CHAPITRE V
« L’un d’entre nous va bientôt devenir fou, pensa Oleg Sanchon. Lequel ? Losar ? Sûrement pas », réfléchit le technicien.
Lope Losar, l’armurier, endurait stoïquement les souffrances causées par sa blessure ; il donnait l’impression que rien ne pouvait l’ébranler.
Il en était tout autrement de Belchman. L’assistant médical était, selon Sanchon, trop bavard. Ce dernier pensait que toute personne qui se sentait obligée sans cesse de donner son opinion sur tout avait certainement quelque chose à dissimuler. Quant au comportement de Zantos Aybron, il était particulièrement difficile à évaluer.
Sanchon fronça les sourcils. Peut-être était-il le plus faible d’entre eux. La démence n’avait-elle pas déjà envahi ses pensées ?
Exaspéré, Sanchon regarda fixement les nuages de vapeur ondoyants. Depuis combien de temps le capitaine avait-il déjà disparu, à présent ? Personne ne pouvait dire de Redhorse qu’il était téméraire, ou qu’il prenait des risques inutiles, mais Sanchon ne pouvait s’empêcher de sentir l’inquiétude qui montait sous la colère.
— Les robots qui nous ont pourchassés savent que nous sommes entrés dans ce bâtiment, dit Belchman. Pourquoi ne nous recherche-t-on pas ? Quelque chose ne va pas.
— Si seulement Redhorse revenait…, soupira rageusement Sanchon. Nous aurions dû fixer une heure précise. Il lui est peut-être arrivé malheur, sans que nous le sachions.
— Je pense que Redhorse est bien trop prudent pour se laisser avoir, répliqua Lope Losar. C’est un homme qui sait ce qu’il fait.
— Ce clapotis incessant couvre le moindre bruit. Pour se faire entendre, Redhorse devrait hurler à pleins poumons.
Sanchon sentit à nouveau la colère monter en lui. À force de critiquer, Belchman allait démoraliser le reste de la troupe.
— Du calme ! lança-t-il au médecin.
— Je dis ce que je veux, rétorqua Belchman, et quand je le veux. En l’absence de Redhorse, vous croyez pouvoir vous poser en chef. Je vous montrerai de quel bois je me chauffe.
À cet instant la silhouette trapue de l’armurier s’interposa entre Sanchon et Belchman. La tension se relâcha quelque peu, mais le technicien ne put s’ôter de la tête que Belchman le fixait continuellement du regard. Soit le médecin s’inquiétait du danger imminent, soit il ne se faisait pas à l’idée de ne plus mesurer que deux millimètres. Depuis leur irruption dans la forteresse, Sanchon avait souvent douté qu’ils avaient réellement rapetissé de la sorte. Tout semblait normal, puisque les seuls points de comparaison disponibles avaient, eux aussi, été victimes du processus de réduction.
Du temps s’écoula sans que Redhorse réapparaisse. Sanchon commença à être sérieusement inquiet. Que faire s’il était arrivé malheur au capitaine ?
Les quatre hommes se tenaient accroupis contre le mur. Le seul bruit dont ils étaient à l’origine était un battement cadencé, chaque fois que Losar faisait cogner la crosse de son radiant sur le sol.
Soudain retentit une détonation. Sanchon tressaillit. Il vit Belchman lentement tomber en avant, les yeux écarquillés et les bras grand ouverts.
— Couchez-vous ! cria Losar, revenant à peine de la surprise. À cet instant seulement, Sanchon comprit qu’on avait tiré un coup de feu. Il se laissa doucement glisser au sol et rampa, tout en épiant autour de lui, vers Belchman inconscient. Aybron avait disparu derrière le mur ; en quelques bonds, il avait réussi à se mettre à l’abri derrière une machine.
Sanchon tendit la main et effleura le bras de Belchman. La tête du médecin bascula sur le côté. Sanchon se rapprocha du blessé, dont les lèvres tremblaient.
Accroupi, impuissant près de Belchman, il se sentait obligé de dire quelque chose, mais ne pouvait que rester allongé et tenir le bras de son compagnon.
— Je suis touché, murmura Belchman.
Il roula sur le côté, afin que Sanchon puisse voir sa blessure à la poitrine. Épouvanté, Sanchon ferma les yeux l’espace d’une seconde.
— Nous allons vous sortir d’ici, dit-il farouchement.
Sur le moment, il croyait dur comme fer à ses paroles, bien qu’une autre partie de son esprit fût persuadée de la mort imminente du médecin.
Un second coup partit. Sanchon rentra la tête, sans cesser d’épier les environs par-dessus le ventre de Belchman. Pas le moindre ennemi en vue. Le robot qui leur tirait dessus devait avoir un abri sûr.
— Foutez le camp ! cria Belchman.
— Vous ne pouvez pas rester ici, répondit fermement Sanchon. Je vous emmène en lieu sûr.
Il prit le médecin dans ses bras et courut jusqu’au mur, plié en deux. Un projectile percuta celui-ci juste à côté de sa tête, au moment où il l’atteignit. Dans un dernier effort, Belchman sortit son arme et fit feu. Puis il retomba inerte. En le repoussant, le technicien vit qu’il était mort. La douleur effaça une seconde tout autre sensation. Sanchon, accroupi près de Belchman, ne voyait toujours aucune trace du perfide tireur. Après une courte hésitation, il s’empara de l’arme du médecin mort et, d’un bond, rejoignit Losar. Deux coups sifflèrent au-dessus de sa tête. Le sang battait contre ses tempes. Un lourd voile de vapeur lui encerclait la tête.
Losar regarda interrogativement le corps de Belchman.
— Il est mort, dit Sanchon pour éviter les questions.
Il ne souhaitait pas parler de la fin tragique de Belchman – ce que l’armurier semblait avoir compris.
