CHAPITRE II

 

– Et que devient votre fakir ? dit Laforêt.

Régine remplit en souriant les verres de porto :

– Il va au restaurant deux fois par jour, il porte des complets confection et il est aussi ennuyeux qu'un employé de bureau. Je l'ai trop bien guéri.

Roger se pencha vers Dulac :

– A Rouen, nous avons rencontré un pauvre illuminé qui se prenait pour un fakir. Régine a entrepris de lui rendre la raison.

– Et vous avez réussi ? dit Dulac.

– Elle réussit toujours ce qu'elle entreprend, dit Roger. C'est une femme redoutable.

Régine sourit :

– Vous m'excusez un instant, dit-elle. Je vais voir où en est le dîner.

Elle traversa le studio ; elle sentait sur sa nuque le regard de Dulac ; il appréciait en connaisseur le galbe des jambes, la rondeur de la taille, la souplesse de la démarche : un maquignon. Elle ouvrit la porte de la cuisine.

– Tout va bien ?

– Tout va bien, dit Annie. Mais qu'est-ce que je fais pour le soufflé ?

– Mets-le au four dès que Mme Laforêt arrivera. Elle ne va sans doute pas tarder.

Elle plongea le doigt dans la sauce du canard à l'orange ; elle ne l'avait jamais mieux réussi.

– Est-ce que je suis en beauté ce soir ?

Annie l'examina d'un œil critique :

– Je vous aime mieux avec les nattes.

– Je sais, dit Régine. Mais Roger m'a bien recommandé d'atténuer toutes mes singularités. Ils n'aiment que les beautés banales.

– C'est dommage, dit Annie.

– N'aie pas peur. Dès que j'aurai tourné deux ou trois films, je les forcerai à accepter mon vrai visage.

– Est-ce que Dulac a l'air séduit ?

– Ils ne sont pas si faciles à séduire.

Elle dit entre ses dents :

– Je hais ces maquignons.

– Ne faites surtout pas d'éclat, dit Annie avec inquiétude. Ne buvez pas trop et ne vous impatientez pas.

– Je serai patiente comme un ange. Je rirai à toutes les plaisanteries de Dulac. Et s'il faut coucher avec lui, je coucherai.

Annie se mit à rire :

– Il n'en exigera pas tant !

– Peu importe. Je me vengerai aussi bien en gros qu'en détail.

Elle jeta un coup d'œil sur le morceau de miroir suspendu au-dessus de l'évier :

– Je n'ai plus le temps d'attendre, dit-elle.

La sonnerie d'entrée tinta ; Annie s'élança vers la porte et Régine continua à fixer son visage ; elle détestait cette coiffure et ce maquillage de star ; elle détestait ces sourires qu'elle sentait sur ses lèvres et les intonations mondaines de sa voix. « C'est dégradant », pensa-t-elle avec colère ; et puis elle pensa : « Plus tard, je me vengerai. »

– Ce n'est pas Mme Laforêt, dit Annie.

– Qui est-ce ? dit Régine.

– C'est le fakir, dit Annie.

– Fosca ? Qu'est-ce qu'il vient faire ici ? Tu ne l'as pas fait entrer, au moins ?

– Non. Il attend dans l'antichambre.

Régine referma la porte de la cuisine derrière elle.

– Mon cher Fosca, je regrette beaucoup, dit-elle d'un ton froid. Mais je ne peux absolument pas vous recevoir maintenant. Je vous ai prié de ne pas venir chez moi.

– Je voulais savoir si vous n'étiez pas malade. Voilà trois jours que je ne vous ai pas vue.

Elle le regarda avec agacement. Il tenait son chapeau à la main, il portait une gabardine, il avait l'air déguisé.

– Vous auriez pu me téléphoner, dit-elle sèchement.

– Je voulais savoir, dit-il.

– Eh bien, maintenant, vous savez. Excusez-moi, mais je donne un dîner ce soir et c'est très important. Je passerai chez vous dès que j'aurai une minute.

Il sourit :

– Un dîner, ce n'est pas très important, dit-il.

– Il s'agit de ma carrière, dit-elle. J'ai une chance de faire un début sensationnel au cinéma.

– Ce n'est pas important non plus, le cinéma.

– Et ce que vous avez à me dire, c'est de la première importance ? dit-elle avec irritation.

– Ah ! c'est vous qui l'avez voulu, dit-il. Avant, rien ne me semblait important.

La sonnerie d'entrée tinta à nouveau.

– Entrez là, dit Régine.

Elle le poussa dans la cuisine :

– Dis que j'arrive tout de suite, Annie.

Fosca sourit :

– La bonne odeur !

Il prit sur un compotier un petit four mauve et le mit dans sa bouche.

– Si vous avez à me parler, parlez, mais dépêchez-vous, dit-elle.

Il la regarda gentiment :

– Vous m'avez fait venir à Paris, dit-il. Vous m'avez harcelé pour que je me remette à vivre. Eh bien, maintenant, il faut me rendre la vie supportable. Il ne faut pas rester trois jours sans me voir.

– Trois jours, ce n'est pas si long, dit-elle.

– Pour moi, c'est long. Songez que je n'ai rien d'autre à faire, qu'à vous attendre.

– C'est bien votre tort, dit-elle. Moi j'ai mille choses à faire... Je ne peux pas m'occuper de vous du matin jusqu'au soir.

– Vous l'avez voulu, dit-il. Vous avez voulu que je vous voie. Tout le reste est demeuré dans l'ombre. Mais vous existez et il y a un vide en moi.

– Est-ce que je mets le soufflé ? dit Annie.

– Nous dînons tout de suite, dit Régine. Ecoutez, dit-elle, nous discuterons de tout cela plus tard. J'irai vous voir bientôt.

– Demain, dit-il.

– C'est ça, demain.

– A quelle heure ?

– Vers trois heures.

Elle le poussa doucement vers la porte.

– J'aurais voulu vous voir maintenant, dit-il. Je m'en vais. Il sourit : Mais il faudra venir.

– Je viendrai, dit-elle.

Elle ferma violemment la porte derrière lui.

– Quel aplomb ! Il peut toujours m'attendre ! Si jamais il revient, ne le laisse pas entrer.

– Le pauvre, il est fou, dit Annie.

