Je me mis à courir, mon cœur battait à tout rompre ; les eaux jaunes étaient sorties de leur lit avec un bruit de tonnerre, elles déferlaient vers moi et je savais que si leur écume m'effleurait, mon corps se couvrirait de taches noires et d'un seul coup je serais réduit en cendres. Je courais, mes pieds touchaient à peine la terre. En haut de la montagne, il y avait une femme qui me faisait signe : Catherine ; elle m'attendait. Dès que j'aurais touché sa main je serais sauvé. Mais le sol s'enfonçait sous mes pas, c'était un marécage, je ne pouvais plus courir ; soudain la terre s'effondra, j'eus à peine le temps de lever la main en criant : Catherine ! et je fus englouti dans une boue brûlante. Je pensai : « Cette fois je ne rêve pas, cette fois je suis enfin mort pour de bon. »
– Monsieur !
D'un seul coup le rêve éclata en morceaux. J'ouvris les yeux. Je vis le baldaquin du lit, la fenêtre, et derrière la vitre le grand marronnier dont le vent agitait les branchages ; c'était le monde quotidien avec ses couleurs tranchées, ses formes exactes et ses habitudes têtues.
– Le carrosse est avancé, Monsieur.
– C'est bon.
Je refermai les yeux. J'étendis mon bras sur mes paupières ; j'aurais voulu me rendormir, m'enfuir ailleurs. Il ne s'agissait pas d'entrer dans un autre monde ; si c'eût été un monde il eût été le même ; j'aimais mes rêves parce qu'ils se passaient ailleurs. Je m'évadais le long d'un fil mystérieux de l'autre côté du ciel, de l'autre côté du temps : alors n'importe quoi pouvait arriver et je n'étais plus moi-même. Je pressai mon bras plus fort contre ma face ; des points d'or dansaient dans les ténèbres vertes, mais je ne me rendormais pas. J'entendais le bruit du vent dans le jardin, un bruit de pas dans le corridor ; j'entendais avec mes oreilles et chaque bruit à sa place. J'étais éveillé et de nouveau le monde était sagement couché sous le ciel, et moi couché au milieu du monde avec ce goût de ma vie sur les lèvres, pour toujours. Je pensai avec colère : « Pourquoi m'a-t-il réveillé ? Pourquoi m'ont-ils réveillé ? »
C'était vingt ans plus tôt. J'avais passé longtemps dans le village indien. Le soleil avait brûlé ma peau, elle s'était détachée de moi comme une dépouille usée et sur mon corps neuf un sorcier avait gravé des signes sacrés ; j'avais mangé leurs aliments, chanté leurs chants de guerre ; plusieurs femmes s'étaient succédé sous mon toit ; elles étaient brunes, chaudes et douces. Couché sur une natte, je regardais l'ombre d'un palmier épanouie sur le sable ; à moins d'un pied il y avait un gros caillou étincelant de soleil ; l'ombre allait toucher le caillou ; je savais que dans un instant elle allait toucher le caillou et cependant je ne la voyais pas s'allonger ; chaque jour je la guettais et jamais je n'arrivais à la surprendre. Déjà la pointe de la palme n'était plus tout à fait à la même place que tout à l'heure et cependant elle n'avait pas paru bouger. Et j'aurais pu passer encore des années, des siècles, à regarder l'ombre palmée se ramasser au pied de l'arbre et puis s'étirer insidieusement ; peut-être aurais-je réussi à me perdre tout à fait : il y aurait eu le soleil, la mer, l'ombre du palmier dans le soleil et moi je n'aurais plus existé. Mais juste à l'instant où le caillou commençait à se teinter de gris, ils étaient apparus et ils avaient dit : « Venez avec nous. » Ils m'avaient pris par le bras, ils m'avaient poussé vers leur bateau, ils m'avaient revêtu de leurs habits, ils m'avaient déposé au bord du vieux continent. Et maintenant il y avait Bompard, dans l'embrasure de la porte, qui disait :
– Est-ce qu'il faut faire dételer ?
Je me soulevai sur un coude :
– Tu ne peux donc pas me laisser dormir tranquille ?
– Vous avez demandé le carrosse pour sept heures.
Je sautai à bas du lit. Je savais que je ne pourrais plus me rendormir. Ils m'avaient réveillé, et maintenant minute après minute les questions se posaient. Que ferons-nous ? Où irons-nous ? et quoi que je fasse, où que j'aille, partout j'étais présent.
Tout en ajustant ma perruque je demandai :
– Où irons-nous ?
– Vous comptiez aller chez Mme de Montesson.
– N'as-tu rien de plus amusant à m'offrir ?
– Le comte de Marsenac se plaint de ne plus vous voir à ses soupers.
– Il ne m'y reverra jamais, dis-je.
Comment aurais-je pu m'amuser de leurs timides orgies, moi qui avais entendu dans les rues de Rivelles, dans les rues de Rome, de Gand, les cris des enfants égorgés, des femmes violentées...
– Trouve autre chose...
– Tout vous ennuie, dit-il.
– Ah ! on étouffe dans cette ville ! dis-je.
Paris m'avait paru immense lorsque j'y avais atterri, avec en bandoulière mon sac plein de lingots d'or et de diamants. Mais à présent j'avais fait le tour de tous ses cabarets, de tous ses théâtres, de ses salons, ses places et ses jardins : je savais qu'avec un peu de patience on aurait pu nommer un à un tous ses habitants. Et il ne s'y passait rien que de prévisible ; même les assassinats, les rixes, les coups de couteau, la police en dressait des statistiques.
– Rien ne vous retient à Paris, dit Bompard.
– On étouffe sur cette terre, dis-je.
La terre aussi m'avait un jour paru immense. Je me rappelais. J'étais en haut d'une colline et je pensais : « Là-bas, il y a la mer, et par-delà la mer d'autres continents, sans fin. » A présent, non seulement je savais que ce globe était rond, mais ils avaient même mesuré sa circonférence, ils étaient en train de déterminer avec précision la courbure de l'équateur et celle des pôles ; ils s'acharnaient à le rapetisser encore en en dressant minutieusement l'inventaire : ils venaient d'établir une carte représentant si exactement la France qu'il n'était pas un village ni un ruisseau qui n'y fût marqué ; à quoi bon partir ? Avant même d'être commencé, tout voyage était déjà terminé. On avait catalogué les plantes et les animaux qui peuplaient la planète ; il n'y en avait qu'un très petit nombre ; et un tout petit nombre de paysages, de couleurs, de goûts, de parfums, de visages ; c'étaient toujours les mêmes qui se répétaient vainement à des milliers d'exemplaires.
– Montez dans la lune, dit Bompard.
– C'est mon seul espoir, dis-je. Il faut crever ce ciel.
Nous descendîmes les marches du perron et je dis au cocher :
– A l'hôtel Montesson.
