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Quand Roy arriva à la sôus-station de Gilmore et se présenta dans le bureau du contremaître des services d'entretien, Ike Harris, ce dernier était en train de parler simultanément dans deux téléphones. L'un, directement relié à l'ascenseur où son supérieur direct le chef de district Grimsby était enfermé, laissant échapper des torrents d'invectives. L'autre, branché sur le standard et le monde extérieur, vibrait d'éclats d'exaspération non moins redoutables. Harris était à bout de nerfs et montrait des signes d'hébétude.
— Une ligne de 250 KVA a sauté à Gilmore, disait-il à Grimsby dans un appareil. Tous les coupe-circuits sont ouverts, ajouta-t-il en se tournant vers Roy pour l'informer de la situation. On n'a déjà plus d'alimentation primaire. Tolono et Crystal Lake sont dans le noir. Quoi ? Oui, monsieur Grimsby, je sais, vous êtes dans le noir vous aussi...
Il fit à Roy une mimique décrivant l'humeur du chef de section et écarta le combiné de son oreille pour laisser s'échapper les hurlements de colère.
— Oui, monsieur, oui, bien sûr, parvint-il à glisser entre deux éclats de voix. Au fait on m'a signalé des actes de vandalisme. Il semblerait que plusieurs lignes à haute tension aient été abattues. J'ai appelé les services municipaux pour qu'ils envoient du renfort, mais on ne peut pas refaire passer le courant avant que le pylône de 500 KVA soit de nouveau opérationnel... Je vous demande pardon ? Oui, monsieur, oui...
Harris couvrit le combiné d'une main et se tourna vers Roy :
— Neary, vous avez déjà dirigé des équipes de montage ?
— Pas depuis deux ans, et encore...
— J'envoie Neary s'en occuper tout de suite, coupa Harris en ôtant sa main du combiné. Oui, monsieur...
— Dites donc, Ike... protesta Roy.
Harris lui fit de la main un geste impérieux :
— Pas de discussions. Foncez là-bas et grouillez-vous, compris ?
Non, monsieur Grimsby, pas vous...
Roy sortit du dispatching au petit trot pendant que Harris hurlait à son intention :
— Et dites aux gars de la municipalité que s'ils ne se magnent pas le train, on ira installer des chandelles dans le bureau du maire en lui signalant qui sont les responsables ! Non, monsieur Grimsby, ce n'est pas vous le responsable !
Un quart d'heure plus tard, perdu en pleine cam-brousse, ballotté sur un chemin de terre dont il ignorait totalement les tenants et aboutissants, Roy Neary était prêt à s'avouer vaincu.
La camionnette de service qui lui était affectée était, en plus concentré, une reproduction fidèle de son living-atelier-débarras.
A la lumière d'une lampe électrique qu'il tenait entre les dents, il essayait désespérément de déterminer sa position sur une carte du réseau électrique étalée sur le volant. Déjà en temps normal, Roy Neary était un danger public au volant. Ses recherches topographiques n'amélioraient guère la situation et les conversations de la police, captées sur sa radio à ondes courtes, le distrayaient encore plus dangereusement de sa conduite.
— Ici standard shérif ! Ici standard shérif. Avons-nous une voiture dans le secteur de Reva Road ?
— Ici police routière, avons capté message shérif. Voiture 6-10 en patrouille sur Reva Road. On peut vous donner un coup de main, les gars ?
— Pas de refus, merci! Voyez la dame au 211, Reva Road. Elle nous signale quelque chose au sujet des réverbères. Elle a l'air tellement hystérique qu'on n'y comprend rien. Essayez donc de voir ce que c'est.
Roy arrêta sa fourgonnette sur le côté du chemin. Reva Road, il en était sûr, était à Tolono. Or, Ike Harris avait dit tout à l'heure que Tolono était dans le noir. Il décrocha son radio-téléphone :
— TR-88-18 appelle contremaître entretien.
— Entretien, s'annonça Harris d'un ton excédé. Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Vous avez rétabli le jus à Tolono ?
— Vous voulez rire, non ? Tolono a été le premier secteur à nous claquer dans les doigts.
— Je viens juste d'entendre la police signaler des lumières à Tolono...