– Il n'en a plus l'air.

– Il a des yeux si drôles.

– Mais je ne suis pas une sœur de charité, dit Régine.

Elle entra au salon et marcha en souriant vers Mme Laforêt.

– Excusez-moi, dit-elle. Imaginez que j'étais en proie à mon fakir.

– Il fallait l'inviter, dit Dulac.

Tous se mirent à rire.

 

– Encore un peu de marc ? dit Annie.

– Je veux bien.

Régine but une gorgée d'alcool et se roula en boule devant le feu de bois ; elle avait chaud, elle était bien. La T.S.F. jouait doucement un air de jazz, Annie avait allumé une petite lampe et elle se tirait les cartes. Régine ne faisait rien ; elle regardait les flammes, elle regardait les murs du studio où dansaient des ombres dégingandées, et elle se sentait heureuse. La répétition avait très bien marché ; Laforêt, si avare de compliments, l'avait félicitée avec chaleur ; Rosalinde serait un succès et après Rosalinde bien des espoirs étaient permis. « Je touche au but », pensait-elle. Elle sourit. Si souvent, couchée devant le feu dans la maison de Rosay, elle s'était juré : je serai aimée, je serai célèbre ; elle aurait voulu prendre par la main cette petite fille ardente, l'amener dans cette chambre, et lui dire : « Je tiens tes promesses. Voilà qui tu es devenue. »

– On sonne, dit Annie.

– Va voir qui c'est.

Annie courut vers la cuisine. En grimpant sur une chaise on pouvait apercevoir le palier à travers un petit carreau.

– C'est le fakir.

– Je m'en doutais. N'ouvre pas, dit Régine.

La sonnerie retentit une seconde fois.

– Il va sonner toute la nuit, dit Annie.

– Il finira bien par se fatiguer.

Il y eut un silence ; puis une série de coups pressants et prolongés, puis de nouveau le silence.

– Tu vois, il est parti, dit Régine.

Elle rabattit sur ses jambes les pans de sa robe de chambre et se pelotonna de nouveau sur le tapis. Mais il avait suffi de ce coup de sonnette pour ternir la perfection de cet instant. Maintenant, le reste du monde existait de l'autre côté de la porte, Régine n'était plus seule avec elle-même. Elle regarda les abat-jour de parchemin, les masques japonais, tous ces bibelots qu'elle avait choisis un à un et qui lui rappelaient de précieuses minutes ; ils se taisaient, les minutes s'étaient fanées ; celle-ci allait se faner comme les autres. La petite fille ardente était morte, la jeune femme avide allait mourir, et cette grande actrice qu'elle souhaitait si passionnément devenir mourrait aussi. Peut-être les hommes se rappelleraient-ils quelque temps son nom. Mais ce goût singulier de sa vie sur ses lèvres, cette passion qui brûlait son cœur, la beauté des flammes rouges et leurs secrètes fantasmagories, personne ne pourrait s'en souvenir.

– Ecoutez, dit Annie.

Elle avait levé la tête d'un air effaré.

– Il y a du bruit dans votre chambre, dit-elle.

Régine regarda la porte. La poignée tournait.

– N'ayez pas peur, dit Fosca. Je m'excuse, mais vous ne sembliez pas entendre mes coups de sonnette.

– Ah ! c'est le diable, dit Annie.

– Non, dit Fosca. Je suis entré tout simplement par la fenêtre.

Régine se leva :

– Je regrette que la fenêtre n'ait pas été fermée, dit-elle.

– J'aurais cassé le carreau, dit Fosca.

Il sourit. Elle sourit aussi.

– Vous n'avez pas peur, dit-elle.

– Non. Je n'ai jamais peur, dit-il. Je n'y ai d'ailleurs aucun mérite.

Elle désigna un fauteuil et remplit deux verres.

– Asseyez-vous.

Il s'assit. Il avait escaladé trois étages au risque de se casser le cou, et il la surprenait les cheveux en désordre, les joues luisantes, habillée de pilou rose pâle. Il avait nettement l'avantage.

– Tu peux aller dormir, Annie, dit-elle.

Annie se pencha sur Régine et mit un baiser sur sa joue.

– Si vous avez besoin de moi, appelez-moi, dit-elle.

– Oui. Ne fais pas de mauvais rêves, dit Régine.

La porte se referma et elle dévisagea Fosca.

– Alors ? dit-elle.

– Vous voyez, dit-il. Vous ne m'échapperez pas si facilement. Si vous ne venez plus me voir, moi, je viendrai. Si vous condamnez votre porte, je passerai par la fenêtre.

– Vous m'obligerez à barricader les fenêtres, dit-elle froidement.

– Je vous attendrai à la porte, je vous suivrai dans la rue...

– Et qu'est-ce que vous gagnerez ?

– Je vous verrai, dit-il. J'entendrai votre voix.

Il se leva et s'approcha de son fauteuil.

– Je vous tiendrai entre mes mains, dit-il en la saisissant aux épaules.

– Vous n'avez pas besoin de me serrer si fort, dit-elle. Cela vous est égal de penser que vous vous rendez odieux ?

– Comment cela m'atteindrait-il ?

Il la dévisagea avec pitié.

– Bientôt vous serez morte et toutes vos pensées avec vous.

Elle se leva et recula un peu.

– En ce moment je suis vivante.

– Oui, dit-il, et je vous vois.

– Et vous ne voyez pas que vous m'importunez ?

– Je le vois. La colère vous donne de beaux yeux.

– Ainsi, mes sentiments ne comptent pas pour vous ?

– Vous serez la première à les oublier, dit-il.

– Ah ! dit-elle avec impatience. Vous me parlez toujours du temps où je serai morte ! Mais même si vous deviez me tuer dans une minute, cela n'y changerait rien : votre présence m'est désagréable, maintenant.

Il se mit à rire :

– Je ne veux pas vous tuer, dit-il.

– Je l'espère bien.

Elle se rassit, mais elle n'était pas trop rassurée.

– Pourquoi m'abandonnez-vous ? dit-il. Pourquoi vous occupez-vous de ces moucherons et jamais de moi ?

– Quels moucherons ?

– Ces petits hommes d'un jour. Vous riez avec eux.

