C’était venu en partie d’elle et en partie de lui ce premier soir et, après, comme ils étaient étendus sur le lit dans l’obscurité de la chambre, elle avait commencé à pleurer et à lui dire que ce qu’ils avaient fait était mal. Il lui avait dit que c’était bien, au contraire, ne sachant pas si c’était bien ou si c’était mal et ne s’en souciant pas. Et puis le vent d’hiver s’était mis à gémir, la chambre était chaude et rassurante et ils avaient fini par s’endormir gentiment serrés l’un contre l’autre.

Mon Dieu, comme le temps filait ! C’était comme une rivière. Elle coule, elle coule si vite... Il se demanda si le type là-haut, l’écrivain, le savait, ça.

 Il recommença à lustrer la rambarde avec de grands mouvements énergiques.

 

 

9

 

 

10 heures.

C’était l’heure de la récréation à l’école primaire de Stanley Street, l’école la plus récente de Salem, celle dont la ville tirait sa fierté. Elle avait coûté une fortune au district, qui n’avait d’ailleurs pas encore fini de la payer. C’était un bâtiment bas, tout en glaces, avec quatre grandes salles de classe, aussi resplendissant et aussi moderne que l’école primaire de Brock Street était vieille et noire.

Richie Boddin, qui était considéré comme le caïd de l’école et qui en était fier, s’avança dans la cour d’un pas assuré, cherchant à repérer le nouveau, cette grosse tête qui connaissait toutes les réponses en math. Il importait que tout nouveau sache qui était le maître ici, mais particulièrement celui-là, ce chouchou de professeurs, avec ses lunettes et son air efféminé.

À onze ans, Richie pesait soixante-cinq kilos. Depuis qu’il était tout petit, il avait entendu sa mère faire admirer à tout le monde comme son Richie était grand et fort. Il était pénétré de sa supériorité. Il lui semblait parfois que le sol tremblait sous ses pas quand il marchait. Quand il serait grand, il fumerait des Camel, comme son père.

Les plus grands avaient une peur panique de lui et les plus petits le considéraient comme le totem de la cour de récré. Quand il quitterait l’école primaire, qui le remplacerait ? Il éprouvait une satisfaction intense en pensant à tout cela.

Voilà, il était là, ce type, ce Pétrie, attendant d’être choisi pour la partie de ballon de la récréation.

  Hé ! fit Richie d’une voix de stentor.

Tout le monde leva la tête, sauf Pétrie. Il y eut dans les yeux de tous une expression d’affolement, suivie .d’une expression de soulagement quand ils se furent rendu compte que l’œil du maître n’était pas posé sur eux.

  Hé, toi ! Les quat’s-yeux !

Mark Pétrie se retourna et regarda Richie. Ses lunettes cerclées de métal brillaient sous le soleil du matin. Il était aussi grand que Richie, c’est-à-dire qu’il avait une tête de plus que la plupart des garçons de sa classe, mais il était plus élancé et son visage était celui d’un enfant studieux et pacifique.

  C’est à moi que tu parles ?

  C’est à moi que tu parles ? répéta Richie en prenant une voix de fausset. T’as une voix de pédé, quat’s-yeux, tu le savais ?

  Non, je ne le savais pas, dit Mark Pétrie.

Richie s’avança d’un pas.

  Je parie que tu la suces, quat’s-yeux. Je parie que tu la suces, la bonne carotte poilue.

  Ah ! bon.

Le ton poli de Mark était exaspérant.

  Ouais, on me l’a dit que tu la suçais. Et pas que le jeudi. Non, tous les jours. Tu peux pas t’en passer.

Les gosses avaient commencé à se rassembler pourvoir Richie enfoncer le nouveau. Miss Holcomb, qui était responsable de la récréation cette semaine-là, était dans la cour du devant en train de surveiller les petits sur les balançoires.

  Qu’est-ce que tu me veux ? demanda Mark Pétrie.

Il regardait Richie comme s’il se trouvait en face d’un spécimen nouveau de scarabée.

  Qu’est-ce que tu me veux ? reprit Richie, toujours d’une voix de fausset. Je ne te veux rien. Simplement j’ai entendu dire que t’étais un beau pédé, c’est tout.

  C’est vrai ? demanda Mark, toujours poli. Eh bien, moi, j’ai entendu dire que tu étais un gros tas de merde, voilà ce que j’ai entendu dire.

Un lourd silence tomba. Les autres garçons restèrent la bouche ouverte, fascinés. Ils n’avaient encore jamais vu quelqu’un signer son arrêt de mort. Richie fut cloué par la surprise et resta, lui aussi, bouche bée.

Mark retira ses lunettes et les tendit à un de ses voisins.

  Tu veux me tenir ça ?

Le garçon les prit sans rien dire et regarda Mark avec de grands yeux.

Richie chargea. Ce fut une charge lourde et lente, sans grâce ni finesse. La terre tremblait sous ses pieds. Il se sentait plein de confiance en lui et tout joyeux de la tâche à accomplir. Il allait le ratatiner, le quat’s-yeux. Le premier coup de poing, il le recevrait tout droit dans la gueule et ses dents voleraient comme des touches de piano. Prépare-toi pour le dentiste, pédé. J’arrive.

