Je suis né en Italie, le 17 mai 1279, dans un palais de la ville de Carmona. Ma mère mourut peu de temps après ma naissance. Je fus élevé par mon père qui m'apprit à monter à cheval et à tirer à l'arc ; un moine fut chargé de m'instruire et s'efforça de m'inculquer la crainte de Dieu. Mais dès mon plus jeune âge je ne me souciais que de la terre et je ne craignais rien.

Mon père était beau et fort, je l'admirais. Quand je voyais passer sur un cheval noir François Rienzi aux jambes cagneuses, je demandais avec étonnement :

– Pourquoi est-ce lui le maître de Carmona ?

Mon père me regardait d'un air grave :

– Ne souhaite jamais sa place, me répondait-il.

Le peuple haïssait François Rienzi. On disait qu'il portait sous ses vêtements une épaisse cotte de mailles, et il y avait toujours dix gardes autour de lui. Dans sa chambre, au pied de son lit, reposait un grand coffre fermé par trois cadenas, et ce coffre était rempli d'or. L'un après l'autre, il accusait de trahison les nobles de la ville et confisquait leurs biens : un échafaud était dressé sur la grand-place et plusieurs fois chaque mois, une tête roulait sur les pavés. Il prenait l'argent des pauvres comme celui des riches. Quand je me promenais avec ma vieille nourrice, elle me montrait les masures du quartier des teinturiers, les enfants aux derrières croûteux, les mendiants assis sur les marches de la cathédrale, et elle me disait :

– C'est le duc qui a fait toute cette misère.

Carmona était bâtie en haut d'un rocher aride, et il n'y avait pas de fontaine sur les places. Des hommes allaient à pied remplir des outres dans la plaine et l'eau coûtait aussi cher que le pain.

Un matin les cloches de la cathédrale sonnèrent le glas et les façades des maisons se couvrirent de tentures noires. A cheval aux côtés de mon père, je suivis le cortège qui conduisait à sa dernière demeure la dépouille de François Rienzi. Bertrand Rienzi, tout habillé de noir, menait le deuil de son frère : le bruit courait qu'il l'avait empoisonné.

Les rues de Carmona se remplirent de rumeurs de fête ; l'échafaud dressé devant le palais fut abattu ; en cortèges magnifiques, les seigneurs vêtus de soie et de brocart cavalcadaient dans les rues ; des tournois se déroulaient sur la grand-place ; on entendait retentir dans la plaine le son des cors, les aboiements joyeux des chiens ; le soir, le palais ducal brillait de mille feux. Mais dans les cachots agonisaient lentement les riches bourgeois et les nobles dont Bertrand avait confisqué les biens. Le coffre aux trois cadenas était toujours vide ; sans cesse de nouveaux impôts frappaient les misérables artisans et dans les sentines à l'odeur pestilentielle, les enfants se disputaient des quignons de pain noir. Le peuple haïssait Bertrand Rienzi.

Souvent la nuit les amis de Pierre d'Abruzzi se réunissaient chez mon père, et ils chuchotaient à la lueur des torches ; chaque jour, des rixes éclataient entre ses partisans et ceux des Rienzi. Même les enfants de Carmona étaient divisés en deux clans et sous les remparts, parmi les broussailles et les rochers, nous nous battions à coups de pierres ; les uns criaient : « Vive le duc ! » et les autres : « A bas le tyran ! » Nous nous battions durement, mais jamais je ne pus me satisfaire de ces jeux ; l'adversaire terrassé se relevait, les morts ressuscitaient ; au lendemain des combats, vainqueurs et vaincus se retrouvaient indemnes ; ce n'était que des jeux et je me demandais avec impatience :

– Serai-je longtemps un enfant ?

J'avais quinze ans lorsque des feux de joie s'allumèrent à tous les carrefours. Pierre d'Abruzzi avait poignardé Bertrand Rienzi sur les marches du palais ducal, la foule le portait en triomphe. Du haut d'un balcon, il harangua le peuple, lui promettant un allégement de ses maux. Les portes des prisons s'ouvrirent, les anciens magistrats furent destitués, la faction des Rienzi chassée hors de la ville. Pendant plusieurs semaines on dansa sur les places, les visages riaient et chez mon père on parlait à voix haute. Je regardais avec émerveillement Pierre d'Abruzzi qui avait traversé un cœur d'homme avec un vrai poignard et délivré sa ville.

Un an plus tard, les nobles de Carmona, ayant revêtu leurs lourdes armures, se précipitèrent au galop à travers la plaine : poussés par la faction des exilés, les Génois avaient envahi leurs terres. Ils mirent en pièces notre armée et Pierre d'Abruzzi fut tué d'un coup de lance. Sous le gouvernement d'Orlando Rienzi, Carmona devint la vassale de Gênes. Au début de chaque saison, des chariots chargés d'or descendaient de la grand-place et la rage au cœur nous les regardions disparaître sur la route de la mer. Jour et nuit les métiers à tisser ronronnaient au fond des ateliers sombres, et cependant les bourgeois de la ville marchaient pieds nus, vêtus de robes trouées.

– Ne peut-on rien faire ? demandais-je.

Mon père et Gaëtan d'Agnolo secouaient la tête en silence ; pendant trois ans, jour après jour, je posais la même question et ils secouaient la tête. Enfin Gaëtan d'Agnolo sourit

– Peut-être, dit-il, peut-être y a-t-il quelque chose à faire.

Orlando Rienzi portait sous son pourpoint une cotte de mailles ; il passait presque toutes ses journées derrière une fenêtre grillagée de son palais ; quand il sortait, il y avait vingt gardes autour de lui ; des serviteurs goûtaient le vin dans sa coupe, les viandes dans ses plats. Cependant un dimanche matin, tandis qu'il écoutait la messe dans la cathédrale, les soldats de son escorte ayant été soudoyés, quatre jeunes gens s'élancèrent vers lui et lui tranchèrent la gorge : c'était Jacques d'Agnolo, Léonardo Vezzani, Ludovic Pallaïo et moi-même. Son corps fut traîné sur le parvis et jeté à la foule qui le déchira en morceaux pendant que le tocsin sonnait. Soudain tous les bourgeois de Carmona apparurent en armes dans les rues. Les Génois et leurs partisans furent massacrés.

Mon père refusa le pouvoir et nous mîmes à la tête de notre ville Gaëtan d'Agnolo. C'était un homme probe et prudent. Il avait négocié en secret avec le condottiere Pierre Faenza dont les armées vinrent aussitôt se ranger au pied de nos murailles. Appuyés sur ces troupes mercenaires nous attendîmes de pied ferme les Génois. Pour la première fois de ma vie, je pris part à une vraie bataille d'hommes. Les morts ne ressuscitaient pas, les vaincus fuyaient en déroute, chacun des coups de ma lance sauvait Carmona. Ce jour-là, je serais mort en souriant, sûr d'avoir fait don à ma ville d'un avenir triomphant.

Pendant des jours des feux de joie flambèrent aux carrefours, on dansa sur les places, et des processions firent le tour des remparts en chantant des Te Deum. Et puis les tisserands se remirent à tisser, les mendiants à mendier, et les porteurs d'eau à parcourir les rues, chargés sous le poids des outres. Le blé poussait mal dans la plaine dévastée et le pain que mangeait le peuple était noir. Les bourgeois portaient des souliers et des robes de drap neuf, les anciens magistrats avaient été distitués, mais il n'y avait pas d'autre changement dans Carmona.

– Gaëtan d'Agnolo est trop vieux, me disait souvent avec impatience Léonardo Vezzani.

Léonardo était mon ami ; il excellait dans tous les exercices du corps et je sentais en lui un peu de ce feu qui me dévorait. Un soir, au cours d'un banquet auquel il nous avait conviés, nous nous saisîmes du vieux Gaëtan et nous le contraignîmes à abdiquer. Il fut exilé ainsi que son fils et Léonardo Vezzani prit le pouvoir.

Le peuple avait cessé de rien attendre de Gaëtan ; il accueillit avec joie la naissance d'un nouvel espoir. Les vieux magistrats furent remplacés par des hommes nouveaux et des fêtes se déroulèrent sur les places. C'était le printemps, les amandiers fleurissaient dans la plaine, et jamais le ciel n'avait paru si bleu. Souvent je gravissais à cheval les collines qui barraient l'horizon, et je regardais la vaste étendue verte et rose qui s'en allait mourir au pied d'une autre ligne de collines bleues. Je pensais : « Derrière cette colline, il y a d'autres plaines, et d'autres collines. » Et puis je regardais Carmona perchée sur son rocher et hérissée de huit tours orgueilleuses : c'est ici que battait le cœur du vaste monde, et bientôt ma ville allait accomplir son destin.

Les saisons passèrent et de nouveau les amandiers fleurirent ; des fêtes se déroulaient sous le ciel bleu ; mais aucune fontaine ne jaillissait sur les places, les vieilles masures restaient debout, et les larges rues au sol lisse, les palais blancs, n'existaient que dans mes rêves. Je demandai à Vezzani :

– Qu'attends-tu ?

Il me regarda avec étonnement :

– Je n'attends rien.

– Qu'attends-tu pour agir ?

– N'ai-je pas agi ? dit-il.

– Pourquoi as-tu pris le pouvoir si c'est pour n'en rien faire ?

– Je l'ai pris, je l'ai ; cela me suffit.

– Ah, dis-je avec passion. Si j'étais à ta place !

– Eh bien ?

– Je négocierais pour Carmona de puissantes alliances, j'entreprendrais des guerres, j'agrandirais son territoire, je bâtirais des palais...

– Tout cela demanderait bien du temps, dit Vezzani.

– Tu as le temps.

Son visage devint grave soudain :

– Tu sais bien que non.

– Le peuple t'aime.

– Il ne m'aimera pas longtemps.

Il mit la main sur mon épaule.

– Ces grandes entreprises dont tu me parles, que d'années il faudrait pour les mener à bien ! et que de sacrifices elles exigeraient d'abord ! On aurait vite fait de me haïr et de m'abattre.

– Tu peux te défendre.

– Je ne veux pas ressembler à François Rienzi, dit-il. D'ailleurs tu sais bien que toutes les précautions sont inutiles.

Il sourit de ce sourire que j'aimais :

– Je ne crains pas la mort. Du moins, pendant quelques années, j'aurai vécu.

Il disait vrai ; il était condamné ; deux ans plus tard, Geoffroy Massigli le fit étrangler par ses sbires ; c'était un homme rusé qui se concilia les nobles de Carmona en leur accordant de grands privilèges ; il ne gouvernait ni mieux, ni plus mal qu'un autre ; de toute façon, comment espérer qu'un homme pût garder la ville entre ses mains assez longtemps pour lui donner la prospérité et la gloire ?

Mon père se faisait vieux ; il me demanda de me marier pendant qu'il était encore de ce monde afin qu'il pût sourire à ses petits-enfants. J'épousai Catherine d'Alonzo, une jeune fille noble, belle et pieuse, dont les cheveux brillaient comme de l'or pur ; elle me donna un fils que nous appelâmes Tancrède. Peu de temps après, mon père mourut. On l'enterra dans le cimetière qui domine Carmona ; je regardai descendre dans la fosse le cercueil où gisait mon propre corps desséché, mon passé inutile, et il y avait un étau autour de mon cœur. « Mourrai-je comme lui, sans avoir rien fait ? » Les jours suivants, quand je voyais passer sur son cheval Geoffroy Massigli, ma main se refermait sur la garde de mon épée ; mais je pensais : « Tout est inutile puisqu'ils me tueront à mon tour. »

Au début de l'année 1311, les Génois partirent en guerre contre Florence ; ils étaient riches, puissants et dévorés d'ambition ; ils avaient soumis Pise, ils voulaient se rendre maîtres de tout le Nord de l'Italie, et peut-être leurs orgueilleux desseins visaient-ils plus loin encore. Ils réclamèrent notre alliance afin de pouvoir plus facilement écraser Florence et nous asservir : ils demandaient des hommes, des chevaux, des vivres, du fourrage, et le libre passage sur nos terres. Geoffroy Massigli reçut en grande pompe leur ambassadeur ; on disait que les Génois étaient prêts à lui acheter son concours à prix d'or et c'était un homme cupide.

Le 12 février, à deux heures de l'après-midi, comme un magnifique cortège escortait vers la plaine l'envoyé des Génois, Geoffroy Massigli, passant à cheval sous mes fenêtres, reçut une flèche en plein cœur : j'étais le meilleur archer de Carmona. Au même instant, mes hommes se répandirent dans la ville en criant : « Mort aux Génois ! » et les bourgeois que j'avais avisés en secret envahissaient le palais ducal. Le soir, j'étais prince de Carmona.

Je fis armer tous les hommes ; les paysans abandonnèrent la plaine et se retranchèrent derrière les remparts, emmenant avec eux leur blé et leur bétail ; j'envoyai des messagers au condottiere Charles Malatesta afin de l'appeler à notre secours. Et je fermai les portes de Carmona.

 

– Renvoie-les chez eux, dit Catherine. Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de moi, au nom de notre enfant, renvoie-les chez eux.

Elle se laissa tomber à mes genoux, les larmes coulaient sur ses joues marbrées de taches rouges. Je posai ma main sur ses cheveux. Les cheveux étaient ternes et cassants, les yeux sans couleur, le corps maigre et gris sous la robe de futaine.

– Catherine, tu sais bien que les greniers sont vides !

– Ce n'est pas permis, ce n'est pas possible, dit-elle d'une voix égarée.

Je détournai la tête. Par la fenêtre entrouverte l'air froid des rues entrait dans le palais, et le silence. En silence le cortège noir descendait la grand-rue et les hommes debout au seuil de leurs maisons ou penchés aux fenêtres le regardaient passer en silence. On n'entendait que le piétinement docile de la foule et le pas métallique des chevaux.

– Renvoie-les chez eux, dit-elle.

Je regardai Jean, puis Roger.

– Y a-t-il un autre remède ?

– Non, dit Jean.

Roger secoua la tête :

– Non.

– Alors pourquoi ne me chasse-t-on pas moi aussi ? dit Catherine.

– Tu es ma femme, dis-je.

– Je suis une bouche inutile. Ma place est avec eux. Ah, je suis lâche ! dit-elle.

Elle cacha son visage dans ses mains.

– Mon Dieu ! Pardonnez-nous. Mon Dieu ! Pardonnez-nous !

Ils descendaient du bourg, ils montaient de la ville basse. Un soleil froid dorait les toits de tuile rose lézardés d'ombre noire. Dans chaque lézarde, ils avançaient par petits groupes, entourés de gendarmes à cheval.

– Mon Dieu ! Pardonnez-nous. Mon Dieu ! Pardonnez-nous.

– Cesse ces litanies, dis-je. Je sais que Dieu nous protège.

Catherine se releva et s'approcha de la fenêtre.

– Tous ces hommes ! dit-elle. Ils regardent, ils se taisent !

– Ils veulent sauver Carmona, dis-je. Ils aiment leur ville.

– Est-ce qu'ils ne savent pas ce que les Génois vont faire de leurs femmes ?

Le cortège débouchait sur la place : les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes ; ils arrivaient des rues hautes et des rues basses ; ils tenaient des ballots à la main : ils n'avaient pas encore perdu tout espoir ; il y avait des femmes qui pliaient sous le poids comme si de l'autre côté des remparts, les couvertures, les casseroles et les souvenirs de bonheur pouvaient encore servir à quelque chose. Les gendarmes avaient arrêté leurs chevaux, et derrière ce barrage, la grande vasque rose se remplissait lentement d'une foule muette et noire.

– Raymond, renvoie-les chez eux, dit Catherine. Les Génois ne les laisseront pas passer. Ils vont tous mourir de faim et de froid dans les fossés.

– Qu'est-ce que l'on a distribué ce matin aux soldats ? dis-je.

– Une bouillie de son et une soupe d'herbes, dit Roger.

– Et l'hiver commence aujourd'hui ! Puis-je me soucier des femmes et des vieillards ?

Je regardai par la fenêtre. « Maria, Maria ! » Un cri déchirait le silence. C'était un jeune homme qui criait ; il traversa la place, il fonça sous le ventre des chevaux, il fendit la foule. « Maria ! » Deux soldats le saisirent et le rejetèrent de l'autre côté du barrage. Il se débattait.

– Raymond ! cria Catherine. Raymond, mieux vaut rendre la ville.

Elle s'agrippait des deux mains au grillage de la fenêtre ; on aurait dit qu'elle allait tomber, écrasée par un poids trop lourd.

– Tu sais ce qu'ils ont fait de Pise ? dis-je. Les murs rasés, tous les hommes en esclavage. Il vaut mieux se couper un bras que de mourir tout entier.

Je regardai les hautes tours de pierre blanche qui se dressaient fièrement au-dessus des toits roses. « Si nous ne rendons pas Carmona, ils ne pourront jamais la prendre. »

Les soldats avaient lâché le jeune homme et il se tenait immobile sous les fenêtres du palais ; il leva la tête et cria : « Mort au tyran ! » Personne ne bougea. Et les cloches de la cathédrale se mirent à sonner : elles sonnaient le glas. Catherine se retourna vers moi.

– L'un d'eux te tuera, dit-elle avec violence.

– Je sais, dis-je.

J'appuyai le front contre la vitre. « Ils me tueront. » Je sentais contre ma poitrine le froid de la cotte de mailles. Ils avaient tous porté une cotte de mailles et aucun d'eux n'avait régné plus de cinq ans. Là-haut, dans le grenier glacé, enfermés entre leurs alambics et leurs filtres, les médecins cherchaient depuis des mois, mais ils n'avaient rien trouvé. Je savais qu'ils ne trouveraient jamais rien. J'étais condamné à mort.

– Catherine, dis-je. Jure que si je meurs tu ne rendras pas la ville.

– Non, dit-elle, je ne jurerai pas.

Je marchai vers la cheminée. Tancrède était couché sur le tapis devant le maigre feu de sarments ; il jouait avec son chien. Je le soulevai dans mes bras ; il était rose et blond, il ressemblait à sa mère ; c'était un très petit enfant. Je le reposai sur le sol sans rien dire. J'étais seul.

– Père, dit Tancrède. J'ai peur que Kounak ne soit malade. Il a l'air triste.

– Pauvre Kounak, dis-je. Il est bien vieux.

– Si Kounak meurt, est-ce que tu me donneras un autre chien ?

– Il n'y a plus un seul chien dans Carmona, dis-je.

Je revins à la fenêtre. Le glas sonnait et la foule noire s'ébranlait. Sans un mot, sans un geste, les hommes regardaient passer leurs pères et leurs mères, les femmes et leurs enfants. Le troupeau résigné descendait lentement vers les remparts.

– Tant que je serai là, ils ne faibliront pas, pensai-je.

Un grand froid se glissa dans mon cœur. « Serai-je là assez longtemps ? »

– Le service va commencer, dis-je.

– Ah, maintenant vous prierez pour eux, dit Catherine. Les hommes prieront pendant que les Génois violeront leurs femmes !

– Ce que je fais là, il faut le faire, dis-je.

Je m'approchai d'elle.

– Catherine...

– Ne me touche pas, dit-elle.

Je fis signe à Jean et à Roger.

– Allons.

La cathédrale brillait en haut de la grande rue, blanche, rouge, verte, dorée, joyeuse comme un matin de paix. Les cloches sonnaient le glas et les hommes en robe sombre montaient silencieusement vers l'église ; leurs visages même étaient muets ; ils me regardaient avec des yeux sans haine et sans espoir. Le vent faisait grincer les enseignes rouillées au-dessus des échoppes fermées. Il ne restait plus une herbe entre les pavés, ni une ortie au pied des murs. Je gravis les marches de marbre, et je me retournai.

Au pied du rocher broussailleux sur lequel se dressait Carmona, on apercevait parmi les oliviers gris les tentes rouges des Génois. Une colonne noire coulait hors de la ville, descendait la colline, et marchait vers le camp.

– Pensez-vous que les Génois les accueilleront ? dit Jean.

– Non, dis-je.

Je franchis la porte de la cathédrale, et le cliquetis des armes se mêla à l'hymne funèbre qui se répercutait sous les voûtes de pierre. Quand Lorenzo Vezzani s'avançait parmi les fleurs et les tentures d'écarlate, il n'y avait pas de gardes autour de lui et il souriait ; il ne pensait pas à la mort et il était mort, étranglé. Je m'agenouillai. Ils étaient tous couchés sous les dalles du chœur : François Rienzi, mort empoisonné, Bertrand Rienzi, mort assassiné, Pierre d'Abruzzi, tué d'un coup de lance et Orlando Rienzi, Lorenzo Vezzani, Geoffroy Massigli et aussi le vieux Gaëtan d'Agnolo qui était mort de vieillesse en exil... Il y avait une place vide à côté d'eux. J'inclinai la tête. Dans combien de temps ?

Le prêtre priait à voix basse, à genoux au pied de l'autel, et des voix graves montaient vers les voûtes. J'appuyai mes mains gantées contre mon front. Un an ? un mois ? Mes gardes étaient debout derrière moi ; mais derrière eux c'était le vide : seulement des hommes, des êtres faibles et traîtres entre le vide et moi. Cela arrivera par-derrière... J'appuyai mes mains plus fort ; je ne devais pas tourner la tête ; il ne fallait pas que les gens sachent. Miserere nobis... Miserere nobis... Ce sera le même roulement monotone des prières, et juste à cette place se dressera le catafalque noir semé de larmes d'argent. Et cette lutte de trois ans n'aura servi à rien. Si je tourne la tête, ils me prendront pour un lâche ; je ne suis pas un lâche. Mais je ne veux pas mourir sans avoir rien fait.