— Où se trouve donc Aybron ? demanda celui-ci.
Sanchon fit un geste incertain de la main :
— Je l’ai vu disparaître derrière le mur.
— Nous devons rester groupés, grogna Losar. Individuellement, nous n’avons aucune chance contre ces fichus robots.
Pourquoi Redhorse n’était-il pas revenu ? se demanda Sanchon. Il n’avait pas pu ne pas entendre les coups de feu – à moins qu’il n’eût subi le même sort que Belchman.
Adossé à la machine, Losar observait l’espace séparant l’extrémité du mur du grand réservoir. On pouvait leur tirer dessus à tout moment. Rarement une situation avait été aussi inconfortable.
— Nous devons partir à la recherche de Redhorse, dit Losar. D’ici, nous tenterons de progresser jusqu’aux cabines.
À la détermination de Sanchon de quitter vivant la forteresse de montagne se mêlait le doute sur la réussite du projet de Losar. Partout pouvaient se cacher des robots qui n’attendaient qu’une occasion pour les abattre.
De l’autre côté du mur, plusieurs coups partirent en une salve pétaradante. Sanchon et Losar échangèrent un regard entendu.
— Aybron, remarqua l’armurier, laconique.
Puis, d’un bond, ils s’élancèrent presque simultanément hors de leur abri. Près d’une cabine située plus loin, Sanchon crut distinguer un mouvement. Il tira sans même chercher à identifier sa cible.
En contournant le mur, ils aperçurent Aybron, agenouillé au bord de la cuve. L’astronome subissait le feu de sept robots qui se dirigeaient vers lui, pataugeant à travers la masse bouillonnante, à la surface de laquelle venaient éclater de grosses bulles. Aybron restait tapi sous le rebord de l’immense cuve pour éviter d’être touché.
Immédiatement après Aybron, un robot émergea de la cabine. Il n’était pas armé, mais se précipitait, les bras tendus, vers l’astronome inconscient du danger. Sanchon observait cette scène, comme pétrifié. Losar fit feu sur ce nouvel adversaire, mais ne put l’atteindre qu’au cou.
Le robot était plus rapide que Sanchon ne l’avait pensé. Il empoigna Aybron par les hanches et l’arracha au sol. Sanchon n’osa pas faire feu ; à présent qu’il s’était remis du choc, il courait le risque de toucher Zantos Aybron. Le visage de celui-ci ne trahissait ni effroi, ni crainte, mais bel et bien une ténacité à toute épreuve. Les bras métalliques du robot élevèrent Aybron au-dessus du bord de la cuve. Dans quelques secondes, l’astronome allait être plongé dans le liquide en ébullition. Losar tira à nouveau.
Le robot chancela. Aybron s’agitait dans ses tenailles, sans pouvoir se libérer. Les sept automates, qui s’étaient arrêtés un instant, arrivaient à présent à grande vitesse.
Aybron tomba. Un court moment, il dérapa sur le bord de la cuve, pour enfin atterrir brusquement sur le sol. Le robot, quant à lui, s’effondra. Définitivement. Oleg Sanchon sentit à ce moment un léger picotement sur la tête. Il leva les yeux au plafond, duquel dégoulinait un liquide puant. Sans doute l’un des innombrables tuyaux qui passaient là avait-il été percé par un coup de feu.
Losar, qui avait atteint Aybron, le tira par les jambes. Sanchon se déplaça pour échapper au jet du fétide liquide. Il s’étonna que les automates n’ouvrent pas le feu sur lui. Hésitaient-ils parce qu’il se trouvait tout contre une cabine, qu’ils auraient pu toucher par accident ?
Sanchon entendit un claquement. Presque instantanément, un filet le recouvrit et le plaqua au sol de tout son poids. Il poussa un cri, se débattit pour se libérer. En vain : il s’empêtra de plus belle dans les mailles du filet, mais parvint toutefois à se mettre à l’abri, derrière la cabine. Il venait de renoncer à se débarrasser seul du réseau de fils qui l’emprisonnait, quand Losar et Aybron, le rejoignant, entreprirent de l’en dépêtrer.
— Ce filet va me découper en morceaux ! cria Sanchon.
La panique le gagna. Ses muscles se raidirent, mais même cela n’eut aucun effet sur le resserrement du filet. Complètement ficelé, il gisait là, tandis que Losar et Sanchon tentaient de le délivrer à mains nues.
— Emportez-moi dans une cabine, dit Sanchon, avec difficulté.
Il ne savait pas comment cette idée lui venait à l’esprit. Une chose était certaine il allait mourir dans quelques minutes, si rien n’empêchait le filet de le broyer.
Lope Losar n’était pas homme à perdre son temps en palabres. Il empoigna Sanchon par les aisselles et traîna son corps pesant jusqu’à la cabine, dont Aybron, après quelques difficultés, fit sauter la serrure. Un robot décapité s’approcha d’eux en titubant. Losar traîna le corps ficelé de Sanchon à l’intérieur de la pièce. Le technicien vit Aybron balayer d’une table la partie inférieure d’un crâne de robot.
— Fermez la porte, lança Sanchon.
Losar le fit précautionneusement glisser à terre. Sanchon haletait. Enfin, il sentit ses liens se relâcher. Le filet tomba en quelques secondes en lambeaux épars et complètement inertes. Sanchon s’essaya à ricaner. Alors qu’il recouvrait à peine le contrôle de lui-même on ouvrit brusquement la porte.
Devant la cabine, enveloppée dans un nuage de vapeur, se tenait une horde de robots armés jusqu’aux dents.
Redhorse retrouva si subitement ses esprits qu’il crut presque s’éveiller d’un cauchemar.