– Est-ce que je peux rire avec vous ? dit-elle avec irritation. Vous ne savez que me regarder sans rien dire. Vous refusez de vivre. Moi, j'aime la vie, comprenez-vous ?

– Comme c'est dommage ! dit-il.

– Pourquoi ?

– Ce sera fini si vite.

– Encore ?

– Encore. Toujours.

– Vous ne pouvez pas parler d'autre chose ?

– Mais comment pouvez-vous penser à autre chose ? dit-il. Comment faites-vous pour vous croire installée dans le monde, alors que vous allez le quitter dans si peu d'années et que vous venez à peine d'y arriver ?

– Au moins, quand je mourrai, moi, j'aurai vécu, dit-elle. Vous, vous êtes un mort.

Il baissa la tête et regarda ses mains :

– Béatrice aussi disait cela, dit-il. Un mort.

Il releva la tête.

– Après tout, c'est vous qui avez raison. Pourquoi penseriez-vous à la mort puisque vous mourrez ? Ça sera si simple, ça viendra sans vous. Vous n'aurez pas besoin de vous en occuper.

– Et vous ?

– Moi ? dit-il.

Il la regarda. C'était un regard si désespéré qu'elle eut peur de ce qu'il allait dire. Mais il dit seulement :

– C'est différent.

– Pourquoi ? dit-elle.

– Je ne peux pas vous expliquer.

– Vous pouvez si vous voulez.

– Je ne veux pas.

– Cela m'intéresserait.

– Non, dit-il. Tout serait changé entre nous.

– Justement. Vous me paraîtrez peut-être moins ennuyeux.

Il regarda le feu, ses yeux brillaient au-dessus du grand nez busqué, puis son regard s'éteignit.

– Non.

Elle se leva.

– Eh bien ! Rentrez chez vous si vous n'avez rien de plus amusant à me dire.

Il se leva aussi :

– Quand viendrez-vous me voir ?

– Quand vous serez décidé à me dire votre secret, dit-elle.

Le visage de Fosca se durcit :

– C'est bon. Venez demain, dit-il.

 

Elle était couchée de tout son long sur le lit de fer, l'affreux lit de fer aux barreaux écaillés ; elle voyait un morceau du dessus de lit jaune, et la table de nuit en faux marbre, et le carrelage poussiéreux ; mais plus rien ne la touchait, ni l'odeur d'ammoniaque, ni ces cris d'enfants de l'autre côté du mur ; tout cela existait avec indifférence, ni près, ni loin d'elle : ailleurs. Neuf coups s'égrenèrent dans la nuit. Elle ne bougea pas. Il n'y avait plus d'heure, ni de jour, plus de temps ni de lieu. Là-bas, la sauce du gigot s'était figée ; là-bas, sur un plateau, on répétait Rosalinde et personne ne savait où Rosalinde s'était cachée. Là-bas, un homme se dressait sur les remparts et tendait ses mains triomphantes vers un gros soleil rouge.

– Croyez-vous vraiment tout cela ? dit-elle.

– C'est la vérité, dit-il.

Il haussa les épaules.

– Autrefois, cela ne semblait pas si extraordinaire.

– On devrait se souvenir de vous.

– Il y a des endroits où l'on en parle encore. Mais comme d'une vieille légende.

– Vous pourriez vous jeter par cette fenêtre ?

Il tourna la tête et fixa la fenêtre :

– Je risquerais de me blesser gravement pour très longtemps. Je ne suis pas invulnérable. Mais mon corps finit toujours par se rassembler.

Elle se redressa et le regarda fixement :

– Vous pensez vraiment que vous ne mourrez jamais ?

– Même lorsque je veux mourir, je ne peux pas, dit-il.

– Ah ! dit-elle. Si je me croyais immortelle !

– Eh bien ?

– Le monde serait à moi.

– J'ai pensé cela aussi, dit-il. Il y a bien longtemps.

– Pourquoi ne le pensez-vous plus ?

– Vous ne pouvez pas imaginer cela : je serai là encore, je serai là toujours.

Il mit la tête dans ses mains. Elle fixa le plafond et répéta en elle-même : « Je serai là encore, je serai là toujours. » Il y avait un homme qui osait penser cela, un homme assez orgueilleux et assez solitaire pour se croire immortel. Je disais : je suis seule. Je disais : je n'ai jamais rencontré homme ou femme qui me valût. Mais jamais je n'ai osé dire : je suis immortelle.

– Ah ! dit-elle. Je voudrais croire que jamais je ne pourrirai dans la terre.

– C'est une grande malédiction, dit-il.

Il la regarda :

– Je vis et je n'ai pas de vie. Je ne mourrai jamais et je n'ai pas d'avenir. Je ne suis personne. Je n'ai pas d'histoire et pas de visage.

– Si, dit-elle doucement. Je vous vois.

– Vous me voyez, dit-il.

Il passa la main sur son front.

– Si du moins on pouvait n'être absolument rien. Mais il y a toujours d'autres gens sur terre et ils vous voient. Ils parlent et vous ne pouvez pas ne pas les entendre, et vous leur répondez, et vous recommencez à vivre, sachant que vous n'existez pas. Sans fin.

– Mais vous existez, dit-elle.

– J'existe pour vous, en cet instant. Mais est-ce que vous existez ?

– Bien sûr, dit-elle. Et vous aussi.

Elle saisit son bras :

– Est-ce que vous ne sentez pas ma main sur votre bras ?

Il regarda la main :

– Cette main, oui, mais qu'est-ce qu'elle signifie ?

– C'est ma main, dit Régine.

– Votre main.

Il hésita.

– Il faudrait que vous m'aimiez, dit-il. Et que je vous aime. Alors vous seriez là et moi je serais où vous êtes.

– Mon pauvre Fosca, dit-elle.

Elle ajouta :

– Je ne vous aime pas.

Il la regarda et dit lentement d'un air appliqué :

– Vous ne m'aimez pas.

Il secoua la tête.

– Non, dit-il. Cela ne sert à rien. Il faudrait que vous me disiez : je vous aime.

– Mais vous ne m'aimez pas, dit-elle.

– Je ne sais pas, dit-il.

Il se pencha sur elle.

– Je sais que votre bouche existe, dit-il brusquement.