Avant d'entrer dans le salon, je m'arrêtai un moment dans le vestibule et je me contemplai avec dérision dans la glace ; je portais un habit de velours prune brodé d'or : en vingt ans je ne m'étais pas accoutumé à ce déguisement, sous la perruque blanche mon visage semblait insolite. Eux, ils se sentaient à leur aise dans ces absurdes vêtements ; ils étaient petits et malingres, ils auraient fait triste figure à Carmona ou à la cour de Charles Quint ; les femmes étaient laides avec leurs cheveux poudrés à blanc et ces plaques rouges qui enflammaient leurs pommettes ; les visages des hommes me gênaient parce qu'ils étaient sans cesse en mouvement : ils souriaient, leurs yeux se plissaient, leur nez se fronçait ; et ils n'arrêtaient pas de parler et de rire. Du vestibule, je les entendais rire. De mon temps, c'était l'affaire des bouffons de nous divertir : nous riions par gros éclats mais pas plus de quatre à cinq fois par soirée, même Malatesta qui était si gai ; je franchis la porte, et je vis avec satisfaction que leurs visages se figeaient, leurs rires s'éteignirent. Personne, sauf Bompard, ne connaissait mon secret, mais je leur faisais peur. Je m'étais amusé à ruiner plusieurs de ces hommes, à humilier beaucoup de ces femmes ; à chacun de mes duels je tuais mon adversaire : il y avait une légende autour de moi.
Je m'approchai du fauteuil de la maîtresse de maison ; il y avait cercle autour d'elle ; c'était une vieille femme méchante et gaie, dont les propos réussissaient parfois à m'amuser ; et elle m'aimait assez car elle disait que j'étais l'homme le plus malveillant qu'elle connût. Mais pour l'instant il ne fallait pas songer à lui parler. Le vieux Damien était en train de discuter avec le petit Richet ; ils discutaient sur le rôle des préjugés dans la vie humaine ; Richet défendait les droits de la raison. Je détestais les vieillards parce qu'ils sentaient toute leur vie derrière eux, ronde et pleine comme un gros gâteau. Je détestais les jeunes gens parce qu'ils sentaient tout l'avenir devant eux ; je détestais cet air d'enthousiasme et d'intelligence qui animait tous les visages. Seule Mme de Montesson écoutait froidement la dispute en piquant son aiguille dans sa tapisserie. Je dis abruptement :
– Vous avez tort tous deux. Ni la raison, ni les préjugés ne sont utiles à l'homme. Rien n'est utile à l'homme parce qu'il n'a rien à faire de lui-même.
– Cela vous sied bien de parler ainsi, dit Marianne de Sinclair avec mépris.
C'était une grande fille assez belle qui remplissait auprès de Mme de Montesson les fonctions de lectrice.
– Ils ont à faire leur bonheur et celui de leurs semblables, dit Richet.
Je haussai les épaules :
– Ils ne seront jamais heureux.
– Ils le seront le jour où ils seront raisonnables, dit-il.
– Ils ne souhaitent même pas l'être, dis-je. Ils se contentent de tuer le temps en attendant que le temps les tue. Vous tous ici vous tuez le temps en vous étourdissant avec de grands mots.
– Comment connaîtriez-vous les hommes ? dit Marianne de Sinclair. Vous les détestez.
Mme de Montesson releva la tête ; elle laissa son aiguille en suspens au-dessus de sa tapisserie :
– Oh ! assez là-dessus, dit-elle.
– Oui, dis-je. Assez de mots.
Des mots ; c'est tout ce qu'ils avaient à m'offrir : la liberté, le bonheur, le progrès ; c'est de cette viande creuse qu'on se nourrissait aujourd'hui. Je me détournai et je marchai vers la porte ; j'étouffais dans leurs pièces minuscules, encombrées de meubles et de bibelots, il y avait partout des tapis, des poufs, des tentures et l'air était chargé de parfums qui me faisaient mal à la tête. Mon regard fit le tour du salon ; ils avaient recommencé à babiller ; je pouvais bien glacer un instant leur enthousiasme, mais il se ranimait aussitôt. Marianne de Sinclair s'était retirée dans un coin avec Richet et ils parlaient ; leurs yeux brillaient : ils s'approuvaient l'un l'autre et chacun s'approuvait. J'aurais voulu leur faire éclater la cervelle d'un bon coup de talon. Je franchis la porte. Dans la galerie voisine des hommes étaient assis autour des tables de jeu ; ceux-là ne parlaient pas, ne riaient pas, leurs regards étaient fixes, leurs lèvres serrées ; gagner de l'argent, perdre de l'argent, voilà tout ce qu'ils avaient trouvé pour se divertir. De mon temps, les chevaux galopaient à travers les plaines, nous tenions des lances à la main ; de mon temps... Soudain je pensai : « Ce temps n'est-il pas le mien ? »
Je regardai mes souliers à barrettes, mes manches de dentelle ; depuis vingt ans il me semblait que je me prêtais à un jeu et qu'un jour, au douzième coup de minuit, je retournerais au pays des ombres. Je levai les yeux sur la pendule. Au-dessus du cadran doré une bergère de porcelaine souriait à un berger ; tout à l'heure, l'aiguille marquerait minuit, elle marquerait minuit demain, après-demain, et je serais encore là ; il n'y avait pas d'autre pays que cette terre où je n'avais plus ma place. J'avais été chez moi à Carmona et à la cour de Charles Quint, mais c'en était fini. Désormais, le temps qui s'étendait devant moi était à perte de vue un temps d'exil ; tous mes habits seraient des déguisements et ma vie une comédie.
Le comte de Saint-Ange passa devant moi ; il était très pâle. Je l'arrêtai :
– Vous ne jouez plus ? demandai-je.
– Je n'ai que trop joué, dit-il. J'ai tout perdu.
Il y avait des gouttes de sueur sur son front ; c'était un homme sot et veule ; mais c'était un homme de ce temps, il était chez lui en ce monde ; je l'enviais.
Je tirai une bourse de ma poche :
– Essayez de vous rattraper.
Il devint encore plus pâle :
– Vous gagnerez. On finit toujours par gagner.
Il prit la bourse d'un geste brusque et alla s'asseoir à une table ; ses mains tremblaient. Je me penchai sur son fauteuil : cette partie-là m'amusait. S'il perd, que fera-t-il ? Se tuera-t-il ? Se jettera-t-il à mes genoux ? Me vendra-t-il sa femme comme le marquis de Vintenon ? La sueur perlait sur sa lèvre supérieure, il était en train de perdre. Il perdait et il sentait sa vie qui battait dans sa poitrine, qui brûlait ses tempes : il risquait sa vie, il vivait. « Et moi ? pensais-je. Ne pourrais-je jamais connaître ce que connaît le plus misérable d'entre eux ? » Je me levai. Je marchai vers une autre table ; je pensai : « Du moins je peux perdre ma fortune. » Je m'assis et je jetai sur le tapis une poignée de louis d'or.
Il y eut un grand remous dans la galerie. Le baron de Sarcelles vint s'asseoir en face de moi ; c'était un des plus riches financiers de Paris.
– Voilà une partie qui promet d'être intéressante, dit-il.
A son tour il jeta sur le tapis une poignée de louis d'or et nous jouâmes en silence. Au bout d'une demi-heure il n'y avait plus une pièce devant moi et mes poches étaient vides.
– Je mets cinquante mille écus sur parole, dis-je.
– D'accord.
Une foule se pressait maintenant autour de nos fauteuils ; ils fixaient le tapis nu en retenant leur respiration. Quand Sarcelles abattit son jeu et que je jetai mes cartes, une rumeur s'échappa de leurs bouches.
– Quitte ou double.
Il donna les cartes. Je regardai leur dos verni et je sentis que mon cœur commençait à battre un peu plus vite ; si je pouvais perdre, tout perdre, peut-être le goût de ma vie changerait...
– Servi, dit Sarcelles.
– Deux cartes, dis-je.