— Bon Dieu de bon Dieu ! explosa Harris. Ce n'est pourtant pas le moment de vous amuser à écouter la radio de la police, Neary !
Pas par une nuit comme celle-ci ! Tout le réseau est en train de foirer ! Vous avez un travail à faire, faites-le !
En soupirant, Roy remit sa fourgonnette en marche. Quelques instants plus tard, il se sentit un peu réconforté de voir un feu gyroscopique orange tourner à une centaine de mètres devant lui. Il ne s'était donc pas complètement perdu dans la nature. Il s'arrêta enfin derrière une camionnette des services d'entretien et descendit de voiture. Deux équipes étaient à pied d'œuvre, attendant patiemment qu'un responsable vienne leur donner des ordres. Non loin de là, une plate-forme hydraulique, moteur au ralenti, était prête à hisser les hommes au sommet du pylône qu'on distinguait à peine dans l'obscurité.
Roy se sentit mal à l'aise. Il n'avait que rarement dirigé des équipes sur le terrain et, pour la plupart, ces hommes-là étaient des types chevronnés, beaucoup plus âgés que lui. Même s'il parvenait, sous le coup d'une inspiration subite, à trouver les mots qu'il fallait pour donner des ordres cohérents, rien ne prouvait qu'ils lui obéiraient simplement parce qu'il avait gagné ses galons en manœuvrant habilement dans le labyrinthe de l'organigramme.
Il repéra enfin un visage amical, celui d'Earl Johnson qui l'avait appelé chez lui pour le convoquer. Ses dents blanches luisaient dans son visage noir auquel le feu orange du camion donnait des reflets ambrés.
— Salut, Earl, dit Roy avec soulagement. Qu'est-ce qui se passe donc dans le secteur ?
— Qu'est-ce qui s'envole, tu veux dire. On nous a fauché trois kilomètres de ligne à haute tension, tu imagines ! Il y a des types gonflés pour s'amuser à faire ça !
— C'est une blague, non ?
En guise de réponse, Earl Johnson dirigea le faisceau de sa torche électrique vers le haut du pylône et suivit le tracé du gros fil de cuivre qui était censé rejoindre le pylône suivant avec une courbe gracieuse. Ni courbe ni fil de cuivre : il n'y avait absolument rien. Le vide.
— La ligne n'a pas été coupée, et elle n'est pas non plus tombée par terre, expliqua Earl. Elle a purement et simplement disparu.
Volatilisée. De M-10 à M-12.
— Faut le voir pour y croire, dit Neary avec un soupir. C'est peut-
être à cause de la hausse des cours du cuivre...
Ils retournèrent à la fourgonnette pour téléphoner leur rapport au dispatching.
— Evidemment, cette saloperie-là coûte cher, commenta Earl Johnson tout en marchant. Depuis le temps que je dis qu'il faudrait enterrer les lignes.
— Et où donc les oiseaux iraient-ils se poser ?
Au moment de décrocher le radio-téléphone, Roy entendit le haut-parleur nasiller un appel de police :
— Toutes unités dans le secteur de Tolono... toutes unités en alerte... une femme signale sa lampe de cuisine... clignote sans arrêt... un autre rapport...
— Il a bien dit Tolono ? demanda Earl avec surprise.
— C'est la deuxième fois qu'on signale ce secteur-là, approuva Roy.
— Mais Tolono est censé être dans le noir ! C'est même pour ça qu'on est ici, nous autres !
— En principe, oui, répliqua Roy tout en décrochant le téléphone.
Ici TR-88-18, passez-moi Ike Harris.-Tiens, reprit-il en tendant une carte à Earl, essaie donc de me trouver l'adresse qu'ils viennent de donner, Osborne ou quelque chose dans ce genre-là.
Je me suis toujours perdu avec ces fichus plans...
— C'est vous, Neary ? Que se passe-t-il ? dit la voix d'Ike Harris.
— Je suis au pylône M-10, Marie deux fois cinq. D'ici à M-12, Marie deux fois six, les lignes ont complètement disparu. On dirait que les vandales les ont sectionnées à partir d'un hélicoptère et lâchées dans un camion. Mais ce n'est pas tout..
— Moi aussi, j'ai autre chose ! coupa Harris. Il faut que le courant soit rétabli dans une heure maximum.