Ses lèvres s'écrasèrent sur celles de Régine : elle ferma les yeux. La nuit avait éclaté ; elle était commencée déjà depuis des siècles, elle ne devait jamais finir. Du fond des âges, un désir brûlant, sauvage, était venu se poser sur sa bouche, et elle s'abandonnait à ce baiser. Le baiser d'un fou, dans une chambre à l'odeur d'ammoniaque.

– Laissez-moi, dit-elle en se levant. Je dois partir !

Il ne fit pas un geste pour la retenir.

Dès qu'elle eut franchi la porte d'entrée, Roger et Annie surgirent du studio.

– D'où viens-tu ? dit Roger. Pourquoi n'es-tu pas rentrée dîner ? Pourquoi as-tu manqué la répétition ?

– J'ai oublié l'heure, dit Régine.

– Oublié l'heure ? Avec qui ?

– On ne peut pas toujours avoir les yeux fixés sur la pendule, dit-elle avec impatience. Comme si toutes les heures étaient exactement égales ! Comme si ç'avait un sens de vouloir mesurer le temps !

– Qu'est-ce qui te prend ? dit Roger. D'où viens-tu ?

– J'avais fait un si beau dîner, dit Annie. Il y avait des beignets au fromage.

– Des beignets..., dit Régine.

Elle se mit à rire. A sept heures, des beignets, et à huit heures, Shakespeare. Chaque chose à sa place, chaque minute à sa place : ne les gaspillons pas, elles seront vite épuisées. Elle s'assit et ôta lentement ses gants. Là-bas, dans une chambre au carrelage poussiéreux, il y a un homme qui se croit immortel.

– Avec qui étais-tu ? reprit Roger.

– Avec Fosca.

– C'est pour Fosca que tu as manqué la répétition ? dit Roger d'un ton incrédule.

– Ce n'est pas si important une répétition, dit-elle.

– Régine, dis-moi la vérité, dit Roger.

Il la regarda dans les yeux et dit de sa voix droite :

– Qu'est-il arrivé ?

– J'étais avec Fosca et j'ai oublié l'heure.

– Alors, c'est que tu deviens folle, toi aussi, dit Roger.

– Je voudrais bien, dit-elle.

Elle regarda autour d'elle. Mon salon. Mes bibelots. Il est étendu sur le dessus de lit jaune à cette place où je ne suis plus, et il croit qu'il a vu le sourire de Dürer, les yeux de Charles Quint. Il ose le croire...

– C'est un homme très extraordinaire, dit-elle.

– C'est un fou, dit Roger.

– Non. C'est plus curieux. Il vient de m'apprendre qu'il est immortel.

Elle les examina avec mépris ; ils avaient l'air stupide.

– Immortel ? dit Annie.

– Il est né au XIIIe siècle, dit Régine d'une voix impartiale. En 1848, il s'est endormi dans un bois et y est resté soixante ans, ensuite il a passé trente ans dans un asile.

– Cesse ce jeu, dit Roger.

– Pourquoi ne serait-il pas immortel ? demanda-t-elle avec défi. Ça ne me semble pas un plus grand miracle que de naître et de mourir.

– Oh ! je t'en prie, dit Roger.

– Et même s'il n'est pas immortel, il se croit immortel.

– C'est un classique délire de grandeur, dit Roger. Ça n'est pas plus intéressant qu'un homme qui se croit Charlemagne.

– Qui te dit qu'un homme qui se croit Charlemagne n'est pas intéressant ? dit Régine.

Brusquement, la colère lui monta au visage.

– Croyez-vous que vous êtes si intéressants, vous deux ?

– Vous n'êtes pas polie, dit Annie d'un ton vexé.

– Et vous voudriez que je vous ressemble, dit Régine. Et je me suis mise à vous ressembler !

Elle se leva, marcha vers sa chambre, et claqua la porte derrière elle. « Je leur ressemble », dit-elle avec fureur. Petits hommes. Petites vies. Pourquoi ne suis-je pas restée sur le lit, pourquoi ai-je eu peur ? Suis-je si lâche ? Il marche dans la rue, tout modeste avec son feutre et sa gabardine, et il pense : « Je suis immortel. » Le monde est à lui ; le temps est à lui, et je ne suis qu'un moucheron. Elle effleura du bout des doigts les narcisses posés sur la table. Et si je croyais moi aussi : je suis immortelle. Le parfum des narcisses est immortel, et cette fièvre qui gonfle mes lèvres. Je suis immortelle. Elle froissa les narcisses entre ses mains. C'était inutile. La mort était en elle, et elle le savait et déjà elle l'accueillait. Etre belle encore dix ans, jouer Phèdre et Cléopâtre, laisser au cœur des hommes mortels un pâle souvenir qui tomberait peu à peu en poussière, elle avait pu se satisfaire de ces modestes ambitions. Elle ôta les épingles qui retenaient ses cheveux et les lourdes torsades tombèrent sur ses épaules. Un jour je serai vieille, un jour je serai morte, un jour je serai oubliée. Et pendant que je pense cela, il y a un homme qui pense : « Je serai là toujours. »

 

– C'est un triomphe, dit Dulac.

– J'aime que votre Rosalinde garde sous ses habits d'homme tant de coquetterie et de grâce équivoque, dit Frénaud.

– Ne parlons plus de Rosalinde, dit Régine. Elle est morte.

Le rideau était tombé. Rosalinde était morte, elle mourrait chaque soir, et un jour viendrait où elle ne renaîtrait plus. Régine saisit sa coupe de champagne et la vida ; sa main tremblait ; depuis qu'elle était sortie de scène, elle n'avait pas cessé de trembler.

– Je voudrais m'amuser, dit-elle d'un ton plaintif.

– Dansons toutes les deux, dit Annie.

– Non. Je vais faire danser Sylvie.

Sylvie jeta un coup d'œil sur le public décent assis autour des tables :

– Vous ne craignez pas que nous ne nous fassions beaucoup remarquer ?

– Et quand on joue la comédie, est-ce qu'on ne se fait pas remarquer ? dit Régine.

