10.
Salem (III)
1
La ville s’y connaît en ténèbres.
Les ombres nocturnes et les obscurités de l’âme n’ont pas de secrets pour elle. Les trois éléments qui la constituent, une fois réunis, forment un ensemble qui transcende ses composantes. La ville, ce sont les gens qui y vivent, ce sont les maisons qu’ils ont construites pour s’y réfugier ou y faire des affaires, et c’est la terre. Les habitants de Salem sont en majorité d’origine anglo-saxonne ou française. Le reste ne compte pas plus qu’une pincée de poivre dans une boîte de sel. Il n’y a pratiquement pas de mélange entre les communautés. Les maisons sont presque toutes en bois, un bon bois bien solide. Celles qui ont été construites autrefois sont en général minuscules, et nombreuses sont les façades de magasin derrière lesquelles il n’y a rien, sans que l’on sache pourquoi. Les gens savent que ce sont de fausses façades, exactement comme ils savent que Loretta Starcher se met des faux seins. Le sol est en granit recouvert d’une fine couche de terre meuble. Être fermier ici, c’est s’épuiser au travail pour n’obtenir que des résultats misérables. Les socs se brisent contre les pierres. Dès le mois de mai, vous prenez votre camionnette et, avec l’aide de vos fils, vous débarrassez le terrain de ses cailloux afin de pouvoir y passer la herse. Dix fois vous chargez la camionnette et dix fois vous la déchargez sur l’énorme tas qui grossit au fil des ans, depuis qu’un jour de 1955, vous avez décidé de régler leur compte à ces satanées caillasses. Vos ongles sont irrémédiablement encrassés de terre et, de vos doigts gourds, vous arrimez la herse au tracteur. Vous n’avez pas fait deux allers et retours que vous butez sur une pierre qui vous a échappé lors du nettoyage du sol. Une lame se brise. Il faut la changer. Votre fils vous tient la herse et, pendant que vous vous affairez, le premier moustique de la saison s’amène et vous vrille les oreilles de son vrombissement lancinant. Vous vous dites que c’est ce genre de bruit que les dingues doivent entendre quand ils se mettent à tuer leurs gosses, à se jeter contre un mur avec leur voiture ou à tirer à la mitraillette sur les charlatans qui les soignent. Et, pour tout arranger, la main en sueur de votre fils lâche prise et vous vous retrouvez avec toute la peau du bras arrachée par une des lames de la herse. C’est le moment où tout craque, où il ne vous reste plus qu’à tout laisser tomber, à vous mettre à boire et, dans ce moment de désespoir où vous maudissez la terre à laquelle vous êtes attaché, vous vous apercevez que cette terre, vous l’adorez, et que vous l’adorez pour tout ce qu’elle connaît et pour tout ce qu’elle a connu de l’obscurité du monde. La terre vous tient, comme vous tiennent le hangar aux machines, la maison et la femme que vous avez commencé à aimer quand vous étiez encore au lycée (c’était encore une petite fille et vous ne connaissiez rien aux filles, vous saviez seulement que vous en aviez une et vous vous y accrochiez, et elle, elle écrivait votre nom sur tous ses cahiers, et vous l’avez embarquée et puis c’est elle qui vous a embarqué jusqu’à ce que vous n’ayez plus eu à vous soucier ni l’un ni l’autre de qui avait embarqué qui), comme vous tiennent les enfants, ces enfants - six, sept, dix - que vous avez conçus au plus noir de la nuit dans le lit à deux places aux ressorts grinçants et au bois couvert d’éraflures, et comme vous tiennent la banque et tous ceux qui vous ont fait crédit, le marchand de voitures, le marchand de meubles et le marchand de tracteurs. Mais, bien plus que tout cela, c’est la ville qui vous tient, parce que vous la connaissez comme vous connaissez la forme des seins de votre femme. Vous savez qui va traîner toute la journée dans le magasin de Milt Crossen parce que la fabrique de chaussures lui a donné son congé, qui va avoir un problème avec sa femme avant même que ce problème ait éclaté (l’histoire de Reggie Sawyer, par exemple, dont la femme se fait sauter par un type du téléphone). Vous savez où mènent toutes les routes et où vous pourrez aller boire quelques bonnes bouteilles de bière le vendredi soir avec Hank et Nolly. Vous connaissez