La syncope fit bientôt place à une vive douleur à l’arrière du crâne. En ouvrant les yeux, Redhorse vit une ronde de cercles colorés, qui tournaient lentement sur eux-mêmes. Il eut besoin de quelques secondes de répit pour enfin comprendre que ces cercles étaient bien réels. Ils provenaient d’une image mouvante, qui s’avéra être un écran ovale, couvrant tout un mur à dix mètres de là. Les cercles se métamorphosaient sans cesse. Redhorse poussa un gémissement. En tâtonnant, ses mains découvrirent qu’il était étendu sur une couche molle, la tête soutenue de manière à ce qu’il puisse suivre les images sur l’écran. La douleur intense qu’il éprouvait ne lui permettait que très lentement de retrouver l’usage de sa raison. Les souvenirs surgissaient. Il ne se trouvait point à bord du Krest II, comme il l’avait cru en s’éveillant, mais à l’intérieur d’une forteresse montagneuse, qu’il avait lui-même baptisée Llalag.
D’un seul coup, il se releva – pour découvrir qu’il était ligoté à sa couche. Une sorte de filet limitait sa liberté de mouvement.
Redhorse constata qu’il se trouvait dans une pièce carrée. Au plafond, des capsules cylindriques planaient au-dessus de sa tête. Elles tournaient sur un axe, toutes dans la même direction. Au-dessus des cylindres, des plafonniers éclairaient la pièce. Redhorse vit deux entrées, dont l’une s’ouvrait juste à côté de l’étrange écran.
Redhorse se rallongea et se détendit. Il ne ressentait aucune crainte ; ceux qui l’avaient amené ici n’avaient de toute évidence pas le projet de le tuer – pas tout de suite, du moins. Sur l’écran, l’image se modifiait. Des contours imprécis s’organisèrent en une forme qui n’était pas inconnue à Redhorse. Devant ses yeux défilait un paysage de la surface du Monde de l’Horreur. La caméra avait survolé de larges vallées et saisi de grandes villes en plan panoramique. Redhorse vit des bâtisses blanches, des étendues de parcs, et des lacs étincelant au soleil. Tout cela n’existait plus, s’était évanoui bien longtemps avant l’apparition de l’homme sur Terre. L’image de l’écran changea soudain, montrant des scènes de guerre, d’anéantissement, de chaos. Redhorse fut le témoin de la destruction de villes entières. Des champignons atomiques s’élevèrent dans l’atmosphère, des nuages lumineux survolèrent rapidement la terre convulsée en vomissant des éclairs ardents. Les villes furent englouties sous la cendre et les gravats. Entre les créatures qui peuplaient la surface et les penseurs du Troisième Étage, la guerre avait été déclarée. L’issue de ce conflit, le capitaine la connaissait : les deux peuples s’étaient mutuellement exterminés – ou peu s’en fallait.
Les cameramen inconnus avaient fait des prises de vues des stations polaires, qui avaient été construites pendant la guerre. Redhorse comprit que les penseurs étaient responsables de leur création. Ils avaient, lors de la phase finale de la guerre, employé une arme redoutable contre les habitants de la surface : le compresseur de potentiel. Cela signifiait que les Maîtres Insulaires n’étaient pas responsables de leur miniaturisation, mais bel et bien les penseurs qui, à l’aide des deux stations polaires, escomptaient faire pencher la balance en leur faveur.
De nouvelles prises de vue montrèrent à Redhorse ce qui s’était passé après la guerre. Comme il l’avait déjà présumé, les quelques survivants de la surface avaient dégénéré. À force de muter, ils ne pouvaient plus survivre que dans des enveloppes protectrices, transportées par de singuliers robots.
Ces automates pouvaient-ils seulement s’imaginer d’où venaient Redhorse et ses compagnons ? Des créatures de deux millimètres avaient-elles encore une idée du voyage interplanétaire ou d’astronomie ? Non, pensa Redhorse, tout cela, ils l’avaient certainement oublié.
Il fut arraché à ses pensées lorsque la porte située près de l’écran s’entrouvrit pour livrer passage à trois robots, qui vinrent se poster le long de sa couche. Leurs têtes étaient privées d’yeux, mais Redhorse était certain que ces créatures pouvaient l’observer à travers une multitude de lentilles. Il était assez désagréable de ne pas savoir de quel côté ils le fixaient.
L’un des robots désigna l’écran.
Redhorse fit un brusque signe de la tête. Oui, il avait compris. Il leva une main, replia le pouce à l’intérieur et tendit quatre doigts aux créatures ; peut-être comprenaient-elles qu’il demandait des nouvelles de ses compagnons.
L’un des automates projeta un liquide sur le filet, qui se désintégra. Libéré, Redhorse se redressa lentement ; il constata que son radiant avait disparu. Les trois robots l’emmenèrent hors de la pièce. Ils parvinrent dans un sombre caveau à peine éclairé par quelques lampes vacillantes. À partir d’une grille métallique, le caveau s’élargissait et débouchait sur un conduit en forme d’entonnoir. Une effroyable puanteur frappa Redhorse au visage. Un terrible instant, ce dernier pensa qu’on allait le jeter dans le conduit, mais les automates se contentèrent d’ouvrir la grille avant de se diriger vers la fosse.