Elle enlaça Sylvie ; elle ne tenait pas très bien sur ses pieds, mais elle était capable de danser même lorsqu'elle ne pouvait plus marcher ; l'orchestre jouait une rumba et elle se mit à danser à la manière des nègres avec des mimiques obscènes. Sylvie semblait très gênée, elle piétinait en face de Régine sans savoir que faire de son corps, et elle souriait d'un air de bonne volonté polie. Ils avaient tous ce même sourire sur leurs visages. Ce soir elle pouvait faire tout ce qui lui plaisait et tout le monde applaudirait. Elle s'arrêta brusquement.

– Tu ne sauras jamais danser, dit-elle. Tu es beaucoup trop raisonnable.

Elle se laissa retomber dans son fauteuil.

– Donne-moi un cigare, dit-elle à Roger.

– Tu vas te faire mal au cœur, dit Roger.

– Eh bien ! je vomirai. Ça me distraira.

Roger lui tendit un cigare, elle l'alluma avec soin et tira une première bouffée ; un goût âcre remplit sa bouche : cela du moins, c'était présent, épais, tangible. Tout le reste semblait si lointain : la musique, les voix, les rires, les visages connus et inconnus dont les glaces du cabaret reflétaient à l'infini les images papillotantes.

– Vous devez être épuisée, dit Merlin.

– J'ai surtout soif.

Elle vida encore une coupe. Boire, toujours boire. Et malgré cela, il faisait froid dans son cœur. Tout à l'heure, elle brûlait : ils étaient debout, ils criaient en frappant dans leurs mains. Maintenant, ils dormaient ou ils bavardaient, et elle avait froid. Dort-il lui aussi ? Il n'avait pas applaudi ; il était assis, il regardait. Du fond de l'éternité il me regardait et Rosalinde devenait immortelle. « Si je le croyais, pensa-t-elle. Si je pouvais le croire ? » Elle eut un hoquet et sa bouche devint pâteuse.

– Pourquoi est-ce que personne ne chante ? dit-elle... On chante quand on est gai. Vous êtes gais, n'est-ce pas ?

– Nous sommes heureux de votre triomphe, dit Sanier de son air intime et grave.

– Alors chantez.

Sanier sourit, et entonna à mi-voix une chanson américaine.

– Plus fort, dit-elle.

Il n'éleva pas la voix. Elle plaqua la main sur sa bouche et dit avec colère :

– Tais-toi. Moi, je vais chanter.

– Ne fais pas de scandale, dit Roger.

– Ce n'est pas scandaleux de chanter.

Elle attaqua avec éclat :

 

Les filles de Camaret disent qu'elles sont vierges,

 

Sa voix ne lui obéissait pas comme elle l'aurait voulu ; elle toussa et reprit :

 

Les filles de Camaret disent qu'elles sont vierges...

Mais quand elles sont au lit...

 

Elle eut un hoquet et elle sentit son sang qui se retirait de son visage.

– Excusez-moi, dit-elle d'un ton mondain. Je vais d'abord aller vomir.

Elle marcha vers le fond de la salle en titubant un peu. Ils la regardaient tous, les amis, les inconnus, les garçons, le maître d'hôtel mais elle passait à travers leurs regards aussi facilement qu'un fantôme à travers les murs. Dans la glace des lavabos elle aperçut son visage ; elle était pâle, avec des narines pincées, des plaques de poudre sur les joues.

– Voilà tout ce qui reste de Rosalinde.

Elle se pencha sur la cuvette et vomit :

– Et maintenant ? se dit-elle.

Elle tira la chasse d'eau, essuya sa bouche et s'assit sur le bord du siège. Le sol était dallé, les murs nus ; on aurait dit une salle d'opération, ou une cellule de moine ou de fou. Elle ne voulait pas remonter près d'eux ; ils ne pouvaient rien pour elle, pas même la distraire un soir ; elle resterait plutôt ici, toute la nuit, toute la vie, murée dans la blancheur et dans la solitude, murée, enterrée, oubliée. Elle se leva. Pas un instant elle n'avait cessé de penser à lui, à lui qui n'applaudissait pas, et qui la dévorait de son regard sans âge. « C'est ma chance, ma seule chance. »

Elle prit son manteau au vestiaire et leur cria au passage :

– Je vais prendre l'air.

Elle sortit et fit signe à un taxi.

– Hôtel de La Havane. Rue Saint-André-des-Arts.

Elle ferma les yeux, et pendant quelques instants elle réussit à faire le silence en elle, et puis elle pensa avec lassitude : « C'est une comédie, je n'y crois pas. » Elle hésita. Elle pouvait frapper à la vitre et se faire conduire aux « Mille et une Nuits ». Et puis quoi ? Croire ou ne pas croire ? Quel sens avaient les mots ? Elle avait besoin de lui.

Elle traversa la cour lépreuse et monta l'escalier. Elle frappa. Rien ne répondit. Elle s'assit sur une marche froide. Où était-il en cet instant ? Quelles visions se déposaient en lui pour ne jamais s'éteindre ? Elle mit la tête dans ses mains. « Croire en lui. Croire que cette Rosalinde que j'ai créée est immortelle, et devenir immortelle dans son cœur. »

– Régine ! dit-il.

– Je vous attendais, dit-elle. Je vous ai attendu longtemps.

Elle se leva.

– Emmenez-moi.

– Où ?

– N'importe où ; je veux passer cette nuit avec vous.

Il ouvrit la porte de sa chambre :

– Entrez.

Elle entra. Oui. Pourquoi pas ici entre ces murs craquelés ? Sous son regard, elle était hors de l'espace, hors du temps ; le décor n'avait pas d'importance.

– D'où venez-vous ? dit-elle.

– J'ai marché dans la nuit, dit-il.

Il toucha l'épaule de Régine.

– Et vous m'attendiez ! Vous êtes là.

Elle eut un petit rire.

– Vous ne m'avez pas applaudie, dit-elle.

– J'aurais voulu pleurer, dit-il. Peut-être une autre fois, je pourrai pleurer.

– Fosca, répondez-moi. Cette nuit vous ne devez pas me mentir. Tout est-il vrai ?

– Je ne vous ai jamais menti, dit-il.

– Ce ne sont pas des rêves, vous en êtes sûr ?

– Ai-je l'air d'un fou ?

Il mit les mains sur les épaules de Régine.

– Osez me croire. Osez.

– Ne pouvez-vous pas me donner une preuve ?

– Je peux.