Je retournai les cartes. Carré de rois. Je sus que je battais Sarcelles.
– Dix mille de mieux, dit-il.
Pendant une seconde j'hésitai. Je pouvais jeter mes cartes et dire : « Je ne tiens pas. » Quelque chose qui ressemblait à de la colère se noua dans ma gorge. En étais-je réduit là ? J'allais tricher afin de perdre ? M'était-il désormais interdit de vivre sans tricher ?
Je dis : « Tenu » et j'abattis mon jeu.
– L'argent sera chez vous demain avant midi, dit Sarcelles.
Je m'inclinai, je traversai la galerie et je rentrai dans le salon. Le comte de Saint-Ange était adossé au mur ; il avait l'air prêt à s'évanouir.
– J'ai perdu tout l'argent que vous m'aviez prêté, dit-il.
– Ne perd pas qui veut, dis-je.
– Quand exigez-vous d'être payé ?
– Dans les vingt-quatre heures. N'est-ce pas la coutume ?
– Je ne peux pas, dit-il. Je n'ai pas cet argent.
– Il ne fallait donc pas l'emprunter.
Je lui tournai le dos et je rencontrai le regard de Mlle de Sinclair : ses yeux bleus étincelaient de colère.
– Il y a des crimes que la loi ne punit pas et qui sont plus infâmes qu'un franc assassinat, dit-elle.
Je dis :
– Je ne réprouve pas l'assassinat.
Nous nous toisâmes en silence ; cette femme-là n'avait pas peur de moi ; elle se détourna brusquement mais je posai la main sur son bras.
– Vous avez beaucoup d'aversion pour moi, n'est-ce pas ?
– Quel autre sentiment souhaitez-vous inspirer ?
Je souris.
– Vous me connaissez mal. Vous devriez m'inviter à vos petites réunions du samedi. Je vous découvrirais mon cœur...
Le coup avait porté ; un peu de sang monta à ses joues. Mme de Montesson ignorait que sa lectrice eût attiré chez elle quelques habitués du salon ; elle n'eût pas été femme à le pardonner.
– Je n'y reçois que mes amis, dit-elle.
– Il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.
– Est-ce un marché ?
– Prenez-le comme vous voudrez.
– Mon amitié ne s'achète pas, dit-elle.
– Nous en reparlerons, dis-je. Réfléchissez.
– C'est tout réfléchi.
Je lui désignai Bompard, qui somnolait au creux d'une bergère.
– Vous voyez ce gros homme chauve ?
– Oui.
– Quand je suis arrivé à Paris il y a quelques années, c'était un jeune homme ambitieux et bien doué : je n'étais alors qu'un sauvage ignorant et il a tenté de se jouer de moi. Regardez ce que j'ai fait de lui.
– Cela ne m'étonne pas de vous.
– Je ne raconte pas ça pour vous étonner, mais seulement pour vous faire réfléchir.
A ce moment, je vis le comte de Saint-Ange qui sortait du salon : il marchait péniblement, comme un homme ivre. J'appelai :
– Bompard.
Bompard tressaillit ; j'aimais le voir s'éveiller ; il se retrouvait au cœur de sa vie, il me retrouvait, et il se rappelait que jusqu'à sa mort il me retrouverait fidèlement à chaque réveil.
– Suivons-le, dis-je.
– Qu'est-ce que c'est ? dit Bompard.
– Il doit me remettre vingt mille écus demain matin ; et il ne les a pas. Je me demande s'il sera assez stupide pour se tuer.
– Bien sûr, dit Bompard. Il ne peut pas faire autrement.
Nous traversâmes derrière Saint-Ange la cour de l'hôtel et Bompard me demanda :
– Comment cela vous amuse-t-il encore ? N'avez-vous pas vu assez de cadavres en cinq cents ans ?
– Il peut s'embarquer pour les Indes, aller mendier sur les routes ; il peut essayer de me tuer. Il peut aussi vivre à Paris, déshonoré, avec tranquillité.
– Il ne fera rien de tout cela, dit Bompard.
Je haussai les épaules :
– Tu as sans doute raison. Ils font toujours les mêmes choses.
Saint-Ange était entré dans les jardins du Palais-Royal, il faisait le tour des galeries à pas lents. Je me cachai derrière un pilier ; j'aimais observer les mouches, les araignées, les convulsions des grenouilles, les combats sans merci des scarabées, mais ce que je préférais, c'était épier la lutte d'un homme contre lui-même. Rien ne l'obligeait à se tuer, et s'il ne voulait pas mourir, il n'avait qu'à décider : « Je ne me tuerai pas... »
Il y eut un coup de feu, un bruit mou. Je m'approchai. A chaque fois j'éprouvais la même déception. Tant qu'ils étaient vivants, leur mort était un événement que je guettais avec curiosité ; mais quand je me trouvais devant leurs cadavres, il me semblait qu'ils n'avaient jamais existé ; leur mort n'était rien.
Nous sortîmes des jardins et je dis à Bompard :
– Sais-tu quel est le plus mauvais tour que tu pourrais me jouer ?
– Non.
– Ce serait de te tirer une balle dans la tête. Ça ne te tente pas ?
– Vous seriez trop content, dit-il.
– Non. Je serais fort déçu.
Je lui frappai amicalement l'épaule.
– Heureusement, tu es trop lâche, dis-je. Tu me resteras longtemps : jusqu'à ce que tu meures dans ton lit.
Quelque chose se réveilla dans ses yeux :
– Etes-vous bien sûr que vous ne mourrez jamais ?
– Pauvre Bompard. Jamais je ne mourrai. Jamais je ne brûlerai les papiers que tu sais. Jamais tu ne seras délivré.
Son regard s'éteignit. Je répétai :
– Jamais ; c'est un mot dont personne ne sait le sens, pas même toi.
Il ne répondit rien et je dis :
– Rentrons. Nous allons travailler.
– Vous allez encore passer la nuit ? dit-il.
– Sans doute.
– Moi, je veux dormir.
Je souris et je dis :
– Eh bien ! tu dormiras.
Ça ne m'amusait presque plus de le tourmenter ; j'avais ruiné sa vie, mais il s'était habitué à cette ruine et toutes les nuits il dormait, il oubliait. Les pires désastres ne l'empêchaient pas de se coucher le soir et de dormir. Saint-Ange avait tremblé d'angoisse, mais maintenant il était mort, il m'avait échappé ; pour eux, il y avait toujours un moyen d'échapper. Sur cette terre à laquelle j'étais rivé le malheur ne pesait pas plus que le bonheur, la haine était aussi fade que l'amour. Il n'y avait rien à tirer d'eux.