– Mon Dieu ! dis-je. Laisse-moi vivre !

Le murmure des prières s'enflait et décroissait comme un bruit de marée ; montaient-elles jusqu'à Dieu ? Etait-il vrai que dans le ciel les morts retrouvaient une vie ? Je pensai : Je n'aurai plus ni mains, ni voix ; je verrai Carmona ouvrir ses portes, je verrai les Génois raser nos tours, et je ne pourrai rien. Ah ! j'espère que les prêtres mentent et que je mourrai tout entier !

Les voix se turent. Une hallebarde frappa les dalles et je sortis de l'église ; la lumière m'éblouit. Un instant, je restai immobile en haut du grand escalier. Aucun infirme ne mendiait, aucun enfant ne jouait plus sur les marches. Le marbre poli luisait sous le soleil. Là-bas, le flanc de la colline était désert ; on apercevait autour des tentes rouges un fourmillement confus. Je détournai les yeux. Ce qui se passait dans la plaine, ce qui se passait dans le ciel, ne me concernait pas. C'était aux femmes et aux enfants de s'interroger : que font-ils ? Tiendront-ils encore longtemps ? Charles Malatesta arrivera-t-il au printemps ? Dieu nous sauvera-t-il ? Moi je n'attendais rien. Je gardais fermées les portes de Carmona, et je n'attendais rien.

Lentement je redescendis vers le palais. Un silence lourd comme une malédiction écrasait la ville et je pensai : Je suis là et je ne serai plus là, je ne serai plus nulle part ; cela arrivera par-derrière et je ne saurai même pas que c'est arrivé. Puis je pensai avec passion : Non, c'est impossible ; cela ne m'arrivera pas à moi ! Je me tournai vers Roger :

– Je monte au grenier, dis-je.

Je grimpai l'escalier tordu, je pris une clef à ma ceinture et j'ouvris la porte. Une odeur âcre et fade me saisit à la gorge. Le carreau était jonché d'herbes pourries ; des casseroles et des cornues cuisaient sur un fourneau au milieu d'une épaisse vapeur. Petrucchio était penché sur la table couverte de fioles et de bocaux, et il broyait dans un mortier une pâte jaune.

– Où sont les autres ?

Petrucchio leva la tête.

– Ils dorment.

– A cette heure-ci ?

Je poussai du pied la porte entrebâillée. Les huit médecins étaient couchés dans les lits qu'on avait dressés pour eux contre les murs. Les uns dormaient et les autres regardaient d'un œil vague les grosses poutres du plafond. Je refermai la porte.

– Ils travaillent trop ! Ils mourront à la tâche !

Je me penchai sur l'épaule de Petrucchio :

– C'est un contre-poison ?

– Non. C'est un baume contre les engelures.

Je pris le mortier entre mes mains et je le jetai avec violence sur le sol. Petrucchio me regarda froidement.

– J'essaie de faire du travail utile.

Il se baissa et ramassa le lourd mortier de marbre.

Je marchai vers le fourneau.

– Je suis sûr qu'on peut trouver, dis-je. Toute chose a son contraire ; s'il y a des poisons, il doit y avoir un contre-poison.

– Il se peut que dans mille ans on le découvre.

– Il existe donc ! Pourquoi ne le découvrirait-on pas tout de suite ?

Petrucchio haussa les épaules.

– J'en ai besoin tout de suite, dis-je.

Je regardai autour de moi. Le remède était là, caché dans ces herbes, dans ces poudres rouges et bleues, et je n'étais pas capable de le voir ; je me tenais comme un aveugle devant l'arc-en-ciel des bocaux et des fioles, et Petrucchio était aveugle lui aussi. Le remède était là, et personne au monde n'était capable de le voir.

– Oh ! Dieu ! dis-je.

Je claquai la porte derrière moi.

 

Le vent soufflait sur le chemin de ronde. Je m'accoudai au parapet de pierre et je regardai les flammes crépitantes qui montaient du fond des fossés. Plus loin, des lumières brillaient dans le camp des Génois. Et par-derrière, dans les ténèbres, c'était la plaine aux routes désertes, aux maisons abandonnées, immense et inutile comme la mer. Seule sur son rocher, Carmona était un îlot perdu au milieu de la mer. Le vent apportait par bouffées l'odeur des ronces brûlées, et des étincelles rouges volaient dans l'air froid. Ils brûlent les broussailles de la colline, cela durera au plus deux jours, pensai-je.

Un bruit de pas, un cliquetis d'acier me fit lever la tête. Ils avançaient à la file indienne derrière un garde qui portait un flambeau ; on leur avait lié les mains derrière le dos : le garde passa devant moi, puis ce fut une femme aux grosses joues rouges, une vieille, une jeune qui regardait par terre et dont je ne vis pas le visage, une autre qui semblait jolie ; derrière venait un vieillard barbu et encore un autre vieillard ; ils s'étaient cachés pour ne pas mourir ; et maintenant ils allaient mourir.

– Où les menez-vous ? dis-je.

– Sur le rempart ouest. C'est le côté le plus abrupt.

– Ils ne sont pas nombreux.

– C'est tout ce que nous avons trouvé, dit le garde.

Il se tourna vers les prisonniers.

– Allons. Avancez.

– Fosca, cria l'un des hommes d'une voix perçante. Laisse-moi te parler ; ne me fais pas mourir.

Je le reconnus ; c'était Bartholoméo, le plus vieux et le plus misérable de tous les mendiants qui tendaient la main sous le porche de la cathédrale. Le garde le frappa légèrement :

– Avance.

– Je connais le remède, cria le vieillard. Laisse-moi te parler.

– Le remède ?

Je m'approchai de lui. Déjà les autres avaient disparu dans la nuit.

– Quel remède ?

– Le remède. Il est caché dans ma maison.

Je dévisageai le mendiant ; certainement il mentait. Ses lèvres tremblaient et malgré le vent glacé, il y avait des gouttes de sueur sur son front jaune. Il avait vécu plus de quatre-vingts ans et il luttait encore pour ne pas mourir.

– Tu mens, dis-je.

– Je jure sur le Saint Evangile que je ne mens pas. Le père de mon père l'a rapporté d'Egypte. Si j'ai menti, tu me tueras demain.

Je me tournai vers Roger.

– Qu'on amène au palais cet homme avec son remède.

Je me penchai par-dessus les créneaux et je jetai un dernier coup d'œil sur les feux sans espoir qui se tordaient dans la nuit. Un grand cri déchira le silence ; cela venait du rempart ouest.

– Rentrons, dis-je.

Catherine était assise au coin de la cheminée, enveloppée d'une couverture ; elle cousait à la lumière d'une torche. Quand j'entrai dans la chambre, elle ne leva pas les yeux.

– Père, dit Tancrède, Kounak ne bouge plus.

– Il dort, dis-je. Laisse-le dormir.

– Il ne bouge plus du tout, du tout.

Je me penchai et touchai le poil fané du vieux chien.

– Il est mort.

– Il est mort ! dit Tancrède.

Son visage rose se plissa et des larmes jaillirent de ses yeux.

– Allons, ne pleure pas, dis-je. Sois un homme.

– Il est mort pour toujours, dit-il.

Il pleurait avec de gros sanglots. Trente ans de prudence, trente ans de peur, et un jour je serai quand même étendu tout raide et plus rien ne dépendra de moi ; Carmona sera dans ces mains faibles. Ah ! comme la plus longue vie est courte ! A quoi bon tous ces meurtres ?

Je m'assis près de Catherine ; elle ravaudait un morceau d'étoffe et ses doigts étaient couverts d'engelures. J'appelai doucement :

– Catherine...

Elle tourna vers moi un visage mort.

– Catherine, c'est facile de me blâmer. Mais essaie un instant de te mettre à ma place.

– Dieu me garde d'y être jamais, dit-elle.

Elle se pencha à nouveau sur son ouvrage et dit :

– Il gèlera cette nuit.

– Oui.

Je regardai les pâles ombres hésitantes qui tremblaient sur la tapisserie du mur, et je me sentis soudain très fatigué.

– Des enfants, dit-elle. Avec toute une longue vie devant eux.

– Ah ! tais-toi.

Je pensai : « Ils mourront tous, et Carmona sera sauvée. Et alors, je mourrai et la ville sauvée tombera aux mains des Florentins ou de Milan. J'aurai sauvé Carmona, et je n'aurai rien fait. »

– Raymond, laisse-les rentrer dans Carmona.

– Alors, nous mourrons tous, dis-je.

Elle baissa la tête. Elle poussait l'aiguille avec ses gros doigts rouges. J'avais envie de mettre la tête sur ses genoux, de caresser ses jambes, de lui sourire. Mais je ne savais plus sourire.

– Le siège a été long, dit-elle. Les Génois sont fatigués ; pourquoi ne pas essayer de négocier ?

Il y eut un choc sourd au creux de ma poitrine, je demandai :

– Tu penses vraiment ainsi ?

– Oui.

– Tu veux que j'ouvre les portes aux Génois ?

– Oui.

Je passai la main sur mon visage. Ils pensaient tous ainsi, je le savais. Pour qui donc est-ce que je me battais ? Qu'était Carmona ? Des pierres indifférentes, et des hommes qui avaient horreur de mourir. En eux comme en moi, la même horreur. Si je livre Carmona aux Génois, peut-être nous épargneront-ils, nous vivrons encore quelques années. Une année de vie : pour une nuit, le vieux mendiant me suppliait. Une nuit, toute une vie. Des enfants, avec toute une vie devant eux... J'avais envie soudain de lâcher prise.

– Monseigneur, dit Roger. Voilà votre homme et son remède.

Il tenait Bartholoméo par l'épaule et me tendait une bouteille poussiéreuse remplie d'un liquide verdâtre. Je regardai le mendiant : le visage ridé, la barbe sale, les yeux clignotants. Si j'échappe au poison, au fer, à la maladie, je serai semblable à cela.

– Qu'est-ce que ce remède ? dis-je.

– Je voudrais te parler seul à seul, dit Bartholoméo.

Je fis un signe à Roger.

– Laisse-nous.

Catherine voulut se lever, mais je posai la main sur son poignet.

– Pour toi je n'ai pas de secret. Eh bien, parle, dis-je au mendiant.

Il me regarda avec un drôle de sourire.

– Ce qu'il y a dans cette bouteille, dit-il, c'est l'élixir de l'immortalité.

– Rien que cela !

– Tu ne me crois pas ?

La grossièreté de sa ruse me fit sourire à mon tour.

– Mais si tu es immortel, pourquoi as-tu peur d'être jeté dans les fossés ?

– Je ne suis pas immortel, dit le vieillard. La bouteille est pleine.

– Et pourquoi n'as-tu pas bu ? dis-je.

– Et toi, oseras-tu boire ?

Je pris la bouteille entre mes mains ; le liquide était trouble.

– Bois le premier.

– Y a-t-il une bête vivante dans ce palais, une petite bête ?

– Tancrède a une souris blanche.

– Fais-la chercher, dit le vieillard.

– Raymond, il tient à cette souris, dit Catherine.

– Va la chercher, Catherine, dis-je.

Elle se leva. Je dis d'une voix moqueuse :

– L'élixir d'immortalité ! Pourquoi ne t'es-tu pas avisé plus tôt de me le vendre ? Tu n'aurais plus jamais eu besoin de mendier.

Bartholoméo passa son doigt sur le col poussiéreux du flacon.

– C'est cette maudite bouteille qui a fait de moi un mendiant.

– Comment cela ?

– Mon père a été sage. Il a caché la bouteille dans son grenier et il l'a oubliée. En mourant, il m'a révélé son secret mais il m'a conseillé de l'oublier à mon tour. J'avais vingt ans et on me faisait don d'une éternelle jeunesse : de quoi me serais-je soucié ? J'ai vendu la boutique de mon père, j'ai dilapidé sa fortune. Chaque jour je me disais : je boirai demain.

– Et tu n'as pas bu ? dis-je.

– La pauvreté est venue et je n'ai pas osé boire. La vieillesse est venue, et les infirmités. Je disais : je boirai au moment de mourir. Tout à l'heure, quand tes gendarmes m'ont découvert au fond de la hutte où je me cachais, je n'ai pas bu.

– Il est encore temps, dis-je.

Il secoua la tête.

– J'ai peur de mourir ; mais une éternité de vie, comme c'est long !

Catherine posa sur la table une petite cage de bois et se rassit à sa place en silence.

– Regarde bien, dit le vieillard. Il déboucha la bouteille, versa quelques gouttes dans le creux d'une de ses mains et saisit la souris. Elle poussa un petit cri et plongea son museau dans le liquide vert.

– C'est un poison, dis-je.

La souris gisait dans la main du vieillard, inerte, et comme foudroyée.

– Attends.

Nous attendîmes. Soudain, le petit corps immobile bougea.

– Elle était endormie, dis-je.

– Maintenant, dit Bartholoméo, tords-lui le cou.

– Non, dit Catherine.

Il posa la souris dans ma paume. Elle était chaude et vivante.

– Tords-lui le cou.

Je serrai brusquement la main ; les petits os craquèrent. Je jetai le cadavre sur la table.

– Voilà.

– Regarde, regarde, dit Bartholoméo.

Un instant la souris resta immobile, couchée sur le flanc. Puis elle se releva et se mit à trotter à travers la table.

– Elle était morte, dis-je.

– Elle ne mourra plus jamais.

– Raymond, chasse-le, c'est un sorcier, dit Catherine.

Je saisis le vieillard à l'épaule.

– Il faut boire toute la bouteille ?

– Oui.

– Est-ce que je vieillirai ?

– Non.

– Chasse-le, dit Catherine.

Je regardai le vieillard avec méfiance.

– Si tu m'as menti, tu sais ce qui t'attend ?

Il inclina la tête :

– Mais si je n'ai pas menti, tu me laisseras la vie sauve ?

– Ah ! ta fortune est faite, dis-je.

J'appelai :

– Roger.

– Monseigneur ?

– Garde cet homme à vue.

La porte se referma et je marchai vers la table. Je tendis la main.

– Raymond, tu ne vas pas boire ! dit Catherine.

– Il ne ment pas, dis-je. Pourquoi mentirait-il ?

– Ah ! justement, dit-elle.

Je la regardai et ma main retomba. Elle dit avec ardeur :

– Quand le Christ a voulu punir ce juif qui lui avait ri au visage, il l'a condamné à vivre toujours.

Je ne répondis rien. Je pensai : « Que de choses je pourrai faire ! » et je saisis la bouteille. Catherine cacha son visage dans ses mains.

– Catherine.

Je regardai autour de moi. Plus jamais je ne verrais cette chambre avec les mêmes yeux.

– Catherine, si je meurs, ouvre les portes de la ville.

– Ne bois pas, dit-elle.

– Si je meurs, tu peux faire tout ce que tu voudras.

Je portai la bouteille à mes lèvres.

 

Quand j'ouvris les yeux, il faisait grand jour et la chambre était pleine de monde.

– Qu'y a-t-il ?

Je me soulevai sur un coude ; ma tête était lourde. Catherine, debout à mon chevet, me regardait avec des yeux pétrifiés.

– Qu'y a-t-il ?

– Voilà quatre jours que vous êtes couché sur ce lit, froid comme un mort, dit Roger.

Il paraissait effrayé lui aussi.

– Quatre jours !

Je bondis.

– Où est Bartholoméo ?

– Me voici.

Le vieillard s'approcha et me regarda avec rancune.

– Tu m'as fait bien peur !

Je le saisis par le bras et l'entraînai vers l'embrasure de la porte.

– Est-ce arrivé ?

– Mais oui.

– Je ne mourrai jamais ?

– Non. Même si tu le désirais.

Il se mit à rire en agitant les mains.

– Que de temps, dit-il, que de temps !

Je portai ma main à ma gorge ; j'étouffais.

– Mon manteau, vite.

– Vous voulez sortir ? dit Jean. Je vais prévenir les gardes.

– Non. Pas de gardes.

– Ce n'est pas prudent, dit Roger. La ville n'est pas calme.

Il détourna les yeux :

– On s'habitue mal à entendre jour et nuit ces plaintes qui montent des fossés.

Je m'arrêtai sur le seuil de la porte :

– Il y a eu des troubles ?

– Pas exactement. Mais chaque nuit il y a des hommes qui essaient de lancer des vivres par-dessus les remparts. On a volé des sacs de blé dans le magasin aux vivres. Et les gens murmurent.

– Pour chaque murmure ce sera vingt coups de fouet, dis-je. Et tout homme pris la nuit sur les remparts sera pendu.

Le visage de Catherine changea ; elle fit un pas vers moi :

– Ne veux-tu plus les laisser rentrer ?

– Ah ! ne recommence pas, dis-je avec impatience.

– Tu m'as dit : « Si je meurs, ouvre les portes. »

– Mais je ne suis pas mort.

Je regardai ses yeux gonflés, ses joues creuses. Pourquoi est-elle si triste ? Pourquoi semblent-ils tous si tristes ? La joie criait en moi.

Je traversai la place rose. Rien n'avait changé ; c'était le même silence, les mêmes échoppes aveuglées par les lourds volets en bois. Et cependant tout était neuf comme une aube ; l'aube muette et grise d'un jour éclatant. Je regardai le soleil rouge, suspendu dans le ciel cotonneux et je souris ; il me semblait que j'aurais pu cueillir dans les nuages ce gros ballon joyeux. Le ciel était à portée de ma main, et je sentais tout l'avenir contre mon cœur.

– Tout va bien ? Rien à signaler ?

– Rien à signaler, dit la sentinelle.

Je m'engageai dans le chemin de ronde. Le roc de la colline était nu ; plus un feu dans les fossés, plus une herbe. « Ils mourront tous. » J'appuyai la main contre la pierre du créneau, je me sentais plus dur que la pierre. Que leur avais-je pris ? Dix ans, un demi-siècle. Qu'était-ce qu'une année ? Qu'était-ce qu'un siècle ? Je pensai : « Ils étaient nés pour mourir. » Je me penchai. Les Génois aussi mourraient, les petites fourmis noires qui s'agitaient autour des tentes. Mais Carmona ne mourrait pas. Elle se dresserait sans fin sous le soleil flanquée de ses huit hautes tours, chaque jour plus grande et plus belle ; elle envahirait la plaine, elle dominerait la Toscane entière. Je fixai les croupes onduleuses qui barraient l'horizon. Je pensai : « Par-derrière il y a le monde », et quelque chose éclata dans mon cœur.

 

L'hiver passa. Dans les fossés, les feux s'étaient éteints et les gémissements s'étaient tus. Aux premières chaleurs du printemps, le vent apporta par bouffées dans Carmona une fade odeur de charogne. Je la respirais sans horreur. Je savais que les miasmes mortels qui s'exhalaient des fossés infectaient le camp des Génois. Ils perdaient leurs cheveux, leurs membres se gonflaient, leur sang devenait violet et ils mouraient. Quand Charles Malatesta apparut avec son armée sur la crête des collines, les Génois levèrent leur camp en hâte et s'enfuirent sans combattre.

Des chariots chargés de sacs de farine, de quartiers de viande et d'outres pleines de vin suivaient les troupes du condottiere. De grands feux s'allumèrent sur les places et des chants de triomphe éclatèrent par la ville. Au coin des rues, des hommes s'embrassaient. Catherine serrait Tancrède dans ses bras, et pour la première fois depuis quatre ans, elle souriait. Le soir, il y eut un immense festin ; assis à la droite de Catherine, Malatesta buvait et riait comme un homme qui a touché au but. Moi aussi je sentais la chaleur du vin qui coulait dans mes veines et la joie était en moi ; mais elle ne ressemblait pas à celle des autres, elle était dure et noire, elle écrasait mon cœur comme une pierre. Je pensais : « Ceci n'est qu'un commencement. »

Quand le repas fut achevé, je conduisis Malatesta dans la salle du Trésor et je lui versai la somme d'argent convenue.

– Et maintenant, dis-je, accepteriez-vous de poursuivre les Génois et de vous emparer des châteaux et des villes qui touchent à mes terres ?

Il sourit.

– Votre coffre est vide.

– Il sera plein demain.

Dès l'aube, j'envoyai des hérauts à travers la ville ; sous peine de mort, chacun devait me livrer avant la nuit tout l'or, tout l'argent, toutes les pierreries qu'il possédait. On me dit que plusieurs murmurèrent mais nul n'osa désobéir : au coucher du soleil, des monceaux de joyaux s'entassaient dans les coffres. Je fis trois parts de ces richesses. L'une d'elles fut remise au préfet aux vivres afin qu'il achetât du blé ; une autre fut confiée aux drapiers pour leur permettre de se procurer de la laine. Je montrai le troisième coffre à Malatesta.

– Pendant combien de mois puis-je garder vos troupes à mon service ?

Il plongea la main parmi les bijoux scintillants.

– Plusieurs mois.

– Combien ?

– Cela dépendra des profits de la guerre, dit-il. Il sourit : Et aussi de mon bon plaisir.

