole des messes sataniques !
— Gardons notre sang-froid, ai-je bredouillé. Restons calmes, Calvin. Surtout, pas de panique.
Mais une main noire avait étreint mon cœur ; jamais je n’ai eu aussi peur de ma vie! Malade, j’ai senti la cape de la mort descendre sur moi pour m’envelopper et je pensais que rien n’était plus terrifiant... mais ça... ça !...
On s’est avancés dans l’allée centrale, le bruit de nos pas se répercutant en échos tout autour de nous. Nos semelles laissaient des traces dans la poussière comme dans de la neige. Et sur l’autel, d’autres sinistres objets d’art1 nous attendaient. Des horreurs que je ne saurais ni ne veux vous décrire.
J’ai commencé à gravir les marches menant à la chaire.
— Non, Mr. Boone ! s’est écrié Cal. Il ne faut pas...
1. En français dans le texte. (N.d.T.)