Il balança son poing droit devant lui, mais, au même instant, Mark fit un pas de côté et plongea en avant. Le poing de Richie passa par-dessus sa tête et Mark n’eut plus qu’à mettre son pied en travers pour que Richie, entraîné par la force de son coup, perde complètement l’équilibre. Richie poussa un grognement de rage en s’abattant sur le sol. Et la masse des spectateurs fit : « Aaaah ! »

Mark savait très bien que s’il laissait son adversaire reprendre l’avantage il ne s’en tirerait pas. Il était agile, mais ça ne suffisait pas. Dans un combat de rue, c’eût été le moment de filer, de distancer son poursuivant et de se retourner pour lui faire un bras d’honneur. Mais on était dans une cour d’école et il savait très bien que, s’il n’en finissait pas maintenant, ce type passerait son temps à lui chercher des crosses.

Un cinquième de seconde lui suffit pour mesurer tout ça.

Il sauta sur le dos de Richie Boddin.

Richie poussa un autre grognement. Les spectateurs firent encore une fois :

« Aaah ! » Mark attrapa le bras de Richie en prenant soin de le saisir au-dessus de l’aisselle afin que la sueur ne lui fît pas lâcher prise et le lui tordit derrière le dos. Richie poussa un cri de douleur.

  Dis pardon, lui ordonna Mark.

Richie répondit par un juron.

Mark tira le bras de Richie jusqu’à son omoplate et ce dernier cria de nouveau. Il était plein d’indignation, de crainte et d’étonnement. Ça ne lui était jamais arrivé encore. Il n’était pas possible que ça soit en train de lui arriver. Pas possible qu’un misérable pédé à lunettes soit assis sur son dos, à lui tordre le bras et à le faire crier de douleur devant ses vassaux.

    Dis pardon, répéta Mark.

Richie se mit sur les genoux. Mark serra les siens de toutes ses forces, comme un cavalier qui monte à cru, et réussit à se maintenir. Ils étaient tous les deux couverts de poussière, mais Richie était nettement le plus défraîchi. Il avait la figure rouge et ruisselante de sueur, les yeux gonflés et une grande griffure en travers de la joue.

Il essaya de faire passer Mark par-dessus ses épaules, et Mark lui tira de nouveau sur le bras. Cette fois, Richie ne cria pas. Il gémit.

  Dis pardon, ou je te pète le bras.

La chemise de Richie était sortie de son pantalon. Son ventre le brûlait. Il commença à sangloter en secouant violemment les épaules. Mais cet affreux type restait collé à son dos. Il avait l’avant-bras gelé et l’épaule enfeu.

  Lâche-moi, fils de pute, salaud, tordu !

Un cri de douleur.

  Dis pardon.

  Non!

Richie tomba en avant, le nez dans la poussière. La douleur le paralysait. Il avait de la terre dans la bouche et dans les yeux. Il agita désespérément les jambes. Il avait oublié que la terre tremblait sous ses pas quand il marchait. Il avait oublié qu’il allait fumer des Camel comme son père quand il serait un homme.

  Pardon ! Pardon ! Pardon ! cria-t-il.

Il avait l’impression qu’il aurait été capable de crier pardon pendant des heures, pendant des jours, pour récupérer son bras.

  Dis : je suis un gros tas de merde.

  Je suis un gros tas de merde ! hurla Richie dans la poussière.

  Ça va.

Mark Pétrie desserra son étreinte et se retira prudemment hors de portée de Richie. Ses cuisses lui faisaient mal et il espérait que Richie était hors d’état de continuer à se battre, sinon il ne donnerait pas cher de lui.

Richie se releva et jeta un regard circulaire. Tous évitèrent son regard. Le gosse des Glick avait les yeux tournés vers Mark Pétrie et le contemplait comme s’il avait été un dieu.

Richie resta immobile, sous le choc, n’en revenant pas d’être tombé si vite de son trône. Son visage était tout crasseux, sauf là où les larmes étaient passées, des larmes de rage et de frustration. Il songea à se jeter sur Pétrie, mais sa honte, sa peur aussi, toute neuve, énorme, l’en dissuadèrent. Plus tard... Plus tard... Son bras lui faisait un mal de chien. Sale fils de pute ! Si jamais je te chope, je...

Mais pas aujourd’hui. Il tourna les talons et s’éloigna. Cette fois, le sol ne trembla pas sous ses pieds. Il gardait les yeux baissés, pour ne voir aucun visage.

Un rire fusa du côté des filles - un rire moqueur, aigu, qui retentit dans l’air comme un carillon.

Richie ne releva pas la tête pour voir qui avait ri.

 

 

10

 

 

11 h 15.

La décharge municipale de Jerusalem’s Lot était située au bout d’une petite route partant de Burns Road, à trois kilomètres au-delà du cimetière d’Harmony Hill. D’abord carrière de gravier, l’endroit était devenu une décharge lorsqu’on en était arrivé à l’argile. C’était en1945.

Dud Rogers entendait le petit bruit régulier de la tondeuse à gazon de Mike Ryerson à quelque distance en contrebas. Bientôt, avec  les crépitements du feu, il ne l’entendrait plus.

Depuis 1956, c’était lui le gardien de la décharge et, chaque année, l’assemblée générale de la ville le reconduisait dans ses fonctions, à l’unanimité des voix. C’était devenu une formalité, une affaire de routine. Dud habitait sur la décharge dans une cahute en papier goudronné. Il avait cloué sur la porte branlante une pancarte   «Gardien de la décharge». Depuis qu’il avait obtenu un poêle de ces radins de la mairie, trois ans auparavant, il avait quitté son appartement en ville pour vivre là définitivement.

