Stefan Zweig
et le « parrain de l'Amérique »
Pourquoi l'Amérique doit-elle
son nom à Amerigo Vespucci ?
Si les Vikings ont abordé le continent américain bien avant lui, c'est indéniablement Christophe Colomb qui a ouvert à l'ouest la route d'un « Nouveau Monde ». Pourquoi donc a-t-on baptisé celui-ci du prénom d'Amerigo Vespucci ? « Nul autre que l'Amiral [Colomb] n'a touché le premier le continent, en 1498 […], au cours de son deuxième voyage », « ce pays devrait se nommer “Colombie” » ; « Vespucci est un imposteur » qui s'est vanté d'avoir découvert le nouveau continent ! Voici comment Stefan Zweig rapporte l'indignation de l'évêque Las Casas, quand il a vent de la chose au début du XVIe siècle.
Las Casas est bien placé pour savoir quand Colomb a touché le continent américain : son père était du voyage ! Et sa parole fait foi. Épris de justice, l'homme défendra les habitants du Nouveau Monde et plaidera leur cause à Valladolid en 1550, dans un débat resté célèbre1…
Mais l'affaire n'est pas si simple : Amerigo Vespucci n'a pas un profil d'escroc. Humaniste, passionné de sciences, loyal et plutôt modeste : on le voit mal intriguer bassement pour léguer à tout prix son nom au continent américain. Qu'en est-il exactement ? C'est tout le propos d'Amerigo, le récit de Stefan Zweig.
Amerigo
Après s'être penché une première fois sur une figure de découvreur avec son Magellan publié en 1938, Stefan Zweig entreprend en 1941 la réhabilitation de ce « parrain de l'Amérique » qu'est devenu Vespucci.
Si Amerigo captive son lecteur, le mérite en revient d'abord au suspens qui sous-tend l'œuvre. L'auteur s'engage à résoudre une énigme qui occupa les savants de tous bords pendant quatre siècles ! En outre, l'époque, tout comme les lieux convoqués, sollicite l'imagination : en ce temps des Découvertes, le monde s'agrandit fabuleusement pour l'Occident enfin libéré de son carcan théologique. Le récit nous transporte de la brillante Florence des Médicis, berceau de la famille Vespucci, à la péninsule Ibérique et aux très exotiques terres d'Amérique. Enfin, le personnage d'Amerigo Vespucci lui-même suscite la sympathie du lecteur. Conquistador atypique, ce précurseur de la navigation scientifique est un ethnologue avant la lettre : visiblement peu enclin au prosélytisme, il observe les habitants du Nouveau Monde « sans les porter aux nues ni les blâmer », et la soif de connaissances paraît heureusement tempérer chez lui les considérations d'ordre économique qui constituèrent le principal mobile des Découvertes.
À la fin des années 1930, Stefan Zweig est l'écrivain de langue allemande le plus connu dans le monde. Or ses livres – en particulier ses nouvelles – sont encore très lus au XXIe siècle. De toute évidence, les personnages de Zweig continuent de parler aux lecteurs contemporains qui, comme ceux d'hier, se retrouvent dans ses figures complexes, étonnamment modernes. Stefan Zweig fait du rythme de la narration et de la tension dramatique un principe d'écriture : « Seul un livre qui […] vous entraîne tout d'un trait jusqu'à la dernière page sans vous laisser le temps de respirer donne un plaisir sans mélange2. »
Amerigo peut se lire comme un salut de Zweig au continent qui vient de l'accueillir : fuyant l'avancée nazie, il a émigré aux États-Unis en juin 1940. Ce petit essai est aussi une tentative désespérée de faire diversion à la crise identitaire qui le broie. Zweig voit son monde s'effondrer : son œuvre est interdite dans l'espace germanophone et son idéal d'une Europe fraternelle mis à mal par la barbarie nazie. « Il est bon que j'aie choisi ce petit travail (presque scientifique), c'est un bon refuge3 », écrit-il à sa première femme Friderike à propos d'Amerigo et, plus tard, à Franz et Alma Werfel : « En Amérique, j'ai eu un véritable break down [dépression]. La raison profonde en était la perte de tout sentiment identitaire […]. L'écrivain qui écrit dans une langue interdite dans l'autre pays [est], alternativement, étranger ennemi et citoyen, […] arraché à tout ce qui était sa patrie – l'Europe et en particulier la France, l'Italie, le monde latin –, errant de lieu en lieu, avec ses valises, sans ses livres […]4. »