La voiture nous ramena à la maison et je gagnai le laboratoire. Il aurait fallu n'en jamais sortir. Ici seulement, loin des visages humains, je parvenais parfois à m'oublier. Il fallait reconnaître qu'ils avaient accompli d'étonnantes découvertes. En débarquant sur le vieux continent j'avais appris avec stupeur que la terre que je croyais immobile au milieu du ciel tournait sur elle-même et autour du soleil ; les phénomènes les plus mystérieux : la foudre, l'arc-en-ciel, les marées avaient trouvé leur explication ; on avait prouvé que l'air était pesant, on savait le peser ; ils avaient rapetissé la terre, mais l'univers s'était élargi : le ciel s'était peuplé de nouvelles étoiles que les astronomes avaient fait apparaître au bout de leurs lunettes ; grâce au microscope, un monde invisible s'était révélé ; au sein de la nature, des forces neuves étaient apparues, on commençait à les capter. D'ailleurs ils étaient bien stupides d'être si fiers de leurs trouvailles ; car ils ne sauraient jamais le dernier mot de l'histoire, ils seraient tous morts auparavant ; mais moi je profiterais de leurs efforts, moi je saurais ; le jour où la science s'achèverait enfin, je serais là ; c'est pour moi qu'ils avaient travaillé. Je regardai les alambics, les fioles, les machines immobiles. J'appliquai ma main contre une plaque de verre ; elle était là, tranquille sous mes doigts, un morceau de verre pareil à tous ceux que j'avais vus et touchés pendant cinq cents ans, tous les objets autour de moi étaient silencieux, inertes, comme ils l'avaient toujours été ; et cependant il suffisait de frotter ce morceau de matière pour faire affleurer à sa surface des forces inconnues ; sous cette calme apparence, des puissances obscures se déchaînaient ; au fond de l'air que je respirais, de la terre que je foulais, un mystère palpitait ; tout un monde invisible, plus neuf, plus imprévu que les images de mes rêves se cachait derrière le vieil univers dont j'étais las. Entre ces quatre murs qui m'enfermaient, je me sentais plus libre que dans les rues sans aventure, que dans les plaines infinies de l'Amérique. Un jour, ces formes, ces couleurs usées qui m'emprisonnaient allaient éclater, un jour je crèverais ce ciel immuable où se reflétaient immuablement les saisons ; un jour je contemplerais l'envers de ce décor illusoire qui leurrait les yeux humains. Je ne pouvais pas même imaginer ce que je verrais alors : il me suffisait de savoir que ce serait autre chose ; peut-être cela ne se laisserait saisir ni par les yeux, ni par les oreilles, ni par les mains ; peut-être pourrais-je alors oublier que j'avais à jamais ces yeux, ces oreilles, ces mains ; peut-être enfin deviendrais-je pour moi-même un autre.
Il restait un dépôt noirâtre au fond de la cornue et Bompard dit d'un ton goguenard :
– C'est manqué.
– Cela prouve qu'il y avait encore des impuretés dans ce charbon, dis-je. Il faut recommencer.
– Nous avons recommencé cent fois, dit-il.
– Mais nous n'avons jamais traité du charbon vraiment pur.
Je renversai la cornue et j'étalai les cendres sur une plaque de verre. N'étaient-elles vraiment qu'un résidu de corps étrangers ? ou le charbon possédait-il un squelette minéral ? Les faits ne parlaient pas. Je dis .
– Il faudrait faire l'expérience avec du diamant.
Il haussa les épaules :
– Comment brûler du diamant ?
Au fond du laboratoire, le feu ronronnait doucement. Dehors le soir tombait. Je m'approchai de la porte vitrée. Les premières étoiles perçaient le bleu sombre du ciel, on pouvait encore les compter ; tapies dans la lumière du crépuscule, il y en avait des millions et des millions qui attendaient d'éclore ; et par derrière il y en avait d'autres encore qui demeureraient invisibles à nos faibles yeux ; mais c'était toujours les mêmes qui s'allumaient les premières ; depuis des siècles, la voûte céleste n'avait pas changé ; c'était depuis des siècles au-dessus de ma tête le même scintillement glacé. Je revins vers la table où Bompard avait disposé le microscope. Dans les salons, les habitués commençaient à arriver, les femmes se paraient pour le bal, les rires fusaient dans les cabarets ; pour eux, cette soirée qui s'ouvrait était différente de toutes les autres, unique. J'appliquai mon œil contre l'oculaire, je regardai la poussière grise et soudain je sentis le souffle de ce grand vent d'orage que je connaissais bien ; il s'engouffrait dans le calme laboratoire, il balayait les alambics, il arrachait le toit au-dessus de ma tête et ma vie jaillissait vers le ciel comme une flamme, comme un cri ; je la sentais dans mon cœur, il brûlait, il sautait hors de ma poitrine ; je la sentais au bout de mes mains, c'était un désir de briser, de battre, d'étrangler ; elles se crispèrent sur le microscope et je dis :
– Sortons d'ici.
– Vous voulez sortir ?
– Oui. Accompagne-moi.
– J'aimerais mieux aller dormir.
– Tu dors trop, dis-je. Tu prends du ventre.
Je secouai la tête :
– Comme c'est triste de vieillir !
– Oh ! j'aime autant être dans ma peau que dans la vôtre, dit-il.
– C'est bien de savoir faire contre mauvaise fortune bon cœur, dis-je. Tu étais pourtant ambitieux dans ta jeunesse ?
– Ce qui fortifie mon âme, dit-il en souriant, c'est qu'il ne me sera jamais possible d'être aussi malheureux que vous.
Je jetai mon manteau sur mes épaules, je pris mon chapeau et je dis :
– J'ai soif. Donne-moi à boire.
Avais-je soif ? Il y avait dans tout mon corps un besoin douloureux qui n'était ni de nourriture, ni de boisson, ni d'une femme. Je pris le verre que Bompard me tendait et je l'avalai d'un trait ; je le reposai sur le guéridon avec une grimace.
– Je comprends ton goût pour la méthode expérimentale, dis-je. Certainement, si un homme m'affirmait qu'il est immortel, je tâcherais de m'en assurer par moi-même. Mais je t'en prie, cesse de gâcher mon vin avec ton arsenic.
– Le fait est que vous devriez être mort cent fois, dit-il.
– Prends-en ton parti, dis-je. Je ne mourrai pas.
Je lui souris ; je savais très bien imiter leurs sourires.
– D'ailleurs, ce serait une perte pour toi ; tu n'as pas de meilleur ami que moi.
– Ni vous que moi, dit-il.
Je me dirigeai vers l'hôtel de Mme de Montesson. Pourquoi avais-je envie de revoir leurs visages ? Je n'avais rien à attendre d'eux, je le savais. Mais je ne pouvais pas supporter de les savoir vivants sous ce ciel et d'être seul dans mon tombeau.
Mme de Montesson travaillait à sa tapisserie au coin de la cheminée, ses amis faisaient cercle autour de son fauteuil : rien n'avait changé. Marianne de Sinclair servait le café et Richet la regardait avec un air de satisfaction niaise ; ils riaient, ils parlaient ; pendant toutes ces semaines, personne n'avait remarqué mon absence ; je pensai avec colère : « Je les obligerai à remarquer ma présence. »
Je m'approchai de Marianne de Sinclair ; elle me demanda d'un air tranquille :
– Merci. Je n'ai pas besoin de vos drogues.
– Comme vous voudrez.
Ils riaient, ils parlaient ; ils étaient contents d'être ensemble, ils étaient persuadés qu'ils étaient vivants et qu'ils étaient heureux ; il n'y avait aucun moyen de les convaincre du contraire. Je dis :
– Avez-vous réfléchi à notre dernière conversation ?
– Non. Elle sourit. Je pense à vous le moins possible.
– Je vois que vous vous entêtez à me détester.
– Je suis très entêtée.
– Je ne le suis pas moins, dis-je. On m'a rapporté que vos réunions étaient très intéressantes. On y agite les idées les plus avancées et les meilleurs esprits du siècle dédaignent ce vieux salon pour se grouper autour de vous...
– Excusez-moi, dit-elle, il faut que je serve le café.