Il était bossu, et sa tête formait avec son tronc un angle bizarre, comme si Dieu lui avait donné une claque un peu trop vigoureuse avant de le laisser venir au monde. Ses bras de singe, qui lui descendaient presque jusqu’aux genoux, étaient incroyablement robustes. Il suffisait de se souvenir de l’épisode du coffre de la quincaillerie... les éboueurs s’étaient mis à quatre pour charger le vieux sur la benne, quand le nouveau avait été installé dans la boutique (un nouveau modèle, encastré dans le mur). Les pneus s’étaient tout aplatis sous la masse. Mais Dud Rogers l’avait soulevé, les tendons du cou gros comme des cordes, les veines du front et des biceps gonflés comme des câbles bleus, et tout seul, à bout de bras, il avait balancé le machin d’acier dans la fosse.

Dud aimait sa décharge. Il aimait houspiller les enfants qui venaient chiper des bouteilles, il aimait régler la circulation des voitures et choisir le lieu de dépôt des ordures, il aimait la récupération dont il avait le privilège en tant que gardien. On pouvait bien ricaner de le voir marcher à travers des montagnes d’ordures avec ses bottes qui lui montaient jusqu’aux cuisses, ses gants de cuir, son pistolet à la ceinture, son sac sur l’épaule et son couteau de poche à la main, peu lui importait. On trouvait des fils de cuivre en pagaille et quelquefois, même des moteurs entiers avec tout leur bobinage intact, et le cuivre valait un bon prix à Portland. Il y avait aussi des bureaux, des fauteuils, des sofas hors d’usage, mais qu’on pouvait très bien rafistoler et vendre aux magasins d’antiquités de la route n° 1. Dud roulait les marchands et les marchands roulaient les touristes. Est-ce que tout n’était pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Deux ans plus tôt, il avait trouvé un lit ancien en bois ; le cadre était cassé, mais il l’avait vendu à un pédé de Wells pour deux cents dollars. L’autre tantouze était tombé en extase devant cet « authentique meuble campagnard de la Nouvelle-Angleterre ». Bien sûr, Dud ne lui avait pas dit qu’il avait effacé le tampon made in Grands Rapids qui était apposé derrière la tête de lit.

Tout au bout de la décharge, c’était le coin des voitures - Buick, Ford, Chevrolet et il en passait. C’était fou les trésors qu’on pouvait trouver sur les carcasses ! Les radiateurs étaient les pièces les plus recherchées, mais un bon carburateur double corps pouvait rapporter sept dollars, une fois bien nettoyé. Sans parler des courroies de ventilateur, des feux, des têtes Delco, des pare-brise, des volants et des paillassons de bas de caisse.

Oui, la décharge était un endroit merveilleux, à la fois Disneyland et Shangri-La. Il avait un joli petit pécule, à présent, qu’il gardait précieusement dans une boîte noire, enterrée sous sa chaise longue. Mais ce n’était pas l’argent le meilleur de l’histoire...

Le meilleur, c’était le feu - et les rats.

Dud brûlait régulièrement ses ordures ; une partie, le dimanche matin et le mercredi matin, et une autre le lundi soir et le vendredi soir. Les feux du soir étaient les plus beaux, avec les jolies flammes d’un rouge sombre qui s’échappaient des sacs-poubelles verts, des piles de journaux et de vieux cartons. Mais ses préférés, c’étaient les feux du matin... à cause des rats.

Après avoir allumé un foyer, il s’installait sur sa chaise longue pour regarder la colonne de fumée noire s’élever dans le ciel et faire fuir les mouettes, et attendait tranquillement, son 22 long rifle à la main, que les rats sortent.

Quand enfin ils apparaissaient, c’était en bataillons. Tous plus dégoûtants les uns que les autres, gras, gris, avec des yeux roses, couverts de puces et des tiques accrochées à leurs flancs. Leur queue traînait derrière eux comme un long bout de chair. Dud adorait tirer surles rats.

  T’achètes de quoi exterminer une armée, Dud ? lui disait George Middler, le quincaillier, de sa voix trop forte, en déposant sur le comptoir les boîtes de munitions. C’est la ville qui paie pour ça ?

C’était une vieille plaisanterie. Quelques années auparavant, Dud avait demandé au conseil de la ville l’achat de deux mille cartouches à pointes creuses de calibre 22 et Bill Norton l’avait envoyé se faire voir.

  Il s’agit pourtant d’un service d’utilité publique, George ! rétorquait invariablement Dud.

Là, ce gros, avec sa patte arrière à la retourne, c’était George Middler tout craché. Il avait quelque chose dans la bouche qui ressemblait à un morceau de foie de poulet.

  Viens là, George, viens, dit Dud.

Et il pressa sur la détente. Une détonation sourde, et le rat fit la culbute et s’affaissa. Les pointes creuses, c’était ce qu’il y avait de mieux. Un jour, il se trouverait un gros calibre, un 45 ou un 357 Magnum et on verrait ce que ça leur ferait, à ces petits salopards.

Au suivant maintenant. Celui-là, c’était cette petite pute de Ruthie Crockett, celle qui ne mettait pas de soutien-gorge pour aller à l’école, celle qui donnait toujours des coups de coude à ses copines en ricanant quand Dud passait dans la rue. Bang, adieu, Ruthie.

Les rats essayaient désespérément de gagner l’autre bout de la décharge, mais, avant qu’ils y fussent parvenus, Dud en avait tué six. C’était une bonne matinée. Il s’approcha pour les regarder et vit les tiques quitter les cadavres comme... comme... eh bien, comme les rats désertent un navire.