Il faisait négligemment ruisseler les pierreries entre ses doigts et je le regardais avec impatience ; chaque perle, chaque diamant, c'était du grain pour les futures moissons, un château défendant nos frontières, un morceau de terrain arraché aux Génois ; je convoquai des experts qui passèrent la nuit à évaluer exactement ma fortune et je convins avec Malatesta d'une solde fixe par jour et par homme. Alors je fis rassembler sur la place du palais les hommes de Carmona et je les haranguai :

« Il n'y a plus de femmes à vos foyers, dis-je, ni de blé dans vos greniers. Allons récolter le blé des Génois et emmenons leurs filles dans nos maisons. »

J'ajoutai que la Vierge m'était apparue en songe et qu'elle m'avait promis qu'il ne tomberait pas un cheveu de ma tête avant que Carmona ne fût devenue l'égale de Gênes et de Florence.

Les jeunes gens revêtirent leurs armures. Ils avaient tous les joues creuses, les yeux cernés, le teint flétri, mais la famine qui avait miné leur corps avait trempé leur âme et ils me suivirent sans se plaindre ; pour ranimer leur courage, je leur montrai les cadavres violets des Génois qui gisaient le long des fossés. Les soldats de Malatesta, avec leur teint fleuri, leurs joues pleines, leurs épaules robustes, nous paraissaient appartenir à une race surhumaine. Le condottiere les conduisait au gré de ses caprices, tantôt prolongeant une halte plus qu'il n'était nécessaire pour leur repos, tantôt brûlant une étape parce qu'il lui plaisait de chevaucher au clair de lune. Au lieu de talonner les Génois en déroute, il voulut prendre d'assaut le château de Monteferti, disant qu'il s'ennuyait de n'avoir encore rencontré d'ennemis que mourants ou morts. Il y perdit une journée et plusieurs capitaines. Je lui reprochai ce gaspillage et il me répondit avec hauteur :

– Je fais la guerre pour mon plaisir.

Grâce au répit que nous leur avions laissé les Génois purent se dérober à une rencontre en s'enfermant dans Villana, ville fortifiée que défendaient des remparts inexpugnables. Malatesta déclara alors qu'il nous fallait renoncer à notre entreprise. Je lui demandai de patienter une nuit. Sur le flanc ouest de Villana, un aqueduc amenait à la ville des eaux qui s'engouffraient sous les remparts par un canal souterrain ; aucun homme n'aurait pu s'engager dans ce conduit sans se noyer. Je n'avertis personne de mon dessein ; je commandai seulement à mes lieutenants de se tenir aux aguets devant la poterne ouest, et ayant dépouillé mon armure, je m'engloutis dans le sombre tunnel. D'abord, je pus respirer un air fade qui stagnait sous la voûte, puis le plafond s'abaissa, et je vis qu'il n'y avait plus de distance entre les pierres et l'eau. J'hésitai ; le courant était violent ; si je m'engageais plus avant, je n'aurais pas la force de revenir vers la lumière. « Et si le vieillard avait menti ? » pensai-je. Devant moi, derrière moi, c'était une épaisse nuit, et je n'entendais d'autre bruit que le clapotis de l'eau ; mais si le vieillard m'avait menti, si j'étais mortel, qu'importait que ma vie s'achevât aujourd'hui ou demain ? Je pensai : « Maintenant, je vais savoir » et je plongeai.

Il avait menti. Ma tête bourdonnait, un étau serrait ma poitrine ; j'allais mourir, les Génois jetteraient aux chiens mon corps gonflé ; comment avais-je cru ce conte insensé ? J'étais suffoqué par la rage autant que par l'eau glacée ; je souhaitais que cette agonie s'achevât vite : je n'en finissais pas de mourir. Et soudain je compris que je nageais depuis un temps très long et que je n'allais pas mourir ; je nageai jusqu'à la sortie du tunnel. Aucun doute n'était plus possible : j'étais vraiment immortel. J'aurais voulu tomber à genoux pour remercier le diable ou Dieu, mais il n'y avait autour de moi nulle trace de leur présence. Je ne vis qu'un croissant de lune couché contre le ciel au milieu d'un silence glacé.

La ville était déserte. Je gagnai la poterne ouest, je me glissai derrière la sentinelle que j'abattis d'un coup d'épée ; dans le poste de garde, deux soldats dormaient. Je tuai le premier sans qu'il se réveillât et le second après un bref combat. J'ouvris la porte ; l'armée, pénétrant en silence dans la ville, massacra par surprise toute la garnison ; à l'aube, les habitants épouvantés s'aperçurent qu'ils avaient changé de maîtres.

La moitié des hommes furent envoyés comme prisonniers à Carmona pour labourer nos terres ; on emmena avec eux un convoi de jeunes filles nubiles qui devaient assurer notre postérité. De Villana, nos troupes dominaient la plaine et elles s'emparèrent sans peine de plusieurs bourgs. Je montais le premier à l'assaut sous les grêles de flèches, et mes hommes m'appelaient l'Invincible.

Je souhaitais poursuivre mes avantages et m'emparer du port de Rivelles, vassal de Gênes, qui eût donné à Carmona un débouché sur la mer. Mais Malatesta décida brusquement qu'il était fatigué de se battre et qu'il se retirait avec ses troupes. Je dus prendre le chemin du retour, chevauchant de conserve avec Malatesta ; nous nous séparâmes à un croisement de routes ; il descendait vers Rome à la recherche de nouvelles aventures, et longtemps je suivis des yeux cet homme qui n'était tendu vers aucun but et qui disposait de lui-même avec l'insouciance des mortels. Puis j'éperonnai mon cheval et je galopai vers Carmona.

Je ne voulais plus que le sort de ma ville reposât dans des mains mercenaires, et je résolus de la doter d'une armée. Il me fallait beaucoup d'argent. Je décrétai de lourds impôts ; j'édictai une loi contre le luxe, interdisant aux hommes et aux femmes de posséder plus de deux robes de gros drap et de porter aucun bijou ; les nobles mêmes ne devaient manger que dans des vaisselles de terre ou de bois ; ceux qui se révoltèrent furent jetés dans des cachots ou roués en place publique et je confisquai leurs biens. J'obligeai tous les hommes à se marier avant vingt-cinq ans, et les femmes à donner de nombreux enfants à la ville. Laboureurs, tisserands, marchands et nobles, je fis de tous des soldats ; je veillais moi-même à la formation des recrues ; bientôt, j'eus mis sur pied une compagnie, puis deux, puis dix. En même temps, afin d'accroître nos richesses, j'encourageai l'agriculture et le commerce, et chaque année une grande foire attirait les marchands étrangers qui venaient acheter notre blé et nos draps.

– Combien de temps faudra-t-il vivre ainsi ? dit Tancrède. Il avait les cheveux clairs de sa mère et une bouche avide ; il me haïssait. Il ne savait pas que j'étais immortel, mais il me croyait protégé par une drogue mystérieuse contre les maladies et contre la vieillesse.

– Aussi longtemps que ce sera utile, dis-je.

– Utile ! dit-il. A quoi ? A qui ?

Une colère sans espoir durcissait ses yeux.

– Nous sommes aussi riches que Sienne et que Pise, et nous ne connaissons pas d'autres fêtes que les noces et les baptêmes. Nous sommes vêtus comme des moines et nous habitons des couvents. Je suis votre fils et il me faut faire l'exercice matin et soir sous les ordres d'un grossier capitaine. Moi et mes camarades nous vieillirons sans avoir eu de jeunesse.

– L'avenir nous récompensera de nos peines, dis-je.

– Et qui nous rendra les années que vous nous volez ? dit-il.

Il me regarda :

– Moi je n'ai qu'une vie.

Je haussai les épaules. Qu'était-ce qu'une vie ?

Au bout de trente années, je possédais l'armée la plus nombreuse et la mieux équipée de toute l'Italie ; je commençais à préparer une expédition contre Gênes lorsqu'un immense orage éclata dans la plaine. Pendant un jour et une nuit, la pluie tomba à larges gouttes. Les rivières s'enflèrent, les rues de la ville basse se changèrent en ruisseaux de boue qui s'engouffraient dans les maisons. Au matin, tandis que les femmes balayaient les planches souillées, les hommes regardaient avec consternation les places envahies par un limon jaune, les chemins défoncés, et les jeunes épis courbés par la violence des eaux. Le ciel restait de plomb. Au soir la pluie se remit à tomber. Alors je compris de quel péril nous étions menacés. Sans perdre un instant, j'envoyai à Gênes des marchands chargés d'acheter des blés en Sicile, en Sardaigne, et dans toute la Barbarie.

Les pluies tombèrent tout le long du printemps et de l'été. Dans toute l'Italie, les récoltes furent noyées, les arbres fruitiers hachés, le fourrage perdu. Mais avant la fin de l'automne, les greniers de Carmona s'étaient remplis de sacs de grain que des bateaux équipés à nos frais avaient ramenés d'outre-mer ; avec une passion avare, je respirais leur odeur de poussière ; le moindre grain pesait lourd. Je fis construire des fours publics ; je mesurais moi-même chaque matin les cent mesures de blé que l'on distribuait aux boulangers pour faire des pains de son et de farine dont je réglementai le poids ; les indigents étaient nourris gratuitement. Le blé manquait dans toute l'Italie ; il monta jusqu'à trente-six livres le quintal, et le son coûtait presque aussi cher ; au cours de l'hiver, quatre mille hommes moururent à Florence. A Carmona cependant on ne renvoya de la ville ni un pauvre, ni un infirme, ni un étranger, et il resta assez de grain pour les semailles. Aux premiers jours du printemps 1348, alors que tous les champs d'Italie étaient nus, des moissons ondulaient dans notre plaine et une foire s'ouvrait sur la place de Carmona. Penché par-dessus les remparts, je regardais les caravanes qui gravissaient la colline et je pensais : « J'ai vaincu la famine. »

 

Le ciel bleu, les rumeurs de la fête entraient par la fenêtre ouverte ; Catherine était assise à côté de Louise et brodait. J'avais juché sur mon épaule le petit Sigismond et je galopais à travers la pièce fleurie de branches d'amandiers.

– Au trot, criait l'enfant. Au galop !

Je l'aimais. Il était plus proche de moi qu'aucun homme, il ne savait pas que ses jours étaient comptés, il ignorait les années, les mois, les semaines, il était perdu au cœur d'une éblouissante journée sans lendemain et sans fin, un éternel commencement, une éternelle présence. Sa joie était infinie comme le ciel : « Au trot ! Au galop ! » Je courais pensant : jamais le bleu du ciel ne passera et les printemps renaîtront plus nombreux que les fleurs d'amandiers. Jamais ma joie ne s'éteindra.

– Mais pourquoi voulez-vous partir si tôt ? disait Catherine. Attendez la Pentecôte. Il fait encore froid, là-haut.

– Je veux partir, dit Louise. Je veux partir demain.

– Demain ? Vous n'y pensez pas ? Il faut au moins huit jours pour préparer la maison.

– Je veux partir, dit Louise.

Je m'approchai et regardai avec curiosité le petit visage buté.

– Et pourquoi donc ?

Louise piqua son aiguille dans le canevas de sa tapisserie.

– Les enfants ont besoin d'air.

– Mais il me semble qu'ils se portent à merveille, dis-je. Je pinçai le mollet de Sigismond et souris aux deux petites filles assises sur le tapis dans un rayon de soleil.

– Le printemps est si beau à Carmona.

– Je veux partir, dit Louise.

Tancrède sourit froidement :

– Elle a peur.

– Peur ? dis-je, de quoi ?

– Elle a peur de la peste, dit Tancrède. Elle a raison. Vous n'auriez jamais dû laisser monter ces marchands étrangers.

– Mais quelle sottise, dis-je. Rome et Naples sont loin.

– Il paraît qu'à Assise il est tombé une pluie de gros insectes noirs à huit pattes, avec des pinces, dit Louise.

– Et près de Sienne, la terre s'est fendue et s'est mise à cracher le feu ! dis-je avec dérision. Je haussai les épaules.

– Si vous commencez à croire tous les bruits qui courent !

Catherine se tourna vers Roger qui somnolait les deux mains sur le ventre ; depuis quelque temps il dormait sans cesse, il épaississait.

– Roger, qu'en pensez-vous ?

– Un marchand génois m'a dit que la peste a gagné Assise, dit-il avec indifférence.

– Même si c'était vrai, elle ne monterait pas jusqu'ici, dis-je. L'air est aussi pur que dans la montagne.

– Bien sûr, vous, vous n'avez rien à craindre, dit Louise.

– Est-ce que vos médecins ont prévu aussi la peste ? dit Tancrède.

– Hélas ! mon cher fils, ils ont tout prévu, dis-je.

Je le regardai avec malice :

– Je te promets que dans vingt ans j'associerai Sigismond au pouvoir.

Il se leva et claqua violemment la porte derrière lui.

– Tu ne devrais pas le pousser à bout, dit Catherine.

Je ne répondis pas. Elle me regarda d'un air hésitant :

– Ne vas-tu pas recevoir ces moines qui ont demandé à te parler ?

– Je ne laisserai pas leurs hordes entrer dans Carmona, dis-je.

– Mais tu ne peux refuser de les entendre, dit Catherine.

– Ils pourront peut-être nous renseigner sur la peste, dit Louise.

Je fis signe à Roger.

– C'est bon. Dis-leur de venir.

A travers les villes d'Italie ravagées par la famine, des hommes s'étaient levés qui prêchaient avec fièvre la pénitence. A leur voix, les marchands abandonnaient leurs boutiques, les artisans leurs ateliers, les laboureurs leurs champs, ils revêtaient des robes blanches et cachaient leurs visages sous des capuchons ; les plus pauvres s'enveloppaient dans des draps. Ils allaient de ville en ville, pieds nus, chantant des cantiques et exhortant les habitants à se joindre à leur troupe. Au matin, ils étaient arrivés sous les murs de Carmona et je leur avais défendu de franchir nos portes. Les moines qui les conduisaient étaient cependant montés au palais. Ils entrèrent derrière Roger ; ils étaient vêtus de robes blanches.

– Asseyez-vous, mes frères, dis-je.

Le petit moine fit un pas vers le fauteuil damassé, mais l'autre l'arrêta d'un geste coupant.

– C'est inutile.

Je regardai sans amitié le grand moine au visage tanné qui se tenait debout devant moi, les mains enfouies dans ses manches. « Cet homme me juge », pensai-je.

– D'où arrivez-vous ?

– De Florence, dit le petit moine. Nous avons voyagé pendant vingt jours.

– Avez-vous entendu dire que la peste avait remonté jusqu'en Toscane ?

– Grand Dieu ! Non ! dit le petit moine.

Je me tournai vers Louise.

– Vous voyez !

– Est-ce vrai, mon père, que la famine a fait plus de quatre mille morts à Florence ? dit Catherine.

Le petit moine hocha la tête.

– Plus de quatre mille, dit-il. Nous avons mangé du pain qui était fait avec de l'herbe gelée.

– Nous avons connu cela autrefois, dis-je. Etiez-vous déjà venu à Carmona ?

– Une fois. Voici près de dix ans.

– N'est-ce pas une belle ville ?

– C'est une ville qui a besoin d'entendre la parole de Dieu, dit le grand moine avec éclat.

Tous les regards se tournèrent vers lui. Je fronçai les sourcils.

– Nous avons ici des prêtres qui nous font chaque dimanche de très bons sermons, dis-je sèchement. D'ailleurs, les gens de Carmona sont pieux et leur vie austère ; il n'y a parmi eux, ni hérétiques, ni débauchés.

– Mais l'orgueil pourrit leur cœur, dit le moine d'une voix ardente. Ils ont perdu le souci de leur salut éternel ; tu ne songes qu'à leur dispenser les biens de la terre, et ces biens ne sont que vanité. Tu les as sauvés de la famine, mais l'homme ne vit pas seulement de pain. Tu crois avoir accompli de grandes choses, et ce que tu as fait n'est rien.

– Ce n'est rien ? dis-je.

Je me mis à rire.

– Il y a trente ans il y avait vingt mille hommes dans Carmona. A présent, ils sont cinquante mille.

– Et combien mourront sauvés ? dit le moine.

– Nous sommes en paix avec Dieu, dis-je avec colère. Nous n'avons nul besoin de discours, ni de processions. Qu'on reconduise ces moines hors de nos murs, dis-je à Roger, et qu'on chasse les pénitents dans la plaine.

Les moines sortirent en silence ; Louise et Catherine se taisaient. Je n'étais pas sûr, en ce temps-là, que le ciel fût vide, mais je ne m'inquiétais pas du ciel ; et la terre n'appartenait pas à Dieu. La terre était mon domaine.

– Grand-père, emmène-moi voir les singes, dit Sigismond ; il me tirait par le bras.

– Moi aussi je veux voir les singes, dit une des petites filles.

– Non, dit Louise. Je vous défends de sortir. Si vous sortez, vous attraperez la peste, vous deviendrez tout noirs et vous mourrez.

– Ne leur racontez pas de sornettes, dis-je avec impatience.

Je posai ma main sur l'épaule de Catherine :

– Descends avec nous jusqu'au champ de foire...

– Si je descends, il faudra remonter.

– Eh bien !

– Tu oublies que je suis une vieille femme.

– Mais non, dis-je, tu n'es pas vieille.

Elle avait toujours le même visage : les mêmes yeux timides, le même sourire ; seulement, depuis longtemps déjà, elle semblait fatiguée ; ses joues étaient bouffies et jaunes, il y avait des rides autour de sa bouche.

– Nous marcherons doucement, dis-je. Viens.

Nous descendîmes la vieille rue des Teinturiers. Les enfants marchaient devant nous. De chaque côté de la chaussée, des ouvriers aux ongles bleus plongeaient des écheveaux de laine dans des cuves d'azur et de sang ; une eau violette coulait entre les pavés.

– Ah ! dis-je. Quand pourrai-je abattre ces vieilles masures ?

– Que ferais-tu de ces pauvres gens ?

– Je sais, dis-je. Il faudrait qu'ils meurent tous.

La rue débouchait sur le champ de foire. L'air sentait la girofle et le miel. Dominant le cri des marchands, on entendait le bruit des tambours, la voix cuivrée des fanfares. La foule se pressait autour des éventaires chargés de draps, de rouleaux de toile, de fruits, d'épices, de gâteaux. Les femmes caressaient de la main les lourdes étoffes, les fines dentelles ; les enfants mordaient dans des gaufres, le vin coulait des lourdes cruches posées sur des comptoirs de bois. Il faisait chaud dans les ventres et dans les cœurs. Comme je m'avançais à travers la place, une immense acclamation s'éleva : « Vive le comte Fosca ! » « Vive la comtesse Catherine ! » Un bouquet de roses tomba à mes pieds, un homme détacha son manteau et le jeta sur le sol. J'avais vaincu la famine et toute cette joie était mon œuvre.

Les enfants exultaient de plaisir. Docilement je m'arrêtai devant les singes savants ; j'applaudis la danse de l'ours et les bateleurs en maillots rayés qui marchaient sur les mains. Sigismond me tirait avidement, à droite, à gauche.

– Par ici, grand-père ! Par ici ! dit-il en désignant un cercle de badauds qui regardaient avec une attention passionnée un spectacle que nous ne pouvions pas voir. Je m'approchai et je voulus fendre la foule.

– N'approchez pas, Monseigneur, me dit un homme en tournant vers moi un visage effrayé.

– Que se passe-t-il ?

Je me frayai un passage ; un homme, sans doute un marchand étranger, était couché sur le sol, les yeux fermés.

– Eh bien, qu'attendez-vous pour le transporter à l'hôpital ? dis-je avec impatience.

Ils me regardèrent en silence et personne ne fit un geste.

– Qu'attendez-vous ? dis-je. Emportez cet homme.

– Nous avons peur, me dit un homme.

Il étendit le bras pour me barrer la route.

– N'approchez pas.

Je l'écartai et je m'agenouillai devant le corps inerte. Je saisis le poignet de l'étranger, je retroussai sa large manche. Le bras blanc était truffé de taches noires.

 

– Les prêtres sont en bas, dit Roger.

– Ah ! dis-je. Déjà !

Je passai la main sur mon visage.

– Tancrède est là ?

– Non, dit Roger.

– Qui est là ?

– Personne n'est là, dit Roger. J'ai dû louer quatre hommes et encore il a fallu que je leur promette une fortune.

– Personne ! dis-je.

Je regardai autour de moi. Les cierges achevaient de se consumer, un jour gris entrait dans la chambre. J'aurais dit : « Catherine, personne n'est là » et elle aurait répondu : « Ils ont peur, c'est naturel. » Ou peut-être elle aurait rougi : « Ils sont trop lâches. » Je ne pouvais pas inventer sa réponse. J'étendis la main et touchai le bois du cercueil.

– Il y a seulement deux prêtres, dit Roger. Et ils disent que la cathédrale est trop loin. Ils feront le service à la chapelle.

– Comme ils voudront.

Je laissai retomber ma main. Les hommes entraient à pas lourds dans la chambre, des gros paysans aux visages rouges ; ils marchèrent vers la bière sans me regarder et la chargèrent sur leurs épaules d'un geste brutal ; ils haïssaient le frêle cadavre couché entre les planches, le cadavre blanc marbré de noir ; ils me haïssaient ; depuis le début de la peste, le bruit courait que je devais ma jeunesse à un pacte avec le diable.

Les deux prêtres étaient debout au pied de l'autel ; des serviteurs et quelques hommes d'armes se tenaient rangés contre le mur. Les porteurs déposèrent le cercueil au milieu de la nef vide et les prêtres murmurèrent précipitamment des prières. L'un d'eux traça dans les airs un large signe de croix, et ils marchèrent d'un pas rapide vers la porte. Les porteurs suivaient avec la bière ; derrière moi, il y avait Roger et quelques gardes. Le jour se levait, l'air était tiède et rose ; dans les maisons, les hommes s'éveillaient et découvraient avec horreur leurs bras tachés de noir. On avait sorti de leurs chambres ceux qui étaient morts dans la nuit et les cadavres frais s'alignaient le long de la rue. Il flottait sur la ville une odeur si épaisse que je m'étonnais que le ciel n'en fût pas obscurci.

