CHAPITRE PREMIER

Douze noms avaient été griffonnés sur une feuille de papier. Huit d’entre eux avaient été rayés ; il en restait donc quatre.

« Je dois les observer, pensa Redhorse en fixant la feuille de papier. Je ne dois pas les perdre de vue une seule seconde. Il me faut capter la moindre expression des sentiments de ces quatre hommes pour en tirer les conclusions qui s’imposent. »

Car c’étaient ces quatre hommes qui avaient été choisis pour l’accompagner dans sa mission. Lui-même commanderait le cinquième membre de l’expédition.

Il n’avait pas été facile de choisir les hommes qu’il fallait parmi l’équipage du Krest II, qui en comptait plus de deux mille. Redhorse, lointain descendant des Indiens Cheyennes, avait besoin de véritables spationautes, aux nerfs à toute épreuve, capables d’oublier qu’ils ne mesuraient plus que deux millimètres, qu’ils n’étaient plus que des fourmis s’apprêtant à explorer un terrain inconnu.

Redhorse croyait enfin avoir trouvé ceux qu’il recherchait. Il était reconnaissant à Perry Rhodan de lui avoir laissé carte blanche dans le choix des hommes de son expédition.

Il avait d’abord sélectionné douze individus, guettant le moindre signe de nervosité : le léger tremblement d’une main, le battement d’une paupière lorsqu’on évoquait dans la discussion le sort des naufragés du Krest II.

Chez quatre d’entre eux, Redhorse n’avait détecté aucun signe de peur ou de nervosité. Le premier, Lope Losar, un homme grand et massif à l’expression maussade, était armurier dans la centrale d’artillerie. Le deuxième de ces spationautes, Oleg Sanchon, également de grande taille, effectuait des gestes toujours très posés. C’était l’un des nombreux techniciens travaillant sur les ponts inférieurs du Krest II.

Les yeux de Redhorse tombèrent sur le troisième nom de la liste Into Belchman, assistant médical. Un homme maigre, de taille moyenne. Restait enfin Zantos Aybron, celui qui posait le plus de problèmes à Redhorse. Aybron portait en permanence une sorte de minerve en acier inoxydable qui maintenait sa fragile colonne vertébrale. Le petit astronome aux yeux sombres était atteint d’une maladie incurable, mais quelque chose en lui le maintenant en vie, malgré les pronostics les plus pessimistes des médecins. Redhorse n’avait pas envisagé d’emmener un malade avec lui, mais Aybron constituait une exception.

Le capitaine regarda une dernière fois la liste avant de la déchirer.

« Je vais continuer à les observer, pensa-t-il à nouveau, à guetter le moindre signe de défaillance possible, à tenter de percer leurs pensées. »

Redhorse s’efforça d’oublier que ses hommes et lui ne mesuraient plus que deux millimètres et que le Krest II était à présent réduit à une sphère d’un mètre cinquante de diamètre.

Il laissa retomber les fragments de la feuille sur le sol. S’il avait encore eu sa taille normale, il n’aurait sans doute même pas vu ces morceaux de papier.

« Entre le macrocosme et le microcosme, où est la frontière ? » se demanda-t-il.

Ce qui apparaissait aux hommes du Krest II comme une chaîne de montagnes culminant à huit mille mètres n’était en réalité qu’un ensemble de collines ne dépassant pas huit mètres, qui se refermait en U sur une vallée encaissée.

Le Krest II avait été apporté ici par Icho Tolot, avant que ce dernier ne soit à son tour soumis à un processus de réduction par le compresseur de potentiel.

La vallée était ouverte dans la direction du sud. Pour les minuscules hommes d’équipage, elle mesurait cinquante kilomètres de diamètre. Des montagnes du nord tombait une cascade, la source du fleuve qui coulait au fond de la vallée. Le cours d’eau fut nommé le Fleuve Austral, à cause de la direction qu’il suivait. Il était difficile d’imaginer que ce n’était, en fait, qu’un ruisseau d’à peine cinq mètres de large, que tout homme normalement constitué aurait pu franchir à gué sans difficulté.

Perry Rhodan avait à présent acquis la certitude qu’à l’exception des deux stations polaires, la totalité de la surface du Monde de l’Horreur avait été réduite au cours des millénaires.

