8

Pour ne plus avoir à répondre aux appels d'Ike Harris, Roy Neary avait délibérément coupé le contact de son radio-téléphone.

Tandis qu'il roulait vers Tolono, il regardait moins la route que les étoiles, brillant dans le ciel comme un tapis de pierres précieuses sur le velours sombre de la nuit Comme toujours dans la région au printemps, le brouillard se levait. Des nappes opaques commençaient à engluer dangereusement la route et à réfléchir le pinceau lumineux des phares. Mais Roy n'y prêtait guère d'attention, tout à l'écoute des appels de police dont le bourdonnement incessant lui tenait compagnie.

— Ici U-5, brigadier Longley. Me recevez-vous ?

— Je vous reçois cinq sur cinq. A vous.

— Je me rends à un appel, code 10-75, sur Corn-bread Road. Je vois... attendez, oui, je crois que les réverbères viennent de se rallumer dans tout le quartier, au pied des collines.

Roy fourragea fiévreusement dans l'amas chiffonné de ses cartes routières pour tenter de localiser l'emplacement ainsi annoncé.

Derrière lui, des phares puissants se réfléchissaient dans son rétroviseur. Il passa distraitement le bras par la portière et fit signe à l'autre de doubler. Les phares le dépassèrent dans un hurlement rageur d'avertisseur, dominé par les éclats d'une voix furieuse :

— Tu vas tenir ta droite, hé ! andouille !

— Il y a bien deux cents personnes en pyjama dans les rues, annonça la voix du brigadier Longley à la radio.

Plan étalé sur le volant, selon sa fâcheuse habitude, Roy parvint enfin à situer l'intersection de Cornbread Road et de Middletown Pike : D-5, M-34... Pied au plancher, il accéléra dans un grand crissement de pneus.

Cinq minutes plus tard, il était de nouveau perdu sans avoir la moindre idée de l'endroit où il avait été se fourvoyer. En désespoir de cause, il s'arrêta sur le parking d'une boutique de hamburgers dont on devinait le contour dans l'obscurité. La panne d'électricité avait incité les consommateurs à s'attarder ou à faire des entorses à leur régime, car l'endroit grouillait de monde. A la vue du sigle de la compagnie d'électricité ornant les flancs de la fourgonnette, une foule s'agglutina immédiatement autour de Roy en agitant des lampes électriques et des boîtes de bière.

— Les lumières sont-elles revenues chez vous ? demanda Roy aux curieux les plus proches.

— C'est vous qui avez le culot de nous demander ça ? vociféra une ménagère à la tête couverte de bigoudis. C'est comme ça que vous justifiez votre salaire ?

— Et les réverbères ? insista-t-il en ignorant le sarcasme. Après la panne, se sont-ils rallumés par intermittence ?

— Non, répondit un gamin avec un rire idiot.

— ... Ici, c'est illuminé comme en plein jour, annonça la voix du brigadier Longley. Les réverbères... non, on dirait plutôt des lampes au sodium. Ils clignotent tout le temps, comme s'ils étaient soufflés par un courant d'air. La lumière ne reste pas en place. Elle monte, elle descend, elle va même de côté...

— Ça alors..., murmura Roy, suffoqué.

— Dites donc, Longley, intervint une autre voix à la radio, vous allez vous décider à nous dire où ça se passe, ces trucs-là ?

— Au-delà de l'école primaire d'Ingleside, vers le nord-est.

— Hé ! vous autres ! cira Neary par la portière. L'école d'Ingleside, vous savez où c'est ?

— Facile, déclara un homme qui, on ne savait pourquoi, avait un fusil de chasse sous le bras. Faites demi-tour pour reprendre la D-70. Ensuite...

— Attendez, ça se déplace ! reprit la voix du brigadier Longley.

Cela vient de passer au nord-ouest, vers Daytona...

— Daytona ! Où est Daytona ? haleta Roy. Vite !

— C'est encore plus facile, répondit l'homme au fusil. Vous prenez la première avenue en direction de l'est jusqu'au carrefour des départementales 9 et 11. Mais faites attention aux travaux, il y a un détour...

Sans attendre la fin des explications, Roy avait déjà rembrayé et manœuvrait pour quitter le parking.