– J'irai donc m'entretenir avec Mme de Montesson, dis-je.
– A votre gré.
J'allai m'accouder au fauteuil de la maîtresse de maison ; elle m'accueillait toujours avec faveur : ma méchanceté l'amusait. Tandis que nous passions en revue les derniers potins de la cour et de la ville, je surpris un regard de Marianne de Sinclair ; elle détourna aussitôt les yeux, mais elle avait beau feindre l'indifférence, je savais bien qu'elle était inquiète. Je n'avais aucune rancune contre elle ; elle me détestait, mais en vérité ce n'était jamais moi qu'on haïssait ou qu'on aimait : c'était un personnage d'emprunt pour lequel je n'éprouvais qu'indifférence ; quant à moi, quel sentiment aurais-je pu inspirer ? Béatrice me l'avait dit un jour : ni avare, ni généreux, ni courageux, ni lâche, ni méchant, ni bon, en vérité je n'étais personne. Je suivis des yeux Marianne de Sinclair ; elle allait et venait à travers le salon, il y avait dans son port nonchalant et noble quelque chose qui me plaisait ; sous le léger nuage qui les recouvrait, on distinguait la masse châtain clair de ses cheveux ; des yeux bleus brillaient dans son visage ardent ; non, je ne lui voulais aucun mal. Mais j'étais curieux de savoir ce que deviendrait dans le malheur sa calme dignité.
– Il n'y a pas beaucoup de monde, ce soir, dis-je.
Mme de Montesson leva la tête et jeta autour d'elle un regard rapide :
– C'est qu'il fait mauvais temps.
– Je crois aussi que le goût des conversations désintéressées se perd : les gens sont enfiévrés de politique...
– Jamais on ne parlera de politique sous mon toit, dit-elle avec autorité.
– Vous avez raison, dis-je. Un salon est un salon, et non un club. Il paraît que les samedis de Mlle de Sinclair dégénèrent en réunions publiques...
– Quels samedis ? De quoi parlez-vous ? dit Mme de Montesson.
– N'êtes-vous pas au courant ? dis-je.
Elle me fixa de ses petits yeux perçants :
– Vous savez bien que je ne suis pas au courant. Marianne reçoit le samedi ? Depuis quand ?
– Depuis six mois il se tient dans sa chambre de brillantes assemblées où l'on travaille à démolir et reconstruire la société.
– Ah ! la petite cachottière ! dit-elle avec un petit rire. Démolir et reconstruire la société : cela doit être passionnant !
Elle se pencha de nouveau sur sa tapisserie et je m'éloignai de son fauteuil. Le petit Richet qui était en train de parler d'un air animé avec Marianne de Sinclair marcha vers moi.
– Vous venez de faire une vilenie, dit-il.
Je souris. Il avait une grosse bouche, des yeux globuleux, et malgré la sincérité de sa colère, son effort vers la dignité accentuait son air naïf ; il prêtait à rire.
– Vous m'en rendrez compte, dit-il.
Je continuai à sourire. Il tenait à me provoquer. Il ignorait que je n'avais pas d'honneur à défendre, pas de colère à assouvir. Rien ne m'empêchait non plus de le gifler, de le battre, de le jeter à terre. Je n'étais asservi à aucune de leurs conventions. S'ils avaient su à quel point j'étais libre devant eux, c'est alors qu'ils auraient vraiment eu peur de moi.
– Ne riez pas, dit-il.
Il était déconcerté ; il n'avait pas prévu que les choses se passeraient ainsi ; le courage et l'orgueil qu'il avait rassemblés ne lui suffisaient pas à supporter mon sourire. Je dis :
– Vous êtes si pressé de mourir ?
– Je suis pressé de délivrer le monde de votre présence, dit-il.
Dans le feu de la passion, il ne se rendait pas compte encore que cette mort qu'il défiait allait fondre sur lui ; pourtant il suffisait que je dise un mot...
– Voulez-vous que nous nous retrouvions à cinq heures à la barrière de Passy ? Amenez deux témoins.
J'ajoutai :
– Je ne pense pas qu'un médecin soit utile ; je ne blesse pas : je tue net.
– A cinq heures, à la barrière de Passy.
Il traversa le salon, dit quelques mots à Marianne de Sinclair et gagna la porte ; sur le seuil il s'arrêta ; il la regarda, il pensait : « Peut-être que je la vois pour la dernière fois. » Un instant plus tôt, il avait devant lui trente ou quarante ans de vie ; et brusquement, plus rien qu'une nuit. Il disparut et je m'approchai de Marianne de Sinclair.
– Vous intéressez-vous à Richet ? lui demandai-je.
Elle hésita ; elle avait envie de me foudroyer de son mépris, mais elle avait aussi envie de savoir ce que j'allais lui dire.
– Je m'intéresse à tous mes amis, dit-elle.
Sa voix était glacée, mais sous ce masque indifférent je sentais palpiter sa curiosité.
– Vous a-t-il dit que nous allions nous battre en duel ?
– Non.
– J'ai eu onze duels dans ma vie : à chaque coup j'ai tué mon adversaire.
Le sang monta à ses joues ; elle pouvait raidir son beau corps, contrôler son regard et le mouvement de ses lèvres, mais elle ne savait pas s'empêcher de rougir et elle paraissait alors très jeune et très vulnérable.
– Vous n'allez pas tuer un enfant, dit-elle. C'est un enfant !
– L'aimez-vous ?
– Que vous importe ?
– Si vous l'aimez, je veillerai à ne pas lui faire de mal, dis-je.
Elle me regarda avec angoisse ; elle cherchait à deviner quel mot pouvait sauver Richet et quel mot risquait de le perdre ; elle dit d'une voix qui tremblait :
– Je ne l'aime pas d'amour, mais j'ai pour lui la plus tendre affection. Je vous supplie de l'épargner.
– Si je l'épargne, me considérerez-vous comme un ami ?
– Je vous en aurai une immense reconnaissance.
– Et comment me la prouverez-vous ?
– En vous traitant comme on traite un ami. Ma porte vous sera ouverte chaque samedi.
Je me mis à rire.
– Je crains que le samedi votre porte ne s'ouvre plus pour personne. Mme de Montesson ne semble pas beaucoup apprécier vos petites réunions.
De nouveau elle rougit et elle me dévisagea avec une espèce de stupeur.
– Je vous plains, dit-elle. Je vous plains beaucoup.
Il y avait une tristesse si sincère dans sa voix que je n'essayai pas de rien répondre ; je restai cloué sur place ; est-ce que quelqu'un existait encore derrière mon fantôme, quelqu'un avec un cœur vivant ? Il me semblait que c'était moi, c'était bien moi que ces paroles avaient atteint ; son regard m'avait transpercé ; sous les déguisements, les masques, sous cette armure que m'avaient forgée les siècles, j'étais là, c'était moi : un être pitoyable qui s'amusait à des méchancetés mesquines ; c'était bien moi qu'elle plaignait, tel qu'elle ne me connaissait pas, tel que j'étais.
– Ecoutez-moi...
Elle s'était éloignée, et qu'aurais-je pu lui dire ? Quelle parole vraie pouvait passer de moi à elle ? Une chose était réelle : je l'avais fait chasser de cette maison, et elle me plaignait ; mais toutes mes excuses, comme mes défis ne seraient jamais que des mensonges.