– Monseigneur, dit Roger.

De l'embrasure d'une porte, deux hommes avaient surgi, ils portaient une planche où était couché un cadavre ; ils emboîtaient le pas derrière les gardes pour profiter des prières que marmottaient les prêtres.

– Laisse-les, dis-je.

Un mulet chargé de bagages déboucha d'une rue. Un homme et une femme marchaient derrière lui ; ils fuyaient. Les premiers jours beaucoup de gens avaient fui ; mais la peste les suivait ; elle courait plus vite qu'eux ; ils l'avaient retrouvée dans les plaines et dans les montagnes ; il ne restait aucun endroit où l'on pût fuir. Pourtant ceux-ci fuyaient. En passant à côté de moi, la femme cracha sur le sol. Plus loin une bande de jeunes gens et de femmes échevelées descendaient la rue en chantant et en titubant ; ils avaient passé la nuit à danser dans l'un des grands palais abandonnés ; ils nous croisèrent en riant et une voix cria :

– Fils du diable !

Roger fit un mouvement.

– Laisse, laisse donc, dis-je.

Je regardais les nuques épaisses des porteurs, les grosses mains plaquées sur le bois du cercueil. « Fils du diable ! » et ils crachaient. Mais leurs mots et leurs gestes étaient sans importance : ils étaient tous des condamnés à mort. Les uns fuyaient, les autres priaient, d'autres dansaient ; et tous allaient mourir.

Nous arrivâmes au cimetière. Il y avait quatre cercueils derrière celui de Catherine. De toutes les rues des cortèges funèbres montaient vers l'enclos sacré ; une charrette couverte d'une bâche franchit la porte et s'arrêta près d'une fosse où s'amoncelaient les cadavres. Dans les allées envahies par les mauvaises herbes, c'était une cohue de prêtres et de fossoyeurs : on entendait un bruit de pelles et de pioches : toute la vie de Carmona s'était réfugiée dans ce lieu de mort. La tombe de Catherine était creusée au pied d'un cyprès. Les porteurs firent glisser le cercueil au fond du trou et jetèrent quelques pelletées de terre sur le couvercle. Le prêtre fit un signe de croix et marcha vers une autre tombe.

Je levai la tête et l'odeur du cimetière entra en moi. J'appuyai ma main contre ma bouche et marchai vers la porte. Une charrette montait lentement la rue et des hommes y jetaient des cadavres qu'ils ramassaient au pied des murs. Je m'arrêtai. A quoi bon descendre au palais ? Dans le palais, il n'y avait personne. Où était-elle ? Sous le cyprès était couchée une vieille femme à l'air méchant et dans le ciel planait une âme sans visage, sourde, muette comme Dieu.

– Venez, Monseigneur, dit Roger.

Je le suivis. Devant le palais, grimpé sur des tréteaux abandonnés par les marchands, le moine au visage noir prêchait en agitant ses larges manches. Dès le début de la peste, il était rentré dans la ville et je n'osais pas le chasser. Le peuple l'écoutait avec dévotion ; il me restait trop peu de gardes pour le défier par un sacrilège. Il me vit et cria d'une voix stridente.

– Comte Fosca ! Comprends-tu maintenant ?

Je ne répondis pas.

– Tu as bâti des maisons neuves pour les hommes de Carmona et voilà qu'ils sont couchés dans la terre ; tu les as vêtus de beau drap, et ils sont nus dans des linceuls ; tu les as nourris et ils servent de pâture aux vers. Dans la plaine des troupeaux sans gardiens foulent aux pieds des moissons inutiles. Tu as vaincu la famine. Mais Dieu a envoyé la peste et la peste t'a vaincu.

– Cela prouve qu'il faut apprendre à vaincre aussi la peste, dis-je avec colère.

Je franchis la porte du palais et je m'arrêtai, surpris. Debout contre une fenêtre, Tancrède semblait me guetter. Je marchai vers lui :

– Qui est plus lâche que toi ? dis-je. Un fils qui n'ose pas accompagner sa mère à sa dernière demeure !

– Je prouverai mon courage en d'autres occasions, dit-il avec hauteur.

Il me barra la route.

– Attendez.

– Que me veux-tu ?

– Tant que ma mère était vivante, j'ai patienté. Mais c'est assez.

Il me dévisagea d'un air menaçant.

– Vous avez régné votre temps. Maintenant c'est mon tour.

– Non, dis-je. Ce ne sera jamais ton tour.

– C'est mon tour, dit-il avec violence.

Il tira son épée et me frappa en pleine poitrine. Dix conjurés surgirent de la pièce voisine en criant : « Mort au tyran ! » Roger se jeta devant moi. Il tomba. Je frappai et Tancrède tomba. Je sentis une vive douleur entre les omoplates ; je me retournai et frappai. Voyant Tancrède à terre plusieurs conjurés s'enfuirent et bientôt des hommes d'armes accoururent. Trois hommes gisaient sur le carreau. Les autres furent maîtrisés après un bref combat.

Je m'agenouillai auprès de Roger. Il regardait le plafond d'un air effrayé. Son cœur ne battait plus. Tancrède avait les yeux fermés, Il était mort.

– Vous êtes blessé, Monseigneur, me dit un garde.

– Ce n'est rien.

Je me relevai et glissai ma main sous ma chemise. Je la retirai pleine de sang. Je regardai ce sang et je me mis à rire. Je m'approchai de la fenêtre et respirai profondément. L'air entrait dans mes poumons et gonflait ma poitrine. Le moine poursuivait son prêche et la foule des condamnés à mort l'écoutait en silence ; ma femme était morte, et mon fils et mes petits-enfants ; tous mes compagnons étaient morts. Moi je vivais et je n'avais plus de semblable. Le passé était tombé de moi ; plus rien ne m'enchaînait : ni souvenir, ni amour, ni devoir ; j'étais sans loi, j'étais mon maître, et je pouvais disposer à mon gré des pauvres vies humaines, toutes vouées à la mort. Sous le ciel sans visage je me dressais vivant et libre, à jamais seul.

 

Je me penchai à la fenêtre et je souris. Une étrange armée. Ils étaient au moins trois mille sur la place, enveloppés de longs draps qui dissimulaient jusqu'à leurs visages, chacun tenait par la bride un cheval. Sous leurs soutanes, ils avaient revêtu leurs armures et ceint leurs épées. Je m'approchai du miroir de Venise. Sous le capuchon de laine blanche, ma face semblait noire comme celle d'un Maure, mes yeux n'étaient pas ceux d'un homme pieux. Je rabattis ma cagoule sur mon visage et je descendis sur la place. Vers la fin de l'épidémie, le peuple égaré par la peur du fléau auquel il venait d'échapper, bouleversé par les prédications des moines, s'était abandonné à toutes les extravagances d'une piété exaltée. Feignant d'être gagné par ce fanatisme, j'avais exhorté tous les hommes valides à partir avec moi pour un long pèlerinage : nous n'étions armés que pour nous défendre contre les brigands qui infestaient les campagnes. La plupart de mes compagnons croyaient en la sincérité de mes desseins, mais certains ne me suivaient que parce qu'ils hésitaient à y croire.

Nous sortîmes de la ville par la vieille rue des Teinturiers ; les maisons n'étaient plus qu'un amas de décombres ; sans doute le diable avait-il entendu ma prière : tous les habitants de ce quartier étaient morts de la peste et les ouvriers achevaient de raser les masures. Ils étaient morts, d'autres hommes allaient naître : Carmona vivait. Elle se dressait sur son rocher, flanquée de ses hautes tours, dévastée et intacte.

Nous gagnâmes d'abord Villana que nous parcourûmes en chantant des cantiques ; les habitants se joignirent en grand nombre à notre troupe. Puis nous entrâmes sur le territoire des Génois ; le long de la route, j'allais trouver le gouverneur de chaque ville pour lui demander de nous accueillir, et nous nous avancions en procession dans les rues, criant pénitence et recueillant des aumônes. Lorsque nous nous fûmes enfoncés au cœur du pays, je prétendis que les magistrats génois refusaient de nous recevoir. Les campagnes dévastées par la famine et par la peste ne nous fournissaient presque aucune nourriture. Nous souffrîmes bientôt de la faim. Quelques pénitents proposèrent de regagner Carmona ; j'objectai que nous étions loin et que nous péririons d'inanition avant de nous retrouver dans nos foyers ; mieux valait pousser jusqu'à Rivelles, grand port prospère qui ne refuserait pas de pourvoir à notre subsistance.

Le gouverneur de Rivelles consentit en effet à nous ouvrir ses portes ; mais je rapportai à mes compagnons qu'une fois encore des hommes impies avaient repoussé nos prières. Alors les pèlerins commencèrent à murmurer qu'ils seraient bien capables de prendre par la force ce que leur refusait la charité. Je feignis de n'entendre qu'à contrecœur de tels propos ; mais tout en prêchant la résignation, j'insinuai qu'il ne nous restait qu'à mourir sur place ; bientôt la colère bouillonna dans tous les cœurs ; et je dus céder aux volontés de cette horde affamée.

La procession franchit les portes de Rivelles sans susciter de méfiance ; quand nous fûmes sur la grand-place, je dépouillai soudain ma robe blanche et je galopai vers le palais du gouverneur en criant : « Hardi ! Vive Carmona ! » Aussitôt tous les pénitents, rejetant les draps qui les enveloppaient, apparurent en armes. La surprise fut si grande que nul n'essaya de nous résister. L'odeur du sang, l'ivresse de la victoire eurent bientôt changé en soldats les pieux pèlerins. Une nuit d'orgie acheva la métamorphose. Les magistrats génois furent massacrés, leurs maisons pillées, leurs femmes violées. Pendant une semaine le vin coula à flots dans les tavernes et les chants obscènes retentirent à travers les rues.

Je laissai une petite armée dans Rivelles ; avec le reste de ma troupe, j'entrepris de conquérir les châteaux et les forteresses qui commandaient la route menant de Carmona à la mer. Les garnisons décimées par la peste et démunies de vivres ne purent se défendre contre nos assauts. Je n'ignorais pas que ma perfidie soulevait l'indignation à travers toute l'Italie. Mais les Génois étaient trop faibles encore pour entreprendre une guerre et ils durent m'abandonner mes conquêtes.

Maître de Rivelles, j'instituai aussitôt des taxes élevées sur toutes les marchandises qui entraient dans le port ; en vain les négociants florentins réclamèrent-ils d'être exempts de cet impôt, je ne voulus leur accorder aucun privilège. Je savais que j'excitais ainsi la colère des Florentins, mais je ne reculais pas devant la perspective d'une guerre contre la puissante République.

Je me préparai à la lutte. J'étais assez riche pour traiter avec la plupart des capitaines qui avaient formé en Italie des compagnies d'aventure. Je leur donnai une demi-paye constante et ils s'engageaient en échange à mettre leurs bandes à mon service dès que j'en aurais besoin. En attendant je les invitai à faire la guerre pour leur compte et à vivre de pillage sur les pays d'alentour : ainsi affaiblissaient-ils en temps de paix les villes que je me proposais d'attaquer. Lorsque je souhaitais surprendre quelque place forte, je donnais ostensiblement congé à un de mes capitaines que je chargeais en secret d'exécuter mon projet ; je le désavouais s'il échouait. Sans avoir déclaré aucune guerre, je possédai bientôt des châteaux et des forteresses sur tous les territoires attenants à mes frontières. Lorsque les Génois se décidèrent à envahir la plaine de Carmona, j'avais reconstitué une armée et les meilleurs condottieres d'Italie étaient à mon service.

D'abord je laissai les Génois avec leur armée de mercenaires catalans se répandre dans la campagne ; avertis de leur approche, les paysans se réfugiaient avec leurs récoltes et leur bétail dans les villages fortifiés par mes soins ; à peine les soldats ennemis trouvèrent-ils de quoi subsister dans ces terres dépouillées. Ils essayèrent de s'emparer de quelques-unes de ces places ; mais situés sur des monticules isolés, défendus avec ardeur par la population, nos châteaux défiaient tous les assauts. Les troupes que commandait Ange de Tagliana se divisaient et s'épuisaient dans ces sièges ; il était facile d'attirer dans des embuscades des corps de soldats isolés et de faire prisonniers les maraudeurs qui cherchaient du fourrage dans les fermes abandonnées. Lorsque Tagliana se fut avancé jusqu'au bord de la rivière Mincia, je me décidai à lui offrir la bataille.

Par un beau matin de juin, nous disposâmes face à face nos deux armées. Une légère brume montait de la rivière et le bleu du ciel était teinté de gris ; l'acier des armures étincelait dans la lumière neuve, les chevaux luisants hennissaient et je sentais dans mon cœur une joie fraîche comme l'herbe mouillée. Tagliana, selon la tactique habituelle, partagea son armée en trois corps ; je divisai la mienne en petits groupes. Pressentant à travers le gris tendre du ciel un lourd après-midi de soleil, je fis préparer des vases pleins d'eau pour abreuver les chevaux et rafraîchir les soldats après chaque escarmouche. Quand le signal du combat fut donné, les deux armées foncèrent avec fracas l'une sur l'autre. On vit bientôt l'avantage de ma tactique ; les troupes génoises ne pouvaient se déplacer que par larges ensembles, au lieu que mes soldats attaquaient par petits groupes indépendants qui se retiraient ensuite pour reprendre le rang et attaquer de nouveau. Cependant groupés autour de leur général, les Catalans résistèrent longtemps à nos assauts ; le soleil montait dans le ciel, la chaleur devenait étouffante, et nous n'avions pas encore gagné un pouce de terrain ; au milieu de l'après-midi, nos chevaux foulaient une herbe sèche et jaune, l'air que nous respirions était épaissi par la poussière. Mes hommes se désaltéraient en hâte entre deux attaques, mais pas une goutte d'eau n'avait franchi les lèvres de nos ennemis. A travers le cliquetis de l'acier et le lourd martèlement des pas des chevaux, on entendait le murmure des eaux qui coulaient à cinq cents pieds au-dessous de nous. A la fin les soldats de Tagliana ne purent résister à la tentation ; ils s'approchèrent de la rivière et rompirent leur ordonnance. Alors, fonçant sur eux avec impétuosité, j'en renversai un grand nombre dans les flots. Le reste s'enfuit en déroute, laissant dans mes mains cinq cents prisonniers.

Je voulus célébrer cette victoire par des fêtes dignes d'un peuple de guerriers. De retour à Carmona j'instituai un immense tournoi entre la ville haute et la ville basse. Le matin, des enfants, puis des adolescents combattirent pendant trois heures sur la grand-place. L'après-midi, les hommes s'affrontèrent. Armés à la légère, ils se lançaient des pierres et cherchaient à les parer au moyen d'un grand manteau dont ils enveloppaient leur bras gauche ; ceux de la ville haute portaient des manteaux verts, ceux de la ville basse, des manteaux rouges. Ensuite des phalanges plus pesantes entrèrent sur la place. Les combattants étaient revêtus d'une armure de fer, au-dessus de laquelle ils portaient des coussinets bourrés d'étoupe et de coton pour amortir les coups. Chacun tenait à la main droite une lance sans fer, à la main gauche un bouclier. La victoire consistait à occuper le centre de la place. Une immense foule se pressait tout autour de la lice ; à toutes les fenêtres les femmes souriaient. Du geste, de la voix, les spectateurs encourageaient leurs parents, leurs amis, leurs voisins ; ils criaient : « Vivat pour les verts ! » ou « Vivat pour les rouges ! » Je n'avais ni ami, ni parent, ni voisin. Assis sous un dais de velours, je regardais ces jeux avec indifférence en vidant des cruchons de vin.

– Je bois à la prospérité de Rivelles et à la ruine de Gênes ! dis-je en levant ma coupe.

Ils levèrent leurs coupes et des voix dociles répétèrent en écho : « A la prospérité de Rivelles ! » mais Palombo, le chef des drapiers, demeurait immobile ; il contemplait son gobelet d'un air attentif.

– Pourquoi ne bois-tu pas ? dis-je.

Il leva les yeux.

– Je sais de source sûre que les marchands florentins de Rivelles ont reçu l'ordre d'avoir terminé leurs affaires avant le premier novembre.

– Et alors ?

– A cette date, ils quitteront la ville ; ils iront s'établir à Sismone dans la Maremme d'Evisa.

Il s'était fait un grand silence autour de la table.

– Au diable les marchands florentins, dis-je.

– Tous les autres marchands les suivront, dit Palombo.

– Alors, malheur à Evisa et à Sismone.

– Florence les soutiendra, dit-il.

Ils me regardaient tous ; je lisais dans leurs yeux : il faut exempter les Florentins des taxes. Mais étais-je vainqueur pour suivre les avis de ces vieillards ? Etais-je vainqueur pour m'incliner devant Florence ?

– Malheur à Florence ! dis-je.

Je me tournai vers mes capitaines et j'élevai la coupe à mes lèvres.

– Je bois à notre victoire sur Florence.

– A notre victoire sur Florence ! crièrent-ils en chœur.

Les voix de Bentivoglio et de Puzzini me parurent froides ; un sourire sournois tordait les lèvres d'Orsini. Je saisis une carafe de vin et la jetai sur le sol.

– Voilà comme je détruirai Florence, dis-je.

Ils me regardèrent placidement ; la guerre était finie, nous fêtions la victoire ; ils ne demandaient rien de plus. Moi je voulais tenir ma victoire entre mes mains. Où était-elle ? En vain cherchais-je sur ces visages l'ardeur d'un après-midi de bataille, l'odeur de la poussière et de la sueur, le poids écrasant du soleil sur les armures d'acier. Ils avaient des rires, des soucis mesquins et je ne voulus plus entendre leurs paroles. Je me levai, j'ouvris brusquement la chemise qui serrait mon cou. Mon sang affluait dans ma tête et dans ma poitrine ; ma vie allait éclater comme une bulle de feu. L'étoffe se déchira entre mes doigts et je laissai retomber mes mains, mes mains vides. Au milieu de la place, le héraut abaissait une barrière, proclamant la victoire des rouges, et le peuple en délire jetait des fleurs, des mouchoirs, des écharpes, aux pieds des combattants. Cinq d'entre eux avaient été tués, neuf autres blessés. Mais tous ces hommes capables de convoiter une victoire d'un jour n'étaient que de petits êtres puérils ; je ne pouvais m'amuser de leurs jeux. Le ciel était du même bleu qu'au bord de la Mincia, mais il me semblait fade. C'est sous les murs de Florence, au bord de l'avenir qu'il flambait, rouge et or, pareil à celui que je portais dans ma mémoire.

Palombo avait vu juste ; au cours de l'hiver, tous les marchands de Rivelles transportèrent leurs comptoirs à Sismone, port situé dans la Maremme d'Evisa ; les artisans se trouvèrent sans ressources. Profitant du mécontentement populaire, la faction des Alboni souleva les habitants et proclama l'indépendance de la ville. Pour tenter de la reprendre, il eût fallu posséder une flotte. Je dus me contenter de ravager les campagnes d'alentour, brûlant les récoltes et les fermes, mais je décidai de me venger d'Evisa d'une manière exemplaire.

Cette ville alliée de Florence était située dans le bassin inférieur de la Mincia dont le cours supérieur arrosait mon territoire ; de chaque côté des remparts, la rivière formait deux bras d'un mille de largeur qui remplaçaient les fossés des fortifications ordinaires ; trop profonds pour être traversés à gué, leurs bords étaient trop fangeux pour que des barques puissent s'y aventurer. J'ordonnai à un de mes ingénieurs de détourner la Mincia. Pendant six mois on travailla à élever une digue d'une force extraordinaire pour couper le cours de la rivière ; en même temps, je fis percer une montagne afin de lui ouvrir une issue dans la plaine de Carmona. Les habitants d'Evisa croyaient déjà voir leurs lacs changés en marais pestilentiels et leurs fortifications détruites avec la salubrité de l'air. Ils m'envoyèrent des ambassadeurs me suppliant de renoncer à mes desseins ; mais je leur répondis que chacun avait le droit de faire sur son territoire les travaux qu'il jugeait convenables. Déjà je supputais que la ville privée de ses défenses naturelles allait tomber entre mes mains, lorsque, soudain, un immense orage éclata. La Mincia gonflée par les pluies entraîna toutes les digues et détruisit en une nuit les ouvrages auxquels mes ingénieurs travaillaient depuis des mois.

Alors j'envoyai mes capitaines, Bentivoglio, Orsini, Puzzini, dévaster les environs d'Evisa. Comme Florence levait une armée pour venir au secours de son alliée, je négociai un accord avec Sienne ; nous rassemblâmes dix mille hommes. Mes troupes et celles des condottieres se réunirent à Sienne et je cherchai à pénétrer dans le territoire de Florence. Tandis que je faisais par le dehors le tour des frontières, l'armée de la république les longeait intérieurement pour en défendre l'entrée. Je feignis de menacer l'Etat d'Arezzo : les Florentins s'efforcèrent de me barrer l'accès de cette province. Alors j'entrai par Chianti dans le val de Grève et suivant le cours de l'Arno, je remontai jusqu'à Florence. J'enlevai dans les campagnes un immense butin car la guerre n'ayant pas été déclarée les paysans n'avaient pas songé à mettre en sûreté leur bétail et leurs meubles.