Cette idée lui parut particulièrement réjouissante. Il cala son corps difforme sur sa chaise longue et partit d’un long rire tandis que le feu continuait à ramper à travers les ordures.

Oui, vraiment, la vie était belle.

 

 

11

 

 

12 heures.

La sirène de la ville gémit pendant douze bonnes secondes, annonçant aux enfants des trois écoles de Salem l’heure du déjeuner et saluant la venue de l’après-midi. Lawrence Crockett, deuxième représentant de la population au conseil de la ville et propriétaire de l’Immobilière du Maine, posa le livre qu’il était en train de lire (Le Harem de Satan) et mit sa montre à l’heure. Puis il se leva et alla suspendre dans la devanture la pancarte « Réouverture à 13 heures ». Sa routine était invariable. Il se rendait au café L’Excellent, prenait deux cheeseburgers garnis avec une tasse de café et lorgnait les jambes de Pauline en fumant un cigare William Penn.

Il tourna la poignée pour vérifier que la porte était bien fermée et descendit Jointner Avenue. Au premier croisement, il fit halte pour jeter un regard vers Marsten House. Il y avait une voiture dans l’allée. À cette distance, elle apparaissait comme une petite tache brillante. Il sentit son estomac se contracter. Il y avait maintenant un peu plus d’un an de cela, il avait vendu d’un coup, au même acheteur, la vieille laverie de Salem et Marsten House. Cette affaire avait été la plus étrange de sa vie et pourtant Dieu sait qu’il en avait fait d’étranges ces dernières années. Le propriétaire de la voiture, là-haut, devait être, selon toute vraisemblance, le dénommé Straker, R.T. Straker. Et justement, ce matin, il avait reçu une lettre de lui...

Un an auparavant, donc, par un bel après-midi de juin, le type en question s’était arrêté devant son bureau. Il était sorti de sa voiture et était resté un instant sur le trottoir avant d’entrer. C’était un homme de haute taille vêtu, malgré la chaleur, d’un complet veston. Son crâne était aussi lisse et poli qu’une boule de billard. Et pas la moindre trace de sueur sur son front. Ses sourcils traçaient comme une ligne noire au-dessus des orbites profondément creusées. Il avait à la main un élégant porte-documents en cuir noir. Larry était seul dans son bureau quand l’inconnu était

entré ; sa secrétaire à mi-temps, une jeune fille de Falmouth qui possédait la plus ravissante paire de nichons qui se pût voir, travaillait l’après-midi chez un avocat de Gates Falls.

L’homme s’était assis dans le fauteuil réservé aux clients, avait posé son porte-documents sur ses genoux et avait regardé Larry Crockett. Larry avait été contrarié de voir qu’il ne parvenait pas à déchiffrer ce regard. Il se savait capable d’habitude de dire ce que quelqu’un voulait avant même qu’il n’eût ouvert la bouche. Cet homme ne s’était pas approché des photos de maisons à vendre qui garnissaient les murs de son bureau, ne lui avait pas tendu la main, ne s’était pas présenté, ne l’avait même pas salué.

  Que puis-je faire pour vous ? avait demandé Larry.

  Je suis venu vous trouver pour acheter une résidence et un local commercial dans votre charmante ville, avait dit l’homme.

Il parlait d’une voix unie et sans inflexions, un peu comme celle de la personne qui donne les renseignements météorologiques au téléphone.

  Mais c’est parfait, avait répondu Larry. Nous avons quelques très belles propriétés qui pourraient...

  Inutile, avait dit l’homme. (Et il avait fait un geste de la main pour dissuader Larry de poursuivre. Larry avait été fasciné par la longueur de ses doigts. Le médius ne devait pas mesurer loin de quinze centi-mètres.) Le local commercial que j’ai en vue se situe à côté de la mairie. En face du parc.

  Oui, je vois ce dont il s’agit. C’était une laverie. Elle a fermé il y a un an. Elle est très bien placée et si vous...

L’homme l’avait interrompu :

  Quant à la résidence, c’est cette maison que l’on appelle ici Marsten House.

Larry était depuis trop longtemps dans les affaires pour laisser voir sa stupéfaction.

  Vraiment ?

  Oui. Je m’appelle Straker. Richard Throckett Straker. Tous les papiers seront à mon nom.

  Très bien, avait dit Larry. (L’homme était décidé à traiter une affaire, cela au moins c’était clair.) Le prix demandé pour Marsten House est de quatorze mille, mais je pense que mes clients se satisferaient d’un peu moins. Pour ce qui est de la vieille laverie...

  Ne vous fatiguez pas. J’ai été autorisé à payer le tout un dollar.

  Un...

Larry avait penché la tête comme un homme qui n’a pas bien entendu.

  Oui. Un instant, je vous prie.

Les longs doigts de Straker avaient manœuvré le fermoir du porte-documents et en avaient tiré quelques papiers réunis dans une chemise en Rhodoïd bleu.

Larry Crockett attendait, les sourcils froncés.

  Lisez, je vous prie. Cela nous fera gagner du temps.

Larry ouvrit la chemise et examina le premier feuillet, avec l’air résigné de celui qui a affaire à un fou. Ses yeux parcoururent le texte de droite à gauche et soudain se figèrent sur un passage.

Straker esquissa un sourire. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et sortit un étui à cigarettes en or. Il choisit une cigarette, la tapota sur le bureau pour tasser le tabac et l’alluma avec une allumette. Le parfum acre du tabac turc emplit la pièce, diffusé parles pales du ventilateur.