Cinq minutes plus tard, il était encore une fois perdu sur une route de campagne, en plein milieu d'une nappe de brouillard épaisse à couper au couteau. Il sortit sa lampe-torche, consulta une borne, étouffa un juron, repassa en marche arrière, faillit s'embourber dans le bas-côté et termina sa manœuvre pour s'arrêter de l'autre côté de la route. Là, décidé à prendre les grands moyens, il alluma une petite lampe orientable montée au-dessus du pare-brise et se mit à étudier la carte comme si sa vie en dépendait. Mais cela n'allait guère mieux. La lampe mettait une mauvaise volonté manifeste à rester braquée sur la carte.

C'est alors que des phares éblouissants se matérialisèrent derrière lui, inondant sa cabine de lumière par la vitre du hayon arrière. Plus puissants que des phares ordinaires, sans doute des antibrouillard de gros camion, leurs rayons ricochaient sur le rétroviseur en éblouissant Roy qui, malgré sa distraction, finit par s'en apercevoir. Irrité, il passa machinalement le bras par la portière et fit un grand geste pour qu'on le double.

Son geste resta sans effet. Les phares demeurèrent là, leur lumière lui faisant désormais mal aux yeux. Maugréant, Roy refit le même geste du bras en le soulignant d'un commentaire exaspéré.

Alors les phares obéirent. En fait, ils montèrent à la verticale, avec une majestueuse lenteur... Mais cela, Roy, qui était trop absorbé par la lecture de la carte, ne l'avait pas remarqué. Il s'était borné à enregistrer inconsciemment que les phares ne le dérangeaient plus. L'obscurité laiteuse du brouillard était revenue.

Il fallut autre chose pour traverser la carapace de son indifférence et lui faire lever les yeux : un bruit. Un bruit métallique, comme si on secouait des boîtes de conserve au bout d'une ficelle. Un peu surpris, cette fois, Roy alluma sa lampe-torche et la dirigea vers le panneau indicateur d'où le bruit semblait provenir.

C'était une de ces bornes à l'ancienne, avec deux panneaux rectangulaires fixés à angle droit sur un poteau. Et les panneaux vibraient si fort que les lettres peintes paraissaient se dédoubler et se superposer. Encore plongé dans ses recherches topographiques, trop surpris pour comprendre ce qu'il voyait, Roy poussa un grognement inarticulé. C'est alors que la lampe orientable, les lumières du tableau de bord et les codes de la fourgonnette se mirent à diminuer d'intensité. Ils gardèrent un moment une vague lueur ambrée puis s'éteignirent tout à fait.

Soudain, une lumière éblouissante inonda l'endroit où il se trouvait, éclatant avec la soudaineté d'un éclair. Sur plus de trente mètres de diamètre, on y voyait mieux qu'en plein jour.

Stupéfait, Roy ouvrit sa vitre et voulut passer la tête au-dehors.

Mais il en fut incapable, tant la lumière l'éblouissait. Pourtant, si brève qu'ait été son incursion vers l'extérieur, il ressentit immédiatement une sensation de picotement sur la moitié de son visage exposé aux rayons mystérieux. Choqué, il tendit la main, décrocha son téléphone, écouta : rien, pas de courant. La radio à ondes courtes était, elle aussi, plongée dans un silence anormal.

Effrayé par ces phénomènes, Roy n'osa plus faire un geste. Il rouvrit les yeux, s'efforça de voir ce qui se passait, dut se protéger à la hâte avec une main et tendit l'autre vers le pare-soleil pour y prendre ses lunettes noires. Après quelques tâtonnements, il sentit la monture métallique sous ses doigts et parvint à chausser les verres protecteurs. Un nouveau cri de stupeur lui échappa.

Les lunettes vibraient sur son visage, leurs branches bourdonnant comme un essaim de guêpes contre ses tempes.

Comme les panneaux indicateurs sur leur poteau...

C'est alors que le couvercle de la boîte à gants se rabattit brutalement et que tout ce que la cabine contenait de métallique se mit à vibrer à son tour avant d'aller se coller aux surfaces fixes.

Une boîte de trombones se renversa et, par le couvercle arraché, son contenu fut précipité contre le pavillon de la fourgonnette en manquant de peu la tête de Roy. Il se rendit alors compte que la monture de ses lunettes était brûlante, et les arracha d'un geste pour les jeter sur la banquette. Elles ne tombèrent pas et suivirent le même chemin que les trombones pour aller se coller au pavillon. Avant de refermer les yeux, Roy eut le temps de voir le cendrier s'ouvrir tout seul et se vider de son contenu, comme si un puissant aspirateur avait été mis en batterie à côté de la vitre ouverte.

