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Surtout, ne pas perdre de vue la lueur qui le précédait Roy ne cessait de se le répéter tout en fonçant, pied au plancher. Les virages se succédaient, négociés tant bien que mal. La radio faisait entendre le dialogue ininterrompu des policiers, mais leurs voitures n'étaient toujours pas en vue.
— Bob ! Je suis en train de les rattraper !
— Regarde-les donc prendre ce virage ! Tu as vu ?
Roy quitta la route des yeux, jeta un coup d'œil au compteur: 150, 155, 160... Le moteur allait-il tenir?
— Attention ! Les postes de péage de l'Ohio droit devant !
— On fera semblant de ne pas les voir. A l'allure où on va...
Enfin ! Roy distingua le clignotant rouge orangé de la dernière voiture de police. Au-dessus, les étranges lueurs brillaient toujours, suivaient le tracé de la route, prenaient les virages en douceur, avec une aisance telle qu'on pouvait se demander si les lois de la pesanteur existaient encore.
Les postes de péage se profilaient maintenant, de plus en plus proches, barrant toute la largeur de l'autoroute. Les rampes au néon étaient éteintes, sans doute à cause de la coupure de courant A une heure pareille, de toute façon, la circulation était clairsemée.
Dans l'une des guérites, un préposé somnolait sur son tabouret.
Sans un bruit, les trois formes illuminées franchirent le portique en souplesse et poursuivirent imperturbablement leur chemin.
Alors, un tapage infernal se déchaîna. Branchés sur des accumulateurs de secours, tous les systèmes d'alarme se déclenchèrent en même temps dans le hurlement strident des sirènes. D'un bond, le préposé se leva, outré : encore un fraudeur qui forçait le passage sans payer. Il n'eut même pas le temps de décrocher son téléphone relié au poste de police que la première des voitures pie lui filait sous le nez. Tout de suite derrière elle, la seconde lui envoya une grande gifle d'air en l'assourdissant de sa sirène dont le tumulte réduisait presque au silence celle de la barrière de péage. Le malheureux se risquait à peine à sortir le nez de sa guérite pour essayer de comprendre, que la troisième voiture de police le fit rentrer précipitamment, suivie de peu d'une fourgonnette jaune de la compagnie d'électricité, celle de Roy Neary. Ecœuré de voir les services publics donner un tel exemple, l'infortuné s'effondra sur son siège, agitant de sombres pensées de retraite anticipée.
Le dialogue badin des policiers se poursuivait inlassablement à la radio.
— Dis donc, je suis en train de les rattraper !
— Tu as vu ça, non mais tu as vu ça ? Ils sont littéralement collés à la route.
Cette réplique historique allait être la dernière. Un virage sec, en effet, s'amorçait juste devant Pour la première fois depuis le début de la poursuite, les « objets » durent se dire qu'ils en avaient assez de rester collés à la route. Alors, avec un bel ensemble, ils franchirent le rail de protection et continuèrent tout droit en prenant rapidement de l'altitude.
Quelques secondes plus tard, le policier qui les suivait de plus près arrivait à son tour sur les lieux. Les yeux fixés sur sa proie et non sur la route, il ne remarqua pas que cette dernière s'infléchissait sèchement, fracassa le rail de protection à plus de 140 km/ h et fit un vol plané dont la durée et l'ampleur allaient faire date dans les annales de la police routière de l'Indiana. Sa gracieuse trajectoire se termina brutalement sur le versant du talus où, par miracle, il atterrit à l'endroit, en perdant néanmoins ses quatre roues et trois de ses portières.
— De Witt ! Hè, De Witt ! Tes pas mort, au moins ?
Tous freins bloqués, la voiture suivante avait réussi à s'arrêter à l'extrême bord du ravin, et ses deux occupants avaient franchi d'un bond le rail tordu pour dévaler la pente au secours de leur collègue en détresse, à qui ils lançaient des appels angoissés. Un instant plus tard, la troisième voiture arrivait à son tour, suivie de la camionnette de Roy Neary. Pendant que le dernier policier se précipitait lui aussi, à la rescousse, Roy regarda le ciel.
Décrivant un gracieux arc de cercle, les trois objets lumineux s'enfonçaient dans un nuage. Une fois cachés derrière lui, ils l'embrasèrent de l'intérieur. Après une dernière illumination, dont Roy se sentit être le spectateur privilégié, la lueur décrut graduellement et disparut La nuit redevint normale.
Le cœur un peu gros, Roy remonta en voiture et fit demi-tour. Au poste de péage, les lumières étaient revenues. Après que le préposé lui eut fait signe de passer d'un geste fataliste, Roy vit, au détour d'une courbe, une tapisserie de lumières emplir l'horizon. Une ville entière s'illuminait à nouveau. Etait-ce Tolono ou Harper Valley ? En tout cas, la panne de courant paraissait terminée.