Pendant près de dix minutes, ce fut le silence, ponctué seulement par le bourdonnement des pales et les bruits assourdis de circulation filtrant de la rue. Straker fuma sa cigarette jusqu’au bout, écrasa le mégot rougeoyant entre ses doigts et en alluma une autre.

Larry releva la tête, le visage blême sous le choc.

  C’est une plaisanterie. Ça vient de qui ? C’est un coup de John Kelly, c’est ça ?

  Je ne connais aucun John Kelly. Et je ne plaisante pas.

— Mais ces papiers... à mon nom..., cet acte de propriété... nom de Dieu, vous savez que le terrain dont il est question vaut au moins un million et demi de dollars  ?

  Vous voulez rire, avait dit froidement Straker. Il en vaut quatre millions. Et bientôt il en vaudra bien plus, quand le centre commercial aura été construit.

  Que voulez-vous de moi  ? avait demandé Larry d’une voix dure.

  Je vous ai dit ce que je voulais. Mon associé et moi, nous avons fait le projet de monter une affaire dans cette ville et nous avons l’intention d’habiter MarstenHouse.

  Quelle sorte d’affaire ? Meurtres & Compagnie ? Straker avait eu un sourire froid.

— Une affaire des plus ordinaire, désolé de vous décevoir, un magasin de meubles avec un département d’antiquités pour les collectionneurs. Mon associé est un expert en la matière.

  Ne me racontez pas de salades ! avait rétorqué Larry. Vous pourriez avoir Marsten House pour huit mille cinq cents dollars et la boutique pour seize mille dollars. Votre associé ne doit pas l’ignorer. Vous devez bien savoir aussi tous les deux qu’un magasin de meubles et d’antiquités n’a pas sa place dans une petite ville comme la nôtre.

  Quand mon associé s’intéresse à quelque chose, il creuse à fond la question, avait dit Straker. Il sait que votre ville est située sur une grand-route empruntée parles touristes et par les estivants. C’est avec ces gens-là que nous comptons faire nos bénéfices. Et puis, de toute façon, ce n’est pas votre affaire. Y a-t-il quelque chose à redire aux papiers que vous avez en main ?

Larry avait donné quelques petits coups sur la table avec la chemise en Rhodoïd.

  Non, apparemment pas. Mais vous pouvez me raconter ce que vous voulez sur vos intentions ; moi, je ne veux pas me faire avoir.

  Il n’en est pas question. (La voix de Straker avait pris un ton légèrement méprisant.) Votre avocat est à Boston, n’est-ce pas  ? Un certain Francis Walsh.

  Comment savez-vous ça ? avait aboyé Larry.

  C’est sans importance. Montrez-lui les papiers. Il vous en confirmera la validité. Le terrain sur lequel ce centre commercial va être construit sera vôtre si vous souscrivez à trois conditions.

  Ah ! avait dit Larry, comme soulagé. Des conditions.

Il s’était appuyé contre le dossier de son fauteuil et avait pris un William Penn dans la boîte à cigares en céramique posée sur le bureau. Il n’avait repris la parole qu’après l’avoir allumé avec une allumette frottée sur la semelle de sa chaussure et en avoir tiré tranquillement une première bouffée.

  Nous y voilà. Annoncez la couleur.

  Première condition : vous allez me vendre Marsten House et le local commercial pour un dollar. En ce qui concerne la maison, votre client est une société de Bangor. Le local commercial appartient actuellement à une banque de Portland. Je suis sûr que les deux parties seront d’accord pourvu que vous versiez un complément correspondant au minimum requis pour ne pas attirer l’attention de l’administration fiscale. Moins votre commission, bien sûr.

  Où avez-vous pris tous vos renseignements ?

  Ce n’est pas votre affaire, Mr. Crockett. Deuxième condition : vous ne direz rien à personne de notre petite transaction. Rien. Si on soulève la question devant vous, tout ce que vous savez, c’est ce que je vous ai dit : nous sommes deux associés qui lançons un commerce destiné aux touristes et aux estivants. C’est très important.

  Je suis discret.

  Je n’en doute pas, néanmoins j’insiste sur le sérieux de cette condition. Un jour viendra peut-être, Mr. Crockett, où vous serez tenté de faire part à quelqu’un de la merveilleuse affaire que vous allez réaliser aujourd’hui. Si vous cédez à cette tentation, je le saurai et je vous ruinerai. Me suis-je bien fait comprendre ?

  On se croirait dans un mauvais film d’espionnage, avait fait remarquer Larry.

Il était resté impassible, mais il avait senti comme un frisson d’angoisse lui passer le long du dos. Straker avait dit : Je vous ruinerai, aussi naturellement qu’il aurait dit : Comment allez-vous ? et sa petite phrase en avait pris d’autant plus de poids. Et puis comment ce type pouvait-il être au courant pour Frank Walsh ? Même sa femme ne le savait pas.

  Vous m’avez compris, Mr. Crockett ?

  Oui, avait répondu Larry. J’ai l’habitude de jouer serré.

Straker avait adressé de nouveau à Larry un sourire glacial.

  Je sais. C’est pour cela que je fais affaire avec vous.

  La troisième condition ?

  La maison a besoin d’être un peu rénovée.

  C’est le moins qu’on puisse dire, avait répliqué sèchement Larry.

  Mon associé a l’intention de mener la chose à bien lui-même. Mais vous lui servirez d’intermédiaire. Nous ferons de temps en temps appel à vous. De temps en temps je requerrai les services des personnes que vous employez pour apporter certaines choses, soit à la maison, soit au magasin. Vous n’en parlerez à personne. Vous m’avez compris ?