La station polaire du nord avait été détruite par le Krest II avant qu’il ne soit forcé d’atterrir. En revanche, la station du pôle sud, toujours intacte, continuerait à réduire tout ce qui entrerait dans sa zone d’influence.

Le paysage qu’ils traversaient était pour les Terriens d’une beauté inouïe. Petites collines, ruisseaux et vastes savanes donnaient au paysage de cette vallée un charme particulier.

Dans cette contrée, la température était d’à peine cinquante degrés.

Icho Tolot avait déposé le Krest II près des versants des collines, au nord. Les hommes d’équipage voyaient donc les montagnes se dresser dans le ciel à quelques centaines de mètres de distance.

À bord, toutes les machines reposant sur l’énergie nucléaire avaient définitivement cessé de fonctionner. Toutes les armes, du plus puissant canon transformeur au radiant le plus simple étaient ainsi devenus inutilisables.

La compression de potentiel avait totalement paralysé les processus nucléaires.

Deux jours après l’atterrissage forcé, les réacteurs conventionnels était entrés en action. À bord du Krest II, les petites stations, dont les générateurs étaient actionnés par des turbines à gaz traditionnelles, tournaient à plein régime.

À bord du vaisseau amiral, seul le cerveau positronique était encore maintenu en activité. La production de courant des générateurs de secours était si faible que toutes les autres machines consommant de l’électricité avaient dû être arrêtées. L’éclairage avait également été baissé.

Le cerveau positronique avait déterminé que la station du pôle sud, ainsi que celle du pôle nord, maintenant détruite, avaient été à l’origine du processus de réduction, sans que ces bâtiments soient eux-mêmes réduits. Ces stations avaient dû être érigées bien longtemps auparavant comme bases de défense.

Telle était la situation à bord du Krest II, le 18 décembre 2400 en temps de la Terre.

C’était toujours un géant, un géant de trois millimètres et demi qui avait du mal à franchir les portes du sas lorsqu’il voulait pénétrer dans la centrale de commandement du Krest II. Mory Rhodan-Abro fixa le colosse qui, debout devant elle, Rhodan et Atlan, suivait les discussions, le visage impassible.

— Pourquoi ne dites-vous rien, Tolot ? finit-elle par demander à l’Halutien.

— Ce que j’ai à vous dire ne va pas particulièrement remonter votre moral, répondit Tolot, gêné. J’ai fait quelques calculs, et je suis tombé sur des résultats peu réconfortants.

Rhodan savait à quelle vitesse l’Halutien était capable de réfléchir, grâce à son cerveau planificateur. Le géant était en mesure de rivaliser avec n’importe quel ordinateur positronique.

— Parlez, Tolot ! exigea Rhodan. Nous ne devons pas nous voiler la face.

— Le diamètre du Monde de l’Horreur est, comme chacun de nous le sait, de quatorze mille kilomètres, dit d’emblée Tolot. Sa circonférence est donc de près de quarante-quatre mille kilomètres. Atlan, peu avant la chute de l’aviso, vous avez effectué encore quelques mesures. Dites-nous approximativement l’endroit où l’atterrissage forcé a eu lieu.

L’Arkonide réfléchit un instant.

— Vers quarante-cinq degrés de latitude sud, dit-il.

— C’est à peu près cela, dit Tolot. Il est facile de déterminer que ce vaisseau se trouve actuellement à dix mille huit cent quarante kilomètres de la station du pôle sud.

10 840 kilomètres !

Rhodan et Atlan échangèrent un regard rapide.

La distance mentionnée par Tolot se fondait sur l’hypothèse où les hommes avaient une taille normale. Or, les spationautes étant réduits au millième, ces 10 840 kilomètres représentaient en valeur relative 10 840 000 kilomètres !

Une distance infranchissable, dans l’état où se trouvait leur astronef.

Et pourtant, les Terriens devaient à tout prix parvenir à la station du pôle sud, car il n’y avait qu’un moyen pour inverser le processus de réduction détruire le compresseur de potentiel.

— Il faut faire quelque chose, s’écria soudain le colonel Cart Rudo. Nous ne pouvons tout de même pas passer toute notre existence dans cet état comme… comme des insectes qui se débattent sans espoir sur le sol.

— Les Terriens peuvent s’adapter à tout, dit Atlan sur le ton de la plaisanterie. Peut-être sommes-nous destinés à fonder une colonie de lilliputiens dans cette vallée… Les Maîtres Insulaires semblent avoir de si curieux caprices.