Pendant dix jours nous avançâmes sans rencontrer d'obstacles ; les soldats chantaient ; ils avaient piqué des fleurs dans la crinière de leurs chevaux et notre cavalcade ressemblait à un cortège pacifique et triomphal. Lorsque du haut d'une colline nous aperçûmes Florence et ses dômes vermeils baignant dans la lumière du soleil, un grand cri de joie monta de toutes les poitrines. Nous dressâmes notre camp et pendant quatre jours les soldats vautrés dans l'herbe fleurie se passèrent à la ronde de lourdes outres de vin ; des bœufs et des vaches aux riches mamelles paissaient autour des chariots chargés de tapis, de miroirs et de dentelles.

– Et maintenant ? dit Orsini. Que ferons-nous ?

– Que voulez-vous que nous fassions ? dis-je.

Je ne pouvais même pas rêver d'attaquer Florence. Elle s'étendait à mes pieds, lumineuse et calme, traversée par un ruban d'eau verte ; il n'y avait aucun moyen de l'effacer de la terre.

– Nous avons ramassé un assez riche butin, dis-je. Nous le ramènerons à Carmona.

Il sourit sans répondre et je m'éloignai, irrité. Je savais bien que cette campagne avait coûté beaucoup d'argent et ne rapportait rien. Florence était à mes pieds, et je ne pouvais rien en faire. A quoi donc servaient mes victoires ?

J'annonçai à mes troupes que nous allions reprendre le chemin de Carmona ; des murmures parcoururent le camp. Maîtres de la Toscane, allions-nous l'abandonner ? Nous pliâmes bagage avec lenteur. Lorsque le moment du départ arriva, nous nous aperçûmes que Paul d'Orsini n'était plus parmi nous ; pendant la nuit il avait passé au service de Florence, emmenant avec lui une partie de ma cavalerie.

Affaiblis par cette défection, nous commençâmes à redescendre en hâte le val d'Arno ; les soldats ne chantaient plus. Bientôt les troupes d'Orsini harcelèrent nos arrière-gardes. Mes troupes, lasses de leurs succès inutiles, brûlaient de lui livrer bataille ; mais il connaissait le pays mieux que moi et je redoutais ses ruses. Il nous suivit jusqu'aux frontières de Sienne et se mit à attaquer sous nos yeux le village de Mascolo dans un lieu entouré de marais. L'armée se considérant comme insultée réclama à grands cris le combat ; la lutte me paraissait dangereuse ; la croûte qui recouvrait le limon des marais desséchés par l'humidité pouvait supporter le pied d'un fantassin, mais elle s'enfonçait sous celui des chevaux.

– Je crains un piège, dis-je.

– Nous sommes les plus nombreux, nous sommes les plus forts, me dit Puzzini avec feu.

Je me décidai à la bataille ; moi aussi je souhaitais connaître le goût sanglant d'une victoire contre des ennemis de chair et d'os. Une chaussée étroite traversait les marais ; Orsini semblait l'avoir laissée sans gardes ; j'y engageai mon armée. Tout à coup, alors qu'il n'était plus temps de reculer, elle fut assaillie à droite et à gauche par une grêle de flèches : dans chaque buisson Orsini avait placé des embuscades. La cavalerie légère et l'infanterie parurent alors sur nos flancs ; dès que mes soldats sortaient de la chaussée pour repousser l'ennemi, ils s'embourbaient dans les marais et ne pouvaient plus remuer. Une fois que la colonne fut plongée dans le désordre, les fantassins d'Orsini s'aventurèrent sur la chaussée et, perçant le ventre de nos chevaux, ils renversèrent les cavaliers qui, accablés sous le poids de leurs armures, ne pouvaient plus se relever. Pierre Bentivoglio trouva moyen d'échapper par un sentier qu'il découvrit à travers les marais ; quant à moi, parcourant toute la chaussée, je me fis jour au milieu des ennemis ; mais Ludovic Puzzini fut fait prisonnier avec huit mille gens d'armes, sans qu'il y en eût un seul de tué. Tous nos bagages et le butin que nous avions récolté en Toscane tombèrent au pouvoir du vainqueur.

– L'honneur exige que nous vengions cette défaite, déclarèrent mes lieutenants.

Leurs yeux étincelaient dans leurs visages humiliés.

– Qu'est-ce qu'une défaite ? dis-je.

Les soldats d'Orsini qui avaient servi sous mes ordres au début de la campagne, considérant leurs prisonniers comme des frères d'armes moins heureux qu'eux, leur avaient rendu la liberté dès la première nuit ; j'étais rentré à Carmona avec des troupes presque intactes ; deux armuriers de Villana m'avaient vendu cinq mille armures. Je n'avais rien gagné par mes victoires, et en perdant une bataille, je n'avais rien perdu.

Mes lieutenants me regardaient les sourcils froncés, sans comprendre. J'allai m'enfermer dans mon cabinet et j'y demeurai trois jours et trois nuits. Je revoyais le visage de Tancrède durci par le désespoir. « Utile à qui ? à quoi ? » J'entendais la voix du moine noir : « Ce que tu as fait n'est rien. »

 

Je décidai de changer de méthode. Renonçant aux parades militaires, aux batailles rangées, aux vaines chevauchées, je m'efforçai dorénavant d'affaiblir les républiques ennemies par une politique sournoise.

Des traités de commerce détachèrent Orci, Circio, Montechiaro, de l'alliance florentine ; des agents établis comme marchands dans les villes soumises à Gênes y fomentaient des conspirations ; à Gênes même, ils entretenaient la rivalité des factions. J'avais soin de respecter les institutions des villes qui se rangeaient sous ma loi ; ainsi beaucoup de petites républiques, lasses d'une liberté difficile à défendre, préférant leur sécurité à leur indépendance, acceptèrent ma protection. La vie était rude à Carmona ; les hommes dormaient moins de cinq heures par nuit, travaillant de l'aube à la nuit, tissant sans répit la laine au fond des ateliers sombres et astreints à de dures manœuvres sous les soleils les plus torrides ; la jeunesse des femmes se consumait à nourrir et à porter des enfants qu'on entraînait dès le plus jeune âge à tous les exercices du corps. Mais au bout de trente ans notre territoire était devenu aussi vaste que celui de Florence. Gênes au contraire était tombée par mes soins en pleine décadence ; mes capitaines avaient dévasté ses campagnes, rasé ses places fortes ; son commerce dépérissait, la navigation était abandonnée, et la ville était en proie à tous les désordres de l'anarchie. Un dernier coup lui fut porté par le duc de Milan qui l'attaqua brusquement. Le général Carmagnola se fraya sans peine un passage à travers les montagnes avec trois mille chevaux et huit mille fantassins ; il commença à ravager les vallées. Aussitôt je marchai vers le port de Livourne qui commandait les bouches de l'Arno ; je n'eus pas même besoin de l'assiéger car les Génois incapables de le défendre me le cédèrent contre la somme de cent mille florins. Avec orgueil je plantai sur le château de Livourne l'étendard de Carmona, pendant que l'armée saluait, par des clameurs, le triomphe de mes patientes manœuvres. Gênes ruinée, Livourne devenait le premier port de toute l'Italie.

Tous les espoirs nous semblaient permis quand un messager vint m'annoncer que le roi d'Aragon, joignant ses forces à celles du duc de Milan, allait attaquer Gênes par la mer. Et soudain je découvris toute l'ambition du duc. Gênes était incapable de faire face à la fois à ses deux puissants ennemis. Maître de la Ligurie, le duc allait envahir la Toscane, réduire Carmona, puis Florence en esclavage. Je n'avais vu en Gênes qu'une rivale trop heureuse, j'avais tout fait pour l'affaiblir, sans imaginer que sa ruine pourrait un jour entraîner la mienne.

Je dus offrir mon aide à Gênes. Déchirée par les querelles que j'avais attisées avec complaisance, elle ne se décidait pas franchement à la lutte ; elle hésitait à se livrer au duc. J'essayai de ranimer son ardeur ; mais depuis longtemps elle négligeait d'entretenir une armée et ses mercenaires étaient toujours prêts à lâcher pied. Je marchai au-devant de Carmagnola pour lui barrer la route ; nous remontâmes le val d'Arno, si souvent ravagé par les incursions de mes capitaines : les forteresses étaient démantelées, les châteaux détruits. Au lieu de nous retrancher derrière de solides murailles, il fallait nous battre en rase campagne ; nous avions peine à nous nourrir sur ces terres trop souvent dévastées. Tous nos succès passés se retournaient maintenant contre nous. Au bout de six mois de campagne mon armée affamée, épuisée, affaiblie par les fièvres n'était plus que l'ombre d'elle-même. C'est alors que Carmagnola se décida à nous attaquer.

Carmagnola avait derrière lui dix mille chevaux et dix-huit mille fantassins. Ma cavalerie était si inférieure en nombre que je décidai de risquer une tactique neuve. Aux gendarmes de Carmagnola j'opposai des hommes à pied, armés de hallebardes et qui reçurent de pied ferme le premier choc ; on les vit souvent couper d'un coup d'épée les jambes des chevaux qui fonçaient sur eux ou les saisir par les pieds et les entraîner à terre avec l'homme qui les montait. Quatre cents chevaux furent tués et Carmagnola donna aux cavaliers l'ordre de mettre pied à terre. Le combat se poursuivit avec acharnement ; un grand nombre de soldats périrent de part et d'autre. Au soir, le plus jeune et le plus ardent de mes lieutenants ayant gagné secrètement par la montagne la vallée de Miossens fondit sur l'arrière-garde de Carmagnola avec six cents cavaliers en poussant des cris effrayants. Les Milanais épouvantés par cette attaque inattendue s'enfuirent en déroute. Nous avions perdu trois cent quatre-vingt-seize hommes et Carmagnola un nombre de soldats trois fois plus considérable.

– Maintenant, dis-je au doge Frégoso, il ne faut pas perdre un instant. Il faut armer tous les hommes de Ligurie, relever vos forteresses, envoyer des ambassadeurs à Florence et à Venise pour leur demander du secours.

Il ne paraissait pas m'entendre. Sous ses longs cheveux blancs, son visage était noble et reposé, ses yeux clairs fixaient le vide.

– Quelle belle journée, dit-il.

De la terrasse ombragée de lauriers roses et d'orangers, nous dominions la grande-rue. Les femmes, vêtues de velours et de soie, marchaient languissamment à l'ombre des palais ; des cavaliers aux pourpoints brodés fendaient la foule avec superbe. Sous un porche étaient assis quatre soldats de Carmona, hâves, sales, fatigués ; ils regardaient une bande de jeunes filles qui causaient avec des garçons auprès de la fontaine.

– Si vous ne vous défendez pas, dis-je avec colère, Carmagnola sera sous les murs de Gênes avant le printemps.

– Je sais, dit Frégoso.

Il ajouta d'un ton indifférent :

– Nous ne pouvons pas nous défendre.

– Vous le pouvez, dis-je. Carmagnola n'est pas invincible, puisque nous l'avons vaincu. Mes soldats sont fatigués ; à présent c'est votre tour.

– Il n'y a pas de déshonneur à avouer sa faiblesse, dit-il doucement.

Il sourit :

– Nous sommes trop civilisés pour ne pas aimer la paix.

– Quelle paix ? dis-je.

– Le duc de Milan nous a promis de nous garantir nos constitutions et notre liberté intérieure, dit-il. Ce n'est pas sans un déchirement que je renoncerai aux dignités dont m'avait revêtu ma ville ; mais je ne reculerai pas devant ce sacrifice.

– Qu'allez-vous faire ?

– J'abdiquerai, dit-il avec dignité.

Je me levai et je serrai les poings.

– C'est une trahison.

– Je ne dois considérer que l'intérêt de ma patrie.

– Et voilà pour qui nous nous battons depuis six mois, dis-je.

Je me penchai par-dessus la balustrade ; les jeunes filles portaient des fleurs de nard dans leurs cheveux, je les entendais rire ; mes soldats les regardaient d'un air morne ; je savais ce qu'ils voyaient : des rues roses et sèches où les nobles mêmes allaient à pied ; des femmes vêtues de noir qui allaitaient leurs enfants tout en marchant d'un pas rapide, et sans sourire ; des petites filles qui montaient la colline en portant des seaux d'eau trop lourds ; des hommes qui mangeaient une soupe claire sur le seuil de leur porte, d'un air harassé ; au milieu de la ville, sur l'emplacement des anciens quartiers, s'étendait un désert envahi de mauvaises herbes. Nous n'avions pas le temps de construire des palais, ni de planter des citronniers, ni de chanter, ni de rire.

Je dis :

– Ce n'est pas juste.

– Le duc de Milan souhaite traiter avec vous, dit Frégoso.

– Je ne traiterai pas, dis-je.

Le soir même je fis reprendre à mes hommes le chemin de Carmona ; plus d'un manquait à l'appel. J'entendais les voix qui grondaient derrière leurs visages mornes : « Quels sont donc les vainqueurs ? » Et je ne pouvais rien répondre.

Nous passâmes devant Pergola, ville que j'avais toujours convoitée mais qui refusait farouchement de se ranger sous ma loi ; pour tromper la déception de mes soldats, je décidai de leur faire cadeau d'une victoire tangible. Je les conduisis sous les murs de l'orgueilleuse cité, et je leur promis que tout le butin dont ils s'empareraient serait partagé entre eux. Pergola était riche, et ils furent enflammés par l'espoir du pillage. La ville était solidement fortifiée, elle s'appuyait à l'est sur la Mincia ; en vain nous avions essayé plusieurs fois de la réduire, elle avait repoussé tous nos assauts. Mais à présent je possédais des armes neuves : de lourdes bombardes, impuissantes contre des groupes mobiles, mais qui devenaient un instrument efficace contre des murailles de pierre. Je commençai par sommer Pergola de se rendre ; mes soldats envoyaient par-dessus les remparts des flèches portant des billets où nous menacions de détruire la ville si elle refusait de nous ouvrir ses portes. Mais les habitants massés derrière les créneaux ne répondaient que par des cris de haine et de défi. Alors je disposai aux portes de la ville quatre corps d'armée et je fis égaliser le terrain qui les séparait afin qu'ils communiquassent entre eux. Puis j'ordonnai d'amener les bombardes ; les soldats regardaient les engins d'un air incrédule ; les premiers boulets s'écrasèrent contre les murs sans les ébranler. Du haut du donjon, les gens de Pergola nous lançaient des insultes et chantaient. Je ne me décourageai pas. Mes ingénieurs réussirent ce prodige : chaque bombarde tirait soixante coups en une nuit. Pendant trente jours, les murs furent battus en brèche ; peu à peu les tours et les constructions qui les unissaient tombaient en pièces ; les débris comblaient les fossés et rendaient les brèches praticables. Les assiégés s'étant retirés des remparts, on n'entendait plus leurs chants ni leurs insultes. La dernière nuit, tandis que les boulets frappaient les pierres branlantes, un silence de plomb pesait sur la ville. Lorsque l'aube parut, nous vîmes que le mur était percé d'une longue brèche et je lançai mes hommes à l'assaut. Ils se précipitèrent avec des cris de joie ; Gênes était oubliée et toutes les tentations de la paix ; nous avions accompli un exploit sans pareil : pour la première fois, des bombardes avaient abattu de puissants remparts ; pour la première fois, une armée entrait de force dans une grande ville fortifiée.

Je franchis le premier la brèche ; avec surprise nous vîmes que personne ne nous attendait derrière les murs, les rues étaient désertes ; je m'arrêtai, craignant un guet-apens ; intimidés par le silence, tous mes soldats s'étaient tus ; nous levâmes les yeux vers les toits et vers les fenêtres : nous n'aperçûmes personne ; les fenêtres des maisons étaient fermées, les portes ouvertes. Nous avançâmes avec prudence ; pas un bruit ; à chaque coin de rue, mes hommes dirigeaient leurs arbalètes vers les toits, regardant à droite, à gauche avec crainte, mais aucune pierre, aucune flèche ne traversait les airs. Nous arrivâmes sur la grande place : elle était vide.

– Il faut fouiller les maisons, dis-je.

Les soldats s'éloignèrent par petits groupes. Suivi de quelques gardes, j'entrai dans le palais du gouverneur ; les dalles du vestibule étaient nues, les murs nus. Dans les salons, tous les meubles étaient à leur place, mais il ne restait ni tapis, ni tentures, ni bibelots ; les coffres à linge, les coffres d'argenterie étaient vides, ainsi que les cassettes à bijoux. Lorsque je sortis du palais, j'appris que l'on avait trouvé au bord de la Mincia des matelas et des casseroles de cuivre. Les habitants s'étaient embarqués sur le fleuve à la faveur de la nuit, et pendant que nous les croyions aux aguets derrière les remparts, ils avaient fui, emportant toutes leurs richesses.

Je restai immobile au milieu de la place, et les soldats restaient immobiles et silencieux autour de moi. Dans les maisons abandonnées, ils n'avaient trouvé à piller que de vieux ferrements ; le sol des tavernes était maculé de vin : on avait vidé toutes les outres ; dans les vastes cheminées, les sacs de farine, le pain, les quartiers de viande avaient été réduits en cendres. Nous avions cru conquérir une ville, et nous ne tenions entre nos mains qu'une carcasse de pierre.

Vers midi, un de nos lieutenants m'amena une femme que des soldats avaient trouvée dans une maison des faubourgs ; elle était petite, coiffée de lourdes nattes qui s'enroulaient autour de sa tête ; il n'y avait ni peur, ni défi dans ses yeux.

– Pourquoi n'êtes-vous pas partie avec les autres ? lui dis-je.

– Mon mari est malade, on ne pouvait pas le transporter.

– Et pourquoi les autres sont-ils partis ? dis-je avec colère. Croyez-vous que quand je conquiers une ville, je fais arracher les yeux des nouveau-nés ?

– Non, dit-elle. Nous ne croyons pas cela.

– Alors, pourquoi ? dis-je.

Elle ne répondit pas.

– Plus de vingt cités prospèrent sous ma loi. Jamais les gens de Montechiaro, d'Orci ou de Palève n'ont été plus heureux.

– Les gens de Pergola sont différents, dit-elle.

Je la regardai fixement et elle soutint mon regard. Les gens de Pergola. Les gens de Carmona. Un jour, moi aussi, j'avais dit ces mots. J'avais chassé les femmes et les enfants dans les fossés. Pourquoi ? Je détournai les yeux.

– Laissez-la aller, dis-je aux gardes.

Elle s'éloigna sans hâte, et je dis :

– Partons d'ici.

Mes capitaines rassemblèrent leurs soldats qui obéirent sans résistance. Personne n'aurait voulu passer la nuit dans cette ville maudite. Je restai le dernier sur la place déserte ; le silence des murs de pierre me brûlait le cœur. A mes pieds gisait une morte, c'est moi qui l'avais tuée et je ne savais plus pourquoi.

Huit jours plus tard je signai un traité avec le duc de Milan.

Ce fut la paix. Je licenciai mon armée, j'abaissai le taux des impôts, j'abolis les lois somptuaires, je prêtai de l'argent aux négociants de Carmona, je me fis leur banquier ; sous mon impulsion, l'industrie, l'agriculture prirent un nouvel essor, ma fortune devint aussi légendaire que mon éternelle jeunesse ; je la consacrai à ma ville. Sur l'emplacement des vieux quartiers se dressèrent des palais plus beaux que ceux de Gênes ; j'appelai à ma cour des architectes, des sculpteurs, des peintres ; je fis construire un aqueduc, et des fontaines jaillirent sur toutes les places ; la colline se couvrit de maisons neuves et de vastes faubourgs rongèrent la plaine. Attirés par notre prospérité, de nombreux étrangers se fixèrent entre nos murs. Je fis venir des médecins de Bologne et bâtir des hôpitaux. Le nombre des naissances augmenta, la population s'accrut ; il y eut deux cent mille habitants dans Carmona et je pensai avec orgueil : c'est à moi qu'ils doivent la vie ; ils me doivent tout. Cela dura trente ans.

Cependant, le peuple n'était pas plus heureux qu'autrefois. Il était un peu mieux vêtu et mieux logé, mais il travaillait sans répit, et jamais le luxe des nobles et des bourgeois ne s'était étalé avec tant d'insolence ; chez les pauvres comme chez les riches, les ambitions avaient grandi, et d'année en année, les ouvriers trouvaient leur condition moins supportable. Je souhaitais améliorer leur sort. Mais les maîtres drapiers me démontraient que si l'on diminuait les heures de travail, ou si l'on élevait les salaires, le prix du drap augmenterait d'autant ; incapables de supporter la concurrence étrangère, nous serions tous ruinés, ouvriers et marchands. Ils disaient vrai. A moins d'être le maître du monde entier, aucune réforme sérieuse n'était possible. L'été 1449, la récolte fut mauvaise ; dans toute l'Italie le prix du blé monta très haut et les paysans cupides vendirent à Pise et à Florence la plus grande partie de leurs grains. Quand arriva l'hiver, le pain coûtait si cher à Carmona que beaucoup d'ouvriers incapables de nourrir leur famille durent implorer la charité publique. Je rachetai du blé, je le distribuai au peuple, mais ce n'était pas seulement du pain qu'il voulait ; il voulait aussi qu'on ne l'obligeât pas à mendier. Un matin, sans que rien n'eût transpiré de leurs desseins, les corps de métier se réunirent en armes autour de leurs bannières ; ils se répandirent dans la ville et pillèrent plusieurs palais ; les nobles et les bourgeois, pris à l'improviste, ne purent que se barricader dans leurs demeures. Maîtres de Carmona, les foulons, les tisserands, les teinturiers nommèrent soixante-quatre chevaliers qui voulurent profiter de la révolte pour secouer mon joug. Ils promirent au peuple du pain, l'abolition de toutes les dettes, et ayant proclamé que j'avais conclu un pacte avec le diable, et qu'il fallait me brûler comme sorcier, ils donnèrent l'assaut à mon palais. Ils criaient : « A bas le fils du diable ! Mort au tyran ! » Par ses fenêtres, mes gardes leur décochaient des grêles de flèches ; alors ils fuyaient, la place devenait déserte ; et puis ils se ruaient à nouveau sur la porte et s'efforçaient de l'ébranler. Elle était sur le point de céder quand au soir, les nobles du château et des bourgs environnants, alertés par des messagers, déferlèrent à travers la ville.