  Ouais. J’ai compris. Mais vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

Straker avait haussé les sourcils.

  Je ne vois pas le rapport.

  Il y en a pourtant un, très clair. Nous ne sommes pas à Boston ou à New York. Même si je reste bouche cousue, les gens vont clabauder. Il y a par exemple sur Railroad Street une vieille pipelette du nom de Mabel Werts qui passe ses journées à sa fenêtre avec des jumelles.

  Je me moque des gens de la ville. Mon associé s’en moque aussi. Dans les petites villes, il faut toujours que les gens parlent. Comme des pies sur un fil télégraphique. Ils ne tarderont pas à nous accepter.

Larry avait haussé les épaules.

  C’est votre affaire.

  Comme vous dites. Vous réglerez tous les frais et nous vous rembourserons au vu des factures. D’accord ?

Comme Larry l’avait dit à Straker, il avait l’habitude de jouer serré. C’était un des joueurs de poker les plus réputés de tout le comté de Cumberland. Bien qu’il eût gardé son calme tout au long de la conversation, il se sentait le cerveau en ébullition. L’affaire que lui offrait ce dingue était de celles qu’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie, et encore. Peut-être que le patron de ce type était un de ces multimilliardaires paranoïaques qui vivent complètement enfermés...

  Mr. Crockett ? J’attends.

  Je voudrais à mon tour poser deux conditions, avait dit Larry.

  Ah ? avait répliqué Straker avec un intérêt poli.

Larry avait agité la chemise en Rhodoïd.

  D’abord il faut que la validité de ces papiers mesoit confirmée.

  Naturellement.

  En second lieu, si vous faites là-haut quelque chose d’illégal, je ne veux pas le savoir. Je veux dire par là...

Il avait été interrompu par le rire de Straker, un rire étrangement froid, qui l’avait mis affreusement mal à l’aise.

  J’ai dit quelque chose de drôle ? avait-il demandé, sans la moindre envie de sourire.

  Ooooh... aaah... bien sûr que non, Mr. Crockett. Pardonnez-moi. J’ai trouvé ce que vous m’avez dit amusant pour des raisons qui me sont personnelles. Qu’alliez-vous ajouter ?

  Je voulais parler de ces travaux d’aménagement. Je ne tiens pas à être mouillé dans une affaire louche. Si vous avez l’intention de fabriquer de l’héroïne, du LSD ou des explosifs, je n’ai rien à y voir.

  D’accord, avait dit Straker. (Son visage était redevenu grave.) Marché conclu  ?

Larry avait répondu, avec une réticence qui l’avait surpris lui-même :

  Quand les papiers auront été vérifiés, je pense qu’il n’y aura pas d’obstacle. Bien que cela ressemble fort à un marché de dupes.

  Nous sommes aujourd’hui lundi, avait dit Straker. Voulez-vous que je vienne jeudi après-midi ?

  Disons plutôt vendredi.

  Parfait. (Il s’était levé.) Au revoir, Mr. Crockett.

Les papiers avaient été vérifiés. L’avocat de Larry à Boston lui avait appris que le terrain sur lequel le centre commercial de Portland devait être construit avait été acheté par une société fantôme du nom de « La Continentale foncière », dont le siège social était censé être à New York, dans les locaux de la Banque populaire d’escompte. Il n’avait trouvé dans les bureaux occupés en principe par cette société que des classeurs vides et de la poussière.

Straker était revenu le vendredi suivant et Larry avait signé les papiers. Il les avait signés la bouche sèche, avec le sentiment qu’en contrevenant pour la première fois à sa maxime   favorite : « On ne chie pas là où on mange », il s’était égaré. Le cadeau qui lui avait été fait était considérable mais, en voyant Straker mettre dans sa serviette les actes de propriété de Marsten House et de l’ancienne laverie municipale, il avait compris qu’il s’était livré pieds et poings liés à cet homme. Et à son associé, l’invisible Mr. Barlow.

Le mois d’août avait passé, l’été avait fait place à l’automne et l’automne à l’hiver. À mesure que le temps s’écoulait, Larry avait senti le soulagement l’envahir. Quand le printemps était venu, il était parvenu à oublier en quelque sorte le marché qu’il avait conclu pour entrer en possession des papiers reposant maintenant dans son coffre-fort de Portland.

Et puis les choses avaient commencé à arriver. Cet écrivain, Mears, était venu lui demander, il y avait de cela une dizaine de jours, si Marsten House était à louer et lui avait lancé un curieux regard quand il lui avait dit que la maison était vendue.

Hier, il avait trouvé dans sa boîte une lettre de Straker et un long tube en carton. La lettre était brève : Voudriez-vous je vous prie, mettre l’affiche que je vous envoie par même courrier à la devanture du magasin ? R. T. Straker. L’affiche était rédigée en termes on ne peut plus mesurés : « Ouverture dans une semaine. Barlow& Straker. Meubles de qualité. Bon choix d’antiquités. Entrée libre. » Il avait immédiatement chargé Royal Snow de la placer.

Et maintenant il y avait une voiture là-haut, devant Marsten House. Il s’attardait à la regarder quand il s’entendit héler :

  Tu dors, Larry ?

Il sursauta et vit à côté de lui Parkins Gillespie entrain d’allumer une Pall Mail.

  Non, dit-il avec un petit rire nerveux. Je réfléchis.

Parkins leva les yeux vers Marsten House devant laquelle la petite voiture étincelait sous le soleil. Il dirigea ensuite son regard sur l’affiche qui s’étalait à la devanture de la vieille laverie.