chaque pouce de terrain et vous savez comment traverser les marais en avril sans en avoir jusqu’en haut de vos bottes. Vous connaissez tout de la ville et elle connaît tout de vous. Comment, à la fin de votre journée de travail, vous avez mal entre les jambes à cause de la selle du tracteur, comment la boule qui vous est venue sur le dos n’était qu’un kyste et pas autre chose comme le docteur l’avait craint, comment votre esprit gamberge sur les notes à régler à la fin du mois. Elle lit à travers vos mensonges, même à travers ceux que vous vous faites à vous-même : vous emmènerez votre femme et vos gosses à Disneyland l’année prochaine ou l’année d’après, vous n’aurez aucun mal à régler les traites d’une nouvelle télé couleur en faisant quelques coupes de bois à l’automne, oui, tout est en passe de bien aller. Vos relations quotidiennes avec la ville sont si charnelles, si prosaïques et si enivrantes à la fois qu’à côté d’elles ce que vous faites avec votre femme dans le bon vieux lit qui grince ressemble à une poignée de main. Quand la nuit tombe, la ville vous appartient et Vous appartenez à la ville. Et vous dormez ensemble comme dorment les défunts dans leurs tombes ou les pierres dans votre champ. Il n’y a pas d’autre vie ici que la mort lente des jours, si bien que, lorsque le mal descend sur la ville, c’est un peu comme un sommeil doux et délicieux. La ville l’attend, elle sait qu’il va venir et elle sait même la forme que ce sommeil va prendre.
La ville a ses secrets et elle les garde bien. Ses habitants ne les connaissent pas tous. Ils savent que la femme du vieil Albie Crâne est partie il y a des années avec un voyageur de commerce qui venait de New York - ou ils croient le savoir, car en réalité Albie a fendu la tête de sa femme après le départ du voyageur ; il lui a attaché une pierre aux pieds et il l’a balancée au fond du puits désaffecté. Vingt ans plus tard, il est mort tranquillement dans son lit d’une crise cardiaque, exactement comme son fils Joe mourra plus tard. Et peut-être qu’un jour un gosse s’égarera du côté du vieux puits couvert de ronces, peut-être retirera-t-il les planches blanchies par les intempéries qui le recouvrent et apercevra-t-il dans les profondeurs le squelette de Mrs. Crâne. Elle le regardera de ses orbites vides et il verra sur sa cage thoracique le collier, couvert de mousse, offert par le trop charmant voyageur.
Les habitants de Salem savent qu’Hubie Marsten a tué sa femme, mais ils ne savent pas ce qu’il lui a fait faire avant. Ils n’ont pas senti le parfum du chèvrefeuille, ce parfum lourd qui, dans la chaleur moite de cet été-là, s’apparentait étrangement à l’odeur que peut répandre un charnier en plein vent. Ils n’ont pas vu ce qui s’est passé pour eux dans cette cuisine toute poisseuse de soleil, juste avant qu’il ne lui fasse sauter la cervelle. Ils ne savent pas qu’elle l’a supplié de le faire.
Quelques dames, qui comptent parmi les doyennes de la ville - Mabel Werts, Glynis Mayberry, Audrey Hersey - se souviennent que Larry McLeod a trouvé dans la cheminée du premier étage des papiers calcinés, mais elles ne savent pas que ces papiers, c’était la correspondance qu’avait entretenue pendant douze ans Hubert Marsten avec un noble autrichien à l’allure étrangement désuète du nom de Breichen, que cet échange épistolaire a débuté grâce aux bons offices d’un mystérieux libraire de Boston mort dans des circonstances sinistres en 1933 et qu’Hubie, avant de se pendre, a brûlé toutes les lettres une par une, en prenant plaisir à regarder se consumer lentement l’épais papier de couleur crème couvert de l’écriture élégante et régulière de Breichen (tout comme Larry Crockett prend plaisir à songer aux fabuleux titres de propriété qui reposent maintenant dans le coffre-fort de sa banque de Port-land).
Elles savent que Coretta Simons, la veuve du vieux Simons, se meurt d’une saloperie de cancer des intestins, mais elles ignorent qu’il y a plus de trente mille dollars cachés dans un trou derrière l’affreux papier peint du salon, versement d’une assurance-vie qu’elle n’avait jamais utilisé et dont à présent, dans son agonie, elle a oublié jusqu’à l’existence.
