La grande querelle commence

1512. Un cercueil suivi d'un modeste cortège est porté d'une église de Séville à sa dernière demeure. Des funérailles discrètes, sans aucune pompe : ce n'est ni un nanti ni un gentilhomme qu'on enterre ici. Il s'agit d'un de ces fonctionnaires du roi, le piloto mayor de la Casa de Contratación1, un certain Despuchy ou Vespuche. Dans cette ville étrangère, personne n'imagine que le quatrième continent du globe va porter le nom de cet homme, et ni les historiographes ni les chroniqueurs ne prennent note de cette disparition anodine. Trente ans après, on lit encore dans les livres d'histoire qu'Amerigo Vespucci est mort aux Açores en 1534. Le parrain de l'Amérique disparaît dans l'indifférence générale, tout comme fut inhumé l'adelantado Christophe Colomb, grand amiral de la Nouvelle Inde, en 1506 à Valladolid, sans qu'un roi ou un duc daigne suivre sa dépouille ni qu'un chroniqueur de l'époque veuille bien l'annoncer au monde.

Deux tombes discrètes à Séville et à Valladolid. Deux hommes qui se sont souvent croisés de leur vivant sans s'éviter ni se haïr. Deux hommes animés d'une même curiosité féconde, qui se prêtèrent assistance de bon cœur, loyalement. Or, voici qu'au-dessus de leurs tombes s'enflamme une âpre querelle. À leur insu, la gloire de l'un luttera contre celle de l'autre ; le malentendu, l'incompréhension, la passion de la recherche et la manie d'avoir raison ne cesseront de raviver entre les deux grands navigateurs une rivalité qui n'exista pas de leur vivant. Mais tout ce conflit et tout ce tapage, eux-mêmes le percevront aussi peu que les paroles inintelligibles soufflées par le vent sur leurs sépultures.

Dans cette lutte grotesque d'une gloire contre l'autre, c'est d'abord Colomb le grand perdant. Vaincu, humilié, il meurt quasiment dans l'oubli. Homme d'une seule idée et d'un seul acte, il a eu son heure de gloire lorsque cette idée s'est incarnée dans cet acte et que la Santa María a accosté sur la plage de Guanahani, après avoir traversé pour la première fois l'océan Atlantique réputé infranchissable. Le grand Génois a déjà une réputation de fou, d'extravagant, de rêveur fantasque et confus – elle ne va que trop se confirmer. Car il ne peut se départir de la chimère qui l'a poussé à agir. Quand il annonce avoir abordé les royaumes les plus riches du globe et promet de rapporter de l'or, des perles et des épices de cette « Inde » qu'il a enfin atteinte, on veut bien le croire. On arme une puissante flotte, quinze cents hommes se disputent l'honneur de faire partie du voyage vers cet Ophir2, cet Eldorado qu'il affirme avoir vu de ses yeux, et la reine lui remet, pliées dans de la soie, des lettres de créance pour le Grand Khan, à Quinsay3. Or voici qu'il revient de ce grand périple avec quelques centaines d'esclaves faméliques – que la pieuse reine se refusera à vendre. Quelques centaines d'esclaves, et l'illusion tenace d'avoir été en Chine et au Japon. Et moins cette illusion se vérifiera, plus elle se fera confuse et aberrante. Ainsi, à Cuba, le voit-on réunir ses hommes et les contraindre – sous la menace de cent coups de fouets – à jurer devant un escribano (un notaire) que Cuba n'est pas une île mais bien la terre de Chine. Les marins impuissants haussent les épaules devant sa folie et signent sans le prendre au sérieux ; ce serment extorqué n'empêche pas Juan de la Cosa4 de dessiner tranquillement sur sa carte Cuba sous sa forme d'île. Colomb ne désarme pas et écrit à la reine que « seul un canal le sépare encore de la Chersonèse d'Or de Ptolémée (la presqu'île de Malacca5) et que Panamá n'est pas plus éloigné du Gange que Pise de Gênes ». Au début, ces folles promesses font sourire à la cour, puis elles commencent à fâcher. Les expéditions coûtent leur poids d'argent et que rapportent-elles ? Des esclaves malingres et faméliques au lieu de l'or promis, et la syphilis en guise d'épice. Les îles dont la Couronne lui a confié l'administration sont le théâtre de sinistres boucheries et se couvrent de cadavres. En l'espace d'une décennie, un million d'indigènes périssent rien qu'à Haïti ; tombés dans la pauvreté, les immigrants se rebellent ; tous les courriers, ainsi que les colons désabusés qui ont fui ce « paradis terrestre », relatent des épisodes de cruauté à faire dresser les cheveux sur la tête. L'Espagne doit se rendre à l'évidence : cet extravagant sait seulement rêver et point gouverner. Du pont de son navire, la première chose qu'aperçoit le nouveau gouverneur Bobadilla6 sont les gibets où se balancent au gré du vent les dépouilles de ses compatriotes. On rapatrie les trois frères Colomb les fers aux pieds et on aura beau s'en repentir et lui restituer sa liberté, son honneur et son titre, le crédit de l'amiral est définitivement ruiné en Espagne.