  Tu n’es pas le seul, j’imagine. C’est toujours une bonne chose dans une ville d’avoir des nouveaux venus. Tu les as vus, non ?

  L’un des deux. L’année dernière.

  Mr. Barlow ou Mr. Straker ?

  Straker.

  Il est plutôt sympathique, non ?

  Difficile à dire, dit Larry.

Il éprouva le besoin de se passer la langue sur les lèvres, mais ne le fit pas.

  On n’a fait que parler affaires. Ça m’a l’air d’être un type régulier.

  Bien. Très bien. Tu viens ? Je t’accompagne jusqu’à L’Excellent.

En traversant la rue, Lawrence Crockett pensait aux marchés conclus avec le diable.

 

 

12

 

 

13 heures.

Susan Norton entra dans le salon de coiffure de Babs Griffen (la sœur aînée d’Hal et de Jack) et lui dit en souriant :

  J’ai été bien contente, quand je t’ai téléphoné, que tu puisses me prendre tout de suite.

  Pas de problème au milieu de la semaine, dit Babs en mettant le ventilateur en marche. Mon Dieu, ce qu’il fait lourd ! Il va y avoir de l’orage.

Susan regarda le ciel qui était d’un bleu lumineux.

  Tu crois  ?

  Ouais, ouais, je suis sûre. Comment est-ce que tu les veux, chérie  ?

  Naturels, dit Susan en pensant à Ben Mears. Comme si je n’étais pas venue te voir.

  C’est ce qu’elles .disent toutes, soupira Babs en refermant la porte derrière Susan.

Son haleine sentait le chewing-gum aux fruits. Elle demanda à Susan si elle avait vu que des gens ouvraient une nouvelle boutique dans la vieille laverie. Elle avait l’impression que ça allait être des trucs chers, mais est-ce que ce ne serait pas gentil d’avoir une petite lampe-tempête pour faire pendant à celle qu’elle possédait déjà ? Oh! comme elle était contente d’avoir quitté la ferme et d’être venue s’installer en ville, et quel bel été on avait eu, quel dommage qu’on n’en ait plus pour longtemps...

 

 

13

 

 

15 heures.

Bonnie Sawyer était allongée sur son grand lit, dans sa maison de Deep Cut Road. C’était une vraie maison, pas une caravane, avec des vraies fondations et une cave. Son mari, Reg, gagnait gentiment sa vie comme mécanicien au garage Pontiac de Jim Smith, à Buxton.

Elle était nue, à l’exception d’une fine culotte bleue, et elle regardait avec impatience le réveil sur la table de nuit. 15 h 02. Qu’est-ce qu’il fichait ?

Comme par transmission de pensée, la porte de la chambre s’entrouvrit et Corey Bryant passa la tête dans l’interstice.

— C’est bon ? Il n’est pas là ? murmura-t-il.

Corey n’avait que vingt-deux ans ; il travaillait à la compagnie de téléphone depuis deux ans et cette liaison avec une femme mariée (en particulier avec une beauté comme Bonnie Sawyer, qui avait été élue Miss Cumberland en 1973) le rendait nerveux, mais l’excitait au possible.

Bonnie esquissa un sourire, de ses dents blanches et magnifiques.

  Si c’était le cas, chéri, tu aurais déjà un trou dans le ventre, si grand qu’on pourrait y regarder la télé !

Il s’approcha sur la pointe des pieds, sa ceinture d’outils, à sa taille, cliquetant de façon ridicule.

Bonnie gloussa et ouvrit ses bras.

  Je t’aime bien, Corey. Tu es mignon.

Le regard du jeune homme s’arrêta sur le triangle sombre qui apparaissait en transparence derrière le film délicat de nylon. Et l’excitation remplaça l’inquiétude. Il cessa de marcher sur la pointe des pieds et la rejoignit au lit. Lorsqu’ils s’enlacèrent, une cigale se mit à chanter dans les bois.

 

 

14

 

 

16 heures.

Ben Mears repoussa sa chaise. Son travail de l’après-midi était terminé. Il avait renoncé à sa promenade quotidienne dans le parc pour pouvoir aller le soir chez les Norton la conscience tranquille et il avait écrit presque sans arrêt depuis le matin.

Il se leva et s’étira. Son torse était humide de sueur. Il sortit une serviette propre du placard qui était à la tête du lit ; il avait intérêt à se dépêcher de descendre prendre sa douche avant que les autres ne rentrent du travail et n’envahissent la place.

Il se mit la serviette sur l’épaule, s’approcha de la porte, puis retourna sur ses pas pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Quelque chose avait attiré son regard.

Ce n’était pas la ville, assoupie en cette fin d’après-midi sous un de ces ciels d’un bleu profond qui font le charme de la Nouvelle-Angleterre quand viennent les derniers jours de l’été.

Son regard était passé par-dessus les petits immeubles à deux étages de Jointner Avenue avec leurs toits plats et asphaltés et avait traversé le parc où les enfants sortis de l’école traînassaient, se chamaillaient ou roulaient à bicyclette. Il s’était ensuite dirigé vers le nord-ouest de la ville, là où Brock Street disparaissait derrière la première colline boisée, et, tout naturellement, s’était glissé entre les arbres, par l’ouverture en T qui correspondait à la jonction de Brooks Road et de Burns Road, pour remonter jusqu’au haut de la colline et aboutir à Marsten House.

À cette distance, on aurait dit une maison de poupée et il l’aimait ainsi. On avait l’impression qu’on pouvait sans peine la neutraliser. Il suffisait de lever la main et on l’effaçait avec la paume.