« La révolte est matée, Monseigneur ! La canaille est balayée ! » cria le capitaine des gardes en entrant dans ma chambre. Derrière lui, j'entendais des clameurs de joie et un grand bruit de ferraille ; ils montaient en riant l'escalier de pierre, Albozzi, Feracci, Vincent le Noir, mes sauveurs ; des chevaux piaffaient sous mes fenêtres, et je savais qu'il y avait du sang sur leurs sabots.

« Qu'on arrête le massacre ! » dis-je avec violence. « Qu'on éteigne les incendies et qu'on me laisse seul ! »

Je fermai la porte et j'allai appuyer mon front aux grillages de la fenêtre ; contre le ciel brillant comme une aurore bourgeonnait un énorme champignon de fumée noire : les maisons des tisserands flambaient, les femmes et les enfants des tisserands flambaient dans leurs maisons.

Il était tard dans la nuit lorsque je quittai la fenêtre et sortis du palais ; le ciel s'était éteint, on n'entendait plus le galop des chevaux, ni les cris sauvages des soldats.

A l'entrée du quartier des tisserands, des soldats montaient la garde ; des décombres fumaient ; dans des rues désertes étaient couchés des cadavres : des femmes aux poitrines défoncées, des enfants aux visages écrasés par le pied des chevaux ; dans les ruines gisaient des corps calcinés. Au coin d'une rue, j'entendis une longue plainte. Il y avait un grand morceau de lune dans le ciel et au loin, un chien hurlait à la mort.

« Utile à qui ? à quoi ? »

Tancrède ricanait au fond du passé.

On enterra les cadavres, on reconstruisit les maisons ; j'accordai aux artisans la rémission de leurs dettes ; au printemps, les amandiers fleurirent comme à chaque printemps et les métiers à tisser ronronnaient dans les rues paisibles. Mais mon cœur resta plein de cendres.

 

– Pourquoi êtes-vous triste ? me dit Laure. N'avez-vous pas tout ce qu'on peut désirer au monde ?

J'avais dormi toute la nuit dans ses bras : à présent, les journées me semblaient trop longues et toutes les nuits je dormais. La tête appuyée contre sa poitrine, j'aurais voulu me dissoudre à nouveau dans la langueur laiteuse de son corps ; mais déjà la lumière poignardait mes yeux, j'entendais les rumeurs vivantes de la ville ; j'étais éveillé et je m'ennuyais. Je sautai hors du lit.

– Et que peut-on désirer au monde ?

– Tant de choses.

Je me mis à rire. J'aurais pu facilement la combler. Mais je ne l'aimais pas. Je n'aimais personne. Pendant que je m'habillais, je me sentais les jambes molles comme le jour où j'avais enterré Catherine, où rien ne m'attendait plus nulle part. « Jour après jour les mêmes gestes, pensais-je. Sans fin ! M'arrivera-t-il jamais de me réveiller dans un autre monde, où le goût même de l'air serait différent ? »

Je sortis de la chambre, je sortis du palais. C'était le même monde, c'était toujours Carmona avec ses pavés roses et ses cheminées en forme d'entonnoir. Il y avait des statues neuves sur ses places ; je savais qu'elles étaient belles, mais je savais aussi qu'elles allaient demeurer pendant des siècles immobiles sur ces lieux où on les avait dressées, et elles me semblaient aussi vieilles, aussi lointaines que les Vénus enfouies dans la terre. Les gens de Carmona passaient devant elles sans les regarder ; ils ne regardaient ni les monuments, ni les fontaines. A qui servaient ces pierres sculptées ? Je franchis les remparts. A qui servait Carmona ? Elle se dressait sur son rocher, immuable à travers la guerre, la paix, la peste, les émeutes ; et il y avait en Italie cent autres villes qui se dressaient sur leurs rochers, aussi orgueilleuses, aussi inutiles. A qui servaient le ciel et les fleurs des prairies ? C'était un beau matin, mais les paysans penchés sur la terre ne regardaient pas le ciel. Et moi j'étais las de le voir depuis deux cents ans, toujours pareil à lui-même.

Pendant plusieurs heures, j'ai marché sans but. « Tout ce qu'on peut désirer. » Je me répétais ces mots sans parvenir à réveiller chez moi le moindre désir. Comme le temps me semblait loin où chaque grain de blé pesait si lourd au creux de ma main !

Soudain, je m'arrêtai ; dans un enclos où picoraient des poules, une femme penchée sur une cuve lavait du linge, et sous un amandier, une toute petite fille était assise et riait ; le sol était jonché de pétales blancs, et l'enfant serrait des pétales dans sa main, elle les portait à sa bouche d'un air avide ; elle était toute brune avec de grands yeux sombres ; je pensai : c'est la première fois que ces yeux voient des fleurs d'amandier.

– La belle petite fille, dis-je. Elle est à vous ?

La femme leva la tête :

– Oui. Elle est maigre.

– Il faut mieux la nourrir, dis-je en jetant une bourse sur les genoux de l'enfant.

La femme me regarda avec méfiance et je m'éloignai sans qu'elle ait souri ; la petite fille souriait, mais non pas à moi : elle n'avait pas besoin de moi pour sourire. Je levai la tête. Le ciel était d'un bleu tout neuf, les arbres en fleurs étincelaient comme au jour où je portais Sigismond sur mon épaule. Dans les yeux d'un enfant, le monde entier était en train de naître. Je pensai brusquement :

– J'aurai un enfant, un enfant à moi.

Dix mois plus tard, Laure mettait au monde un beau garçon robuste ; je l'exilai aussitôt dans un château des environs de Villana : j'entendais ne partager mon fils avec personne.

Tandis que des nourrices l'allaitaient, je préparai avec passion l'avenir d'Antoine. D'abord, je consolidai la paix, je ne voulais pas qu'il connût jamais la vanité sanglante de la guerre. Florence me réclamait depuis longtemps le port de Livourne : je consentis à le lui rendre. Il y eut une révolution dans Rivelles, et le prince implora mon secours, m'offrant de mettre la ville sous ma protection : je refusai.

Sur une colline en face de Carmona on commença de construire une villa de marbre et de planter des jardins ; j'attirai à ma cour des artistes et des savants, je rassemblai des tableaux, des statues, une vaste bibliothèque ; les hommes les plus distingués du siècle furent chargés de l'éducation d'Antoine ; j'assistais à leurs leçons, et j'entraînais moi-même mon fils à tous les exercices du corps. C'était un bel enfant, un peu fluet à mon goût, mais robuste. A sept ans il savait lire et écrire l'italien, le latin et le français ; il nageait et tirait à l'arc, et il était capable de maîtriser un petit cheval.

Pour partager ses travaux et ses jeux, il lui fallait des compagnons ; je réunis autour de lui les enfants les plus beaux et les plus doués de Carmona. Entre autres, je fis élever au palais la petite fille aux fleurs d'amandier ; elle s'appelait Béatrice, elle gardait en grandissant son maigre visage noir, son sourire ; elle jouait avec Antoine comme un garçon, et de tous ses camarades, c'était elle qu'il préférait.

Une nuit où je m'ennuyais dans mon lit – il m'arrivait en ce temps de m'ennuyer, même en rêve – je descendis dans le jardin. C'était une nuit sans lune, odorante et chaude, traversée d'étoiles filantes ; je fis quelques pas dans les allées sablées et je les aperçus tous deux qui marchaient sur la pelouse en se tenant par la main ; sur leurs longues chemises de nuit ils avaient enroulé des guirlandes de fleurs ; Béatrice avait mis des liserons dans ses cheveux et elle serrait sur son cœur une lourde fleur de magnolia. Ils m'aperçurent et ils restèrent figés sur place.

– Qu'est-ce que vous faites ici ? dis-je.

Béatrice dit d'une petite voix nette :

– Nous nous promenons.

– Vous vous promenez souvent à cette heure-ci ?

– Lui, c'est la première fois.

– Et toi ?

– Moi ? Elle me regarda hardiment. Toutes les nuits, je sors par la fenêtre.

Ils se tenaient tous les deux devant moi, coupables et minuscules dans leurs robes fleuries qui cachaient leurs pieds nus, et je sentis une morsure au cœur. Je leur donnais des jours de soleil, de fête, de rires, des jouets, des bonbons, des images, et ils conspiraient pour goûter en secret la douceur des nuits que je ne leur donnais pas.

– Que penseriez-vous d'une promenade à cheval ? dis-je.

Leurs yeux brillèrent. Je sellai mon cheval et je juchai Antoine devant moi, et Béatrice en croupe ; ses deux petits bras ceinturaient ma taille ; nous descendîmes au galop la colline ; au galop, nous traversâmes la plaine et des étoiles filaient au-dessus de nos têtes ; les enfants poussaient des cris de joie. Je serrai Antoine contre moi.

– Il ne faut plus sortir en cachette, dis-je. Il ne faut rien faire en cachette. Tout ce que tu voudras, demande-le-moi : tu l'auras.

– Oui, père, dit-il docilement.

Le lendemain je leur fis cadeau à chacun d'un cheval et souvent, quand les nuits étaient douces, je les emmenais galoper avec moi. Je fis construire une barque aux voiles orange afin de les promener sur le lac de Villamosa, près duquel nous passions souvent les mois lourds de l'été. Je m'ingéniai à prévenir tous leurs désirs. Quand ils étaient fatigués de jouer, de nager, de galoper, de courir, je m'asseyais à côté d'eux dans l'ombre chaude des pins, et je leur racontais des histoires. Antoine ne se lassait pas de m'interroger sur le passé de Carmona ; il me regardait avec émerveillement.

– Et moi, quand je serai grand, que ferai-je ? me disait-il parfois.

Je riais.

– Tu feras tout ce que tu voudras.

Béatrice ne disait rien, elle écoutait avec un visage fermé. C'était une petite fille sauvage, aux jambes longues comme des pattes d'araignée. Elle ne se plaisait qu'aux choses défendues ; pendant des heures elle disparaissait, et on la retrouvait grimpée sur un toit, ou nageant dans un lac trop profond, ou pataugeant dans le fumier d'une ferme, ou gisant en travers d'un sentier pour avoir enfourché un cheval trop fougueux.

– Drôle de petite personne ! disais-je en caressant ses cheveux. Elle secouait la tête d'un geste rebelle, elle n'aimait pas que ma main l'effleurât ; quand je me penchais pour l'embrasser, elle reculait et me tendait la main avec dignité.

– Tu ne te plais pas ici ? Tu n'es pas heureuse ?

– Mais si.

Elle ne soupçonnait pas qu'elle eût pu vivre ailleurs, lavant du linge et sarclant la terre ; mais moi, quand je la voyais penchée avec application sur un gros livre, ou escaladant un arbre, je me disais avec orgueil : c'est moi qui fais son destin. Mon cœur bondissait plus joyeusement encore quand j'entendais Antoine rire et je pensais : il me doit la vie, il me doit le monde.

Antoine aimait la vie et le monde ; il aimait les jardins, les lacs, les matins de printemps, les nuits d'été, et aussi les tableaux, les livres, la musique ; à seize ans, il était presque aussi érudit que ses maîtres, et il composait des vers qu'il chantait en s'accompagnant d'une viole. Il ne se plaisait pas moins aux exercices violents : la chasse, les joutes, les tournois ; je n'osais pas les lui défendre, mais ma salive séchait dans ma bouche quand je le voyais plonger dans le lac du haut d'un rocher ou sauter sur le dos d'un cheval indompté.

Un soir, j'étais assis dans la bibliothèque de Villamosa en train de lire quand Béatrice entra et s'approcha de moi d'un pas rapide ; je fus surpris car jamais elle ne venait me parler sans que je l'aie appelée. Elle était très pâle.

– Qu'y a-t-il ?

Ses mains étaient crispées sur la toile de sa robe ; elle avait l'air de lutter contre quelque chose qui l'étouffait ; elle dit enfin :

– Antoine est en train de se noyer.

Je courus vers la porte ; elle dit dans un murmure :

– Il a voulu traverser le lac à la nage, et il ne revient pas. Moi, je ne peux pas le sauver.

En une minute j'étais au bord de l'eau, j'avais dépouillé mes vêtements, je plongeais ; il faisait encore clair et j'aperçus bientôt une tache noire au milieu du lac. Antoine était couché sur le dos ; quand il m'aperçut, il gémit et ferma les yeux.

Je le ramenai évanoui sur le rivage ; je l'étendis sur mon manteau et je le frictionnai avec vigueur ; je sentais la chaleur de mes mains qui pénétrait sa chair, je sentais sous ma paume ses jeunes muscles, sa peau tendre, ses os fragiles, et il me semblait lui façonner un corps tout neuf. Je pensai avec passion : je serai toujours là pour te sauver de tous les maux. Tendrement j'emportai dans mes bras mon fils auquel j'avais donné deux fois la vie.

Béatrice était debout sur le seuil de la porte, elle se tenait droite, immobile, et des larmes roulaient sur ses joues.

– Il est sauvé, dis-je. Ne pleurez pas.

– Je vois bien qu'il est sauvé, dit-elle.

Elle me regardait, et il y avait de la haine dans ses yeux.

Je couchai Antoine dans son lit. Béatrice m'avait suivi et quand il ouvrit les yeux, c'est sur elle que son regard s'arrêta.

– Je n'ai pas traversé le lac, dit-il.

Elle se pencha sur lui :

– Tu le traverseras demain, dit-elle d'une voix ardente.

– Non, dis-je. Etes-vous folle ?

A mon tour je me penchai sur Antoine.

– Jure-moi que tu n'essaieras plus jamais.

– Oh ! père.

– Jure-le-moi. Au nom de tout ce que j'ai fait pour toi, au nom de ton amour pour moi, jure-le-moi.

– C'est bon, dit-il, je vous le jure.

Il referma les yeux. Béatrice se détourna et sortit lentement de la chambre. Moi, je demeurai près du lit, et longtemps je contemplai les joues lisses, les paupières fraîches, le visage de mon fils chéri. Je l'avais sauvé, mais je n'avais pas pu faire qu'il réussît à traverser le lac. Peut-être Béatrice avait-elle eu raison de pleurer. Je pensai avec une brusque angoisse : Pendant combien de temps encore m'obéira-t-il ?

 

Au pied des cyprès et des ifs, au ras des terrasses roses, l'été tremblait ; il miroitait au creux des vasques de marbre, il bruissait dans les plis des robes de soie et son odeur montait des seins dorés d'Eliane. La voix d'une viole cachée sous les charmilles perça le silence ; au même instant, une gerbe d'eau vive jaillit au milieu de chaque bassin.

– Oh !

Une rumeur courut le long de la balustrade, les femmes battaient des mains. Du cœur de la terre brûlante, les minces fûts de cristal s'élançaient vers le ciel ; les nappes dormantes se ridaient, elles vivaient ; c'était de l'eau liquide et fraîche.

– Oh ! dit Eliane. Elle me soufflait au visage son haleine parfumée : quel magicien vous êtes !

– Eh bien, quoi ? dis-je. Ce sont des jets d'eau.

L'eau tombait en cascade des rocailles, elle gargouillait et riait, et ce rire se répercutait dans mon cœur par petites saccades sèches et dures : des jets d'eau !

– La cascade ! Bianca, regarde la cascade.

Antoine avait posé la main sur l'épaule grasse de la jeune femme ; je regardai son visage brillant de plaisir et le mauvais rire s'éteignit. Mon œuvre, ce n'était pas ces jets d'eau dérisoires : j'avais créé cette vie, cette joie. Antoine était beau, il avait les yeux pailletés de sa mère, et le profil altier des Fosca. Il était moins robuste que les hommes des siècles passés, mais son corps était agile et souple. Il caressait une épaule docile, il souriait au bruit joyeux de l'eau. C'était une belle journée.

– Père, dit-il, ai-je le temps de faire une partie de paume ?

Je souris.

– Qui te mesure ton temps ?

– Mais les envoyés de Rivelles ne nous attendent-ils pas ?

Je regardai l'horizon où le bleu du ciel commençait à fléchir : bientôt il se fondrait avec la terre rose. Je pensai : il a si peu d'étés à vivre ; laissera-t-il perdre ce beau soir ?

– Tu veux vraiment les recevoir avec moi ?

– Bien sûr.

Le jeune visage s'était durci.

– Je vous demanderai même une faveur.

– C'est accordé.

– Laissez-moi les recevoir seul.

Je cueillis une brindille de cyprès et la brisai entre mes doigts.

– Seul ? Pourquoi ?

Antoine rougit.

– Vous dites que vous m'associez au pouvoir. Mais jamais vous ne me permettez de rien décider. N'est-ce qu'un jeu ?

Je serrai les lèvres. Soudain, le ciel sans tache était devenu lourd comme un ciel d'orage. Je dis :

– Tu manques encore d'expérience.

– Dois-je attendre d'avoir deux siècles derrière moi ?

Il y avait dans ses yeux le même feu qui brillait jadis dans les yeux de Tancrède. Je mis la main sur son épaule.

– Je t'abandonnerais volontiers le pouvoir, il me pèse. Mais crois-moi : il ne t'apportera que des soucis.

– C'est justement ce que je souhaite, dit Antoine âprement.

– Moi, je souhaitais ton bonheur, dis-je. Ne possèdes-tu pas tout ce que peut désirer un homme ?

– A quoi bon me l'avoir donné, si vous m'interdisez d'en rien faire ? Père, dit-il d'une voix pressante, jamais vous n'auriez accepté une telle existence. On m'a appris à raisonner, à réfléchir : à quoi bon, si je dois suivre aveuglément vos avis ? Ai-je endurci mon corps seulement pour chasser à courre ?

– Je sais, dis-je. Tu veux que tout cela serve.

– Oui.

Comment lui dire : on ne sert jamais à rien. Les palais, les aqueducs, les maisons neuves, les châteaux, les villes conquises, tout cela n'est rien. Il ouvrirait ses yeux étoilés, il dirait : je vois ces choses, elles existent. Peut-être que pour lui elles existaient. Je jetai sur le sol la brindille brisée. Tout mon amour ne lui servait à rien.

– Ce sera comme tu voudras, dis-je.

Son visage s'épanouit.

– Merci, père !

Il partit en courant. Son pourpoint blanc brillait contre la verdure noire des ifs. Voilà qu'il voulait tenir sa vie entre ses propres mains, ses mains neuves et maladroites ; mais pouvait-on enfermer cette vie dans une serre pour la cultiver sans danger ? Etouffée, ligotée, elle perdrait son éclat et son parfum. Il enjamba l'escalier en trois bonds et disparut dans la maison ; il traversait les vestibules de marbre, mais moi je ne le voyais plus. Je pensai : « Un jour tout sera pareil, mais il ne sera plus nulle part. » Il y aurait les mêmes arbres sombres, sous le même ciel, le même vain murmure de rires et d'eau, et ni sur la terre, ni sur le ciel, ni sur l'eau, Antoine n'aurait laissé le plus léger sillage.

Eliane se rapprocha de moi et prit mon bras.

– Descendons à la cascade.

– Non.

Je lui tournai le dos et je marchai vers la villa. J'avais besoin de voir Béatrice ; à elle seule je pouvais parler et sourire sans penser aussitôt qu'un jour elle mourrait.

Je poussai la porte de la bibliothèque ; assise au bout de la table de chêne, elle lisait ; je regardai en silence son profil attentif ; elle lisait et je n'existais pas pour elle. Sa robe unie, sa peau lisse, ses cheveux noirs semblaient durs et glacés comme une armure. Je m'approchai :

– Toujours en train de lire ?

Elle leva les yeux sans surprise ; c'était difficile de la prendre au dépourvu.

– Il y a tant de livres.

– Trop et trop peu.

Des milliers de manuscrits étaient entassés sur les rayons ; des questions, des problèmes ; il faudrait attendre des siècles avant de connaître les réponses. Pourquoi s'obstinait-elle dans cette quête sans espoir ?

– Vos yeux sont tirés. Vous auriez mieux fait de venir admirer mes jets d'eau.

– J'irai cette nuit quand le jardin sera désert.

Elle lissa du plat de la main la page du manuscrit. Elle attendait que je m'éloigne et je ne trouvais rien à lui dire. Pourtant elle avait besoin de secours, et j'aurais pu l'aider mieux que tous ces livres inachevés. Mais comment lui donner ce qu'elle s'obstinait à ne pas demander ?

– Ne voulez-vous pas laisser vos livres ? J'ai quelque chose à vous montrer.

Pour finir, c'était toujours moi qui demandais.