Il s'approcha du lavabo, et lorsqu'il revint vers elle il tenait son rasoir à la main.

– N'ayez pas peur, dit-il.

Avant qu'elle ait pu faire un geste, un flot de sang s'échappait de la gorge de Fosca.

– Fosca ! cria-t-elle.

Il avait vacillé ; il gisait sur le lit les yeux fermés, pâle comme un mort, et le sang coulait de sa gorge ouverte ; il poissait la chemise, les draps du lit. Il s'égouttait sur le carreau, tout le sang de son corps s'échappait par l'entaille profonde dont les lèvres béaient. Régine saisit une serviette, la trempa dans l'eau et l'appliqua contre la plaie. Elle tremblait de tout son corps. Avec épouvante, elle fixait ce visage sans ride, sans jeunesse, qui était peut-être celui d'un cadavre : un peu d'écume perlait au bord de ses lèvres et on aurait dit qu'il ne respirait plus. Elle appela :

– Fosca ! Fosca !

Il entrouvrit les yeux. Il respira profondément :

– N'ayez pas peur.

Doucement il écarta sa main, il repoussa la serviette sanglante. Le sang avait cessé de couler, les bords de l'entaille s'étaient rapprochés. Au-dessus de la chemise cramoisie, il ne restait sur le cou qu'une large cicatrice rose.

– Ce n'est pas possible, dit-elle.

Elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer.

– Régine ! dit-il. Régine ! Me croyez-vous ?

Il s'était levé, il l'avait prise dans ses bras, elle sentait contre sa gorge l'humidité gluante de la chemise.

– Je vous crois.

Longtemps elle resta immobile, serrée contre ce corps proche et mystérieux, ce corps vivant où le temps ne s'inscrivait pas. Et puis elle leva les yeux, elle le regarda avec horreur, avec espoir :

– Sauvez-moi, dit-elle. Sauvez-moi de la mort.

– Ah ! dit-il avec passion, c'est à vous de me sauver !

Il prit le visage de Régine entre ses mains ; il la regardait si intensément qu'on eût cru qu'il voulait lui arracher son âme :

– Sauvez-moi de la nuit et de l'indifférence, dit-il. Faites que je vous aime et que vous existiez entre toutes les femmes. Alors le monde retrouvera sa forme. Il y aura des larmes, des sourires, des attentes, des craintes. Je serai un homme vivant.

– Vous êtes un homme vivant, dit-elle en lui tendant sa bouche.

 

La main de Fosca reposait sur la table vernissée, et Régine la regardait. « Cette main qui m'a caressée, quel âge a-t-elle ? Peut-être que dans cet instant la chair allait tomber brusquement en pourriture, dénudant des os blancs... » Elle leva la tête : « Est-ce que Roger a raison ? Est-ce que je deviens folle ? » La lumière de midi éclairait le bar tranquille où des hommes sans mystère, calés dans des fauteuils de cuir, buvaient des apéritifs. C'était Paris, c'était le XXe siècle. De nouveau Régine fixa la main. Les doigts étaient robustes et fins, avec des ongles un peu trop longs. « Ses ongles poussent, et ses cheveux. » Le regard de Régine remonta vers le cou, un cou lisse, sans trace d'aucune cicatrice : « Il doit y avoir une explication », pensa-t-elle. « Peut-être est-ce vraiment un fakir : il connaît des secrets... » Elle porta un verre d'eau Perrier à ses lèvres. Elle avait une barre dans la tête et la bouche pâteuse : « J'ai besoin d'une douche froide, d'une sieste. Alors, j'y verrai clair. » Elle dit :

– Je vais rentrer.

– Ah ! dit-il. Bien sûr.

Il ajouta avec colère :

– Après le jour, la nuit ; après la nuit, le jour. Il n'y aura jamais d'exception.

Il y eut un silence. Elle prit son sac et il ne dit rien ; elle prit ses gants, il ne disait toujours rien. Elle demanda enfin :

– Quand nous reverrons-nous ?

– Nous reverrons-nous ? dit-il.

Il regardait d'un air absent les cheveux platinés d'une jeune femme. Elle pensa soudain : « D'une minute à l'autre, il peut s'évanouir » et il lui sembla qu'elle tombait vertigineusement dans un gouffre à travers des épaisseurs et des épaisseurs de brouillard ; en touchant le fond de l'abîme, elle allait redevenir un brin d'herbe que l'hiver flétrirait à jamais.

– Vous n'allez pas m'abandonner ? dit-elle avec angoisse.

– Moi ? Mais c'est vous qui partez...

– Je reviendrai, dit-elle. Ne soyez pas fâché. Il faut que je rassure Roger et Annie, ils doivent être inquiets.

Elle posa sa main sur celle de Fosca :

– Je voudrais rester.

– Restez, dit-il.

Elle jeta ses gants sur la table et posa son sac. Elle avait besoin de sentir ce regard sur elle. « Osez me croire... osez. » Que croyait-elle ? Il n'avait pas l'air d'un charlatan ni d'un fou.

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ? dit-il. Est-ce que je vous fais peur ?

– Non, dit-elle.

– Est-ce que j'ai l'air différent des autres ?

Elle hésita :

– Pas en ce moment.

– Régine ! dit-il. – Sa voix avait un accent de prière. – Pensez-vous que vous pourrez m'aimer ?

– Laissez-moi un peu de temps, dit-elle.

Elle le dévisagea en silence.

– Je ne connais presque rien de vous. Il faut me parler de vous.

– Ce n'est pas intéressant, dit-il.

– Mais si.

Elle demanda :

– Avez-vous aimé beaucoup de femmes ?

– Quelques-unes.

– Comment étaient-elles ?

– Laissons le passé, Régine, dit-il d'un ton brusque. Si je veux redevenir un homme parmi les hommes, il faut que j'oublie le passé. Ma vie commence ici, aujourd'hui, près de vous.

– Oui, dit-elle. Vous avez raison.

La jeune femme aux cheveux platinés marchait vers la porte du bar ; un monsieur mûr la suivait ; ils allaient déjeuner. La vie quotidienne se poursuivait dans un monde soumis docilement aux lois naturelles. « Que fais-je ici ? » pensa Régine. Elle ne trouvait plus rien à dire à Fosca. Il avait appuyé son menton contre son poing, il réfléchissait d'un air buté.