Elles savent qu’un incendie a ravagé la moitié de la ville en septembre 1951, mais elles ignorent qu’il s’agissait d’un incendie criminel, comme elles ignorent que le pyromane, c’est ce garçon qui était sorti premier de sa classe en 1953, et qui, toujours brillant, gagnait mille dollars par semaine à Wall Street, et même si elles l’avaient su, elles n’auraient jamais pu savoir ce qui l’avait incité à allumer ce feu ni comment ça lui avait rongé le cerveau pendant vingt ans, jusqu’à ce qu’une embolie cérébrale l’emporte dans la tombe à quarante-six ans.
Elles ne savent pas que le père John Groggins se réveille parfois au cœur de la nuit, la tête encore emplie d’images de cauchemars - des cauchemars où il se voit donner son cours de catéchisme le jeudi soir, nu et dégoulinant d’excitation, devant une assemblée de fillettes toutes offertes à lui.
Ni que Floyd Tibbits, la peau brûlée par la lumière du jour, a erré pendant toute la journée du vendredi dans une sorte de cauchemar éveillé, que sa visite à Ann Norton ne lui a laissé qu’un souvenir vague et qu’il ne s’est plus souvenu non plus d’avoir attaqué Ben Mears mais que, dès le coucher du soleil, il a eu la certitude enivrante que quelque chose de grand et de bon allait lui arriver.
Ni que Hal Griffen a six revues pornographiques cachées dans son armoire, sur lesquelles il se masturbe à la moindre occasion.
Ni que George Middler a une malle emplie de petites culottes de soie, de soutiens-gorge, de porte-jarretelles et de bas, et que parfois il tire les stores de son appartement au-dessus de la boutique, ferme la porte, avec les deux verrous et la chaîne de sûreté, et qu’il se tient devant le miroir de l’armoire, dans sa chambre à coucher, haletant d’excitation jusqu’à tomber à genoux pour se masturber sauvagement.
Ni que Cari Foreman a voulu crier, mais que son cri lui est resté dans la gorge quand il a vu, sur la table de préparation de la maison funéraire, Mike Ryerson trembler de tous ses membres, puis ouvrir les yeux et s’asseoir.
Ni que le bébé McDougall, âgé de dix mois, ne s’est même pas débattu quand Danny Glick est entré par la fenêtre de sa chambre, l’a enlevé de son berceau et a enfoncé ses dents dans sa gorge fragile bleuie par les coups que lui avait donnés sa mère.
Elles ne savent rien de tout ça. Ce sont là les secrets de la ville. Certains seront un jour dévoilés, d’autres jamais. Mais la ville garde toujours son visage impassible. Elle ne se soucie pas plus des œuvres du démon que de celles de Dieu ou de l’homme.
La ville s’y connaît en ténèbres et les ténèbres lui suffisent.
2
Dès qu’elle se réveilla, Sandy McDougall eut conscience que quelque chose n’allait pas, mais sans savoir quoi. Dans le grand lit, la place de son mari était inoccupée; c’était le jour de congé de Roy et il était parti pêcher avec des amis. Il serait de retour vers midi. Rien ne brûlait et elle n’avait mal nulle part. Alors, qu’y avait-il ?
Le soleil. Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec le soleil.
Les branches de l’érable devant la fenêtre dansaient sur la tenture murale. Or Randy la réveillait toujours avant ce moment où le soleil projetait l’ombre de l’arbre sur le mur.
Stupéfaite, elle regarda vite la pendule. Il était neuf heures dix. L’angoisse lui serra la gorge.
— Randy ! appela-t-elle.
Elle se précipita à l’autre bout de la caravane, sa chemise de nuit flottant autour d’elle.
— Randy, mon chéri !
La chambre du bébé était baignée de soleil. Au-dessus du berceau, l’unique fenêtre était... ouverte. Elle l’avait pourtant fermée avant d’aller se coucher. Elle la fermait toujours.
Le berceau était vide.
— Randy ! murmura-t-elle.
Et elle le vit.
Le petit corps, encore vêtu du pyjama du docteur Denton, avait été jeté dans un coin de la pièce comme un déchet et gisait, une jambe dressée, dans une attitude grotesque.
— Randy !
Le visage ravagé, elle tomba à genoux à côté de son fils, le prit dans ses bras et le berça. Le corps de l’enfant était froid sous ses mains.