Le capitaine les suivit avec quelques hésitations. Ils attendirent patiemment qu’il les ait rejoints. À ce moment retentit un hurlement qui fit trembler le sol et les murs. Redhorse recula, abasourdi. Les robots se jetèrent à terre en gesticulant comme des possédés. Déconcerté, Redhorse s’approcha du bord de l’excavation, le cœur battant, et se pencha en avant pour risquer un regard dans les profondeurs pestilentielles. Les robots étaient déchaînés. Redhorse commença à deviner qu’ils voulaient, par leur comportement, exprimer leur vénération. Le capitaine croyait vivre un mauvais rêve. Il ne vit d’abord que la paroi grise, de l’autre côté de l’orifice. Puis il vit le monstre, si colossal qu’il n’en distinguait en fait qu’une partie. La créature était allongée sur le sol du fossé, à demi immergée dans une boue verdâtre. Selon Redhorse, elle devait mesurer plus de dix mètres de long, et possédait quatre pattes aux griffes acérées. Son pelage était en grande partie tombé, démasquant une peau malsaine et granuleuse. Redhorse comprit qu’il avait devant lui le successeur de la pitoyable créature que ses compagnons et lui avaient vue dans le grand hangar. De la nourriture pour les robots.
La vie intégralement organique s’était faite si rare que les habitants de Llalag le traitaient presque avec vénération. Ce qui ne les empêchait nullement de dévorer ceux qu’ils semblaient considérer comme des demi-dieux. Soudain, Redhorse comprit pourquoi on l’avait mené jusqu’ici. Les fragiles entités organiques abritées dans les crânes de métal voulaient vivre, et la nourriture riche en protéine était rare.
Oleg Sanchon sentit la main rassurante de Losar se poser sur son bras.
— Laissez votre arme où elle se trouve, lui chuchota l’armurier à l’oreille. Ou bien voulez-vous qu’on nous fasse sauter nous et cette cabine ?
La voix de Losar ne traduisait nulle résignation. Au contraire : Sanchon sentait la détermination de cet homme d’attendre le moment opportun pour passer à l’offensive. L’un des automates entra et ramassa la tête qu’Aybron avait jeté à terre. Sanchon s’attendait à être abattu à tout moment.
— Nous sommes pris au piège, dit-il. Ces gaillards ne nous ferons pas de cadeaux, j’en ai bien peur…
Le visage de Losar ne trahissait aucune émotion. L’arrivée d’un nouvel adversaire, qui leur prit leurs radiants, le laissa imperturbable. Puis les robots leur signifièrent qu’ils devaient quitter la pièce. En sortant de la cabine, ils constatèrent qu’une bonne trentaine d’automates s’étaient rassemblés, tous armés sans exception.
La troupe de robots forma une haie. Les trois Terriens n’eurent d’autre choix que de continuer leur chemin. En se retournant, Sanchon remarqua qu’ils étaient suivis par trois des automates, qui les tenaient en joue.
Ils longèrent une série de machines, puis ils furent arrêtés par une porte. Un robot ouvrit celle-ci et ils furent poussés à l’intérieur d’une pièce sombre. On claqua la porte derrière eux. Sanchon essuya le front couvert de sueur. L’air qu’ils respiraient sentait la moisissure et la putréfaction. Il aurait souhaité voir quelque chose, mais il ne pouvait qu’entendre Losar et Aybron se mouvoir dans la pénombre.
Sanchon avança à tâtons vers ce qu’il présumait être l’entrée. De ses mains tendues, il effleura la paroi humide. De part et d’autre, il entendait couler l’eau goutte à goutte. Le technicien avait la ferme résolution de trouver une issue de sortie. Il se demandait, cependant, si sa seule détermination lui suffirait. À cette pensée, un triste sourire naquit sur ses lèvres. Impossible n’est pas Terrien, répétait souvent Rhodan.
— J’ai atteint l’autre mur, dit Zantos Aybron. Cette pièce fait exactement sept mètres de large.
SEPT MILLIMÈTRES ! jaillit à l’esprit de Sanchon. Il réprima cette pensée tout aussitôt. Pour eux, cela faisait sept mètres. Peu après, Lope Losar établit une longueur de neuf mètres. Ils ne pouvaient mesurer la hauteur de leur cellule. Même en grimpant sur les épaules de Losar, Sanchon ne put atteindre le plafond. La pièce était totalement vide. Près de l’entrée, le sol n’était pas aussi humide que dans le reste de la pièce. Les trois hommes s’installèrent à cet endroit. Sanchon mangea une barre de nourriture concentrée ; il en avait avec lui. Il en proposa à Losar et Aybron, mais ceux-ci refusèrent.
Sanchon avait le sentiment que les yeux du défunt Belchman le fixaient dans l’obscurité.
Le sol sur lequel ils étaient assis semblait vibrer, ce qui pouvait signifier que la pièce située immédiatement en dessous abritait des générateurs, ou d’autres machines.
Plus le temps passait, plus Oleg Sanchon perdait de son assurance. Il savait que, sans ressource technique, ils n’avaient aucune chance de fuir.
Sanchon n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé, quand Zantos Aybron dit enfin :
— Losar, dévissez ma plaque dorsale.
Le cerveau de Redhorse se transforma en une machine de la plus haute précision, qui réprimait toute influence émotionnelle. La raison pour laquelle on l’avait conduit en ce lieu était tellement monstrueuse qu’elle décida le capitaine à agir sur-le-champ.
Redhorse savait que toute hésitation le mènerait à la perte. Sans quitter les trois automates du regard, il recula de quelques pas. Les robots n’étaient qu’à un mètre du rebord. Le hurlement retentit de nouveau, faisant trembler les murs. Redhorse ne s’inquiétait pas à ce moment de savoir à quoi avait ressemblé cet animal-là avant la miniaturisation. Il se rappela que ce monstre ne mesurait en réalité qu’un centimètre et qu’il était en temps normal inoffensif.