– Il faut que vous me donniez quelque chose à faire, dit-il.

– Quelque chose à faire ?

– Oui. Tous les hommes normaux ont des choses à faire.

– Qu'est-ce qui vous intéresserait ? dit-elle.

– Vous ne comprenez pas, dit-il. Il faut que vous me disiez ce qui vous intéresse vous, et en quoi je peux vous aider.

– Vous ne pouvez pas m'aider, dit-elle. Vous ne pouvez pas jouer mes rôles à ma place.

– En effet.

Il réfléchit de nouveau.

– Alors je vais prendre un métier.

– C'est une idée, dit Régine. Qu'est-ce que vous savez faire ?

– Peu de choses utiles, dit-il avec un sourire.

– Avez-vous de l'argent ?

– Je n'en ai presque plus.

– Et vous n'avez jamais travaillé ?

– J'ai été ouvrier coloriste.

– Ça ne mène pas loin, dit Régine.

– Oh ! Je n'ai pas besoin d'aller loin.

Il ajouta d'un air déçu :

– J'aurais bien voulu pouvoir faire quelque chose pour vous.

Elle toucha sa main :

– Restez près de moi, Fosca, regardez-moi et n'oubliez rien.

Il sourit :

– C'est facile, dit-il, j'ai une bonne mémoire.

Son visage se rembrunit :

– J'ai trop de mémoire.

Elle serra nerveusement sa main. Il parlait, elle répondait comme si tout avait été vrai : « Si c'est vrai, il se souviendra de moi, toujours. Si c'est vrai, voilà que je suis aimée par un immortel ! » Ses yeux firent le tour du bar. Un monde quotidien, des hommes sans mystère. Mais n'avait-elle pas toujours su qu'elle était différente ? Ne s'était-elle pas toujours sentie étrangère parmi eux, réservée pour un destin qui n'était pas le leur ? Depuis son enfance, il y avait eu un signe sur sa tête. Elle regarda Fosca : « C'est lui. C'est mon destin. Du fond des siècles, il est venu vers moi et il m'emportera dans sa mémoire jusqu'à la fin des siècles. » Son cœur battait très fort. « Si tout est faux ? » Elle examina la main de Fosca, son cou, son visage. Et elle repensa avec colère : « Suis-je pareille à eux ? Est-ce qu'il me faut des preuves sûres ? » Il avait dit : « Osez ! Osez ! » Elle voulait oser. Si c'était une illusion, un délire, il y avait plus de grandeur dans cette folie que dans toute leur sagesse. Elle sourit à Fosca.

– Savez-vous ce que vous devriez faire ? dit-elle. Vous devriez écrire vos mémoires. Ce serait un livre extraordinaire.

– Il y a bien assez de livres, dit-il.

– Mais celui-là serait différent des autres.

– Ils sont tous différents.

Elle se pencha vers lui :

– Vous n'avez jamais été tenté d'écrire ?

Il sourit :

– A l'asile, j'ai écrit. J'ai écrit pendant vingt ans.

– Il faut me montrer.

– J'ai tout déchiré.

– Pourquoi ? C'était peut-être excellent.

Il se mit à rire :

– J'ai écrit pendant vingt ans. Et un jour je me suis aperçu que c'était toujours le même livre.

– Mais maintenant, vous êtes un autre homme, dit-elle. Il faut entreprendre une nouvelle œuvre.

– Un autre homme ?

– Un homme qui m'aime et qui vit dans ce siècle. Essayez de vous remettre à écrire.

Il la regarda et son visage s'éclaira :

– Puisque vous le désirez, je le ferai, dit-il avec ardeur.

Il la regardait et elle pensa : « Il m'aime. Je suis aimée par un immortel. » Elle sourit, mais elle n'avait pas envie de sourire. Elle avait peur. Son regard fit le tour des murs. Elle ne devait plus attendre aucun secours de ce monde qui l'entourait ; elle entrait dans un étrange univers où elle serait toute seule avec cet homme inconnu. Elle pensa : « Maintenant, que va-t-il arriver ? »

 

– Il est l'heure, dit Régine.

– Quelle heure ?

– L'heure de partir.

A travers la fenêtre de la loge, on voyait tomber des flocons de neige autour de la lanterne d'un réverbère. On devinait les trottoirs feutrés de blanc, le silence. La robe de Rosalinde gisait sur un fauteuil.

– Supposons que le temps se soit arrêté, dit Fosca.

– Là-bas, il coule.

Il se leva. Chaque fois, elle était étonnée de sa haute stature : un homme d'un autre âge.

– Pourquoi faut-il que vous alliez là-bas ? dit-il.

– C'est utile.

– Utile à qui ?

– Utile à ma carrière. Une actrice doit voir beaucoup de gens et se montrer partout, sinon on a vite fait de l'enterrer.

Elle sourit.

– Je veux devenir célèbre. Ne serez-vous pas fier de moi quand je serai célèbre ?

Il dit de sa voix un peu sourde :

– Vous me plaisez ainsi.

Il l'attira à lui et l'embrassa longuement sur la bouche :

– Comme vous êtes belle ce soir !

Il la regardait, et elle avait chaud sous son regard ; il lui était insupportable de penser que ces yeux allaient se détacher d'elle et qu'un grand moment de sa vie sombrerait dans l'indifférence et l'oubli. Elle hésita.

– Vous pouvez m'accompagner si vous voulez, dit-elle.

– Vous savez bien que je veux, dit-il.

Le salon de Florence était rempli de monde. Régine s'arrêta un instant sur le seuil : chaque fois elle éprouvait cette morsure au cœur. Chacune de ces femmes se préférait aux autres, et pour chaque femme il existait au moins un homme qui la préférait à toutes les autres. Comment avoir l'audace d'affirmer : moi seule ai raison de me préférer. Elle se tourna vers Fosca :

– Il y a beaucoup de jolies femmes ici.

– Oui, dit-il.

– Ah ! vous voyez cela ! dit-elle.

– A force de vous regarder, j'ai appris à voir.

– Dites-moi quelle est la plus belle ?

– A quel point de vue ? dit-il.

– La drôle de question.

– Pour préférer, il faut avoir un point de vue.