Il y avait une voiture dans l’allée !

Il resta là, cloué sur place, la serviette sur l’épaule, à la regarder avec, au creux du ventre, une crispation de terreur qu’il n’essayait même pas d’analyser. Deux des volets avaient été remplacés et donnaient à la maison un regard mystérieux d’aveugle qu’elle ne possédait pas auparavant.

Ses lèvres se mirent à remuer en silence, comme pour former des mots que personne, pas même lui, ne pouvait comprendre.

 

 

15

 

 

17 heures.

Matthew Burke sortit du lycée, sa serviette à la main, et traversa le parking désert où l’attendait sa vieille Chevrolet qui roulait encore sur les pneus neige de l’année dernière.

Il avait soixante-trois ans (deux ans, encore, avant la retraite !) et il avait toujours autant de classes et autant d’activités extrascolaires. Cet automne, c’était la pièce de théâtre... il venait de terminer les auditions pour une farce en trois actes : Le problème de Charlie. Il avait encore eu droit à l’échantillon classique : une collection de nuls totaux, une dizaine de pas trop mauvais qui pourraient au moins retenir leur texte (et qu’ils recracheraient sur scène d’une voix tremblante et atone) et deux ou trois gamins qui avaient un certain talent. Il leur ferait passer des scènes vendredi et distribuerait les rôles la semaine suivante. À partir de ce moment-là, ils seraient tous dans le même bateau et ce, jusqu’au 30 octobre, date de la représentation. Pour Matt, une pièce de théâtre de lycée devait être comme une soupe au vermicelle : pas mauvaise mais sans surprise. Les parents viendraient et seraient ravis. Le critique du Ledger de Cumberland viendrait aussi, et s’extasierait, puisqu’il était payé pour ça. Le premier rôle féminin (sans doute Ruthie Crockett, cette année) tomberait amoureuse d’un garçon de la troupe et perdrait peut-être sa virginité lors de la fête après la représentation. Le trimestre suivant, il irait s’occuper du club conférence et débats qui battait de l’aile...

Malgré son âge, Matt trouvait encore du plaisir à enseigner. Pour mettre de la discipline dans les classes, il n’était pas très doué et, s’il avait eu à un moment donné une petite chance d’entrer dans l’administration du lycée, cette chance s’était depuis longtemps volatilisée (comment un rêveur comme lui aurait-il pu exercer efficacement les fonctions de censeur ?), mais les chahuts ne lui avaient jamais fait peur. On ne comptait plus les jours où il avait lu des sonnets de Shakespeare dans le brouhaha général, parmi les avions et les boulettes qui volaient en tous sens, où il s’était assis sur des punaises et les avait balayées d’un air absent en disant à ses élèves de prendre la page 467 de leur grammaire, comme si de rien n’était, où il avait ouvert des tiroirs pour y prendre des copies et y avait trouvé des grillons ou des grenouilles. Il y avait même trouvé une fois un serpent noir qui mesurait au moins deux mètres.

Il avait parcouru en long et en large la langue anglaise, comme un vieux marin solitaire et infatigable : première heure, Steinbeck; deuxième heure, Chaucer ; troisième heure, la proposition principale et, pour finir, avant le déjeuner, la fonction du complément de nom. Ses doigts n’étaient pas jaunis par le tabac, mais par la poudre de craie, une autre sorte d’intoxication.

Ses élèves n’avaient ni culte ni passion pour lui. Il n’avait rien d’un Mr. Chips1 qui se serait langui dans un coin perdu de l’Amérique en attendant qu’un grand producteur d’Hollywood vienne le chercher, mais nombre d’entre eux le respectaient et une petite minorité avait appris de lui que ce qui comptait, ce n’était pas tellement la chose qu’on faisait, qui pouvait être très modeste ou même très bizarre, c’était de la faire en s’y donnant tout entier. Matt aimait son travail.

Il grimpa dans sa voiture, noya le moteur en appuyant trop longtemps sur l’accélérateur, attendit un petit moment et remit en marche. Il mit le poste sur une station de radio de Portland qui diffusait du rock’ n’ roll et le fit marcher à pleine puissance, à en faire sauter les haut-parleurs. Il adorait le rock’ n’ roll. Pour sortir du parking, il entama une marche arrière, cala et démarra de nouveau.

Il vivait dans une petite maison de Taggart Stream Road et recevait très peu de visites. Il n’avait jamais été marié et n’avait pas de famille, à l’exception d’un frère qui travaillait dans une compagnie pétrolière du Texas et ne lui écrivait jamais. Il ne souffrait pas de n’être attaché à personne et de n’avoir personne qui lui fût attaché. C’était un solitaire, mais sa solitude n’avait pas fait de lui un dérangé.

Il s’arrêta au feu clignotant qui marquait le croisement de Jointner Avenue et de Brock Street et tourna en direction de Taggart Stream Road. Les ombres étaient très allongées déjà et la ville baignait dans une chaude lumière dorée. Un tableau impressionniste, pensa Matt. Il jeta un regard sur sa gauche, aperçut Marsten House et regarda de nouveau.

  Les volets, dit-il assez fort pour couvrir le bruit de la radio. On a remis des volets.

Il regarda dans le rétroviseur et vit qu’il y avait une voiture garée dans l’allée. Il était professeur à Salem depuis 1952 et il n’avait jamais vu une voiture garée dans cette allée.

 

1. Cf Good bye, Mr. Chips.(N.d.T.)