CHAPITRE PREMIER
Rapport d’Atlan
On pourrait croire qu’il n’existe rien de plus ténébreux qu’une nuit planétaire au ciel obscurci par les nuages. Et pourtant, la vue qui s’étendait sur les écrans du vaisseau amiral terrien, le Krest II, était encore plus sombre.
Déprimé par la monotonie du paysage qui s’ouvrait devant moi à perte de vue, je détournai les yeux.
En contradiction avec toutes les lois de la physique connues, le Monde de l’Horreur se trouvait à égale distance des trois soleils du système des Triplés.
Il était peu probable que les trois soleils et leur planète commune eussent été créés dans l’espace intergalactique. Ils avaient dû être amenés ici depuis la Nébuleuse d’Andromède.
Ces trois étoiles étaient les seuls corps célestes lumineux visibles dans cette partie de l’Univers.
Exténué, je pensais que le Krest II et les deux cargos d’approvisionnement arrivés depuis quatre semaines devaient s’être égarés.
Mon regard tomba à nouveau sur les écrans panoramiques du poste central. Au loin, on apercevait le faible éclat d’une tache de lumière : notre Voie lactée avec ses milliards d’étoiles.
Un peu plus près, à quelque cinq cent cinquante mille années-lumière étincelait l’amas d’étoiles de la Nébuleuse d’Andromède. Nous nous trouvions entre les deux galaxies et attendions un miracle qui, selon moi, ne se produirait pas sous la forme que nous espérions.
Quatre semaines plus tôt, le vaisseau spécial flambant neuf des Terriens, le Prométhée sous le commandement du colonel Pavel Kotranow, était parti rejoindre la Terre.
Il s’agissait d’une nef cylindrique à quatre étages, de mille deux cents mètres de long et de trois cents mètres de diamètre. Chacun des quatre étages était doté de ses propres blocs-propulsion, fonctionnant de façon parfaitement autonome, et de convertisseurs kalup qui conféraient à chacun des niveaux un rayon d’action de deux cent cinquante mille années-lumière soit en tout un milliard d’années-lumière.
On utilisait les blocs-propulsion d’un étage jusqu’à leur épuisement complet. On poursuivait alors le vol avec le pont suivant et on séparait le niveau devenu inutile de l’astronef. À la fin, il ne restait que le quatrième et dernier étage, qui comprenait également les quartiers d’habitation de l’équipage.
C’est cette ultime partie de l’astronef qui devait arriver à bon port !
Le Prométhée, sous le commandement de Pavel Kotranow, avait réussi à atteindre le système du Monde de l’Horreur et à reprendre son envol, avec un troisième étage à peine à moitié entamé, en direction de la Voie lactée.
Il y avait de cela quatre semaines. Au moment de l’arrivée du vaisseau spécial, qui avait pu économiser ses réserves d’énergie en empruntant le transmetteur des Jumeaux, nous venions de traverser l’enveloppe extérieure du monde creux avec le Krest II.
Les artilleurs du Krest avaient bien failli, par mégarde, réduire en poussières le Prométhée. Nous apprîmes enfin par la voix du colonel Kotranow que les Terriens avaient réussi sans surplus d’énergie à atteindre également le système des Jumeaux grâce au transmetteur géant constitué par l’Hexagone des Sextuplées.
Le système du Monde de l’Horreur faisait partie du cercle de défense cosmique que des forces inconnues avaient érigé autour de la Nébuleuse d’Andromède. Le Monde de l’Horreur et ses trois soleils étaient aussi éloignés d’Andromède que les Jumeaux. Nous étions donc toujours à la même distance de la Nébuleuse d’Andromède.
Kotranow avait franchi sans difficulté les trois cent mille années-lumière séparant les deux systèmes. Il avait détaché son premier étage après avoir parcouru deux cent cinquante mille années-lumière, et poursuivi sa route avec le niveau suivant. Il était ainsi arrivé sain et sauf avec les deux vaisseaux d’approvisionnement bioposis, dont les blocs-propulsion avaient une autonomie maximale d’environ quatre cent mille années-lumière.
Kotranow était reparti peu après son arrivée. Il espérait pouvoir franchir d’une traite les neuf cent mille années-lumière qui le séparaient de la Galaxie avec les trois étages restants, bien que ceux-ci, réunis, eussent seulement une autonomie de sept cent cinquante mille années-lumière.
Il avait toutefois expliqué que Reginald Bull et Julian Tifflor avaient dépêché quelques milliers de frégates dans l’espace à deux cent mille années-lumière de la Terre, avec pour mission de réceptionner le Prométhée et d’embarquer l’équipage.
Ainsi présenté, ce plan paraissait parfait, peut-être trop parfait. J’avais appris au cours de ma longue existence que les projets apparemment sans faille comportaient le plus souvent une erreur.
Ce qui me tracassait dans ce plan était la phase de sauvetage de l’équipage du Prométhée. Je ne la considérais pas comme impossible mais, après avoir réfléchi à la poussière infime qu’allait représenter le vaisseau dans l’espace intergalactique, je ne pus m’empêcher de faire part de mes doutes.
Les Terriens, à commencer par mon ami Perry Rhodan, étaient tous persuadés de la réussite de cette expédition.
« — Ça va aller ! s’était exclamé l’un des techniciens. Les frégates terriennes sont dotées de systèmes de repérage très pointus ; et pas une seule fraction du cosmos ne leur échappe dans la zone d’arrivée. Je connais assez bien Bully et Tifflor pour savoir qu’ils n’hésiteraient pas à envoyer vingt mille frégates avec des blocs-propulsion de forte puissance jusqu’aux ultimes confins de la Galaxie, quand la vie d’un de leurs hommes est en jeu. »
Ainsi, après quelques jours de repos et de soutien moral, l’équipage avait retrouvé son optimisme.