Une biographie emblématique
de l'histoire du XXe siècle
Né à Vienne le 28 novembre 1881 dans une famille aisée de la bourgeoisie juive, Stefan Zweig grandit au sein d'un milieu cultivé et cosmopolite. Après s'être beaucoup ennuyé au lycée5, il acquiert avec sa thèse sur Taine le titre de Doktor cher à sa famille et, nanti d'une rente confortable, se consacre à l'écriture et aux voyages. Il séjourne en Europe, en Asie, en Amérique, rédigeant critiques de livres et nouvelles. Sous l'influence de Romain Rolland – figure internationale du pacifisme après la publication de son ouvrage Au-dessus de la mêlée en 1915 –, son nationalisme allemand le cède à des convictions pacifistes dont il ne se départira plus.
Après la Première Guerre mondiale, il se fixe à Salzbourg, où sa propriété du « Kapuzinerberg6 » deviendra un haut lieu de la sociabilité intellectuelle et artistique européenne. En 1919, il y épouse sa compagne Friderike von Winternitz. Malgré des accès de dépression récurrents, il écrit beaucoup – avec un succès considérable –, alternant biographies, traductions, poésie, pièces de théâtre, essais et nouvelles.
Stefan Zweig se montre étrangement peu préoccupé par la montée des extrêmes droites, alors même qu'intellectuels juifs et antifascistes désertent dès 1933 une Autriche qui se nazifie. Une perquisition chez lui en février 1933 le décide à gagner Londres, mais c'est seulement en 1937 qu'il prend vraiment la mesure de la menace nazie. Il exhorte alors Freud, le père de la psychanalyse, à quitter Vienne, et adopte lui-même la nationalité anglaise en 1938, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne national-socialiste.
Zweig émigre en juin 1940 à New York avec sa seconde femme Lotte et s'emploie à faire passer en Amérique les intellectuels menacés. Il jouit d'une extraordinaire notoriété sur le continent américain : ses conférences en Amérique du Sud font salle comble. En septembre 1941, les Zweig, qui ont obtenu un visa de résidence permanente au Brésil, s'installent à Petrópolis, au nord de Rio de Janeiro. Il y écrit sa célèbre nouvelle Le Joueur d'échecs et met la dernière main à son autobiographie, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, avant de se suicider, le 22 février 1942. Il laisse ce message à son pays d'accueil : « Le Brésil, ce merveilleux pays […], nulle part ailleurs je n'aurais préféré édifier une nouvelle existence. Mais [mes forces] sont épuisées par les longues années de pérégrinations loin de mon lieu d'attache. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté le bien suprême de ce monde7. » Le Brésil lui offrira des funérailles nationales, à la hauteur de son immense popularité.
Amerigo Vespucci était pour Zweig un de ces hommes de progrès qui firent avancer l'humanité après des décennies d'obscurantisme médiéval. L'époque nazie pendant laquelle il rédige son Amerigo est le théâtre de régressions qui n'ont rien à envier à ce Moyen Âge amnésique des acquis de l'Antiquité : « Nous vivons dans une époque comparable à la fin de l'Empire romain et nous ne verrons pas la Renaissance8 », déplore-t-il. En effet, Stefan Zweig ne verra pas l'Europe renaître des cendres de la terreur national-socialiste : Amerigo paraîtra à titre posthume, en anglais, à New York, en 19429, et en allemand en 1944 – à Stockholm.
© Stefan Zweig Centre Salzburg