Rhodan se leva soudain.

— Je dois vous informer que j’ai entre-temps mis au point un plan, dit-il. Vous savez que, depuis peu, notre équipement compte quinze avions spéciaux fonctionnant avec des réacteurs traditionnels.

— Tu veux parler des « zincs » ? demanda Mory.

— C’est le terme consacré pour ces machines, acquiesça le Stellarque.

Les avions dont Rhodan parlait faisaient déjà partie depuis vingt ans de l’équipement du vaisseau. Ils pouvaient décoller et se poser à la verticale. Ils mesuraient vingt-six mètres de long et pouvaient atteindre une vitesse de mach 3,2.

— Une question, commandant, intervint Melbar Kasom, du fond de la centrale. Les zincs ne mesurent plus que vingt-six millimètres. Comment comptez-vous atteindre le pôle sud avec ces engins minuscules ?

— J’ai déjà pensé à ce problème, acquiesça Rhodan. J’en ai discuté avec Icho Tolot, qui va nous faire part de sa théorie.

— Un zinc, avec le réservoir plein et un équipage maximum de cinq personnes, a une autonomie de treize mille quatre cents kilomètres, dit Tolot. Maintenant se pose la question de savoir si ces engins peuvent voler à la même vitesse que sur Terre, en dépit de la réduction à laquelle ils ont été soumis. Je crois pouvoir répondre par l’affirmative à cette question.

Le major Hefrich fit part de ses doutes.

— Ce que je vous dis là n’est pas le simple résultat de mes calculs, mais a également été confirmé par le cerveau P. La vitesse des gaz évacués des réacteurs reste identique à ce qu’elle était avant réduction.

— Cela demande à être vérifié dans la pratique, dit Rhodan. J’ai demandé au capitaine Redhorse d’entreprendre un vol d’essai avec quatre hommes. Redhorse est justement en train de mettre au point cette mission.

— Je crois qu’à leur retour, ils ne nous apporteront rien de bien nouveau, remarqua Hefrich, sceptique.

— Pensez aux insectes, répondit Icho Tolot. La plupart volent plus vite que ne pourrait le laisser supposer leur taille. Je suis convaincu que les zincs peuvent encore au moins atteindre une vitesse de mach 2.

— En tout cas, nous allons essayer, dit Rhodan. Si les théories de Tolot se confirment, nous pourrons atteindre la station du pôle sud. Entre-temps, l’intendant en chef, le major Bernard, aura préparé une série d’armes sophistiquées pour équiper les zincs, si le vol d’essai se déroule avec succès. Bien entendu, l’équipage de Redhorse sera également doté de ses armes pour parer à une attaque éventuelle.

Une attaque d’un avion d’à peine vingt-six millimètres de long était en effet une hypothèse à ne pas écarter. D’autres formes de vie douées d’intelligence avaient peut-être été également soumises au processus de réduction.

— J’espère que la Forteresse ne va pas réapparaître, ajouta Atlan.

— Pour nos avions, je pense qu’elle ne présente aucun danger, répondit Rhodan.

Le vol d’essai du zinc, entreprise à première vue désespérée, pouvait donc se réaliser.

 

Le major Curt Bernard regarda d’un air triste l’homme qui se tenait devant lui. Puis son regard se porta sur les chargeurs à tambour, contenant chacun soixante projectiles.

— Ce sont les mini-roquettes, expliqua-t-il à Lope Losar qui était en train de charger son arme. L’amorçage des projectiles s’effectue par un moyen purement mécanique, à l’aide de percuteurs…

— Je sais tout cela, l’interrompit Losar. N’oubliez pas que je suis armurier.

L’intendant lui tendit une feuille de papier.

— Signez ce bon de réception, lui demanda-t-il.

Losar regarda les armes.

— Excusez-moi, dit-il, exhibant un imprimé dûment rempli, mais je crois que le capitaine Redhorse a demandé que nous ayons deux fois plus de munitions.

— Parfait ! fit Bernard après avoir lu l’ordre du capitaine.

Il lui donna, un peu à contrecœur, le supplément de munitions demandé.

— J’aurais bien aimé savoir quel est l’homme qui nous accompagne, le capitaine Redhorse et moi.

La porte s’ouvrit. Oleg Sanchon entra et s’approcha des deux hommes.

— Voilà mon ordre d’approvisionnement, dit-il. Donnez-moi s’il vous plaît ces armes, ainsi que mes munitions correspondantes.