Peu de temps auparavant, ils juraient encore de ne jamais risquer une seconde expédition comme celle qu’ils venaient de faire dans le système du Monde de l’Horreur pour ravitailler notre vaisseau.
Toutes les réserves d’énergie des blocs-propulsion et des générateurs étaient épuisées. Les bioposis avaient ravitaillé le Krest II en eau fraîche, vivres, médicaments et équipements spéciaux tels que des radiants de fabrication ancienne, ainsi que des avions conventionnels ne nécessitant pas l’usage de l’énergie nucléaire.
L’un des responsables de l’équipement de la flotte solaire avait pensé, en considérant ses expériences antérieures, que l’équipage du Krest II pourrait un jour faire appel aux microfusées chimiques des carabines automatiques. Les avions, des répliques conformes d’un vieux modèle terrien, le F-913 G, volaient également à l’aide de réacteurs chimiques.
Rhodan avait fait charger tous les équipements à bord et les pilotes de ces chaloupes avaient reçu une formation spéciale pour une utilisation de ces engins en cas d’urgence. Ainsi dans les soutes, les membres d’équipage avaient pendant des heures fait pétarader les armes qu’on venait de leur apporter, jusqu’à ce que notre trésorier et intendant en chef, le major Curt Bernard, intervienne pour éviter ce gaspillage de munitions.
Mon cerveau-second m’avait encore fait remarquer que je ne réussirais jamais à changer la mentalité terrienne. Ils étaient ainsi et on ne pouvait rien y faire. Sauvages, téméraires, tenaces d’un côté ; raisonneurs, réservés et froids de l’autre. Tels je les avais connus autrefois, tels ils étaient encore aujourd’hui.
J’avais fini par accepter tous les projets des Terriens, à l’exception toutefois du plan consistant à stationner à quelques heures-lumière du Monde de l’Horreur pour attendre le Prométhée.
Le Krest II et les deux vaisseaux bioposis devaient rester dans le système comme bases d’appui. L’équipage devait rejoindre dans le vaisseau à quatre ponts le transmetteur des Jumeaux, qui serait alors déjà conquis par la flotte solaire.
Telles étaient, dans les grandes lignes, les intentions de Rhodan. Son épouse, Mory, l’avait si bien encouragé qu’il ne fit aucun cas de mes objections.
Personne parmi les Terriens n’avait découvert les véritables raisons de mon attitude, personne ! Seul Icho Tolot, le géant halutien, avait su percer mes pensées en me fixant droit dans les yeux. Mais Tolot s’était tu, sans pouvoir toutefois retenir un rire.
J’avais avancé trois raisons pour expliquer mon refus : Rhodan pouvait échouer dans sa conquête du soleil géminal, le Prométhée II pouvait être victime d’un accident avant d’arriver, ou encore un danger pouvait à tout instant surgir dans le système du Monde de l’Horreur, auquel le vaisseau amiral ne pourrait faire face seul.
Rhodan avait rejeté toutes mes objections. Il m’avait opposé des contre-arguments auxquels je ne sus de but en blanc quoi répondre.
Mon refus était principalement motivé par la connaissance que j’avais de l’âme humaine. Je pressentais, non, je savais que Rhodan ne pourrait longtemps s’empêcher de vouloir explorer la surface du mystérieux Monde de l’Horreur !
Personne ne savait ce qui nous y attendait, mais je ne doutais pas que ce serait tout aussi peu agréable que ce que nous avions vécu dans les entrailles de cette planète.
Il était de mon devoir d’amener ces deux mille Terriens à reprendre leur envol avec le Krest II pour rejoindre le système des Jumeaux. Une fois que l’astronef serait là, la question du ravitaillement ne poserait plus aucun problème. Même si nous ne parvenions pas à atteindre cet objectif, nous rencontrerions un milieu moins hostile que celui qui nous attendait sur le Monde de l’Horreur.
Nous connaissions les sept planètes situées à une distance de six cent mille années-lumière de l’ultime étoile de la Voie lactée. Il était, en outre, possible d’utiliser le transmetteur pour des vaisseaux sans équipage humain. On pouvait ainsi nous envoyer un vaisseau à quatre étages, surveiller les accès au système des Jumeaux au moyen d’importantes unités bioposis et prendre toutes les mesures de sécurité nécessaires.
J’avais passé tous ces derniers jours à effectuer des calculs, qui m’avaient permis d’acquérir la certitude que le Krest II était, en l’état actuel de son équipement, capable de franchir les trois cent mille années-lumière qui le séparaient des Jumeaux – au prix, certes, d’une usure totale de toutes ses machines, mais il y parviendrait. Il ne pouvait y avoir d’erreurs dans mes calculs. En outre, nous disposions de suffisamment de temps pour changer les pièces les plus sollicitées après la moitié du chemin. À cet effet, un vaisseau bioposi totalement équipé devrait nous accompagner dans cette expédition.
Je ne comprenais pas les réticences de Rhodan face à mes arguments, pourtant très rationnels. Il fallait cependant qu’il reconnaisse le bien-fondé de mon projet.
Je me préparais à des discussions fort animées avec les membres d’équipage, et mes relations avec Rhodan s’étaient détériorées depuis quelques jours.
Devais-je lui dire que, connaissant la mentalité des humains, je craignais pour sa vie et pour celle de ses deux mille hommes ?
Devais-je lui faire savoir que je considérais comme de la pure folie un atterrissage sur la surface du Monde de l’Horreur ?
Surtout pas ! Cela n’aurait fait qu’attiser la discorde entre nous.
Ces hommes voulaient savoir ce qui se passait « en bas », et je ne pourrais rien y changer !