Je franchis la porte. Dehors c'était une belle nuit fraîche éclairée par la lune ; les rues étaient désertes. Les gens étaient calfeutrés dans leurs salons, dans leurs mansardes : chez eux. Nulle part je n'étais chez moi, la maison que j'habitais n'avait jamais été une maison : un campement ; ce siècle n'était pas mon siècle, et cette vie qui se poursuivait vainement en moi n'était pas ma vie. Je tournai le coin d'une rue et je me trouvai sur le quai du fleuve ; j'aperçus le chevet de la cathédrale avec ses arcs-boutants blancs, ses statues qui descendaient en procession du haut du toit ; le fleuve coulait froid et noir entre les murs tapissés de lierre ; au fond des eaux il y avait la lune ronde. Je marchais, et elle avançait en même temps que moi, présente au fond de l'eau, présente au fond du ciel, la lune détestée qui m'accompagnait depuis cinq cents ans, glaçant toutes choses de son regard glacé. Je m'appuyai au parapet de pierre ; l'église se dressait, rigide dans la lumière morte, seule et inhumaine comme moi ; tous ces hommes qui nous entouraient allaient mourir, et nous demeurerions debout. Je pensai : « Un jour elle s'effondrera à son tour, il n'y aura plus à sa place qu'un amas de ruines ; un jour il n'en restera plus aucune trace, et la lune brillera au ciel, et je serai encore là. »
Je suivis le fleuve. Peut-être qu'en ce moment Richet regardait la lune ; il regardait la lune et les étoiles, il pensait : « Je les vois pour la dernière fois » ; il se rappelait chaque sourire de Marianne de Sinclair, pensant : « L'ai-je vue pour la dernière fois ? » Dans la crainte, dans l'espoir, il attendait l'aube avec fièvre. Moi aussi, si j'eusse été mortel, mon cœur aurait battu, cette nuit eût été sans pareille ; cette lueur au ciel, c'eût été la mort qui me faisait signe, elle m'eût attendu au bout du quai sombre. Mais non. Il ne m'arriverait rien ; ce duel était un faux semblant. C'était toujours la même nuit sans aventure, sans joie, sans souffrance. Une seule nuit, un seul jour, se répétant pendant l'éternité.
Le ciel blanchissait quand j'arrivai à la barrière de Passy. Je m'assis au bord d'un talus. J'entendais en moi : « Je vous plains » ; elle avait raison. C'était un être pitoyable qui était assis au bord du talus et qui attendait le moment de commettre un absurde assassinat. Des villes avaient flambé, des armées s'étaient entre-tuées, un empire était né et s'était écroulé entre mes mains. Et j'étais là, vide, stupide, j'allais tuer un homme sans risque et sans joie, pour m'occuper. Qui pouvait être plus à plaindre que moi ?
La dernière étoile venait de s'éteindre quand je vis Richet qui s'avançait vers moi. Il marchait lentement, il regardait ses pieds que la rosée mouillait. Et soudain je me rappelai une heure lointaine, si lointaine que je l'avais crue engloutie à jamais. J'avais seize ans et par un matin brumeux je me tenais sur mon cheval, une lance à la main ; les armures des Génois étincelaient dans l'aube, et j'avais peur. Et parce que j'avais peur, la lumière était plus tendre, la rosée plus neuve qu'aucun autre matin ; une voix en moi me disait : « Sois brave » ; jamais personne ne m'avait parlé avec une si fervente amitié. La voix s'était tue ; la fraîcheur des aubes était perdue. Je ne connaissais plus la peur ni le courage. Je me levai. Richet me tendit une épée. Autour de lui l'aube naissait pour la dernière fois, pour la dernière fois l'odeur fraîche de la terre montait dans l'air. Il était prêt à mourir et il tenait toute sa vie contre son cœur.
– Non, dis-je.
Il me tendait l'épée, mais je restais immobile, ma main ne se détachait pas de mon corps... Non, je ne me battrais pas. Je regardai les deux hommes qui suivaient Richet.
– Je refuse de me battre, soyez-en témoins.
– Pourquoi ? dit Richet.
Il avait Pair inquiet et déçu.
– Je n'ai pas envie de me battre. Je préfère vous faire mes excuses.
– Vous n'avez pourtant pas peur de moi, dit-il avec étonnement.
– Je répète que je vous fais toutes mes excuses, dis-je.
Il restait planté en face de moi, déconcerté, avec sur le cœur tout son courage inutile, inutile comme ma haine, ma colère et mon envie ; pour un instant, il était comme moi perdu sous le ciel, détaché de sa vie, rejeté dans sa vie sans savoir que faire de lui-même. Je lui tournai le dos et je marchai à grands pas vers la route. Au loin un coq chanta.
J'enfonçai le bout de ma canne dans la fourmilière et je la remuai de droite à gauche ; aussitôt elles accoururent, toutes noires, toutes semblables, mille fourmis, mille fois la même fourmi ; au fond de ce parc qui entourait ma maison de campagne, elles avaient construit en vingt ans ce gros tertre si grouillant de vie que les brins de paille eux-mêmes semblaient animés ; elles couraient en tous sens, plus désordonnées que les bulles que le feu faisait danser dans mes cornues, et cependant poursuivant leur dessein têtu ; y en avait-il de zélées, de paresseuses, d'étourdies, de sérieuses, ou travaillaient-elles toutes avec la même sotte ardeur ? J'aurais aimé les suivre des yeux une à une mais elles se confondaient dans ce monstrueux ballet ; il aurait fallu leur ceindre la taille de rubans rouges, jaunes, verts...
– Eh bien ! espérez-vous apprendre leur langage ? dit Bompard.
Je relevai la tête ; c'était un beau jour de juin, l'odeur des tilleuls embaumait l'air tiède. Bompard tenait une rose à la main. Il sourit.
– C'est moi qui l'ai inventée ! dit-il avec fierté.
– Elle ressemble à toutes les roses, dis-je.
Il haussa les épaules :
– C'est que vous n'avez pas d'yeux pour voir.
Il s'éloigna. Depuis que nous nous étions retirés à Crécy, il occupait ses loisirs à greffer des rosiers. De nouveau je regardai les fourmis affairées, mais elles ne m'intéressaient plus. Dans le four spécial que j'avais fait construire, un morceau de diamant était en train de se consumer au fond d'un creuset d'or ; cela non plus ne m'intéressait plus. De toute façon d'ici quelques années le moindre écolier saurait le secret des corps simples et composés ; j'avais tout le temps devant moi... Je me couchai sur le dos et je m'étirai en fixant le ciel. Pour moi aussi il était bleu comme aux beaux jours de Carmona, moi aussi je sentais l'odeur des roses et des tilleuls. Et pourtant j'allais encore laisser passer ce printemps sans le vivre ; ici une nouvelle rose venait de naître ; là-bas les prairies étaient jonchées de la neige des amandiers ; et moi, étranger là-bas, étranger ici, je traversais comme un mort cette saison en fleurs.
– Monsieur !
De nouveau Bompard était devant moi.
– Il y a une dame qui demande à vous parler ; elle est venue de Paris en voiture et elle veut vous voir personnellement.
– Une dame ? dis-je avec surprise.
Je me levai, j'époussetai mon vêtement sali de terre et je marchai vers la maison. « Cela tuera peut-être une heure. » Assise dans un fauteuil d'osier, à l'ombre du grand tilleul, je vis Marianne de Sinclair ; elle portait une robe de toile aux rayures lilas et ses cheveux sans poudre tombaient en boucles sur ses épaules. Je m'inclinai devant elle :
– Quelle surprise !