Elle se leva sans répondre et sourit, un bref sourire qui n'éclairait pas ses yeux. Ses traits étaient si durs, son visage si maigre, que tout le monde la trouvait laide. Antoine la trouvait laide. Nous traversâmes en silence de longs corridors et j'ouvris une porte.

– Regardez.

La pièce sentait la poussière et le gingembre, une odeur de passé insolite dans cette villa neuve. Les stores étaient baissés, et dans la lumière jaune baignaient des coffres cloutés, des tapis roulés en cylindres, des monceaux de soieries et de brocarts.

– C'est une cargaison qui vient de Chypre, dis-je. Elle est arrivée ce matin.

J'ouvris un coffre et il y eut un scintillement de métal et de pierreries.

– Choisissez.

– Quoi ? dit-elle.

– Tout ce qui vous plaira. Regardez ces ceintures, ces colliers. Vous n'aimeriez pas une robe taillée dans cette soie rouge ?

Elle plongea sa main dans le coffre et fit cliqueter les bijoux et les armes damasquinées.

– Non, dit-elle, je ne veux rien.

– Vous seriez belle avec ces bijoux.

Elle rejeta avec mépris le collier qu'elle tenait dans sa main.

– Ne voulez-vous pas plaire ? dis-je.

Une lueur passa dans ses yeux :

– Je veux plaire telle que je suis.

Je fermai le coffre. Elle avait raison. A quoi bon ? Telle qu'elle était, avec sa toilette sage, son visage sans fard, ses cheveux serrés dans une résille, c'est juste ainsi que je la chérissais.

– Alors, choisissez un de ces tapis pour votre chambre.

– Je n'en ai pas besoin.

– De quoi a-t-on besoin ? dis-je avec impatience.

– Je n'aime pas le luxe, dit-elle.

Je saisis son bras. J'avais envie d'enfoncer mes ongles dans sa chair. Vingt-deux ans ! Et elle jugeait, elle décidait, elle se sentait chez elle dans le monde comme si elle l'eût habité depuis des siècles. Elle me jugeait.

– Venez, dis-je.

Je la menai sur la terrasse. La chaleur s'était adoucie, les jets d'eau chantaient.

– Moi non plus je n'aime pas le luxe, dis-je. C'est pour Antoine que j'ai fait construire cette villa.

Béatrice appuya ses mains contre la pierre chaude de la balustrade :

– C'est trop grand.

– Pourquoi trop grand ? Il n'y a pas de mesure.

– C'est de l'argent gaspillé.

– Et pourquoi ne pas gaspiller l'argent ? Que croyez-vous qu'on puisse en faire ?

– Vous n'avez pas toujours pensé ainsi, dit-elle.

– En effet, dis-je.

J'avais prêté de l'argent aux drapiers, les bourgeois de Carmona avaient amassé des fortunes ; et les uns travaillaient aussi âprement qu'autrefois afin de s'enrichir davantage, les autres gaspillaient leur vie en débauches stupides. Jadis les mœurs de Carmona étaient austères et pures ; à présent des rixes éclataient chaque nuit, des maris vengeaient par le poignard leurs femmes violentées, des pères leurs filles ravies ; et ils avaient eu tant d'enfants que ceux-ci étaient devenus pauvres à leur tour. J'avais fait bâtir des hôpitaux et les gens vivaient plus vieux que jadis : ils finissaient toujours par mourir. Il y avait deux cent mille habitants maintenant dans Carmona, et les hommes n'étaient ni plus heureux, ni meilleurs qu'autrefois. Ils étaient plus nombreux, mais chacun demeurait seul avec ses joies et ses peines. Carmona était exactement aussi pleine lorsque ses vieux remparts n'enfermaient que vingt mille habitants.

Je dis brusquement :

– Dites-moi : deux cent mille hommes, est-ce mieux que vingt mille ? A qui cela profite-t-il ?

Elle réfléchit.

– Quelle drôle de question, dit-elle.

– Pour moi, c'est ainsi que la question se pose.

– Ah ! pour vous, peut-être, dit-elle.

Elle regardait vaguement l'horizon, elle était très loin de moi, et je sentais dans ma bouche ce goût amer que je n'avais connu qu'auprès d'elle. Un essaim de taches blondes dansait dans l'air ; j'aurais aimé penser : elle est juste pareille à ces insectes d'un soir ; mais elle était aussi vivante, aussi réelle que moi-même ; pour elle, son existence éphémère pesait plus lourd que mon propre destin. Longtemps nous regardâmes en silence la cascade, le rideau immobile et fuyant qui tombait des rocailles et où bondissaient des lambeaux d'écume blanche ; toujours la même écume, et toujours différente.

Soudain Antoine apparut en haut du perron ; dans les yeux de Béatrice une flamme s'alluma ; pourquoi était-ce lui qu'elle regardait avec cette ardeur ? Il ne l'aimait pas.

– Que voulaient ces émigrés ? dis-je.

Antoine me regarda d'un air grave, quelque chose frémit dans sa gorge.

– Ils veulent que nous les aidions à s'emparer de Rivelles.

– Ah ! Qu'as-tu répondu ?

– J'ai juré que Rivelles serait à nous avant un mois.

Il y eut un silence.

– Non, dis-je. Nous ne recommencerons pas ces guerres.

– Ainsi, c'est vous qui décidez, dit Antoine avec violence. Dites la vérité : jamais je ne gouvernerai Carmona ?

Je regardai le ciel immobile. Le temps s'était arrêté. Il avait tiré son poignard et je l'avais tué ; et celui-ci souhaitait ma mort.

– Veux-tu que le premier acte de ton règne soit une guerre ?

– Ah, dit Antoine. Combien de temps nous faudra-t-il croupir dans votre paix ?

– Il m'a fallu bien du temps et bien des soins pour conquérir cette paix, dis-je.

– Et à quoi sert-elle ?

Les jets d'eau chantaient leur chanson stupide. S'ils ne réjouissaient plus le cœur d'Antoine, à quoi servaient-ils ?

– Nous vivons en paix, reprit Antoine. Et toute notre histoire tient dans ces mots. Les révolutions de Milan, les guerres de Naples, les révoltes des villes de Toscane, nous ne sommes mêlés à rien. Tout se passe à travers l'Italie comme si Carmona n'existait plus. A quoi bon nos richesses, notre culture, notre sagesse, si nous restons plantés sur notre rocher comme un gros champignon ?

– Je sais, dis-je.

Il y avait longtemps que je savais.

– Et à quoi servira la guerre ?

– Pouvez-vous le demander ? dit Antoine. Nous posséderons un port et les routes de la mer. Carmona sera l'égale de Florence.

– Rivelles a été à nous autrefois, dis-je.

– Mais cette fois-ci nous la garderons.

– Les Manzoni sont puissants, dis-je. Les émigrés ne trouveront pas de complicité dans Rivelles.

– Ils comptent sur l'appui du duc d'Anjou, dit Antoine.

Le sang me monta au visage.

– Nous n'allons pas appeler les Français chez nous.

– Pourquoi ? D'autres les ont appelés autrefois. On les appellera encore, et peut-être contre nous.

– Et c'est pourquoi bientôt il n'y aura plus d'Italie, dis-je.

Je mis ma main sur l'épaule d'Antoine.

– Nous ne sommes plus aussi forts qu'aux siècles passés. Ces pays que nous appelions barbares sont en train de grandir et de se fortifier ; la France et l'Allemagne convoitent nos richesses. Crois-moi, notre seul salut est dans l'union, dans la paix. Si nous voulons que l'Italie résiste aux invasions qui la menacent, il nous faut consolider notre alliance avec Florence, nous liguer avec Venise et Milan, nous appuyer sur les milices suisses. Si chaque ville s'obstine dans ses ambitions égoïstes, l'Italie est perdue.

– Vous avez expliqué cela cent fois, dit Antoine d'un ton buté.

Il ajouta avec colère :

– Mais nous ne restons les alliés de Florence qu'à condition de végéter dans l'ombre.

– Qu'importe ? dis-je.

– Vous vous résignez à cela, vous qui avez tant fait pour la gloire de Carmona ?

– La gloire de Carmona compte peu à côté du salut de l'Italie.

– Je me moque de l'Italie, dit Antoine. C'est Carmona ma patrie.

– C'est une ville parmi d'autres, dis-je. Il y a tant de villes !

– Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?

– Je le pense.

– Alors, comment osez-vous gouverner ? dit Antoine avec feu. Qu'avez-vous à faire avec nous ? Vous êtes un étranger dans votre ville.

Je le dévisageai en silence. Un étranger. Il disait vrai. Je n'étais plus d'ici. Pour lui, Carmona était à la mesure de son cœur mortel, il l'aimait. Je n'avais pas le droit de l'empêcher d'accomplir son destin d'homme, ce destin sur lequel je ne pouvais rien.

– Tu as raison, dis-je. A partir de ce jour, c'est toi qui régneras sur Carmona.

Je pris le bras de Béatrice et je l'entraînai vers la cascade. Derrière moi, Antoine appela d'une voix incertaine : « Père ! » mais je ne me retournai pas. Je m'assis à côté de Béatrice sur un banc de pierre.

– Je suppose que cela devait arriver, dis-je.

– Je comprends Antoine, dit-elle d'un ton de défi.

– Vous l'aimez ? dis-je brusquement.

Ses paupières battirent.

– Vous le savez bien.

– Béatrice, dis-je. Il ne vous aimera jamais.

– Mais moi je l'aime.

– Oubliez-le. Vous n'êtes pas faite pour souffrir.

– Je n'ai pas peur de souffrir.

– Quel orgueil stupide ! dis-je avec colère.

Il réclamait des soucis ; elle aimait la souffrance. Quel démon les possédait ?

– Resterez-vous toujours cette petite fille qui ne se plaisait qu'aux jeux défendus ? Pourquoi faut-il que vous demandiez la seule chose qu'on ne peut pas vous donner ?

– Je ne demande rien.

– Vous avez tout, dis-je. Ce monde est si vaste ; et si vous vouliez, il serait à vous.

– Je n'ai besoin de rien.

Elle se tenait toute droite, un peu raide, les mains posées à plat sur ses genoux, et je pensais qu'en vérité elle n'avait besoin de rien ; comblée, déçue, elle demeurerait toujours elle-même.

Je saisis son poignet et elle me regarda avec étonnement.

– Oubliez Antoine. Devenez ma femme. Est-ce que vous ne savez pas que je vous aime ?

– Vous ?

– Me croyez-vous incapable d'aimer ?

Elle retira sa main.

– Je ne sais pas.

– Pourquoi avez-vous horreur de moi ? dis-je.

– Je n'ai pas horreur de vous.

– Je vous fais peur ? Vous me prenez pour le diable.

– Non. Vous n'êtes pas le diable, je ne crois pas au diable.

Elle hésitait.

– Alors ?

– Vous n'êtes pas un homme, dit-elle avec une brusque violence.

Elle me regarda fixement.

– Vous êtes un mort.

Je la saisis aux épaules, j'aurais voulu la broyer. Et soudain, je me vis au fond de ses yeux : mort. Mort comme les cyprès sans hiver et sans fleur. Je la lâchai et je m'éloignai sans rien dire. Elle resta immobile sur son banc de pierre ; elle songeait à Antoine qui songeait à sa guerre. Et moi de nouveau j'étais seul.

Quelques semaines plus tard, Antoine, aidé par les armées du duc d'Anjou, s'empara de Rivelles ; il fut blessé en montant à l'assaut ; tandis que des fêtes s'organisaient à Carmona pour célébrer la victoire, je me rendis à Villana où on l'avait transporté. Je le trouvai dans son lit, blanc, la peau collée aux os ; il avait un trou dans le ventre.

– Père, dit-il en souriant, êtes-vous fier de moi ?

– Oui, dis-je.

Je souriais aussi mais il y avait un volcan qui crachait dans ma poitrine des laves brûlantes. Juste un trou dans le ventre ; et vingt ans de soins, vingt ans d'espoir et d'amour étaient anéantis.

– Sont-ils fiers de moi à Carmona ?

– Jamais il n'y aura eu à travers toute l'Italie de fêtes plus belles que celles qui vont célébrer ta victoire.

– Si je meurs, dit-il, cachez ma mort jusqu'à ce que les fêtes soient achevées. C'est si beau une fête !

– Je te le promets, dis-je.

Il ferma les yeux d'un air heureux. Il mourait glorieux, comblé ; comme si sa victoire eût été une vraie victoire, comme si le mot de victoire avait un sens. Pour lui l'avenir était sans menaces : il n'y avait plus d'avenir ; il mourait, ayant fait ce qu'il voulait faire, il était à jamais un héros triomphant.

« Et moi je n'en aurai jamais fini », pensais-je en regardant le ciel incandescent.

J'avais tenu ma promesse ; seule Béatrice savait qu'Antoine était mort. Ignorant et joyeux, le peuple criait : « Vive Carmona ! Vive Antoine Fosca ! » Pendant trois jours des cortèges avaient parcouru les rues de la ville, des tournois s'étaient déroulés sur la grand-place, dans trois églises de la ville on avait joué des mystères. A San Felice, pendant la représentation du mystère de la Pentecôte, des flammèches qui figuraient les langues de feu du Saint-Esprit étaient tombées sur les tentures et à présent l'église brûlait ; mais le peuple regardait avec indifférence les lueurs de l'incendie. Ils chantaient, ils dansaient. Des girandoles de lumières éclairaient la place aux façades tendues de drap d'or. Des feux de bengale ensanglantaient les statues de marbre.

– Ne va-t-on pas arrêter l'incendie ? dit Eliane.

Elle était debout près de moi, sur le balcon ; le collier d'or et de rubis que je lui avais donné parait sa gorge ambrée.

– C'est fête, dis-je. Et il y a bien assez d'églises dans Carmona.

On avait mis trente ans à la construire ; en une nuit, elle serait consumée. Qui s'en souciait ?

Je rentrai dans le grand salon illuminé. Vêtus de brocart, étincelants de bijoux, hommes et femmes dansaient. Les émigrés de Rivelles et les envoyés des villes conquises se tenaient assis sous un dais autour des ambassadeurs du duc d'Anjou. Les Français parlaient avec des voix rudes, et les autres riaient servilement. Au milieu des danseurs, j'aperçus Béatrice. Elle portait une robe de soie rouge et dansait avec un gentilhomme français. Quand la musique s'arrêta, je marchai vers elle.

– Béatrice !

Elle me sourit avec défi.

– Je vous croyais dans votre chambre.

– Vous voyez, je suis descendue.

– Vous dansez !

– Ne dois-je pas fêter moi aussi le triomphe d'Antoine ?

– Le beau triomphe, dis-je. Les vers sont en train de lui manger le ventre.

Elle dit à voix basse :

– Taisez-vous.

Son visage brillait comme une braise.

– Vous avez la fièvre, dis-je. Pourquoi vous torturez-vous ? Allez-vous donc pleurer ?

– Il est mort vainqueur.

– Vous êtes aussi aveugle que lui. Regardez-les.

Je lui désignai les Français aux visages insolents, aux mains grossières, qui remplissaient la pièce de leurs rires sans retenue.

– Voilà les vrais vainqueurs.

– Eh bien ? ce sont nos alliés.

– De trop puissants alliés. Le port de Rivelles va leur servir de base pour une expédition contre Naples. Et quand ils auront pris Naples...

– Nous pourrons vaincre aussi les Français, dit Béatrice.

– Non, dis-je.

Il y eut un long silence et elle dit :

– Je voudrais vous demander une faveur.

Je regardai son petit visage meurtri :

– C'est la première fois...

– Laissez-moi partir d'ici.

– Où iriez-vous ?

– J'irai vivre avec ma mère.

– Laver du linge tous les jours et soigner des vaches ?

– Pourquoi non ? Je ne veux pas rester ici.

– Ma présence vous est si insupportable ?

– J'aimais Antoine.

– Il est mort sans se soucier de vous, dis-je durement. Oubliez-le.

– Non, dit-elle.

– Rappelez-vous votre enfance, dis-je. Comme vous aimiez vivre.

– Justement.

– Restez ici. Tout ce que vous désirerez, je vous le donnerai.

– Je désire partir.

– Ah, tête de mule ! dis-je. Quelle vie aurez-vous là-bas ?

– Une vie, dit-elle. Est-ce que vous ne comprenez pas qu'on ne peut pas respirer près de vous ? Vous tuez tous les désirs. Vous donnez, vous donnez ; mais vous ne donnez jamais que des hochets. C'est peut-être pour cela qu'Antoine a choisi de mourir : vous ne lui aviez pas laissé d'autre manière de vivre.

– Allez-vous-en chez votre mère, dis-je avec colère. Et mourez-y toute vivante.

Je tournai les talons et marchai vers les ambassadeurs. L'envoyé du duc d'Anjou s'approcha de moi.

– Quelle fête magnifique !

– C'est une fête, dis-je.

Je me rappelais les vieux murs que recouvrait de loin en loin une sèche tapisserie. Catherine brodait, vêtue d'une robe de laine. A présent la pierre disparaissait sous les tentures de soie, sous les glaces ; hommes et femmes étaient vêtus de soie et d'or ; mais les cœurs restaient inassouvis ; Eliane regardait Béatrice avec haine, et les autres femmes enviaient le collier d'Eliane ; les maris regardaient d'un œil jaloux leurs femmes qui dansaient au bras des étrangers ; ils étaient tous rongés d'ambition, de dégoût, de rancune, indifférents au faste quotidien.

– Je ne vois plus l'ambassadeur de Florence, dis-je.

– Un messager est venu lui remettre un pli, dit Jacques d'Attigny ; il l'a lu et aussitôt il a quitté la salle.

– Ah, dis-je. C'est la guerre.

Je m'avançai sur le balcon. Des fusées éclataient au ciel, et San Felice brûlait toujours. Le peuple dansait. Ils dansaient parce que Carmona avait remporté une grande victoire et que la guerre était finie. La guerre commençait. Les Florentins exigeaient que je rende Rivelles aux Manzoni ; les Français me l'interdisaient. Vaincre Florence avec le secours des Français, c'était leur donner la Toscane ; lutter contre eux, c'était ruiner Carmona, et en faire une proie pour Florence. Quel joug choisir ? Antoine était mort pour rien.

Des visages s'étaient levés vers moi. La rumeur de la foule devint une voix : « Vive le comte Fosca ! » Ils m'acclamaient et Carmona était perdue.

Je serrai la barre de fer entre mes mains. Combien de fois m'étais-je tenu sur ce balcon, dans l'orgueil, dans la joie, dans l'horreur ? A quoi bon tant de passion, tant de craintes, et tant d'espoir ? Soudain plus rien n'avait d'importance, ni la paix ni la guerre n'avaient plus aucune importance. La paix : Carmona continuerait à végéter sous le ciel comme un champignon géant ; la guerre : ce que les hommes avaient construit serait détruit pour être reconstruit demain. De toute façon, tous ces gens qui dansaient mourraient bientôt, d'une mort inutile comme leur vie. San Felice flambait. J'avais mis Antoine au monde et il était sorti du monde. Rien n'aurait été changé sur terre si je n'avais pas existé.

– Le moine avait-il raison ? pensais-je. Ne peut-on rien faire ? Mes mains se crispèrent. J'existais pourtant. J'avais une tête, deux bras et l'éternité devant moi.

– Oh ! Dieu, dis-je.

Je frappai mon front avec mon poing. Je peux sûrement ; je peux quelque chose. Mais où ? mais quoi ? Je comprenais ces tyrans qui font brûler une ville ou qui décapitent tout un peuple pour se prouver leur pouvoir : mais ils ne tuent jamais que des hommes déjà condamnés à mort, ils ne détruisent que de futures ruines.

Je me retournai ; Béatrice était debout contre le mur, elle regardait le vide avec des yeux fixes. Je marchai vers elle.

– Béatrice, dis-je. Je viens de me jurer que vous serez ma femme.

– Non, dit-elle.

– Je vous jetterai dans un cachot, et vous y resterez jusqu'à ce que vous ayez consenti.

– Vous ne ferez pas cela.

– Vous me connaissez mal, dis-je. Je le ferai.

Elle recula et dit d'une voix qui tremblait :

– Vous disiez que vous vouliez mon bonheur.

– Je le veux et je le ferai malgré vous. J'ai laissé Antoine maître de sa vie, et il l'a perdue ; il est mort pour rien. Je ne recommencerai pas une pareille faute.

 

La guerre recommença. Trop faible pour engager une lutte contre mes puissants alliés, je dus refuser de rendre Rivelles et les Florentins mirent aussitôt le siège devant plusieurs châteaux situés à la limite de mes territoires. Ils prirent par surprise quelques places fortes, et par surprise nous attirâmes leurs capitaines dans quelques embuscades. Il y avait des Français qui servaient dans mon armée et les Florentins avaient engagé huit cents Stradiotes : les combats étaient plus sanglants que jadis car ces soldats étrangers ne demandaient et ne faisaient pas de quartier ; mais les résultats demeuraient aussi incertains ; au bout de cinq ans, il ne semblait pas que Florence ait quelque chance d'en finir jamais avec nous, ni Carmona de se délivrer d'elle.

– Cela peut durer encore vingt ans, dis-je.

Et il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu.

– Vingt ans, dit Béatrice.

Elle était assise à côté de moi, dans mon cabinet de travail, et elle regardait le soir par la fenêtre ; ses mains étaient posées à plat sur ses genoux. Il y avait une alliance à son doigt, mais jamais mes lèvres n'avaient touché ses lèvres. Vingt ans... Elle ne pensait pas à la guerre. Elle pensait : dans vingt ans j'aurai presque cinquante ans. Je me levai, je tournai le dos à la fenêtre, je ne pouvais plus supporter la couleur de ce crépuscule.