Quand il accoste, son navire n'est plus attendu ni accueilli avec fièvre. Quand il demande audience à la cour, on élude sa requête, et le vieillard qui a découvert l'Amérique doit mendier la faveur de s'y rendre à dos de mule. Cela ne l'empêche pas de redoubler de promesses extravagantes. Ne promet-il pas à la reine de trouver « le paradis » lors de son prochain voyage et au pape de monter une croisade pour « délivrer Jérusalem » par cette route bien plus courte !

 

À l'humanité pécheresse, il annonce dans son « Livre des prophéties » que le monde disparaîtra dans cent cinquante ans. À la fin, plus personne ne prête l'oreille aux propos du fallador (« bavard ») ni à ses imaginacões com su Ilha Cipangu (« à ses chimères de l'île Cipango »). Les marchands à qui il a fait perdre de l'argent, les érudits qui méprisent ses aberrations géographiques, les colons qu'il a déçus après ses grandes déclarations et les fonctionnaires qui lui envient sa position, tous commencent à se liguer contre l'« amiral de Mosquitoland ». Écarté, le vieil homme reconnaît, contrit : « J'avais dit avoir accosté dans des royaumes richissimes. J'ai parlé d'or, de perles, de pierres précieuses, d'épices, et ne pouvant produire tout ceci de suite, je me suis couvert de honte. » En 1500, en Espagne, Christophe Colomb est un homme fini, et quand il meurt en 1506, il est quasiment tombé dans l'oubli.

Les siècles suivants eux aussi se souviennent à peine de lui : c'est une époque où le temps s'accélère. Chaque année amène de nouveaux exploits, de nouvelles découvertes, de nouveaux noms, de nouveaux triomphes, et à de tels moments les prouesses de la veille sont vite dépassées. Vasco de Gama et Cabral reviennent des Indes ; eux ne rapportent pas quelques esclaves nus et de vagues promesses, mais tous les trésors de l'Orient. Grâce au butin de Calicut et de Malacca, le roi Manuel el Afortunado7 devient le monarque le plus riche d'Europe. Le Brésil est découvert, Núñez de Balboa aperçoit pour la première fois l'océan Pacifique depuis les hauteurs de Panamá. Cortés conquiert le Mexique, Pizarro le Pérou : enfin de l'or, et il coule à flots dans le trésor royal. Magellan contourne l'Amérique et, à l'issue d'un périple de trois ans, son vaisseau amiral Victoria regagne Séville après avoir fait le tour de la planète – c'est l'exploit maritime le plus extraordinaire de tous les temps. En 1545, les mines d'argent de Potosí8 sont mises en exploitation ; année après année, les navires regagnent l'Europe, pleins à craquer. On parcourt toutes les mers. En l'espace d'un demi-siècle on a fait le tour de tous les pays du globe ou presque : alors que peut bien peser un individu et son acte isolé dans cette odyssée ? Les livres qui conteront sa vie et expliqueront son intuition singulière n'ont pas encore paru. Le voyage de Colomb se fond bientôt dans cette cohorte glorieuse de nouveaux Argonautes, et parce qu'il a rapporté le gain le moins tangible, son époque – qui, comme toutes les époques, pense à sa propre échelle et non à l'échelle de l'histoire – le méconnaît et l'oublie.