— Randy, réveille-toi, mon chéri. Réveille-toi. Randy... Randy...
Les ecchymoses étaient parties. Évaporées en l’espace d’une nuit, lui rendant son visage et son petit corps intacts. Il avait de bonnes couleurs aussi. Pour la première fois depuis sa naissance, elle le trouvait beau, et elle se mit à hurler de chagrin devant cette beauté parfaite - un vagissement désespéré.
— Randy ! Ouvre les yeux ! Randy ! Randy !
Elle l’emporta dans ses bras et se rua dans le couloir, sa chemise de nuit glissant d’une épaule. La chaise de bébé était toujours dans la cuisine, le plateau maculé des reliques du repas de la veille. Elle installa le bébé sur le siège, qu’une flaque de soleil baignait ce matin. La tête de Randy retomba sur sa poitrine, puis le corps de l’enfant se déplaça, avec une lenteur et une détermination inexorables, jusqu’à se lover dans l’ombre que forment l’angle du plateau et l’accoudoir.
— Randy ? souffla-t-elle, dans un sourire. (Les yeux lui sortaient de la tête tant elle voulait croire au miracle, deux grosses billes bleues. Elle lui tapota les joues.) Réveille-toi maintenant, Randy. C’est l’heure du petit déjeuner ! Tu n’as pas faim ? Je t’en prie, Randy. Pour l’amour du ciel...
Elle fit volte-face, ouvrit un placard au-dessus de la gazinière et commença à fouiller à l’intérieur. Elle renversa un sachet de riz, une boîte de raviolis, une bouteille d’huile. La bouteille se brisa, aspergeant d’huile le fourneau et le sol. Elle trouva enfin un pot de crème au chocolat, et prit une cuillère en plastique dans l’égouttoir.
— Regarde, Randy. C’est ta préférée. Réveille-toi et regarde la jolie crème. Du chocolat ! Du bon chocolat ! (La rage et la terreur l’emportèrent.) Réveille-toi ! hurla-t-elle, en aspergeant sa peau pâle et translucide de postillons. Réveille-toi, pour l’amour du ciel, espèce de petite merde ! RÉVEILLE-TOI !
Elle ouvrit le couvercle du pot et prit une cuillère de crème. Sa main (qui, elle, savait déjà la vérité) se mit à trembler, tant et tant que la moitié s’en renversa. Elle approcha ce qui restait des petites lèvres molles. De nouvelles gouttes tombèrent sur le plateau avec des bruits mous. La cuillère tinta sur les dents.
— Randy ! supplia-t-elle. Tu rends maman folle.
De son autre main, elle ouvrit la bouche du bébé et enfourna la crème au fond du palais.
— Là, voilà..., articula Sandy.
Un sourire, tout torve d’un fol espoir, retroussa ses lèvres. Elle s’assit sur une chaise, et elle sentit ses muscles se détendre un à un. Tout ira bien. Maintenant, il savait qu’elle l’aimait toujours et il allait arrêter ce petit jeu cruel.
— C’est bon ? murmura-t-elle. Du bon chocolat, Randy. Tu fais un sourire à maman ? Allez, sois gentil, fais-lui un sourire.
Elle se pencha vers le bébé et lui releva le coin des lèvres.
Le chocolat tomba sur le plateau - plop !
Et elle poussa un hurlement.
3
Tony Glick se réveilla le samedi matin en entendant sa femme tomber dans le salon.
— Margie ! appela-t-il en balançant ses jambes en dehors du lit. Margie !
Au bout d’un instant, qui lui parut très long, elle répondit :
— Oui, Tony, ça va.
Il s’assit sur le bord du lit et regarda ses pieds d’un air absent. Il était torse nu et portait un pantalon de pyjama à rayures ; le cordon pendait entre ses jambes. Ses cheveux étaient tout emmêlés sur sa tête, comme les brindilles d’un nid de corbeau. C’était une tignasse épaisse, ses deux garçons avaient la même... Les gens pensaient qu’il était juif, mais cette crinière de métèque aurait dû leur prouver le contraire. Son grand-père s’appelait Gliccucchi. Quand quelqu’un lui avait dit qu’il serait plus facile de se faire une place aux États-Unis s’il avait un nom américain, un truc plus court et sec, le grand-père l’avait changé pour Glick, sans se rendre compte qu’il troquait des racines réelles pour d’autres purement d’emprunt. Le corps de Tony Glick était robuste et sombre, tout en muscles noueux. Son visage avait cet air hagard du type qui s’était fait tabasser la veille à la sortie d’un bar.