– Et vous n'en avez pas ?

Il hésita, puis un sourire éclaira son visage :

– Si. Je suis un homme qui vous aime.

– Alors ?

– Alors vous êtes la plus belle. Qui pourrait vous ressembler plus que vous-même ?

Elle le regarda avec un peu de méfiance :

– Vous pensez vraiment que je suis la plus belle ?

– Vous seule existez, dit-il avec ferveur.

Elle s'avança vers Florence ; d'ordinaire elle supportait mal d'être accueillie en invitée dans la maison d'une autre, dans la vie d'une autre ; mais elle sentait Fosca qui marchait derrière elle avec son air gauche et timide, et pour son cœur immortel, elle seule existait. Elle sourit à Florence :

– Je me suis permis d'amener un ami.

– Il est le bienvenu.

Elle fit le tour du salon en serrant des mains. Les amis de Florence ne l'aimaient pas, elle devinait la malveillance dissimulée derrière leurs sourires. Mais ce soir, leurs jugements ne mordaient pas sur elle. « Bientôt ils seront morts et leurs pensées avec eux. Des moucherons. » Elle se sentait invulnérable.

– Vas-tu traîner partout cet homme avec toi ? dit Roger.

Il paraissait très mécontent.

– Il ne voulait pas me quitter, dit-elle avec indifférence.

Elle prit des mains de Sanier une coupe de fruits.

– Florence est ravissante ce soir.

– Oui, dit-il.

Ils avaient fini par se réconcilier et Sanier paraissait plus épris que jamais. Régine les suivit des yeux tandis qu'ils dansaient joue contre joue. Il y avait tout l'amour dans leurs sourires : mais ce n'était qu'un pauvre amour mortel.

– Il faudra que nous causions sérieusement, dit Roger.

– Quand tu voudras.

Elle était légère, elle était libre ; il n'y avait plus d'aigreur dans sa gorge. Elle était un grand chêne dont le front touchait le ciel et les herbes de la prairie s'agitaient en dessous d'elle.

– Je vais vous demander une faveur, dit Sanier.

– Demandez.

– Consentiriez-vous à nous dire quelques poèmes ?

– Tu sais bien qu'elle ne veut jamais, dit Florence.

Le regard de Régine fit le tour du salon. Fosca était adossé à un mur, les bras ballants, il ne la quittait pas des yeux. Elle se leva.

– Si vous voulez, dit-elle. Je vous dirai : Les Regrets de la Belle Heaulmière.

Elle s'avança au milieu du salon pendant que le silence se faisait autour d'elle.

– Fosca, murmura-t-elle, écoutez bien. C'est pour vous que je vais dire ces vers.

 

Il inclina la tête. Il la contemplait avidement avec ces yeux qui avaient regardé face à face tant de femmes célèbres par leur beauté, par leurs talents. Pour lui, tous ces destins épars composaient une seule histoire, et Régine entrait dans cette histoire ; elle pouvait se mesurer avec ses rivales défuntes, avec celles qui n'étaient pas encore nées. « Je triompherai d'elles et j'aurai gagné la partie dans le passé et dans l'avenir. » Ses lèvres bougèrent et chaque inflexion de sa voix se répercutait à travers les siècles des siècles.

– Régine, je voudrais que nous rentrions, dit Roger quand elle fut revenue s'asseoir au milieu des applaudissements.

– Je ne suis pas fatiguée, dit-elle.

– Moi je le suis. S'il te plaît, dit-il.

Son accent implorant et impérieux irrita Régine.

– C'est bien, dit-elle sèchement. Partons.

Dans la rue, ils marchèrent en silence. Elle pensait à Fosca qui était resté planté au milieu du salon et qui regardait d'autres femmes. Elle avait cessé d'exister pour lui et dans l'éternité ; le monde autour d'elle était creux comme un grelot. Elle pensa : « Il faut qu'il soit là, toujours. »

– Excuse-moi, dit Roger en entrant dans le studio, j'avais besoin de te parler.

Un feu de boulets rougeoyait dans la cheminée. Les rideaux étaient tirés, les lampes abritées par des abat-jour de parchemin répandaient une lumière ambrée sur les masques nègres et les bibelots. Et toutes ces choses semblaient attendre un regard pour devenir tout à fait réelles.

– Parle, dit-elle.

– Quand ça finira-t-il ? dit Roger.

– Quoi ?

– Cette histoire de fou.

– Ça ne finira pas, dit-elle.

– Que veux-tu dire ?

Elle le regarda et elle se rappela : « C'est Roger, nous nous aimons, je ne veux pas le faire souffrir. » Mais ces pensées semblaient des souvenirs d'un autre monde.

– J'ai besoin de lui.

Roger s'assit à côté d'elle ; il dit d'une voix persuasive :

– Tu te joues une comédie. Tu sais bien que c'est un malade.

– Tu n'as pas vu cette entaille dans sa gorge, dit Régine.

Roger haussa les épaules :

– Et même s'il était immortel ?

– Dans dix mille ans, quelqu'un se souviendrait encore de moi.

– Il t'oublierait.

– Il dit qu'il a une mémoire implacable, dit Régine.

– Alors tu serais là, épinglée dans ses souvenirs comme un papillon dans une collection.

– Je veux qu'il m'aime comme il n'a jamais aimée, comme il n'aimera jamais.

– Crois-moi, dit Roger, il vaut mieux être aimée par quelqu'un de mortel mais qui n'aime que toi.

Sa voix tremblait.

– Tu es seule dans mon cœur. Pourquoi mon amour ne te suffit-il pas ?

Elle regarda au fond des yeux de Roger sa toute petite image, avec la toque de fourrure sur ses cheveux blonds : « Rien de plus que mon reflet dans un miroir. »

– Rien ne me suffit, dit-elle.

– Enfin, tu n'aimes pas cet homme ? dit Roger.

Il la regardait anxieusement. Le coin de sa bouche tremblait et il avait de la peine à parler : il souffrait. Une petite souffrance triste qui palpitait très loin, au fond d'un brouillard. « Il m'aura aimée, il aura souffert, et il sera mort : une vie parmi d'autres. » Elle sut que depuis l'instant où elle avait quitté sa loge, sa décision était prise.

– Je veux vivre avec lui, dit-elle.