 

Dans l'intervalle, la gloire d'Amerigo Vespucci, elle, a atteint de prodigieux sommets. Quand le monde entier, aveuglé, croyait encore avoir découvert les Indes à l'ouest, lui seul a vu la vérité et compris qu'il s'agissait d'un Mundus Novus, d'un nouveau monde, d'un nouveau continent. Il n'a jamais dit que la vérité, n'a promis ni or ni pierres précieuses. Il s'est contenté d'annoncer que les indigènes avaient évoqué la présence d'or dans ces pays, mais que, en bon adepte de saint Thomas, lui était « lent à croire » : qui vivrait verrait. À la différence des autres explorateurs, il n'a pas pris la mer appâté par l'or et l'argent, mais par idéalisme et soif de découverte. Il n'a pas maltraité les hommes ni détruit leurs royaumes comme tous ces conquistadors criminels : il a observé et décrit les coutumes et les mœurs de ces peuples étrangers en humaniste, en érudit, sans les porter aux nues ni les blâmer. En disciple avisé de Prométhée et des grands philosophes, il a observé la course des nouvelles étoiles, exploré les mers et les terres pour en sonder les mystères et les merveilles. Il ne s'est pas laissé guider par un hasard aveugle, mais par les données scientifiques des mathématiques et de l'astronomie – oui, il est des leurs, se félicitent les érudits, homo humanus, c'est un humaniste ! Il sait écrire et il écrit en latin, la seule langue qui à leurs yeux soit digne des choses de l'esprit, il a sauvé l'honneur de la science en la servant, elle, au lieu de succomber à l'attrait du lucre et de l'argent. Le nom de Vespucci inspire à tous les chroniqueurs de l'époque le plus profond respect, que ce soit Pierre Martyr, Ramusio ou Oviedo. Et comme ils ne sont guère plus d'une douzaine à faire autorité, Vespucci passe pour le plus grand navigateur de l'époque.

En fin de compte, cet immense prestige dont il jouit dans les cercles érudits, il le doit au fait assez fortuit que ses deux petits ouvrages – ô combien minces et sujets à caution – ont paru en langue latine, la langue des savants. Car c'est surtout l'édition de la Cosmographiæ introductio qui lui confère cette éminente autorité. Parce qu'il a été le premier à décrire ce nouveau monde, Vespucci est fêté sans réticence comme celui qui l'a découvert par ces lettrés, pour qui les mots importent plus que les actes. Le géographe Schöner trace le premier la ligne de partage : Colomb n'a trouvé que quelques îles, Vespucci, lui, un nouveau monde. En dix ans, à force de le dire et de l'écrire, on en fait un axiome : Vespucci est le découvreur du nouveau continent, il est donc légitime que l'Amérique s'appelle « Amérique ».

 