Il avait pris un congé et, depuis une semaine, il dormait énormément, d’un sommeil sans rêves, qui balayait tout. À sept heures et demie du soir il était dans son lit; il y restait jusqu’à dix heures du matin et, l’après-midi, il faisait un somme de deux à trois. Ainsi les huit jours qui avaient suivi les funérailles tragiques de son fils s’étaient écoulés comme dans un brouillard. Des gens venaient avec des provisions - ragoûts, conserves, gâteaux. Margie disait qu’elle ne voyait pas ce qu’ils allaient en faire. Ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre. Le mercredi soir, ils avaient essayé de faire l’amour et ils s’étaient mis à pleurer tous les deux.
Margie n’avait pas l’air bien du tout. Pour s’en sortir, elle s’était mise à nettoyer la maison de la cave au grenier, avec un acharnement maniaque qui l’empêchait de penser. Tout au long de la journée, leur demeure résonnait du bruit des seaux et du vrombissement de l’aspirateur, et l’air empestait l’ammoniaque. Elle avait pris les habits et les jouets de ses fils et en avait fait des paquets bien ficelés pour l’Armée du Salut. Quand Tony était sorti de leur chambre, le jeudi matin, elle avait aligné tous les cartons devant la porte d’entrée. Il n’avait jamais rien vu d’aussi horrible que ces cartons muets. Elle avait traîné tous les tapis dans la cour, derrière la maison, les avait suspendus sur les cordes à linge et les avait battus inlassablement. Tony, malgré la brume qui envahissait son cerveau, avait remarqué combien elle était pâle depuis un ou deux jours ; même ses lèvres semblaient avoir perdu leur couleur. Elle avait de larges cernes bruns autour des yeux.
Il remuait tout ça dans sa tête et était sur le point de se laisser retomber sur son lit lorsqu’elle fit une nouvelle chute et, cette fois, ne répondit pas à son appel.
Il se leva, descendit péniblement jusqu’au salon et la vit étendue sur le plancher, respirant à peine et fixant sur le plafond des yeux hébétés. Elle avait changé tous les meubles de place, ce qui donnait à la pièce une allure bizarre.
Son état avait sensiblement empiré depuis la veille et, bien que n’y comprenant pas grand-chose, Tony fut douloureusement frappé par sa mine. Elle était encore en robe de chambre. Dans sa chute, ses jambes s’étaient découvertes jusqu’aux cuisses ; elles avaient la pâleur du marbre. Tout le hâle qu’elle avait pris pendant les vacances d’été avait disparu. Ses mains avaient l’air de fantômes. Sa bouche s’ouvrait et se fermait comme si ses poumons n’avaient plus la force de pomper l’air. Il remarqua la forme curieusement proéminente de ses dents, mais n’y prit pas garde. Cela aurait pourtant dû l’éclairer.
— Margie ? Ma chérie ?
Elle essaya de répondre, mais n’y parvint pas. Il eut peur et se releva pour appeler le médecin.
Il se dirigeait vers le téléphone quand elle dit : « Non... non », en faisant des efforts surhumains pour s’asseoir et en emplissant la maison de son souffle rauque.
— Tire-moi... Aide-moi... Le soleil est si chaud...
Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras et fut saisi par la légèreté de son fardeau. Elle ne pesait pas plus qu’une brassée de petit bois.
— ... le divan...
Il la coucha sur le divan, la nuque contre l’accoudoir. Elle était ainsi en dehors du carré de lumière que découpaient les rayons du soleil sur le tapis et sa respiration devint plus facile. Elle ferma les yeux un instant et il remarqua de nouveau ses dents blanches se détachant sur des lèvres exsangues. Il eut soudain envie de l’embrasser.
— Laisse-moi appeler le docteur, dit-il.
— Non, je vais mieux. Le soleil... me brûlait. Je me sentais toute faible. Maintenant ça va.
Un peu de couleur était revenue à ses joues.
— Tu es sûre ?
— Oui, oui, ça va.
— Tu t’es donné trop de mal, ma chérie.
— Oui, reconnut-elle d’une voix morne.
Ses yeux étaient sans expression.