– Vous entendez ? dit-elle.

– Oui.

J'entendais la femme qui chantait sur la route, et j'entendais aussi clapoter dans le cœur de Béatrice cette même eau fade qui gonflait mon cœur.

– Béatrice ! dis-je brusquement. Est-il vraiment impossible que vous m'aimiez ?

– Ne parlons pas de cela, dit-elle.

– Tout serait changé si vous m'aimiez.

– Voilà bien longtemps que je ne vous déteste plus.

– Mais vous ne m'aimez pas, dis-je.

Je me plantai devant le grand miroir terni. Un homme dans la force de l'âge, avec un dur visage sans ride ; jamais ce corps musclé ne connaissait la fatigue ; j'étais plus grand et plus robuste que les hommes de ce temps.

– Suis-je un tel monstre ? dis-je.

Elle ne répondit pas. Je m'assis à ses pieds.

– Il me semble pourtant qu'il y a une entente entre nous. Il me semble que je vous comprends et que vous me comprenez.

– Mais oui, dit-elle.

Du bout des doigts, elle effleura mes cheveux.

– Alors ? Que me manque-t-il ? Ce que vous aimiez chez Antoine, ne le trouvez-vous pas chez moi ?

Elle retira sa main.

– Non.

– Je sais. Il était beau, généreux, courageux et fier. N'ai-je aucune de ces vertus ?

– Vous semblez les avoir...

– Je semble... Suis-je un imposteur ?

– Ce n'est pas votre faute, dit-elle. Maintenant j'ai compris que ce n'était pas votre faute, et je ne vous déteste plus.

– Expliquez-vous.

– A quoi bon ? dit-elle.

– Je veux savoir.

– Quand Antoine plongeait dans un lac, quand il montait le premier à l'assaut, je l'admirais parce qu'il risquait sa vie ; mais vous, qu'est-ce que votre courage ? J'aimais sa générosité : vous donnez sans compter vos richesses, votre temps, vos peines, mais vous avez tant de millions de vies à vivre que ce que vous sacrifiez n'est jamais rien. J'aimais aussi sa fierté ; un homme pareil à tous les autres, et qui choisit d'être lui-même, c'est beau ; vous, vous êtes un être exceptionnel, et vous le savez ; cela ne me touche pas.

Elle parlait d'une voix nette, sans haine et sans pitié, et à travers ses mots, j'entendis soudain une voix du passé, une voix longtemps oubliée qui disait avec angoisse : « Ne bois pas ! »

– Ainsi, dis-je, rien de ce que je fais, rien de ce que je suis n'a de prix à vos yeux parce que je suis immortel ?

– Oui, c'est cela, dit-elle.

Elle mit la main sur mon bras.

– Ecoutez cette femme qui chante. Est-ce que son chant serait si émouvant si elle ne devait pas mourir ?

Je dis :

– C'est donc une malédiction ?

Elle ne répondit pas ; il n'y avait rien à répondre : c'était une malédiction.

Brusquement je me relevai et je pris Béatrice dans mes bras.

– Et pourtant je suis là, dis-je. Je suis vivant, je vous aime et je souffre. Dans toute l'éternité plus jamais je ne vous rencontrerai, plus jamais ce ne sera vous.

– Raymond, dit-elle.

Cette fois il y avait de la pitié dans sa voix et peut-être de la tendresse.

– Essayez de m'aimer, dis-je. Essayez.

Je la serrai contre moi et je la sentis qui s'abandonnait dans mes bras. J'écrasai ma bouche sur sa bouche ; ses seins frémissaient contre ma poitrine ; sa main glissa le long de ses hanches.

– Non, dit-elle, non.

– Je t'aime, dis-je. Je t'aime comme un homme aime une femme.

– Non.

Elle tremblait ; elle se dégagea et murmura :

– Pardonnez-moi.

– Pourquoi ? dis-je.

– Votre corps me fait peur. Il est d'une autre espèce.

– Il est de chair comme le vôtre.

– Non.

Des larmes lui montaient aux yeux.

– Vous ne comprenez pas ? Je ne peux pas supporter d'être caressée par des mains qui ne pourriront jamais. Cela me fait honte.

– Dites plutôt que cela vous fait horreur.

– C'est la même chose, dit-elle.

Je regardai mes mains ; des mains maudites. Je comprenais.

– C'est à vous de me pardonner, dis-je. En deux cents ans je n'avais encore rien compris. Je sais maintenant. Béatrice, vous êtes libre ; si vous voulez partir d'ici, partez ; si jamais vous aimez un homme, aimez-le sans remords.

Je répétais :

– Vous êtes libre.

– Libre ? dit-elle.

 

Pendant dix ans encore, les incendies, les pillages, les massacres ravagèrent nos frontières. Au bout de ce temps, le roi de France Charles VIII descendit en Italie pour revendiquer la succession du royaume de Naples ; Florence lui ayant accordé son alliance, il s'interposa comme médiateur entre elle et nous, nous gardâmes Rivelles à condition de payer en échange à notre ennemie un lourd tribut.

Depuis des années, j'étais contraint de subir la protection des Français ; mais c'est avec désespoir que je vis l'Italie soumise à leur tyrannie et livrée à tous les désordres de la guerre civile et de l'anarchie. « C'est ma faute », me disais-je amèrement. Si j'avais jadis abandonné Carmona aux Génois, Gênes eût sans doute réussi à dominer toute la Toscane et les invasions étrangères se fussent brisées contre cette barrière. C'était mon ambition bornée, c'était l'ambition de chaque petite cité qui avait empêché l'Italie de se constituer en une seule nation comme avaient fait la France et l'Angleterre, comme venait de le faire l'Espagne.

– Il est encore temps, me disait avec ardeur Varenzi.

C'était un célèbre érudit, auteur d'une Histoire des citésitaliennes, qui était venu à Carmona me supplier de sauver notre malheureux pays ; il me conjurait de travailler à unir les Etats d'Italie en une vaste confédération dont j'administrerais les intérêts. Il avait d'abord mis ses espoirs dans Florence ; mais le puissant parti des Pénitents, fanatisé par Savonarole, ne comptait sur d'autres forces que celle des prières et ne priait que pour la gloire égoïste de sa ville. Alors Varenzi s'était tourné vers moi. Si faible que fût Carmona, diminuée par quinze ans de guerre, ses plans ne me semblaient pas chimériques : dans l'état d'anarchie et d'incertitude où était plongée l'Italie, il suffisait d'un homme résolu pour changer la face de son destin. Lorsque Charles VIII se résigna à abandonner Naples, et à repasser les Alpes, je me décidai à agir. Ayant assuré mon alliance avec Florence par l'exactitude avec laquelle je lui payais les subsides promis, j'ouvris des négociations avec Venise. Mais le duc de Milan eut vent de mes projets. Redoutant la puissance d'une ligue dont il n'eût pas été le chef, il envoya des ambassadeurs à son neveu Maximilien, roi des Romains ; il l'invita à venir prendre à Milan la couronne de Lombardie, et à Rome celle de l'Empire, afin de rétablir dans toute l'Italie l'ancienne autorité des empereurs. Il fit pression sur Venise, menaçant de se jeter dans les bras du roi de France que l'on croyait alors prêt à repasser les Alpes. Et les Vénitiens finirent par envoyer de leur côté des ambassadeurs à Maximilien, lui promettant un subside.

Maximilien entra en Italie et tous les petits peuples de Toscane se déclarèrent ses alliés, espérant qu'il mettrait fin à l'hégémonie de Florence et de Carmona. Il alla mettre le siège devant Livourne qu'il attaqua par terre et par mer. A cette nouvelle, Carmona fut plongée dans une horrible angoisse. La haine de nos voisins envieux, la méfiance du duc de Milan ne nous laissaient aucune chance de garder notre indépendance au cas où Maximilien parviendrait à se rendre maître de l'Italie. Or, Livourne prise, toute la Toscane était en son pouvoir. Les Florentins avaient envoyé dans le port une bonne garnison et une nombreuse artillerie, ils l'avaient fortifié récemment par des ouvrages nouveaux. Mais Maximilien était soutenu par la flotte vénitienne et par l'armée milanaise. Quand nous apprîmes que quatre cents chevaux et autant de fantassins allemands s'étaient avancés dans la Maremme, au-delà de Cicina, qu'ils s'étaient emparés de la grosse bourgade de Balghein, sa victoire parut assurée. Notre seul espoir, c'était que le corps de soldats et les six mille muids de blé promis par Charles VIII à la seigneurie de Florence lui fussent expédiés sans retard. Mais nous avions appris depuis longtemps à ne pas nous fier aux paroles françaises.

– Dire que notre sort est en train de se jouer et qu'il se joue sans nous ! dis-je.

Le front collé à la vitre, je guettais au tournant de la route l'arrivée d'un messager.

– N'y pensez plus, dit Béatrice. Cela ne sert à rien d'y penser.

– Je sais, dis-je. Mais on ne peut pas s'empêcher de penser.

– Oh ! si, dit-elle. Grâce au Ciel, on peut !

Je regardai sa nuque penchée, sa nuque grasse. Elle était assise devant une table couverte de pinceaux, de poudres et de feuilles de parchemin. Elle avait gardé ses beaux cheveux noirs, mais ses traits s'étaient empâtés, sa taille alourdie ; le feu de ses yeux s'était éteint. Tout ce qu'un homme peut donner à une femme, je le lui avais donné, et elle passait ses journées à enluminer des manuscrits.

– Laissez ces pinceaux, dis-je brusquement.

Elle leva la tête et me regarda avec surprise.

– Venez donc avec moi au-devant des messagers, dis-je. Cela vous fera du bien de prendre l'air.

– Il y a trop longtemps que je ne suis pas montée sur un cheval, dit-elle.

– Justement. Vous ne sortez jamais.

– Je suis bien ici.

Je fis quelques pas à travers la chambre.

– Pourquoi avez-vous choisi de vivre ainsi ? dis-je.

Elle dit d'une voix lente :

– Ai-je choisi ?

– Je vous ai laissé toute votre liberté, dis-je vivement.

– Mais je ne vous reproche rien, dit-elle.

Elle se pencha de nouveau sur ses enluminures.

– Béatrice, dis-je, depuis la mort d'Antoine, vous n'avez plus jamais aimé ?

– Non.

– A cause d'Antoine ?

Il y eut un silence et elle dit :

– Je ne sais pas.

– Pourquoi ?

– Je suppose que je n'étais pas capable d'aimer.

– Est-ce ma faute ?

– Pourquoi vous tourmentez-vous ? dit-elle.

Vous pensez trop. Vous pensez beaucoup trop.

Elle me sourit soudain.

– Je ne suis pas malheureuse, dit-elle d'une voix gaie.

De nouveau, j'appuyai mon front à la vitre, essayant de ne pas penser : son destin s'est décidé sans elle ; mon destin se décide sans moi. Mais je ne savais pas encore m'empêcher de penser. Peut-être Maximilien était-il déjà à Livourne... Je quittai brusquement la chambre, j'enfourchai mon cheval, je galopai jusqu'au carrefour. Il y avait toute une foule qui s'était portée là, à pied, ou à cheval ; assis au bord des fossés, ils fixaient avidement la route qui venait de la mer. Je dépassai le carrefour, je fonçai sur la route. Lorsque je rencontrai le messager, il m'apprit que Castagneto s'était rendue et que Billona se préparait à se rendre.

Personne ne soupa ce soir-là, Béatrice et Varenzi s'enfermèrent avec moi dans mon cabinet de travail, et de nouveau nous guettâmes le galop des chevaux. Il me semblait n'avoir plus rien à faire sur terre, qu'à demeurer immobile, le front collé à une vitre, épiant une route vide.

– Ce soir, Livourne sera prise, dis-je.

– Quel vent ! dit Varenzi d'une voix sombre.

Les cimes des arbres s'agitaient avec rage ; le vent soulevait sur la route des tourbillons de poussière, et le ciel était de plomb.

– La mer est grosse, reprit-il.

– Oui, dis-je. Nous ne pouvons attendre aucun secours.

La route était vide. Là-bas, les routes étaient couvertes de lansquenets dont les plumes volaient au vent et qui s'avançaient vers Livourne, massacrant tous les habitants des bourgs qu'ils traversaient ; les canons allemands bombardaient le port. La mer démontée était vide comme la route.

– Il donnera Carmona au duc de Milan, dis-je.

– Une pareille ville ne peut pas mourir, dit Béatrice avec ardeur.

– Elle est déjà morte, dis-je.

J'étais le chef de cette ville et mes mains pendaient impuissantes le long de mon corps. Là-bas, des canons étrangers bombardaient une ville étrangère ; chaque boulet atteignait Carmona au cœur et elle ne pouvait rien faire pour se défendre.

La nuit tomba. Nous ne pouvions plus distinguer la route, ni reconnaître aucun bruit à travers le hurlement du vent ; je ne regardais plus la fenêtre ; je regardais la porte par où apparaîtrait le messager, j'épiais le bruit de son pas. Mais la nuit passait, et la porte ne s'ouvrait pas. Béatrice avait croisé les mains sur sa poitrine, et la tête droite, elle dormait avec noblesse. Varenzi méditait. Ce fut une longue nuit. Le temps restait immobile au fond du sablier bleu que nulle main ne retournait.

Je me rappelais toutes ces années, ces deux siècles, où j'avais lutté pour Carmona. Je croyais tenir son destin entre mes mains ; je la défendais contre Florence, contre Gênes, je m'inquiétais des desseins de la Seigneurie, j'épiais Sienne et Pise, j'envoyais des espions à Milan ; et je ne me souciais pas des guerres qui se déroulaient entre la France et l'Angleterre, ni des événements de la cour de Bourgogne, ni des démêlés entre les électeurs allemands ; je ne soupçonnais pas que ces batailles lointaines, ces disputes, ces traités aboutiraient pour moi à cette nuit d'impuissance et d'ignorance, et que le destin de Carmona se décidait à travers le monde tout entier. Il se décidait à cette heure sur la mer démontée, dans le camp allemand, parmi la garnison florentine, et de l'autre côté des Alpes, dans le cœur léger et traître du roi de France. Et rien de ce qui se passait à Carmona ne concernait plus Carmona. Quand l'aube naquit, toute crainte comme tout espoir étaient morts en moi ; aucun miracle ne pouvait plus me donner la victoire : Carmona ne m'appartenait plus ; et dans la honte de l'attente inutile, j'avais cessé de m'appartenir à moi-même.

Ce fut vers midi seulement qu'un cavalier déboucha au tournant de la route : Livourne était sauvée. Malgré le gros temps, une flotte française de six vaisseaux et de deux galions, chargés de blé et de soldats, était arrivée dans le port ; la vitesse du vent ayant obligé les flottes génoise et vénitienne à se mettre à couvert dans la Mélina, les Français, sans avoir à disputer le passage, étaient entrés à pleines voiles dans le port de Livourne.

Quelques jours plus tard, nous apprîmes qu'une tempête ayant assailli la flotte de l'empereur, Maximilien avait ramené son armée à Pise, déclarant qu'il ne pouvait faire la guerre à la fois à Dieu et aux hommes. J'écoutais ces nouvelles avec indifférence : il me semblait qu'elles ne me concernaient plus.

– Il faut renouer les négociations avec Venise, dit Varenzi. Maximilien manque d'argent ; si Venise lui refuse des subsides, il abandonnera l'Italie.

Les autres conseillers approuvaient ces paroles. Ils disaient autrefois : « Le bien de Carmona. Le salut de Carmona. » Maintenant, j'entendais : « Le bien de l'Italie, le salut de l'Italie. » Depuis combien de temps parlaient-ils ? Depuis des heures ou depuis des années ? Ils avaient changé entretemps de vêtements et de visages, mais c'étaient toujours les mêmes voix mesurées, les mêmes yeux graves rivés sur un étroit avenir : presque les mêmes mots. Le soleil d'automne dorait la table et jouait sur la chaîne que je faisais sauter entre mes mains. Il me semblait avoir déjà vécu exactement cette minute : cent ans plus tôt ? une heure plus tôt ? ou dans un rêve ? Je pensai : « Est-ce que ce goût de ma vie ne changera jamais ? » Et je dis brusquement :

– Nous reprendrons demain ces discussions. La séance est levée.

Je franchis la porte du cabinet et je descendis faire seller mon cheval. On étouffait dans ce palais ! Je m'engageai dans la rue neuve dont les hautes murailles blanches avaient jauni. Les verrais-je encore dans cent ans ? Je piquai des deux. On étouffait dans Carmona.

Longtemps je galopai à travers la plaine ; le ciel fuyait au-dessus de ma tête ; au-dessous de moi, la terre bondissait ; j'aurais voulu que cette course durât toujours, avec ce vent sur mon visage et ce silence dans mon cœur. Mais quand les flancs de mon cheval furent moites de sueur, il y eut de nouveau des mots au fond de ma gorge : Carmona est sauvée encore une fois. Et maintenant que ferai-je ?

Je m'engageai dans le chemin qui gravissait la colline ; il montait en lacets, et peu à peu je découvrais toute la plaine. Là-bas à droite, il y avait la mer, et l'Italie s'arrêtait ; elle s'étendait tout autour de moi à perte de vue ; mais au bord des mers, au pied des montagnes, elle s'arrêtait. Avec des soins, de la patience, dans dix ou vingt ans elle pourrait être sous ma loi. Et une nuit mes mains inutiles pendraient le long de mon corps ; les yeux fixés sur un horizon lointain, j'épierais l'écho des événements qui se dérouleraient de l'autre côté des montagnes et des mers.

– L'Italie est trop petite, pensais-je.

J'arrêtai mon cheval et je mis pied à terre. Souvent je m'étais dressé sur ce sommet, contemplant le paysage immuable. Mais soudain il me sembla que ce dont j'avais rêvé quelques heures plus tôt venait de s'accomplir : il y avait dans ma bouche un goût inconnu. L'air avait tremblé ; autour de moi tout était neuf. Carmona juchée sur son rocher, flanquée de ses huit tours roussies par le soleil, n'était plus qu'un gros champignon. Et l'Italie tout autour d'elle, une prison dont les murs s'étaient écroulés.

Là-bas, il y avait la mer ; mais le monde ne s'arrêtait pas au bord de la mer. Des bateaux aux voiles blanches voguaient vers l'Espagne, et plus loin que l'Espagne, vers des continents neufs. Sur ces terres inconnues, des hommes rouges adoraient le soleil et se battaient à coups de hache. Et par-delà ces terres, il y avait d'autres océans et d'autres terres, le monde ne s'arrêtait nulle part ; il n'existait rien hors de lui ; il portait son destin en son propre cœur. Et ce n'était plus en face de Carmona, ce n'était plus en Italie, c'est au milieu du vaste monde unique et sans limite que je me trouvais à présent.

Je dévalai la colline au galop.

Béatrice était dans sa chambre ; elle traçait, sur un morceau de parchemin, des rinceaux rouge et or. Il y avait à côté d'elle une coupe pleine de roses.

– Eh bien ! dit-elle, que disent vos conseillers ?

– Des sottises, dis-je vivement.

Elle me regarda avec surprise.

– Je suis venu vous dire adieu, Béatrice.

– Où partez-vous ?

– A Pise. Je vais rejoindre Maximilien.

– Qu'espérez-vous de lui ?

Je pris une rose dans la coupe et je l'écrasai entre mes mains.

– Je lui dirai : Carmona est trop petite pour moi ; l'Italie est trop petite. On ne peut rien faire à moins de régner sur le monde entier. Prenez-moi à votre service et je vous donnerai le monde.

Béatrice se leva brusquement, elle était devenue très pâle.

– Je ne comprends pas, dit-elle.

– Peu m'importe de gouverner sous mon nom ou sous celui d'un autre, dis-je. Puisque c'est cette chance-là qui m'est offerte, c'est celle-là que je saisirai. Je m'attacherai à la fortune des Habsbourg. Et peut-être pourrai-je enfin agir.

– Allez-vous abandonner Carmona ?

Une flamme s'était ranimée dans ses yeux.

– Est-ce bien ce que vous voulez dire ?

– Pensez-vous que je croupirai à Carmona pendant l'éternité ? dis-je. Qu'est-ce que Carmona ? Voilà bien longtemps que je ne suis plus d'ici.

– Vous ne le pouvez pas ! dit-elle.

– Je sais, dis-je. C'est la ville pour laquelle Antoine est mort.

– C'est votre ville. La ville que vous avez sauvée tant de fois, que vous avez gouvernée pendant deux siècles. Vous n'allez pas trahir votre peuple.

– Mon peuple ! dis-je. Il est mort tant de fois ! Comment puis-je me sentir lié à eux : ce ne sont jamais les mêmes.

Je m'approchai d'elle et je pris ses mains.

– Adieu. Quand je serai parti, peut-être vous pourrez recommencer à vivre.

D'un seul coup ses yeux s'éteignirent.

– Il est trop tard, dit-elle.

Je regardai avec remords son visage empâté. Si je n'avais pas voulu si impérieusement son bonheur, elle eût aimé, souffert, vécu. Je l'avais perdue plus sûrement que je n'avais perdu Antoine.

Je dis :

– Pardonnez-moi.

J'effleurai ses cheveux de mes lèvres ; mais déjà elle n'était plus qu'une femme parmi des millions d'autres ; et la tendresse, et le remords, avaient la saveur des choses passées.