Durant tout le XVIe siècle, la gloire fallacieuse de Vespucci brille de tous ses feux. Une seule et unique fois, s'élèvera une légère objection – d'une voix timide. Elle émane de Miguel Servet, un original que Calvin poussa sur le bûcher à Genève et qui eut l'honneur tragique d'être la première victime de l'Inquisition protestante. Servet est un personnage singulier de l'histoire des idées, un électron libre à la fois fou et génial, un perpétuel insatisfait qui se mêle hardiment de tout critiquer et ne peut s'empêcher d'exprimer son opinion avec véhémence dans tous les domaines de la science. Quoique finalement improductif, cet homme possède le don étrange de mettre partout le doigt sur les questions cruciales. En médecine, il est le précurseur de la théorie de Harvey9 sur la circulation sanguine ; en théologie, il débusque le point faible de Calvin ; une mystérieuse intuition le fait, sinon les résoudre, du moins soulever constamment les énigmes et, là, il touche le problème décisif de la géographie de son temps. Proscrit par l'Église, il s'est réfugié à Lyon où il exerce la médecine sous un faux nom et publie dans le même temps, en 1535, une nouvelle édition de Ptolémée qu'il annote personnellement. À celle-ci, il joint les cartes de l'édition de Laurent Frisius de 1522, qui nomme « Amérique » la partie sud du nouveau continent, conformément à la proposition de Waldseemüller. Mais alors que Thomas Ancuparius, l'éditeur du Ptolémée de 1522, entonnait dans son préambule un hymne à Vespucci sans même mentionner Colomb, Servet est le premier à oser émettre quelques réserves quant à l'excès d'estime dont jouit Vespucci et à la proposition de donner son nom au nouveau continent. En fin de compte, écrit-il, Vespucci « s'est embarqué en tant que marchand et longtemps après Colomb » – ut merces suas comutaret multo post Colombum. La remarque reste prudente, une petite toux d'irritation, pourrait-on dire. Lui non plus n'imagine pas contester à Vespucci la gloire d'avoir découvert le continent, il souhaite juste qu'on n'occulte pas totalement Colomb. Le problème n'est pas encore posé dans les termes d'une alternative entre Vespucci et Colomb, la querelle de prééminence pas encore ouverte. Tout ce que suggère Servet, c'est qu'on devrait dire : Vespucci et Colomb. Il n'a aucune preuve en main, il ne connaît pas exactement la situation historique, mais avec cette méfiance instinctive qui le conduit à flairer les erreurs et à aborder les problèmes sous un angle résolument neuf, Servet, le premier, insinue que la gloire de Vespucci qui a déferlé sur le monde avec la violence d'une avalanche n'est pas tout à fait de bon aloi.

 

L'objection décisive ne peut provenir que d'un homme qui aura accès à des informations historiques fiables, contrairement à Servet, tributaire à Lyon de livres et de nouvelles plus ou moins sûrs. Et c'est une voix de poids qui s'élèvera contre la gloire indue de Vespucci, une voix devant laquelle durent s'incliner les empereurs et les rois et dont les paroles furent une délivrance pour des millions d'hommes tourmentés, martyrisés. C'est celle du grand évêque Las Casas, qui a dénoncé les atrocités commises par les conquistadors à l'encontre des indigènes avec une telle force de suggestion qu'aujourd'hui encore on ne peut lire ses récits sans frémir. Las Casas, qui atteignit l'âge de quatre-vingt-dix ans, fut le témoin oculaire de tout le temps des Découvertes, et sa passion de la vérité, tout comme son statut de prêtre qui l'élève au-dessus de la mêlée, font de lui un témoin irrécusable. Commencée en 1559 alors qu'il est dans sa quatre-vingt-cinquième année, sa grande histoire de l'Amérique, Historia general de las Indias, est de nos jours encore considérée comme la source la plus fiable de l'historiographie de cette époque. Né en 1474, Las Casas est arrivé à Hispaniola (Haïti) en 1502, donc encore du temps de Colomb, et jusqu'à l'âge de soixante-treize ans il a vécu sur le nouveau continent, comme prêtre puis comme évêque – à l'exception de plusieurs voyages dans sa patrie espagnole. Nul n'est donc plus autorisé ni plus apte que lui à porter un jugement informé et pertinent sur les événements des Découvertes.

Au cours d'un de ses voyages qui le ramène des Nuevas Indias en Espagne, Las Casas a dû tomber sur une carte ou un de ces livres étrangers où le nouveau pays figure sous le nom « Amérique ». Probablement aussi surpris que nous, il aura demandé : « Pourquoi l'Amérique ? » L'explication, « Amerigo Vespucci a découvert ce continent », ne pouvait manquer de susciter sa méfiance et sa colère. Car si quelqu'un sait de quoi il en retourne, c'est bien lui, dont le père a en personne accompagné Colomb lors de son deuxième voyage. Il peut attester avoir entendu de ses propres oreilles l'amiral affirmer qu'il « fut bien le premier à ouvrir les portes de cet océan, restées closes depuis tant de siècles ». Par quel artifice Vespucci peut donc se glorifier d'être le découvreur de ce nouveau monde ou passer pour tel ? On a dû opposer à Las Casas l'argumentation d'usage, à savoir que Vespucci ayant découvert le continent américain proprement dit et Colomb seulement les îles situées au large de son littoral, les Antilles, Amerigo pouvait à juste titre être considéré comme le découvreur de ces nouvelles terres.