Il se passa la main dans les cheveux et dit avec effort :
— Il faut qu’on se sorte de là, Margie. Il le faut. Tu as une mine...
Il s’arrêta pour ne pas lui faire de peine.
— J’ai une mine épouvantable, dit-elle. Je sais. Je me suis regardée dans la glace de la salle de bains avant de me coucher hier soir et c’était presque comme si je n’étais pas là. Pendant une minute, j’ai... (Un sourire effleura ses lèvres.) J’ai pensé que je voyais la douche derrière moi. Comme s’il ne restait qu’un tout petit peu de moi, et si pâle... si pâle...
— Je veux que le docteur Reardon t’examine.
Elle semblait ne pas entendre.
— J’ai fait un rêve merveilleux pendant ces trois ou quatre dernières nuits, Tony. Un rêve qui avait l’air si vrai ! Danny était là et me disait : « Maman, maman, je suis si content d’être à la maison ! » Et puis il disait... il disait...
— Qu’est-ce qu’il disait ? lui demanda-t-il avec douceur.
— Il disait... qu’il était redevenu mon bébé - mon petit garçon, qui tétait mon lait. Je lui donnais mon sein et... c’était si doux et ça faisait si mal en même temps, exactement comme avant que je le sèvre, quand il commençait à avoir des dents... Oh! Qu’est-ce que je raconte, c’est atroce. Je suis bonne pour le psychiatre.
— Mais non, la rassura-t-il. Mais non.
Il s’agenouilla auprès d’elle, elle passa ses bras autour de son cou et se mit à pleurer doucement. Ses bras étaient froids.
— Non, pas le docteur, Tony, s’il te plaît. Je vais me reposer toute la journée aujourd’hui.
— Comme tu voudras, dit-il tout en se sentant coupable d’avoir cédé.
— C’était tellement merveilleux, ce rêve, Tony ! reprit-elle, tout contre la gorge de son mari.
Le mouvement de sa bouche et le renflement des dents au-dessous des lèvres lui donnaient un air étonnamment sensuel. Il sentit lui venir une érection.
— Oh! Tony, comme je voudrais que ce rêve revienne ce soir !
— Il reviendra peut-être, dit-il en lui caressant les cheveux. Oui, oui, peut-être.
4
— Dieu, que tu es jolie ! s’exclama Ben.
Et c’était vrai. Dans la chambre d’hôpital où les draps blancs du lit faisaient ressortir sa pâleur, Susan resplendissait. Elle portait un chemisier rayé jaune et noir et une petite jupe courte en jean.
— Tu as l’air très en forme, toi aussi, dit-elle en s’approchant du lit.
Il lui donna un long baiser tout en lui caressant doucement la hanche.
— Hé, dit-elle en se reculant, ils vous mettent dehors pour moins que ça.
— Pas moi.
— Non, moi.
Ils échangèrent un regard.
— Je t’aime, Ben.
— Je t’aime, Susan.
— Si je pouvais sauter dans ton lit maintenant !
— Une seconde, je tire le drap.
— Et qu’est-ce que je dis si les infirmières arrivent ?
— Tu leur diras que tu me donnes le bassin.
Elle secoua la tête en souriant et approcha une chaise.
— Il y a des tas de choses qui se sont passées en ville, Ben.
Il prit une expression grave.
— Quoi donc ?
Elle hésita.
— Je ne sais pas par quel bout commencer. Je ne sais même pas ce que j’en pense. Je nage complètement, c’est le moins qu’on puisse dire.
— Bon, dis les choses comme elles viennent et je verrai ce que je peux en tirer.
— Mais d’abord où en es-tu, toi, Ben ?
— En bonne voie. Le cas n’est pas grave. Le docteur de Matt, un type qui s’appelle Cody...
— Non, je ne parlais pas de ta tête, je parlais de ce qu’il y a dedans. Est-ce que tu y crois, toi, à ces histoires à la Dracula ?
— Oh! C’est de ça que tu voulais parler. Matt t’a tout raconté ?
— Matt est ici, dans cet hôpital. À l’étage au-dessus, sous surveillance médicale intensive.
— Quoi ? (Ben se souleva sur ses coudes.) Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Une crise cardiaque.
— Une crise cardiaque !
— Le docteur Cody dit que son état s’est stabilisé. Si d’ici quarante-huit heures aucun accident n’intervient, il sera sorti d’affaire. J’étais là quand c’est arrivé.