Redhorse bondit pour atterrir entre les trois robots qui gesticulaient, encore en pleine extase. Le capitaine mit fin à la cérémonie en empoignant le premier d’entre eux par les jambes et en le poussant d’un coup dans la fosse. Essayant de faire abstraction de l’insupportable puanteur qui avait envahi ses narines, Redhorse avait empoigné les jambes du deuxième robot, qui résistait avec énergie, se plaquant au sol de toutes ses forces. Redhorse se savait perdu si le troisième venait se mêler à la lutte. Il tirait de toutes ses forces pour faire basculer le lourd corps métallique dans le fossé. Le robot voulut se redresser ; Redhorse perdit l’équilibre et tomba. Il dut lâcher prise. Juste au bord du trou, il réussit à s’accrocher à un bras du robot. Le troisième automate voulut se jeter sur lui. Le seul avantage de Redhorse était sa rapidité.
Comme l’éclair, il s’écarta de l’abîme mortel. Les deux corps métalliques s’effondrèrent ensemble. Redhorse se jeta sur le dos et, de ses pieds, poussa les deux robots emmêlés, qui basculèrent dans le gouffre.
Ils s’écrasèrent au fond avec un bruit.
Redhorse resta un instant allongé, tremblant de tous ses membres, luttant contre la nausée et la suffocation. Il ne souhaitait plus que quitter Llalag le plus rapidement possible.
Quand enfin il se releva, il grelottait de froid, bien que la même chaleur régnât dans toute la forteresse. Il ne fallait pas s’attarder plus longtemps ici car, tôt ou tard, d’autres automates allaient apparaître. La question de savoir pourquoi on lui avait montré le film resterait donc sans réponse. Il était absurde de l’informer avant de le livrer à son épouvantable destin.
D’un autre côté, si les robots vénéraient les créatures biologiques, la projection de ces films appartenait peut-être à la cérémonie.
Le capitaine était très inquiet au sujet de ses quatre compagnons. Il devait absolument les retrouver, et les mettre en garde contre le péril auquel il venait lui-même tout juste d’échapper.
Redhorse, qui retrouvait peu à peu sa sérénité, retourna dans la cave. Comme il ignorait dans quelle partie de la forteresse il se trouvait actuellement, il devait se déplacer avec prudence afin de ne pas risquer de tomber nez-à-nez avec une escouade de robots. Il était inutile de réfléchir à l’endroit dans lequel on avait bien pu le transporter lorsqu’il avait perdu connaissance.
Il parvint de nouveau dans la pièce où il s’était éveillé. À son plus grand soulagement, il n’y vit aucun automate. Il ferma la porte derrière lui. Mais là non plus, il ne devait pas s’y attarder, il lui fallait quitter la pièce par l’autre porte.
À pas de géant, il atteint la seconde entrée, ouvrit lentement le panneau et regarda précautionneusement à l’extérieur. Il découvrit un large hall bondé de machines. Une brise fraîche lui caressa le visage, dans laquelle il ne décela aucune trace de vapeur ou d’humidité. Le Terrien en conclut que cette salle était d’une particulière importance. Peut-être avait-il devant ses yeux le cœur stratégique de Llalag.
Quelques robots circulaient entre les machines. Redhorse se sentait capable de passer de l’autre côté sans se faire voir. Rien n’échappait à ses yeux attentifs. Au-dessus de plusieurs installations se trouvaient des écrans lumineux. L’image montrait à présent la cuvette où se trouvait le Krest II. Redhorse se retint de crier. Son pressentiment qu’il s’agissait de la centrale de commande semblait se confirmer. Les robots pouvait, d’ici, observer la vallée. Redhorse supposa que les armes qui avaient abattu le zinc devaient être manipulées à distance, de cette même salle. Cette constatation fit changer ses plans au Terrien. Il devait détruire les rampes de lancement des fusées, ou du moins les mettre hors service pour un certain temps. C’était le seul moyen de libérer l’espace aérien pour que les zincs puissent y circuler librement.
Pour atteindre son but, Redhorse devait retrouver avec les autres ; sans eux, il n’avait pas la moindre chance.
Il s’assura que l’entrée de la salle de projection n’était pas surveillée et se précipita en direction de deux colonnes, qui lui permirent de se dissimuler. De là, il se faufila à travers la salle. Juste devant lui s’élevaient deux lourdes machines, derrière lesquelles il distingua un tableau de commande pourvu d’une multitude de lampes de contrôle. Il dut résister à la tentation d’arracher les câbles de liaison. Cela ne l’aurait avancé à rien. Il lui fallait réussir à paralyser les robots pour un temps raisonnable, et non pas opérer un sabotage à l’aveuglette.
Lorsqu’il vit apparaître deux automates près de lui, la prudence lui commanda d’attendre sagement leur départ.
Collé contre la face arrière d’une machine, le Terrien attendit que les deux corps porteurs aient été envoyés par leurs maîtres organiques dans une autre direction. Les bruits que percevait le capitaine lui permettaient de suivre exactement les actes des robots. Quand le calme revint autour de lui, il sortit de son abri. La voie était libre. Le Terrien réussit à gagner le centre du hangar, puis dut à nouveau se cacher de quelques robots qui approchaient. Il rampa sous un appareil inidentifiable ; les robots passèrent sans rien remarquer. Les pensées de Redhorse allaient au Krest II et à son équipage ; il espérait que Perry Rhodan ne commettrait pas l’erreur de déjà envoyer un second avion. Sinon, c’était la mort assurée pour son équipage.
En quittant sa cachette, Redhorse reprit confiance en lui. Il était persuadé qu’il retrouverait bientôt ses quatre compagnons.
Qui n’étaient plus que trois, mais il l’ignorait encore.
L’idée que les bruits métalliques qu’il entendait provenaient du dos d’Aybron fit frissonner Oleg Sanchon. L’armurier, lui, ne semblait nullement gêné, car Sanchon l’entendait travailler d’une main alerte.
— Peut-être pouvez-vous nous dire ce que cela signifie ? grogna Losar.