Voilà qui rend Las Casas fou de colère en dépit de son naturel plutôt clément. S'il affirme cela, ce Vespucci est un fieffé menteur. Nul autre que l'amiral n'a touché le premier le continent, en 1498, à Parias, au cours de son deuxième voyage : du reste, c'est ce qu'atteste le serment solennel d'Alonso de Ojeda10, en 1516, au procès que le fisc intenta aux héritiers de Colomb et, des cent témoins cités à ce procès, nul n'a osé contester ce fait. En toute justice ce pays devrait se nommer « Colombie ». Comment Vespucci peut-il usurper « l'honneur et la gloire qui reviennent à l'adelantado et s'attribuer l'exclusivité de cet exploit ? Où, quand et avec quelle expédition aurait-il touché la terre ferme avant Colomb ? »

Et Las Casas d'éplucher le récit de Vespucci tel qu'il est publié dans la Cosmographiæ introductio, afin de démonter la prétendue prétention de ce dernier à la prééminence. Alors intervient derechef dans cette Comédie des erreurs un revirement grotesque, qui complique encore cette affaire inextricable et lui imprime une tournure fatidique. L'édition italienne originale du premier voyage de Vespucci en 1497 rapporte qu'il accoste en un lieu nommé « Lariab ». Coquille ou correction arbitraire ? l'édition latine de Saint-Dié remplace « Lariab » par « Parias », faisant ainsi dire à Vespucci qu'il a touché la terre ferme à Parias dès 1497, soit un an avant Colomb. Pour Las Casas, aucun doute ne subsiste, Vespucci est un imposteur qui a profité de la mort de l'amiral pour se vanter dans « les livres étrangers » (en Espagne on l'aurait eu bien trop à l'œil) d'avoir découvert le nouveau continent. Las Casas démontre que, en réalité, Vespucci s'est embarqué pour l'Amérique en 1499 et non en 1497, mais qu'il se sera bien gardé d'évoquer Ojeda. « Ce qu'Amerigo a écrit pour se rendre célèbre en usurpant honteusement le mérite de la découverte du continent, il l'a fait de façon délibérée », s'enflamme cet homme intègre. Vespucci est un imposteur !

 

De facto, c'est donc une simple coquille de l'édition latine, le remplacement du mot « Lariab » de l'original par celui de « Parias » qui suscite le courroux de Las Casas face à ce qu'il croit être une imposture préméditée. Il n'empêche que, sans le vouloir, il a mis le doigt sur un point sensible : le flou étrange dans lequel tous les courriers, tous les récits de Vespucci laissent le lecteur sur les objectifs et les résultats réels de ses voyages. Jamais Vespucci ne donne clairement le nom des commandants des flottes, les dates qu'il indique varient d'une édition à l'autre, et les longitudes qu'il relève sont inexactes. Dès qu'on s'avise de vérifier les fondements historiques de ses voyages, on ne peut se défendre du soupçon que, pour d'obscures raisons – sur lesquelles nous reviendrons plus tard –, on a ici brouillé purement et simplement les faits. Pour la première fois, nous nous approchons du vrai mystère Vespucci qui a occupé des centaines d'années les érudits de toutes nationalités. Dans ses récits, quelle est la part de vérité et la part d'invention – ou, plus crûment, de falsification ?