Aussi soudainement qu'elle avait surgi du néant, la lumière s'éteignit. D'un coup, il n'y eut plus rien. Les trombones retombèrent en pluie en bombardant la tête et les épaules de Roy qui rouvrit les yeux. Les panneaux routiers ne vibraient plus sur leur poteau.

D'instinct, Roy regarda en l'air. Pendant une seconde, deux peut-

être, il vit les étoiles briller comme avant. Puis, comme si on avait tiré un gigantesque couvercle au-dessus de lui, les étoiles disparurent derrière une forme plus noire que la nuit dont quelques étoiles soulignaient le contour régulier. Sans un bruit, comme sur des glissières bien huilées, la forme poursuivit sa lente progression. Derrière elle, les étoiles reparaissaient à mesure qu'elle s'éloignait.

Un,instant plus tard, Roy entendit une nouvelle vibration métallique et rentra la tête précipitamment, tandis que les lumières et la radio se rallumaient toutes seules. Il se retourna sur son siège pour regarder dans la direction du bruit. A un carrefour tout proche, des signaux « Stop » vibraient de la même manière que les panneaux indicateurs venaient de le faire. Roy remarqua même que le bord des plaques métalliques était recourbé, comme si on avait appuyé dessus, ou comme si elles étaient soumises à l'action d'un aimant d'une puissance fabuleuse. Pendant une seconde, le carrefour fut baigné de la même lumière aveuglante. Enfin, aussi soudainement qu'avant, tout cessa.

C'est alors qu'un véritable tonnerre explosa dans le haut-parleur de la radio et Roy sursauta avec un cri d'effroi. La friture était telle qu'on aurait dit une gigantesque, saturation des circuits. Les voix qui se frayaient péniblement un chemin dans ce tintamarre étaient à peine audibles.

— ... Je n'en sais rien, je vous le demande ! La lune est-elle pleine, cette nuit ?

— Négatif ! répondit la voix d'une standardiste. La pleine lune est pour le 13 du mois.

— C'est impossible ! Mon équipier et moi, nous la voyons briller au-dessus de Signal Hill. On ne parle que de ça dans le quartier !

Pendant un long moment, la friture eut le dessus.

Enfin, les voix reprirent leurs bredouillements indistincts.

— ... Attendez, attendez... ça se déplace d'ouest en est...

— Ici Tolono, voiture 10-11. Nous observons le phénomène et confirmons qu'il s'agit bien de la pleine lune. Mais elle ne se déplace pas comme vous dites. Ce sont les nuages se déplaçant derrière elle qui donnent l'impression du mouvement.

— Dites donc, Tolono, intervint la voix du brigadier Longley que Roy reconnut tout de suite. Où est-ce que vous avez été à l'école, vous ? Depuis quand les nuages se déplacent-ils derrière la lune ?

— Allez-vous enfin me dire d'où vous appelez ? demanda la standardiste d'une voix lasse.

— Juste à côté de l'autoroute de Telemar, en direction de Harper Valley...

— Mais je sais où c'est, ça, bon Dieu ! s'écria Roy.

Quelques minutes plus tard, il abordait à plus de 150 km/h un long tunnel où se réverbérait la lumière de ses phares. Le picotement qu'il sentait sur son visage le ramena un instant au sens des réalités et lui rappela sa frayeur. Que faisait-il donc à courir après ce qui lui avait précisément fait si peur ? Il ferait mieux de s'arrêter, de faire demi-tour et d'aller rejoindre Earl et les gars des équipes... Pourtant, Roy savait qu'il en serait incapable. Sa peur avait fait place à une sorte de jubilation. Il se sentait désormais comme un gamin prêt à se lancer dans un jeu captivant. Plus question d'écouter la raison et de faire demi-tour, il s'amusait bien trop. La police aussi, d'ailleurs, à en juger d'après leurs exclamations :

— Je les vois, Charlie, je les vois ! hurla une voix. Je les prends en chasse !

— Si tu veux savoir ce que je pense, ces engins-là ne sont pas sortis des chaînes de Détroit ! fit observer Longley.

— Ils ralentissent ! Je me rapproche d'eux. Plus que trois cents mètres !...

— Moi je laisserais plutôt tomber. Pas la peine de prendre des risques inutiles.

— Mais non, je te dis ! Ils suivent la route, ils prennent tous les virages. Mon radar les donne à pas plus de 60 à l'heure.

— Tu as vu les feux de signalisation, dis ? Ils passent tous au vert quand ils s'approchent ! C'est de la synchronisation, ça ! Mieux que nos ordinateurs !