— Aussitôt que vous aurez ôté la plaque, vous pourrez plonger la main dans une cavité, expliqua Aybron. Vos mains palperont un petit appareil. Retirez toutes les prises qui le relient à mon corps et prenez l’objet en question.
Sanchon entendit siffler Losar.
— Vous en avez besoin pour vivre, dit-il grossièrement. À nous, il nous sera inutile.
Aybron ricana.
— Vous croyez que je veux vous pousser à mettre fin à mes jours, constata-t-il. Évidemment que vous avez raison, cet appareil m’est indispensable. Mais je vous promets que l’étinceleur nous sera d’une grande aide.
— Cet engin peut peut-être surveiller et stimuler les fonctions de quelques-uns de vos organes, avoua Losar. Mais c’est bien tout.
Sanchon était pendu aux lèvres d’Aybron. Jamais il n’avait entendu quiconque parler avec tant de détachement de la mort.
— En tant qu’armurier, vous devriez savoir comment fonctionne un étinceleur, dit Aybron d’une voix égale. Ne serait-il pas possible de construire un tel appareil de manière à l’utiliser comme une bombe ?
— Tout simple. Mais nous n’en sommes pas capables.
— Mon étinceleur, répliqua calmement Aybron, est déjà une bombe.
Le silence succéda à ces paroles. Sanchon n’entendait que la lourde respiration de Losar. Il aurait aimé savoir de quoi il retournait. Il comprenait seulement que le dos argenté d’Aybron renfermait une machine qui, non seulement était source de vie, mais aussi pouvait être utilisée comme bombe.
— Au diable votre étinceleur ! cria Losar, qui pour la première fois laissait transparaître une certaine agitation. Je ne crois pas que vous l’avez fait construire pour un double emploi. Pour quelle raison transporteriez-vous une bombe ?
— Je suis atteint d’une maladie incurable, rétorqua calmement Aybron, comme s’il expliquait une formule mathématique. Tôt ou tard, je devrais mourir dans d’atroces douleurs, ce qui me transformerait en une loque impuissante et gémissante. Je ne souhaite pas en arriver à ce stade-là. C’est pourquoi mon étinceleur explosera avant cette échéance.
Sanchon eut quelque difficulté à déglutir. Quelle sorte d’homme était Aybron, qui traînait une bombe avec lui pour la faire exploser – et lui avec – quand il jugerait le moment venu ?
— Combien de temps pourriez-vous vivre sans l’étinceleur ? demanda Losar.
— Je l’ignore, répondit Aybron. Peut-être arriverais-je à rejoindre le Krest II.
— Non ! (Losar avait crié.) Je ne ferai pas ça. Je ne sacrifierai pas votre vie sous prétexte de nous libérer. Je referme la plaque. Vous m’entendez bien, Aybron, je la referme.
— Si vous ne retirez pas l’étinceleur, je vais à la porte et je fais exploser la bombe. Je ne crois certes pas que ce sera suffisant, mais je peux tout de même tenter le coup.
Il se dirigea vers la porte. Sanchon l’entendait bien aux mouvements irréguliers de l’astronome qui, à cause de son corset métallique, avait adopté une démarche saccadée.
— Ne faites pas l’idiot ! lança Losar, haletant.
— Je me trouve maintenant à l’entrée, annonça Aybron. Dès que j’aurais appuyé sur le détonateur, nous ne pourrons plus retourner en arrière. À vous de décider.
Sanchon transpirait abondamment. Il espérait que l’un des deux hommes allait céder. Presque au même moment, il s’entendit dire :
— Revenez, Aybron. Moi, je retirerai votre étinceleur.
— Vous ne le pouvez pas, constata Aybron. Losar doit le faire, pour éviter d’endommager l’appareil.
— Quel bluff ! cria Losar.
Aybron ne répondit pas. Sanchon s’attendait à tout moment à être terrassé par le souffle de l’explosion.
Lope Losar respirait avec difficulté.
— Eh bien, soit ! se résigna-t-il. Venez vers moi, Aybron.
— Allez-y, dit calmement Aybron.
Losar se mit en silence au travail. Sanchon était content d’être plongé dans le noir le plus complet, ce qui lui évitait de voir Aybron.
— Bon, la plaque est dévissée, dit Losar au bout d’un moment. Gardez votre calme, je vais enlever l’étinceleur.
— Ne vous faites pas de souci, répliqua Aybron. Retirez les câbles d’un coup sec.
Immédiatement après, Sanchon entendit l’astronome pousser un gémissement, un cri de douleur et de malédiction.
— Vous l’avez ? demanda Aybron d’une voix éraillée.
— Oui, grogna Losar. J’aurais aimé ne pas devoir le faire.
— Portez-le vers l’entrée, dit Aybron. Vous devez relier les deux extrémités supérieures des câbles aux extrémités inférieures. Vous trouverez, sur l’un des côtés, une petite touche. Appuyez vers le bas. L’explosion aura lieu cinq secondes plus tard.
— Comment auriez-vous atteint cet interrupteur ? s’enquérit Losar.
Aybron laissa échapper un gémissement. Il devait souffrir atrocement.
— Un mouvement précis avec un muscle dorsal et… hop ! siffla-t-il.
Lope Losar s’avança vers l’entrée. Sanchon se replia dans un coin de la pièce. Comme le plafond était assez haut, il espérait que l’onde de choc ne serait pas trop violente.
— N’inversez pas les câbles, rappela Aybron.
Puis, d’un pas pesant, il rejoignit Sanchon et s’appuya contre le mur.
Au même instant, le technicien commença à compter en silence, tandis qu’il courait se mettre à l’abri le plus loin possible de la porte :
— Un, deux, trois…
Into Belchman, l’un des assistants médicaux de la clinique du Krest II, gisait dans un coffre métallique ouvert. Redhorse vit tout de suite qu’il était mort. Sa surprise fut telle qu’il faillit pousser un cri. Le coffre dans lequel reposait Belchman se trouvait devant une immense machine que Redhorse venait juste de contourner.