— Une heure ? Mais c'est impossible ! Il y a trois kilomètres de lignes à poser...
— Rien n'est impossible quand on a un chef de district coincé dans un ascenseur et qui vous corne aux oreilles qu'il veut en sortir.
Neary répondit par un petit rire compréhensif.
— Vu, on fera de notre mieux. Au fait Ike, vous n'auriez pas rétabli le courant à Tolono, par hasard ?
— Je l'ai dit et je le répète, Tolono a été le premier secteur à sauter. Il y fait aussi noir que dans l'ascenseur de Grimsby !
— Sérieusement Ike, écoutez-moi maintenant La police reçoit des rapports signalant de la lumière à Tolono. Si les lignes sont sous tension dans le secteur et que, pour une raison ou pour une autre, ça ne se voit pas sur les panneaux de contrôle, un de vos gars pourrait y aller sans se méfier et pffuitt !... C'est déjà arrivé à Gilroy même, vous vous souvenez ?
— Ecoutez-moi vous aussi, Roy ! Tolono est aussi obscur que l'intérieur de votre crâne ! Il y a deux ordinateurs qui me le confirment en ce moment même !
— ... Prenez l'appel du poste de Tolono Réservoirs, grésilla le haut-parleur. On signale des guirlandes d'arbres de Noël qui auraient déclenché un incendie...
-— Ike, vous avez entendu ? s'exclama Roy. Ils signalent des guirlandes d'arbres de Noël maintenant !
Il y eut une pause. Quand Ike Harris reprit la parole, il affectait un calme menaçant :
— On est en mai, pas en décembre, déclara-t-il posément. Et il ne peut pas y avoir de guirlandes d'arbres de Noël allumées pendant une panne de courant. Vos histoires, cela ressemble plutôt à des messes noires ou à des histoires de fou. Assez plaisanté, maintenant. Au travail !
Et il raccrocha avant que Roy ait pu ajouter un mot.
Neary, écœuré, se tourna vers Earl Johnson :
— Il est devenu dingue, ma parole ! C'est pourtant comme ça que Jordie Christopher s'est fait griller en remplaçant un isolateur à Gilroy.
— Tu as entendu ce qu'il nous a dit, soupira Earl. Il veut qu'on remplace la ligne.
— Bien sûr, bien sûr...
Pensif, Roy resta appuyé contre la portière, fredonnant distraitement. Soudain, il se retourna vers son ami avec une mine de conspirateur :
— Dis donc, Earl, ça te dirait de prendre l'opération en main pendant une heure ?
Avant que l'autre ait pu protester, Neary était déjà remonté dans la fourgonnette, avait lancé le moteur et claqué la portière.
— Moi ? protesta Earl. Tu es fou ! Ils vont me rire ,iu nez, oui ! Je n'ai pas d'ancienneté et je ne suis ,inéme pas blanc ! Fais pas ça, Roy. Quand ça se saura, lu vas avoir des pépins sérieux, crois-moi.
— Ecoute, Earl, si Ike se fiche dedans, des gars de l'olono risquent de se faire griller...
— Et s'il a raison, tu vas te faire ficher dehors si vite que tu n'auras même pas le temps d'aller t'inscrire .111 chômage !
— D'accord. Alors pour Tolono je prends bien la départementale 66 et la 70 ensuite ? dit Roy en embrayant
Earl Johnson leva les bras au ciel devant cette nouvelle preuve du déplorable sens de l'orientation de son ami.
— Non, tu vas te retrouver à Cincinnati ! hurla-t-il pour se faire entendre par-dessus le bruit du moteur. Tu prends la 59 et la 70 !
En signe de remerciement, Roy Neary agita un bras par la portière. Earl Johnson resta un moment figé sur place à regarder les feux rouges de la fourgonnette se fondre dans la nuit. Enfin, il poussa un soupir de résignation et retourna lentement vers les monteurs, qui le regardaient venir avec des mines ironiques. Il se planta devant eux, se demandant ce qu'il allait leur dire et comment. Avant que le silence ne devienne trop gênant, il prit son courage à deux mains et indiqua, d'un geste du menton, le pylône dressé au-dessus de leurs têtes.
— Allons-y, les gars !
Sa sobre déclaration suscita des sifflements admiratifs parmi son auditoire.