— Ça y est, les gars, on les tient ! Ils vont droit dans Harper Valley. A la charge !

Roy Neary sortit du tunnel beaucoup trop vite, laissa une généreuse couche de peinture sur le rail de protection en prenant son virage, dérapa, redressa juste à temps pour ne pas se planter dans le fossé de la partie médiane, vit du coin de l'œil un panneau indiquant : « Harper Valley — Sortie 4,5 km » et se mit debout sur l'accélérateur. Il ne relâcha sa pression qu'en voyant la rampe de sortie se profiler devant lui.

Freinant à mort, dérapant des quatre roues, il parvint à se glisser entre les bordures de la rampe qui, en moins de cent mètres, se transformait en une étroite route à deux voies. Prudemment, Roy ralentit pour stabiliser son allure aux environs de 120 km/h. Les nerfs tendus, les yeux plissés sous l'effort de concentration, il ne pensait plus qu'à une chose : rejoindre les voitures de police, participer à la chasse.

Là, devant, y avait-il quelque chose sur la chaussée ?

Seigneur, un enfant !

Roy bloqua désespérément les freins. A ce moment précis, une femme se rua sur la route, agrippa l'enfant par le bras. La fourgonnette était partie en dérapage et Roy se battait avec le volant sans pouvoir en reprendre le contrôle. Paralysés par la terreur, la femme et l'enfant restaient immobiles au milieu de la route, Roy les voyait dans ses phares, sous ses roues. Plus que dix mètres, plus que cinq...

Il donna un brutal coup de volant à gauche, passa en frôlant les deux corps pétrifiés et alla percuter une clôture de fil de fer dont il arracha une bonne longueur avant de s'arrêter enfin.

Pendant ce qui sembla être une éternité, personne ne bougea.

Roy n'entendait que le halètement de sa respiration. Enfin, avec des gestes d'automate, il coupa le contact et dut s'y reprendre à trois fois pour ouvrir la portière tant ses mains tremblaient. Les jambes molles, il posa pied à terre au milieu des herbes et parvint à remonter sur la route. La femme le regardait venir d'un regard absent, serrant contre elle le petit garçon dont, machinalement, elle continuait à protéger les yeux de l'éclat aveuglant des phares.

— Dites, madame, commença Roy d'une voix mal assurée, vous ne devriez pas laisser votre petit garçon...

— Cela faisait des heures que je le cherchais ! explosa soudain Jillian Guiler. Il était sorti de la maison. Je l'ai cherché pendant des heures, vous m'entendez, des heures ! Je le cherchais partout, je vous dis, partout..

— Bon d'accord, dit Roy d'un ton apaisant. Je suis désolé...

— C'est un virage dangereux, déclara soudain une voix derrière son dos.

Avec un haut-le-corps de surprise, Roy se retourna. Assis sur une chaise, un vieux paysan était juché sur le plateau d'une camionnette délabrée. Autour de lui, sa femme et ses deux fils formaient un groupe dont un sculpteur aurait pu s'inspirer pour faire un monument à la gloire de la famille. Ils étaient tous armés de jumelles et même d'un petit télescope.

— Je comprends que vous ayez hâte de venir, reprit le paysan en avalant une rasade d'une cruche posée à ses pieds. Mais ce n'est pas la peine de prendre de tels risques. Ils vont venir, je vous le garantis. C'est mieux que la parade du cirque. Et puis, ils viennent tard, comme ça ils ne dérangent personne.

Un coup de vent ponctua ses propos, ébouriffant Jillian au passage et faisant gémir le fil de fer des clôtures où la fourgonnette était restée empêtrée. On entendait le murmure confus des appels de police se poursuivant inlassablement à la radio, et dont des bribes parvenaient aux oreilles de Roy.

C'est alors qu'il crut distinguer quelque chose d'encore imprécis s'approchant tout au bout de la route. Un groupe d'oiseaux, volant en rase-mottes, parut d'abord, comme s'il fuyait Une petite troupe de lapins passa à toute vitesse, oreilles rabattues...

— Ça y est ! annonça le vieux paysan d'un air triomphant. Les voilà qui reviennent !

Roy ouvrit la bouche pour commenter l'événement. Il n'eut le temps de rien dire. Par sa bouche ouverte, l'air s'échappa de ses poumons comme aspiré par une pompe. Tout autour de lui, l'atmosphère résonnait d'un sourd grondement, comme celui d'un orage lointain. Une chose ayant l'allure d'une rangée de lampes à arc se rapprochait à grande vitesse, sans bruit Derrière les lampes, Roy devina plus qu'il ne vit la présence de quelque chose de gros, de solide, comme une machine faite de tôle et de boulons. C'est ainsi que l'éclat d'une aurore artificielle le survola, en plein milieu de la nuit, pour disparaître très vite vers l'ouest.