Muet, le Cheyenne avait le regard fixé sur Belchman. Celui-ci avait sans doute été amené ici après son décès. L’astronaute était mort à un autre endroit.
Redhorse releva la tête. Il s’attendait inconsciemment à voir ses autres compagnons, eux aussi abattus.
Il n’était plus qu’à quelques mètres d’un grand portail qui fermait l’entrée principale du grand hall. Pour s’orienter, il lui fallait obligatoirement trouver un moyen d’aller à l’air libre. Aucun des bâtiments que Redhorse avait vus jusqu'a présent ne comportait de fenêtre. Le Terrien croyait savoir que les robots n’aimaient guère la lumière du jour. Sans doute possédaient-ils une sensibilité telle que le rayonnement des trois soleils jaunes les faisait souffrir ou, du moins, les gênait énormément.
Redhorse arriva au portail principal en toute tranquillité. Il était fermé. Le Terrien n’avait pas l’intention de l’ouvrir, ce qui aurait immédiatement attiré des robots. Alors qu’il se trouvait encore au centre du hangar, il avait vu le portail coulisser. Ce processus devait se renouveler à intervalles réguliers. Il lui fallait profiter d’une telle occasion pour quitter ce hall.
Pour l’instant, il n’avait d’autre alternative que de rester tapi tout près du portail.
L’étinceleur explosa dans un vif éclair de lumière. La violence de l’explosion fit tomber Sanchon à la renverse. Il avait l’impression que la bâtisse entière s’était effondrée sur lui. La porte vola en éclats. Dans la lumière, au-dehors, tournoyaient d’épais nuages de poussière.
Sanchon était complètement abasourdi. La gorge en feu, il se dirigea vers la porte. Soudain, l’orifice violemment créé s’assombrit. Sanchon ne comprit que lentement que, devant lui, s’était intercalé le corps trapu de Losar. À leurs pieds s’étalaient les décombres du panneau. Lope Losar les enjamba sans attendre. Sanchon jeta un regard derrière lui, et vit Aybron juste derrière lui. Le visage de l’astronome était d’une pâleur fantomatique, la poussière le recouvrait comme un voile.
Sanchon poussa Aybron devant lui, hors de la pièce enfumée. Il le remercia presque d’avoir masqué le trou dans son dos à l’aide de sa chemise. En rampant à travers la trouée, il sentit du mortier dégringoler sur lui.
Losar conduisit ses compagnons à travers deux rangées de machines. Les nuages de vapeur du réservoir arrivaient jusque-là. Sanchon reprit sa respiration en se faufilant dans une allée transversale, qui ne donnait pas l’impression d’être souvent empruntée.
Aybron suffoquait. Sanchon voyait bien que l’astronome luttait à chaque respiration. Les premiers effets de la perte de l’étinceleur se faisaient déjà sentir. Sanchon se demandait si Aybron avait dit la vérité, quand il avait assuré ne pas connaître l’échéance à partir de laquelle commenceraient les difficultés sérieuses.
Le couloir effectuait un coude. Aussitôt après, Sanchon vit la lumière extérieure pénétrer par un large portail, qui donnait sur une cour de la forteresse. Losar leva le bras, en guise de mise en garde.
— Attendez ici ! chuchota-t-il. Je vais d’abord observer les alentours avant que nous quittions le couloir.
À la suite de l’affaiblissement d’Aybron, Losar avait pris le commandement. L’armurier alla jusqu’au portail. Là, il jeta un regard autour de lui et pénétra dans la cour. Aybron s’appuyait à la paroi. Sanchon le regardait avec compassion.
— Allez-vous tenir encore un moment ? demanda-t-il.
— Naturellement, répliqua Aybron. Il me faut juste m’y adapter.
La silhouette du trapu Losar se redessina dans l’embrasure du portail. Il fit signe aux deux hommes. Sanchon et Aybron se mirent en marche. Le technicien était content de retrouver l’air libre.
Lope Losar les attendait à l’entrée.
— Nous nous trouvons à présent de l’autre côté du bâtiment, dit-il. Là-bas s’élève le mur extérieur de la forteresse. Il est bien trop haut pour que nous puissions l’escalader. Nous devons donc retourner à l’endroit par lequel on nous avait fait pénétrer ici.
Sanchon fit un signe de tête et scruta la cour du regard. Il pouvait suivre le mur d’enceinte jusqu’à une tour d’angle. La cour était construite en T ; les trois hommes se trouvaient dans la partie inférieure.
— Nous devons essayer de ramper à travers les buissons qui poussent entre l’enceinte et ce bâtiment-ci, expliqua Losar en montrant la direction opposée à la tourelle. Puis nous tenterons de rejoindre le chemin par lequel nous nous étions approchés de cet édifice.
Sceptique, Sanchon regardait les buissons. Ils étaient si touffus qu’on ne pouvait pas voir à travers. Les racines rabougries étaient entrelacées. Losar paraissait deviner les pensées du technicien rien qu’en observant les traits de son visage.
— Nous devons dénicher un emplacement où les buissons sont plus aérés, dit-il pour défendre son plan. À proximité de la tour d’angle, nous n’avons aucune chance de traverser, et aucun de nous ne souhaite retourner dans le bâtiment tant qu’il ne sera pas armé.
— Vous avez raison, armurier, dit Aybron. C’est la seule issue.
En atteignant les buissons, Sanchon constata que les branches étaient hérissées d’épines. Il suivait Losar qui, courbé, longeait les buissons à la recherche d’un endroit propice. Enfin, l’armurier s’arrêta.
— Ici, dit-il brièvement.