— Dis-moi tout ce dont tu te souviens, Susan.
Toute sa gaieté l’avait abandonné. Son visage aux traits fins avait pris une expression concentrée et douloureuse. Perdu au milieu de cette chambre blanche, dans ces draps blancs et cette chemise de malade tout aussi blanche, il avait l’air, de nouveau, si vulnérable... un homme au bord d’un précipice, un pied au-dessus de l’abîme...
— Tu n’as pas répondu à ma question, Ben.
— Quelle question ? Ce que je pense de l’histoire de Matt ?
— Oui.
— Je vais d’abord te dire ce que toi tu penses de tout ça. Tu penses (et tu me pardonneras cette métaphore tordue) que Marsten House m’a tellement tapé sur le ciboulot que je vois partout des araignées alors que je les ai juste dans le plafond. Exact ?
— Si tu veux, mais je ne me suis jamais dit la chose en termes aussi crus.
— Je sais Susan. Et maintenant laisse-moi t’expliquer le cheminement de ma pensée, si j’y arrive. Cela m’aidera peut-être à y voir plus clair. Je vois à ta figure que, de ton côté, tu as été passablement ébranlée. Est-ce que je me trompe ?
— C’est vrai, tu as raison... mais je ne peux pas croire que... c’est impossible...
— Arrête-toi une minute. Ces deux mots bloquent tout: C’est impossible bloque tout. C’est là-dessus aussi que j’ai buté. Sur ce refus catégorique de l’esprit. Impossible. Je n’ai pas cru à ce que me disait Matt, Susan, parce que des choses pareilles ne peuvent pas être vraies. Et pourtant j’ai considéré l’histoire de Matt sous tous ses angles et je n’ai pu y trouver aucune faille. Restait l’hypothèse selon laquelle Matt aurait perdu les pédales à un moment ou à un autre. Tu es d’accord ?
— Oui.
— Est-ce qu’il t’a paru fou ?
— Non, non..., mais...
— Stop ! (Il leva la main pour l’arrêter.) Je t’entends encore penser jusqu’ici : C’est impossible ! Je me trompe ?
— Non, reconnut Susan.
— À moi non plus, il ne m’a paru ni fou ni exalté, poursuivit Ben. Et tu sais comme moi que les idées paranoïaques ou les complexes de persécution ne vous viennent jamais en une nuit. Ils mettent du temps à se développer. Ils ont besoin d’être entretenus. As-tu jamais entendu dire en ville qu’il manquait une case à Matt ? Matt t’a-t-il jamais dit que quelqu’un lui en voulait à mort ? A-t-il jamais milité pour des causes étranges - contre le fluor dans l’eau du robinet, pour un groupuscule d’extrême droite ou pour le Vietcong ? Participait-il à des séances de spiritisme ? S’intéressait-il plus que de raison à l’astrologie ou à la réincarnation ? A-t-il été entendu par la police pour une raison quelconque ?
— Non. Non à toutes tes questions. Mais, Ben... ça me fait mal de dire ça à propos de Matt (même si ce n’est qu’une hypothèse), mais il arrive que des gens deviennent fous tout doucement, de l’intérieur, sans qu’on s’aperçoive de rien.
— Je ne le crois pas, répondit Ben d’une voix calme. Il y a toujours des signes. Quelquefois on n’y fait pas attention avant, mais après ça vous revient. Si tu faisais partie d’un jury et si Matt venait témoigner à propos d’un accident de voiture, est-ce que tu accorderais foi à son témoignage ?
— Oui...
— Est-ce que tu l’aurais cru s’il t’avait dit avoir vu un rôdeur entrer chez lui et tuer Mike Ryerson ?
— Oui, je crois que oui.
— Mais ce qu’il t’a dit, tu ne le crois pas ?
— Mais Ben, c’est impossible...
— Voilà, tu recommences !
Il la vit prête à protester et l’arrêta d’un geste.
— Je ne cherche pas à te convaincre de quoi que ce soit, Susan. J’essaie simplement de t’expliquer le cheminement de ma pensée. Je continue ?
— Oui. Vas-y.
Ma seconde hypothèse, c’est que quelqu’un aurait pu vouloir lui mettre une mauvaise affaire sur le dos. Par pure méchanceté ou par rancune.