D'instinct, Roy avait levé un bras pour se protéger de la lumière.

De l'autre, il avait attiré contre lui la femme et le petit garçon. Au passage de cette « aurore », Jillian avait immédiatement senti sur son visage et sur son cou une sensation de brûlure suivie de picotements. Elle n'eut pas le temps de s'en étonner. Blottis les uns contre les autres, ils virent alors s'approcher une sorte de coucher de soleil d'automne d'où fusaient et clignotaient des rayons de couleur dorée, ocre et rouille. Le coucher de soleil ralentit, se rapprocha de la route, émit un nouveau faisceau de lumière multicolore qui parut scruter un panneau publicitaire, éclata en une sorte de feu d'artifice rappelant les guirlandes des arbres de Noël et poursuivit son chemin. Un mince pinceau de lumière blanche s'était allumé au-dessous de la « chose » et suivait rigoureusement la ligne médiane de la chaussée.

Enfin, un troisième véhicule parut II avait l'aspect d'une sorte de tête de mort hilare dont les cavités abriteraient des lumières et dont le contour était souligné par des milliers de petits éclats de vitraux luisants. Il se borna à passer, à vitesse raisonnable, en suivant lui aussi le tracé de la route comme s'il respectait les règlements. Quand il eut dépassé le groupe des témoins abasourdis, ces derniers le virent prendre un virage à droite en signalant consciencieusement sa manœuvre à l'aide d'un feu clignotant rouge vif.

Roy et Jillian, terrorisés par ces apparitions, restaient pétrifiés.

Mais Barry était en extase. Il sautait sur place, poussait des hurlements de joie, tapait dans ses mains.

— C'est mieux que le marchand de glace ! criait-il.

Toujours assis paisiblement sur sa chaise juchée sur le plateau de la camionnette, le vieux paysan commenta l'événement :

— Ils sont peut-être capables d'aller se balader sur la lune, mais on a quand même encore de l'avance sur eux pour se déplacer sur les grand-routes, pas vrai ?

Roy et Jillian étaient sans voix et se regardaient dans les yeux.

Roy avala sa salive, cherchant quelque chose à prononcer qui fût digne de la situation. Une fois de plus, il n'en eut pas le temps : quelque chose arrivait sur la route. D'un geste, il repoussa Jillian et Barry vers le fossé.

Il n'était que temps. Dans une grande gifle de vent.

deux voitures de police les dépassèrent à une vitesse folle.

Cela parut le ramener à la réalité. En s'ébrouant, il se dirigea vers sa fourgonnette.

— Vous devriez rester, lui conseilla le paysan. Si vous les aviez vus il y a une heure, c'était quelque chose !

Une troisième voiture de police passa en vrombissant Barry riait toujours aux éclats. Le vieux paysan se réconforta d'une nouvelle rasade de bourbon. Jillian était comme hébétée.

De nouveau livré à son excitation impatiente, Roy lança son moteur, manœuvra pour dégager la fourgonnette du fouillis inextricable de fil de fer où elle était prisonnière, et pour sortir du fossé. Les roues patinaient dans la boue grasse. Enfin, il parvint à se calmer et se tira de sa position précaire.

— Où sommes-nous, ici ? demanda-t-il à Jillian qui s'était approchée.

— Harper Valley.

— On se reverra, promit Roy en faisant de la main un signe d'adieu amical.

Désormais seul avec sa mère, Barry vint se blottir contre elle.

— Ils savent drôlement bien jouer, tu sais, dit-il.

— Qu'est-ce que tu dis, Barry ?

— J'ai dit qu'ils savent drôlement bien jouer, les gens qui se promènent là-dedans, précisa-t-il en montrant du doigt les derniers reflets des étranges véhicules sur le point de disparaître à l'horizon.

Bouche bée, stupéfaite, Jillian regarda son fils. Enfin, elle frissonna.

— Tu dis n'importe quoi, dit-elle d'une voix mal assurée. Allez, viens te coucher. Il est grand temps...

Main dans la main, ils repartirent à pas lents vers la maison.

Mais Jillian dormit mal, cette nuit-là. Sans savoir pourquoi, elle se sentait menacée.