Le policier De Witt s'en était, en fin de compte, mieux tiré que sa voiture. Malgré son nez cassé et des contusions multiples mais sans gravité, il avait regagné le poste où, pendant près d'une heure, il avait clamé à qui ne voulait pas l'entendre — collègues, suspects et une demi-douzaine de témoins ahuris du carrousel aérien de la nuit — sa version certifiée conforme des événements qu'il avait, jurait-il, vus de ses propres yeux. Son monologue avait été interrompu par son supérieur hiérarchique, le capitaine Rasmus-sen, à qui il était en train de faire un rapport verbal à l'abri des oreilles indiscrètes. Pendant ce temps, dans un autre bureau, ses collègues et Roy Neary rédigeaient leurs rapports de cette nuit mémorable. L'horloge électrique marquait 3 h 27 et Roy était épuisé, partagé entre une envie inavouable de se gorger de chocolat et un effroyable mal de tête. Comme il n'y avait pas assez de machines à écrire pour tout le monde, il était obligé de faire son rapport au stylo à bille. Tout en suçotant le capuchon, il se dit que le chocolat pouvait attendre.
— Est-ce qu'il y a de l'aspirine dans la maison ? demanda-t-il timidement à la cantonade.
Sa requête tomba dans l'indifférence générale.
— N'empêche que si Longley n'avait pas été avec moi, commentait l'un des hommes, j'étais bon pour l'asile.
— Moi, ce rapport, dit Longley avec un sourire, ce n'est pas au capitaine que j'ai envie de le donner, mais à un éditeur.
Comme il disait ces mots, une porte s'ouvrit brutalement à l'autre bout de la pièce. Ejecté sans douceur du bureau de son chef, De Witt apparut boitillant, le bras levé comme pour se protéger de la grêle d'invectives que lui prodiguait ledit capitaine :
— C'est une insulte au bon sens ! hurla celui-ci. Les contribuables font confiance aux forces du maintien de l'ordre, c'est à nous de la mériter ! Je ne tolérerai pas qu'on me fasse des rapports de ce genre !
— Je ne vous ai pourtant dit que la vérité du Bon Dieu ! dit De Witt en gémissant.
— Tant que je serai en activité, l'unité dont je suis responsable ne se fera pas ridiculiser dans les journaux de concierges, c'est compris ? Quant à vous autres, les boy-scouts, ajouta-t-il d'un air méprisant à l'adresse de Longley et de ses collègues figés de stupeur derrière leurs machines à écrire, quand vous aurez fini vos élucubrations, venez donc un peu me voir dans mon bureau.
Et au trot !
La porte claqua avec un fracas menaçant et un profond silence succéda à la tourmente.
— C'est parce que ta bagnole va être transformée en taxi qu'il était aussi furieux ? demanda enfin l'un des hommes.
Chez l'infortuné De Witt, la douleur morale semblait avoir pris le pas sur les souffrances physiques.
— Doux Jésus ! dit-il avec un soupir à fendre l'âme. Je ne lui ai pourtant rien caché, je lui ai dit toute la vérité en jurant sur la Bible ! Je lui ai tout expliqué : les étoiles filantes, la vitesse contrôlée au radar, les feux rouges, les réverbères, tout.. Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, moi, de casser ma bagnole !
— Et alors ? demanda un autre, haletant d'impatience.
— Alors ? Il m'a mis à pied. Pour quinze jours.
— Quoi?
Un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines tandis que tout le monde dévisageait l'innocente victime avec stupeur.
— Oui, vous avez bien entendu, reprit De Witt avec amertume.
Quinze jours de mise à pied...
Il se mit à boitiller douloureusement vers la porte et, pour soigner sa sortie, prit l'attitude de l'innocence persécutée par l'injustice administrative :
— Vous ferez selon votre conscience, proféra-t-il avec une lenteur calculée. Mais vous avez vu ce qu'on gagne à dire la vérité. Le chômage. A bon entendeur...
Sur ce commentaire désabusé, De Witt quitta le bureau.
Tous ensemble, les cinq policiers se retournèrent lentement vers leurs machines à écrire. Tous ensemble, ils relurent soigneusement les rapports qu'ils avaient déjà presque fini de rédiger. De temps en temps, certains avaient l'ultime courage d'échanger un pâle sourire. Enfin, comme s'ils avaient tous été actionnés par quelque fil invisible, ils se redressèrent avec détermination. Cinq mains droites se dirigèrent vers cinq rouleaux de machines à écrire pour en extraire, dans un grand cliquetis, cinq formulaires n° 217-ter, les froisser avec énergie et les précipiter dans cinq corbeilles à papier.
Roy avait assisté, muet d'incrédulité, à toute l'incroyable scène.
— Allez-y, mon vieux, finissez votre rapport, lui dit l'un des défenseurs de l'ordre public avec un sourire gêné. Le capitaine ne peut pas vous mettre à pied, vous. Allez-y, si vous en avez le culot...
Le vaillant chasseur d'OVNI avait déjà introduit un formulaire neuf dans sa machine, aussitôt imité par ses collègues. Roy regarda autour de lui, cherchant un signe de soutien ou d'amitié sur les visages qui l'entouraient. Le crépitement hésitant des machines à écrire remplissait de nouveau la pièce. Les fronts étaient studieusement penchés sur les claviers. Roy n'eut pas besoin de plus amples explications. Sans un mot, il se leva, déchira son rapport et sortit. Son mal de tête était passé.