Sanchon se retourna vers Aybron, mais l’astronome avait disparu. Losar s’en rendit compte au même instant.
— Aybron est parti ! cria-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Les robots, supposa Sanchon.
Losar secoua la tête, agacé.
— Non, ils nous auraient attaqués tous les trois. Cet insensé est retourné dans le bâtiment !
Sanchon se mordit la lèvre inférieure. Il était maintenant satisfait que Losar ait le commandement.
— Allons-nous le suivre ? demanda-t-il à l’armurier.
Pour la première fois, Losar semblait embarrassé.
— Non, décida-t-il.
Il s’enfonça dans le buisson. La tête dans les épaules, Sanchon le suivait de près ; à peine avait-il parcouru un mètre ou deux qu’il était complètement égratigné. Losar, lui, traversait comme un tank les épaisses broussailles. Les branches craquaient sous son poids. Sanchon, lui, se protégeait le visage des deux bras.
Le treillis des branches s’épaississait toujours plus. Sanchon commença à maudire l’idée de Losar. Sans en connaître l’épaisseur, ils s’étaient aventurés dans ces broussailles, dont les épines acérées lacéraient leurs uniformes. Enfin Losar arriva de l’autre côté. Il aida Sanchon à se relever. Se protégeant les yeux d’une main, face aux rayons aveuglants des trois soleils jaunes.
— Je vois là-bas les canalisations par lesquelles nous avons pénétré l’édifice, dit-il à Sanchon. À présent, nous connaissons notre position. Espérons qu’aucun robot ne nous retardera en chemin.
Sanchon le regarda, ahuri.
— Vous voulez quitter Llalag ? demanda-t-il.
— Naturellement, dit Losar, fort occupé à retirer les épines plantées dans son uniforme.
— Et abandonner Redhorse et Aybron ?
L’armurier le toisa d’un regard qui exprimait tout, sauf de la sympathie.
— Nous ne disposons d’aucune arme, dit-il patiemment. Que devons-nous faire ? Débarquer les mains vides n’importe où et appeler à grands cris le capitaine ?
Sanchon savait que Losar avait raison. Ils ne pouvaient rien faire pour Redhorse et Aybron. Il n’était d’ailleurs pas certain non plus qu’ils arrivent eux-mêmes à prendre la fuite.
Le technicien ferma les yeux. En les rouvrant, il vit quelque chose qui ne pouvait que surgir d’un rêve. Entre les tuyaux rampait une silhouette humaine. Sanchon ouvrit la bouche, mais ne put prononcer un mot. Il observait Zantos Aybron se relever péniblement devant les canalisations. Sur ses épaules déformées, il portait deux des armes à projectiles qu’employaient les robots. Sanchon leva le bras et désigna Aybron. Losar se retourna dans la direction qu’il indiquait.
— Zantos Aybron ! cria l’armurier.
Oleg Sanchon comprit alors qu’il ne rêvait pas.
Le grand portail s’ouvrit. Deux véhicules électriques, chacun commandé par un robot, roulèrent dans le hangar. Sur ses gardes, Redhorse observait les déplacements des deux corps porteurs.
Les voitures disparurent entre les machines. Presque instantanément, le portail se referma. D’un bond, Redhorse jaillit de sa cachette et se précipita vers l’entrée. C’était une véritable course de vitesse contre le mouvement de la porte. À quelques mètres du but, il craignit d’être trop lent. L’ouverture se refermait à une allure angoissante.
Redhorse s’approcha. Il franchit le seuil, de justesse plongeant dans l’entrebâillement juste avant que le portail ne se referme dans un grondement de tonnerre. Redhorse se cacha immédiatement dans l’ombre de la paroi extérieure. Devant lui s’ouvrait une cour déserte.
Le Terrien longea le mur. Il ne pouvait plus se permettre de courir le moindre risque. En voyant Belchman mort, il avait un peu hâtivement conclu que ses autres compagnons avaient subi le même sort. Redhorse avait décidé de quitter la forteresse pour rejoindre le Krest II. Il pouvait ensuite revenir avec un commando équipé en conséquence, afin de mettre les fusées des robots hors d’état de nuire, mais il savait qu’entre son plan et sa réalisation se dressaient nombre d’obstacles qui lui paraissaient insurmontables. Il n’était même pas certain de jamais retrouver le Krest II.
Redhorse atteignit l’extrémité de l’édifice. Quelques mètres au-delà, un muret délimitait l’arrière-cour de l’immeuble dont il venait de sortir.
En chemin vers le muret, il entendit de nouveau le léger ronflement d’un véhicule électrique. Il accéléra le pas et, d’un coup, se hissa sur le muret. Près de lui éclataient les premiers coups de feu. Ils l’avaient découvert ! Redhorse ne se donna pas le temps de choisir point de chute ; il se laissa simplement glisser au pied du mur. Ses pieds avaient à peine effleuré le sol qu’il se précipitait déjà vers un bâtiment sans étage. Derrière lui, des projectiles ricochaient sur les pierres. Pour l’instant, il ne courait aucun danger, car il veillait à conserver le mur entre lui et les tireurs invisibles. Après avoir contourné l’édifice bas, il put examiner le chemin vers le bâtiment que Belchman avait suggéré être le centre névralgique de la micro-forteresse.
Soudain, à l’autre bout du chemin, trois personnages déguenillés firent leur apparition. Pour Redhorse, cependant, ces haillons offraient le plus beau spectacle qu’il était capable d’imaginer.
Lope Losar, l’armurier au corps trapu, tenait dans ses mains deux armes étranges. Aybron avait l’air sur le point de s’effondrer d’une minute à l’autre. Sanchon était collé à l’astronome, prêt à le soutenir.
Lentement, Redhorse s’avança au-devant des trois hommes, zigzaguant entre les balles adverses.