— Oui. Ça m’est venu aussi à l’esprit.
— Matt prétend qu’il n’a pas d’ennemis. Et je le crois.
— Tout le monde a des ennemis.
— À des degrés divers. N’oublie pas le plus important - il y a un mort dans cette histoire. Il faudrait admettre que quelqu’un en voulait suffisamment à Matt pour tuer Mike Ryerson, étant entendu que c’était le seul moyen de le mettre vraiment dans dé mauvais draps.
— Pourquoi le seul moyen ?
— Parce que sans cadavre les choses n’ont pas la même gravité. Et pourtant, d’après Matt, il a rencontré Mike absolument par hasard. Personne ne l’a entraîné chez Dell jeudi soir. Il n’y a pas eu d’appel anonyme, ni de lettre, rien. Le fait que cette rencontre ait été totalement fortuite suffit à écarter l’hypothèse d’une telle machination.
— Qu’est-ce qui reste alors comme explication rationnelle ?
— Que Matt a rêvé. Le bruit de la fenêtre qui s’ouvre, le rire et les bruits de succion, tout ça n’était qu’un rêve. Et la mort de Mike est simplement due à des causes naturelles que l’on n’a pas encore pu déterminer.
— Mais tu n’y crois pas...
— Non, je ne crois pas qu’il ait rêvé que la fenêtre s’ouvrait. Elle était bel et bien ouverte. Et le store extérieur était bien tombé sur la pelouse. Je l’ai remarqué et Parkins Gillespie aussi. J’ai remarqué également autre chose. Les stores de Matt sont arrimés au mur à l’aide de fixations extérieures. Le store n’aurait pu être arraché de l’intérieur qu’en faisant levier sur les lames, avec un tournevis ou une spatule. Et encore, ça n’aurait pas été facile. Et ça aurait laissé des traces. Or, je n’ai vu de traces nulle part. Dernière remarque : la terre autour de la maison est relativement meuble. Pour aller démonter le store de l’extérieur, au premier étage, il aurait fallu prendre une échelle, ce qui aurait également laissé des traces dans le sol... Or, là encore, aucune marque... Et c’est bien ça le plus troublant...
Ils échangèrent un regard sombre. Ben acheva :
— J’ai remué ça dans ma tête toute la matinée. Plus j’y pensais, plus l’histoire de Matt me paraissait plausible. Alors je me suis risqué à laisser de côté les « C’est impossible » pour un temps. À toi, maintenant... dis-moi ce qui est arrivé chez Matt hier soir. Si tu as une explication qui tienne la route, sache que j’en serais le premier soulagé.
— Non, fit Susan d’une voix triste. Je n’ai pas d’explication valable. Et encore moins maintenant, après ce qui est arrivé... Matt venait de me raconter ce qui s’était passé avec Mike Ryerson. Et tout d’un coup, il a dit qu’il entendait quelqu’un en haut. Il avait peur, mais il est monté quand même.
Elle croisait ses mains sur ses genoux et les tenait serrées comme si elles risquaient de s’envoler.
— Rien d’autre ne s’est passé pendant un petit moment... et puis Matt a crié quelque chose, du genre : « Je révoque mon invitation. » Et puis... et puis... je ne sais pas comment dire ça... c’est si...
— Calme-toi... Dis les choses comme elles viennent.
— Je crois que quelqu’un - quelqu’un d’autre - a émis une sorte de sifflement. Il y a eu un bruit sourd, comme si quelque chose était tombé. (Le regard de Susan s’assombrit.) Et puis j’ai entendu une voix qui disait : Je te verrai bientôt dormir comme dorment les morts, ô mon maître ; mot pour mot, c’était ça. Et quand, plus tard, je suis entrée dans la chambre, pour prendre une couverture pour Matt, voilà ce que j’ai trouvé.
Elle prit la bague dans la poche de son chemisier et la lui mit dans la main.
Ben regarda attentivement la bague, puis l’inclina en direction de la fenêtre pour mieux voir les initiales gravées à l’intérieur de l’anneau.
— M.C.R., Mike Ryerson ?
— Mike Corey Ryerson. Je l’avais laissée retomber par terre et puis je l’ai ramassée de nouveau en me disant que, toi ou Matt, vous voudriez la voir. Garde-la. Moi, je ne tiens pas à l’avoir.
— Ça t’est désagréable ?
— Oui, très désagréable.