La suspicion se porte en priorité sur le premier des quatre voyages, celui du 10 mai 1497, que Las Casas a déjà contesté, le seul qui aurait pu assurer à Vespucci une certaine priorité dans la découverte du continent. En effet, il n'est mentionné dans aucun document historique et, à l'évidence, certains éléments ont été empruntés au deuxième voyage effectué avec Ojeda. Même ses défenseurs les plus acharnés n'ont pas pu prouver que Vespucci aurait bien embarqué cette année-là, et ils ont dû se contenter d'hypothèses pour donner une ombre de vraisemblance à cette expédition. Énumérer les preuves et les contre-preuves de l'interminable controverse qui opposa ces savants géographes pourrait remplir un livre entier. Qu'il nous suffise de savoir que les trois quarts d'entre eux récusèrent ce voyage qu'ils tenaient pour imaginaire, tandis que les avocats officieux de Vespucci lui attribuèrent à cette occasion qui la découverte de la Floride, qui celle de l'Amazonie. Toutefois, comme l'immense gloire de Vespucci reposait en grande partie sur ce premier voyage – devenu fort improbable –, cette tour de Babel construite sur un amas d'erreurs, de hasards et de rumeurs ne pouvait que s'ébranler au premier coup de boutoir porté à ses fondements par la philologie11.

 

Le coup décisif fut assené en 1601 par Herrera dans son Historia de las Indias Occidentales. L'historien espagnol n'eut pas à chercher bien loin les arguments, puisqu'il avait accès au livre encore inédit de Las Casas, et c'est donc toujours ce dernier qui s'acharne contre Vespucci. Reprenant les raisons exposées par l'évêque, Herrera démontre et explique que la datation des Quatuor Navigationes est inexacte, Vespucci ayant pris la mer avec Ojeda en 1499 et non en 1497, et il en conclut – sans que l'accusé ait pu prononcer un mot pour sa défense – qu'Amerigo Vespucci, « ce roué, a falsifié sciemment ses récits dans l'intention de voler à Colomb l'honneur d'avoir découvert l'Amérique ».

Le retentissement de cette révélation est colossal. « Comment ? s'écrient les savants, ce n'est pas Vespucci qui a découvert l'Amérique ? Ce sage dont nous admirions la mesure et la modestie exemplaires est un menteur, un imposteur, un Mendes Pinto12, un scélérat, un de ces charlatans de faux voyageurs ? Car s'il a inventé de toutes pièces un de ses voyages, quel crédit accorder aux autres ? Quelle indignité ! Le nouveau Ptolémée n'est autre qu'un abject Érostrate13 qui s'est glissé par ruse dans le temple de la gloire, pour y acheter l'immortalité au prix d'un misérable forfait ! Quelle honte pour la communauté savante, abusée par ses vantardises, d'avoir baptisé de son nom le nouveau continent ! » Le moment n'est-il pas venu de rectifier cette déplorable erreur ? Et frère Pedro Simon de proposer le plus sérieusement du monde en 1627 d'« interdire l'usage de tout ouvrage géographique et de toute carte où figure le nom “Amérique” ».

 

Le mouvement du pendule s'est inversé. Vespucci est un homme fini, et voici que resurgit glorieusement au XVIIe siècle le nom à moitié oublié de Colomb. Sa résurrection est à la mesure des dimensions du nouveau pays. De toutes les prouesses accomplies, seule la sienne demeure, car les palais de Montezuma14 ont été pillés et tombent en ruine et les trésors du Pérou sont épuisés. Oubliés tous les faits et méfaits des différents conquistadors ! Seule l'Amérique est une réalité, joyau du globe, terre d'accueil des persécutés, le pays par excellence, le pays de l'avenir. Quel tort n'a-t-on pas fait à cet homme en son temps et aux siècles suivants ! Colomb se mue en figure héroïque qu'on avait sous-estimée, toutes les ombres qui ternissaient son image sont gommées, les épisodes de sa vie idéalisés. Oubliées sa mauvaise gestion et ses chimères religieuses ! On dramatise les difficultés auxquelles il s'est heurté : on conte comment il entraîne de force ses matelots prêts à se mutiner, comment il est ramené en Espagne dans les fers par de misérables gredins, comment il trouve refuge avec son enfant exsangue au monastère de la Rabida. Pour avoir ignoré son exploit, pour en avoir trop peu fait jadis, on en fait maintenant presque trop, poussé par l'éternel besoin d'inventer des héros.