— C’est donc vous qui avez été choisi pour l’expédition ? demanda Losar.

— Oui, se contenta de dire Oleg Sanchon en fronçant les sourcils.

Les deux hommes se serrèrent la main.

Une minute plus tard, Into Belchman fit irruption dans l’armurerie, et le major Bernard dut à nouveau vider les rayons qu’il aimait tant voir bien garnis.

« Oui, pensa Redhorse, Aybron pose problème. »

Le capitaine avait du mal à prendre une décision définitive au sujet de l’astronome infirme. Comment pouvait-on savoir si cet homme, qui ne montrait jamais rien de ses sentiments, saurait agir avec le sang-froid nécessaire au moment crucial ?

Il continuait d’observer Aybron.

Losar, Sanchon et Belchman avaient déjà reçu leur ordre de mission. Mais Redhorse ne parvenait pas à prendre de décision pour Aybron. L’homme à la cuirasse d’acier était difficile à cerner. Petit et corpulent, il avait de grands yeux sombres qui ne trahissaient rien de ses sentiments.

Redhorse inspira profondément. Il ne pouvait attendre plus longtemps. Les préparatifs pour le départ d’un des F-913 G seraient bientôt terminés.

Il se dirigea vers la table où était assis Aybron. Lorsqu’il l’atteignit, l’astronome leva les yeux vers lui et lui demanda avec le plus grand sérieux :

— Capitaine, souhaitez-vous vous inscrire au cours d’astronomie ?

— Écoutez, répondit Redhorse, je vous observe depuis près d’une heure et il m’est impossible de prendre une décision. Alors je vous demande de me donner une réponse franche : souhaitez-vous, oui ou non, prendre part à l’expédition de reconnaissance ?

— Je suis astronome, dit Aybron pour seule réponse.

Redhorse lui expliqua en quelques phrases ce dont il s’agissait. Lorsqu’il eut fini, Aybron se leva et inclina le buste en claquant des talons :

— Je pars avec vous.

L’énergie des trois générateurs de secours avait été orientée vers les soutes pour actionner la plate-forme de décollage, qui se déploya en crissant.

Redhorse s’assit dans le siège de pilotage, songeant aux dernières paroles de Rhodan, qui lui avait instamment demandé de revenir une fois le vol d’essai terminé.

Le capitaine se retourna. Lope Losar faisait office de copilote, Sanchon occupait le poste de mécanicien, Into Belchman se tenait devant la console de commande des missiles et Zantos Aybron s’occupait de la radio.

Après s’être informé auprès de ses coéquipiers du bon fonctionnement des appareillages, Redhorse confirma l’ordre de décollage. Les machines commencèrent à vibrer, puis émirent un vrombissement sourd.

Le coucou se souleva du sol et monta à la verticale. Les blocs-propulsion orientables se remirent lentement en position horizontale et l’avion prit définitivement son envol.

Don Redhorse accéléra. Le F-913 G survola les chaînes de montagnes, filant comme une fusée vers des aventures incertaines.

Tous les hommes d’équipage présents dans le poste central concentraient leur attention sur Perry Rhodan, attendant que ce dernier entre en relation radio avec le zinc. Leur destin dépendait peut-être de la réussite ou de l’échec de ce premier vol d’essai.

Enfin, une voix résonna dans les haut-parleurs :

— Ici Redhorse !

— Je vous reçois cinq sur cinq, répondit Rhodan. Quelles sont les premières informations dont vous disposez ?

— Le décollage s’est déroulé comme prévu. À présent, nous volons à une altitude de six mille mètres, c’est-à-dire de six mètres si nous ne tenons pas compte de la compression de potentiel. J’accélère pour me rapprocher des montagnes du nord et…

La voix de Redhorse se tut brusquement.

— Capitaine ! s’écria le Stellarque, capitaine ! Je ne vous entend plus.

Puis comme si elle parvenait d’une distance infinie, la voix de Redhorse se fit entendre encore une fois :

— … des fusées… touchés… comme… prévu…

Puis ce fut le silence. On n’entendait plus le moindre son dans les haut-parleurs. Rhodan se retourna finalement pour confirmer à son équipage que le zinc de Redhorse venait d’être victime d’une attaque.

— Le vol d’essai a échoué, dit-il pour conclure sans perdre son sang-froid.