– Je ne vous dérange pas ?
– Mais non.
Je n'avais pas oublié le son de sa voix. « Je vous plains. » Elle avait dit ces mots et mon fantôme était devenu un homme de chair et d'os ; c'est cet homme mesquin et criminel qui se tenait à présent devant elle ; était-ce de la haine, du mépris ou de la pitié qu'il y avait dans ses yeux ? Cette honte anxieuse qui me serrait le cœur témoignait à nouveau que c'était moi, c'était bien moi que son regard fixait. Elle détourna la tête :
– Comme ce parc est joli, dit-elle. Vous aimez la campagne ?
– J'aime surtout être loin de Paris.
Il y eut un court silence et elle dit d'une voix un peu hésitante :
– Il y a longtemps que je souhaitais vous voir ; je voulais vous remercier d'avoir épargné la vie de Richet.
Je dis brusquement :
– Ne me remerciez pas. Ce n'est pas à cause de vous que je l'ai fait.
– Peu importe, dit-elle. Vous avez généreusement agi.
– Ce n'était pas de la générosité, dis-je avec impatience.
Cela m'agaçait qu'elle pût être dupe, elle aussi, de cette figure étrangère qui se modelait autour de moi, au hasard de mes actes.
Elle sourit :
– Je suppose que lorsque vous faites une bonne action, vous lui trouvez toujours de mauvaises raisons, dit-elle.
– Pensez-vous que je vous ai dénoncée à Mme de Montesson pour de bonnes raisons ? demandai-je.
– Oh ! je ne dis pas que vous ne soyez pas aussi capable de bassesse, dit-elle d'une voix tranquille.
Je la regardais avec perplexité ; elle avait l'air beaucoup plus jeune que dans le salon de Mme de Montesson et elle me paraissait aussi plus belle. Qu'était-elle venue chercher ?
– Vous ne me gardez pas rancune ?
– Non. Vous m'avez rendu service, dit-elle gaiement. Je n'allais pas rester toute ma vie l'esclave d'une vieillarde égoïste.
– Tant mieux, dis-je. Imaginez que j'avais presque des remords.
– Vous aviez tort. Ma vie est bien plus intéressante à présent.
Il y avait une nuance de défi dans sa voix et je demandai sèchement :
– Est-ce pour me porter l'absolution que vous êtes venue ?
Elle secoua la tête :
– Je suis venue vous parler d'un projet...
– Un projet ?
– Voilà longtemps que mes amis et moi nous désirons créer une université libre qui suppléerait aux insuffisances de l'enseignement officiel ; nous croyons que le développement de l'esprit scientifique aurait une grande influence sur le progrès politique et social...
Elle parlait avec timidité ; elle s'interrompit et me tendit un cahier qu'elle tenait à la main.
– Toutes ces idées sont exposées dans cette brochure, dit-elle.
Je pris la brochure, je l'ouvris ; cela commençait par une assez longue dissertation sur les avantages de la méthode expérimentale et sur les conséquences morales et politiques qui devaient découler de sa diffusion ; ensuite venait le programme des travaux de la future Université ; en conclusion, quelques pages d'un ton ferme et passionné annonçaient l'avènement d'un monde meilleur. Je posai l'opuscule sur mes genoux.
– C'est vous qui l'avez rédigé ?
Elle sourit avec un peu de gêne :
– Oui.
– J'admire votre foi, dis-je.
– La foi ne suffit pas. Il nous faut des collaborateurs et de l'argent. Beaucoup d'argent.
Je me mis à rire.
– Vous êtes venue me demander de l'argent ?
– Oui. Nous avons ouvert une liste de souscription : j'espère que vous serez notre premier souscripteur. Et nous serions plus heureux encore si vous acceptiez une chaire de chimie.
Il y eut un silence et je dis :
– Pourquoi avez-vous eu l'idée de vous adresser à moi ?
– Vous êtes très riche, dit-elle. Et vous êtes un grand savant : tout le monde parle de vos travaux sur le charbon.
– Mais vous me connaissez, dis-je. Vous m'avez assez souvent reproché de détester les hommes. Comment avez-vous pu supposer que je consentirais à vous aider ?
Son visage s'anima, ses yeux devinrent plus brillants :
– Justement, je ne vous connais pas, dit-elle. Vous pouvez refuser ; mais il se peut aussi que vous acceptiez : je cours ma chance.
– Et pourquoi accepterais-je ? dis-je. Pour compenser le tort que je vous ai fait ?
Elle se raidit :
– Je vous ai dit que vous ne m'aviez fait aucun tort.
– Pour le plaisir de vous faire plaisir ?
– Par intérêt pour la science et pour l'humanité.
– Je ne m'intéresse à la science que dans la mesure où elle est inhumaine.
– Je me demande comment vous osez détester les hommes, dit-elle avec une brusque colère. Vous êtes riche, savant, libre, vous faites tout ce qu'il vous plaît ; la plupart d'entre eux sont misérables, ignorants, asservis à des travaux sans joie ; et vous n'avez jamais tenté de les aider : c'est à eux de vous détester.
Il y avait tant de passion dans sa voix que j'eus envie de me défendre ; mais comment lui dire la vérité ? Je dis :
– Je pense qu'au fond je les envie.
– Vous ?
– Ils vivent ; et depuis des années je n'ai pas réussi à me sentir vivant.
– Ah ! dit-elle d'une voix émue, je savais bien que vous étiez très malheureux.
Je me levai brusquement :
– Venez faire un tour dans ce parc puisque vous le trouvez joli.
– Avec plaisir.
Elle prit mon bras et nous suivîmes la rivière où nageaient des poissons dorés.
– Même par une journée si belle vous ne vous sentez pas vivant ?
Elle toucha du bout des doigts une des roses qu'avait inventées Bompard :
– N'aimez-vous rien de tout cela ?
Je cueillis la rose et je la lui tendis :
– Je l'aimerai à votre corsage.
Elle sourit et prit la fleur qu'elle respira longuement.
– Elle vous parle, n'est-ce pas ? Que vous dit-elle ?
– Qu'il fait bon vivre, dit-elle gaiement.
– Elle ne me dit rien, dis-je. Pour moi les choses n'ont pas de voix.
De tous mes yeux je regardais la rose couleur de safran ; mais il y avait eu trop de roses dans ma vie, trop de printemps.
– C'est que vous ne savez pas les écouter.
Nous fîmes quelques pas en silence ; elle regardait les arbres, les fleurs ; dès que ses yeux se détournaient de moi, je sentais la vie m'abandonner ; je dis :
– Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de moi.
– J'en ai pensé beaucoup de mal.
– Pourquoi avoir changé d'avis ?
– Votre attitude envers Richet m'a ouvert des horizons.
Je haussai les épaules :
– C'était un simple caprice.
– Je ne vous aurais pas cru capable de ce genre de caprice.
Il me semblait que je la dupais ; j'avais honte ; mais c'était impossible d'expliquer.
– Vous auriez tort de me prendre pour une bonne âme, dis-je.
Elle rit :
– Je ne suis pas stupide.
– Pourtant vous espérez m'intéresser au bonheur de l'humanité.
Du bout de son pied elle fit rouler un petit caillou sur l'allée et ne répondit rien.