Mais c'est une très ancienne loi du genre, qui vaut tant pour le drame que pour le mélodrame : toute figure de héros requiert un antihéros, comme la lumière a besoin de l'ombre, Dieu du diable, Achille de Thersite15, et ce rêveur fou de Don Quichotte du pragmatique et robuste Sancho Pança. Pour mettre en évidence le génie, il faut dénoncer son contraire : les forces terrestres qui lui résistent, les basses œuvres de la sottise, de l'envie et de la trahison. Systématiquement noircis, les adversaires de Colomb – Bobadilla, petit fonctionnaire intègre et juste16, et le cardinal Fonseca17, gestionnaire efficace et sérieux – se métamorphosent en coquins malveillants. Mais l'ennemi idéal est tout trouvé en la personne d'Amerigo Vespucci. En négatif de la légende colombienne se dessine maintenant la légende Vespucci : à Séville se tapit un crapaud venimeux qui crève de jalousie, un petit négociant qui rêve de se faire passer pour un érudit, pour un découvreur. Mais il est bien trop couard pour se risquer sur un bateau ; bien à l'abri derrière ses carreaux, il assiste en grinçant des dents au retour du grand Colomb acclamé par la foule. Il veut lui voler sa gloire ! La faire sienne ! Et tandis qu'on rapatrie dans les fers le noble amiral, ce fourbe compile les livres étrangers et se fabrique des récits de voyages ! À peine Colomb est-il en terre, bien incapable de se défendre, que cet usurpateur, ce charognard, adresse à tous les potentats du monde des lettres mielleuses et des comptes rendus qui le présentent, lui, comme le véritable explorateur du monde. Il les fait imprimer en langue latine – à l'étranger, pour plus de précaution. Il prie et supplie d'innocents lettrés du bout du monde de bien vouloir baptiser ce nouveau continent de son nom à lui : « Amérique ». Il se glisse insidieusement dans l'entourage de l'ennemi juré de Colomb, de son égal en jalousie, l'évêque Fonseca, et le persuade par la ruse de le nommer, lui qui ne quitte pas son bureau et ignore tout de la navigation, piloto mayor, chef de la Casa de Contratación, afin d'avoir la main sur l'établissement des cartes. Cela lui donne enfin la possibilité – ces turpitudes sont réellement attribuées à Vespucci – de procéder à sa grande imposture : pilote major responsable de l'édition des cartes, il peut en toute quiétude ordonner que, en regard du nouveau pays, sur toute nouvelle carte, sur tout nouveau globe, figure son nom scélérat : Amérique, Amérique, encore et toujours Amérique. Ainsi le défunt qu'on mit dans les fers de son vivant s'est-il vu une seconde fois dépouillé et outragé, par un gredin, un génie de l'escroquerie, et ce n'est pas son nom mais celui de ce voleur qui orne désormais le nouveau continent.

Telle est l'image de Vespucci au XVIIe siècle : un aigrefin, un faussaire, un menteur. L'aigle qui planait fièrement au-dessus du monde s'est soudain métamorphosé en rongeur répugnant qui fouit la terre, en violeur de sépulture et en voleur. C'est une image injuste, mais elle s'imprime dans l'histoire. Le nom de Vespucci est traîné dans la boue pour des décennies, pour des siècles. Bayle et Voltaire lui donneront chacun un coup de pied dans la tombe, et les manuels scolaires racontent aux enfants dès leur jeune âge l'histoire abjecte de sa gloire usurpée. Sous l'influence de cette légende, même un homme aussi avisé et aussi mesuré que Ralph Emerson18 écrira trois siècles plus tard (en 1856) : Strange that broad America must wear the name of a thief. Amerigo Vespucci the pickledealer at Seville, whose highest naval rank was boatswain's mate in an expedition that never sailed, managed in this lying world to supplant Colombus and baptize half the earth with his own dishonest name. [« Étrange que l'insolente19 Amérique porte le nom d'un voleur. Cet Amerigo Vespucci, ce petit épicier de Séville, qui ne fut guère plus que sous-pilote d'une expédition qui ne prit jamais la mer, réussit en ce monde trompeur le tour de force de supplanter Colomb et de léguer son nom de coquin à la moitié du globe. »]