– Voyons, dis-je. Pensez-vous que je vais vous donner cet argent ou vous le refuser ? Que pariez-vous ? Oui ou non ?
Elle me regarda d'un air grave :
– Je ne sais pas, dit-elle. Vous êtes libre.
Pour la seconde fois, je me sentis touché au cœur. C'était vrai, j'étais libre ; tous les siècles que j'avais vécus venaient mourir au bord de cet instant qui jaillissait sous le ciel bleu aussi neuf, aussi imprévu que si le passé n'eût jamais existé ; dans cet instant j'allais donner à Marianne une réponse qui n'était inscrite dans aucun des moments oubliés de ma vie, et c'était moi, c'était bien moi qui allais la choisir, c'était à moi de décevoir Marianne ou de la combler.
– Dois-je décider tout de suite ?
– Comme vous voudrez, dit-elle avec un peu de froideur.
Je la regardai : déçue ou comblée, elle franchirait la grille du parc et je n'aurais plus qu'à retourner m'étendre près de la fourmilière...
– Quand me donnerez-vous cette réponse ? dit-elle.
J'hésitai ; j'avais envie de dire : « Demain » pour être sûr de la revoir ; mais je ne le dis pas ; en sa présence, c'était moi qui parlais, qui agissais, c'était bien moi ; j'aurais eu honte d'exploiter la situation au gré de mes désirs.
– Tout de suite, dis-je. Veuillez m'attendre un instant.
Quand je revins auprès de Marianne, je tenais à la main une lettre de change ; je la lui tendis et le sang lui monta aux joues :
– Mais c'est une fortune ! dit-elle.
– Ce n'est pas toute ma fortune.
– C'en est une grande partie...
– Ne m'avez-vous pas dit qu'il vous fallait beaucoup d'argent ?
Elle regardait le papier, puis mon visage :
– Je ne comprends pas, dit-elle.
– Vous ne pouvez pas tout comprendre.
Elle demeurait debout en face de moi, médusée. Je dis :
– Il est tard. Vous devriez partir. Nous n'avons plus rien à nous dire.
– J'ai encore une demande à vous faire, dit-elle lentement.
– Vous êtes insatiable.
– Ni mes amis, ni moi ne connaissons grand-chose aux affaires. Il paraît que vous êtes un financier habile. Aidez-moi à mettre sur pied notre université.
– Est-ce dans votre intérêt ou dans le mien que vous me demandez cela ?
Elle parut décontenancée.
– L'un et l'autre, dit-elle.
– Plutôt l'un, ou plutôt l'autre ?
Elle hésita ; mais elle aimait tant la vie qu'elle faisait toujours confiance à la vérité.
– Je pense que le jour où vous consentiriez à sortir de vous-même, beaucoup de choses changeraient pour vous...
– Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? dis-je.
– Ne comprenez-vous pas qu'on puisse s'y intéresser ?
Un moment nous restâmes l'un en face de l'autre sans rien dire.
– Je réfléchirai, dis-je. Et j'irai vous porter ma réponse.
– 12, rue des Ciseaux, dit-elle. C'est là que j'habite à présent.
– Merci.
– 12, rue des Ciseaux, dis-je. C'est moi qui vous remercie.
Elle monta dans la voiture et j'entendis le bruit des roues qui s'éloignaient sur l'avenue. Des deux bras j'enlaçai le tronc du grand tilleul, j'appuyai ma joue contre l'écorce bourrue et je pensai avec désir, avec angoisse : « Vais-je redevenir vivant ? »
On frappa à la porte et Marianne entra ; elle s'approcha de mon bureau :
– Encore au travail ? dit-elle.
Je souris :
– Comme vous voyez.
– Je suis sûre que vous n'avez pas bougé de la journée.
– C'est vrai.
– Avez-vous déjeuné ?
J'hésitai et elle dit vivement :
– Naturellement vous n'avez pas déjeuné ; vous allez ruiner votre santé.
Elle me regardait avec une sollicitude inquiète et j'avais honte : ne pas manger, ne pas dormir, donner sa fortune, son temps, cela ne signifiait pas la même chose pour elle et pour moi ; je lui mentais.
– Si je n'étais pas venue, vous seriez resté là toute la nuit..., dit-elle.
– Quand je ne travaille pas, je m'ennuie, dis-je.
Elle se mit à rire :
– Ne vous excusez pas.
D'une main ferme elle repoussa les papiers épars devant moi.
– C'est assez. Maintenant il faut que vous alliez dîner.
Je regardais avec regret la table couverte de dossiers, les fenêtres calfeutrées par de lourds rideaux, les murs opaques ; l'hôtel que je possédais à Paris était devenu le centre où s'élaboraient les plans de la future université ; et je me trouvais bien dans ce bureau, avec devant moi des tâches précises à remplir ; tant que j'étais ici, il n'était pas question d'aller ailleurs : il n'y avait pas de question...
– Où irai-je dîner ? dis-je.
– Il y a bien des endroits...
Je dis brusquement :
– Venez dîner avec moi.
Elle hésita :
– Il y a Sophie qui m'attend.
– Laissez-la attendre.
Elle me regarda ; ses lèvres esquissaient un sourire et elle demanda avec coquetterie :
– Ça vous ferait vraiment plaisir ?
Je haussai les épaules ; comment lui expliquer que je désirais sa présence simplement pour tuer le temps, que j'avais besoin d'elle pour vivre ; les mots me trahiraient : j'en dirais trop ou trop peu ; je souhaitais être sincère avec elle, mais aucune sincérité ne m'était permise. Je dis brièvement :
– Bien sûr.
Elle parut un peu déconcertée et puis elle prit son parti.
– Alors, emmenez-moi dans ce nouveau cabaret dont tout le monde parle ; il paraît qu'on y mange à merveille.
– Chez Dagorneau ?
Ses yeux brillaient ; elle savait toujours où aller, que faire ; elle avait toujours des désirs ou des curiosités à assouvir ; si j'avais pu la suivre à travers toute la vie, je n'aurais plus été embarrassé de moi-même. Nous descendîmes l'escalier et je demandai :
– Irons-nous à pied ?
– Naturellement, dit-elle. Il fait un si beau clair de lune.
– Ah ! vous aimez le clair de lune, dis-je avec rancune.
– Ne l'aimez-vous pas ?
– Je déteste la lune.
Elle rit :
– Vos sentiments sont toujours excessifs.
– Quand nous serons tous morts, elle sera encore là à ricaner dans le ciel, dis-je.
– Je ne l'envie pas, dit Marianne. Je ne crains pas la mort.
– Vraiment ? Si on vous annonçait que vous mourrez tout à l'heure, vous n'auriez pas peur ?
– Ah ! je veux mourir à mon heure.
Elle marchait d'un pas vif, aspirant avidement par les yeux, par les oreilles, par tous les pores de sa peau fraîche la douceur de cette nuit.
– Comme vous aimez la vie, dis-je.
– Oui, je l'aime.
– Vous est-il jamais arrivé d'être malheureuse ?
– Quelquefois. Mais cela aussi c'était vivre.
– Je voudrais vous poser une question, dis-je.
– Posez-la.
– Avez-vous jamais aimé ?
Elle répondit tout de suite :
– Pourtant vous êtes une nature passionnée.
– Justement, dit-elle. Les autres gens me semblent toujours tièdes, indifférents ; ils ne sont pas vivants...
Je sentis un petit pincement au cœur.
– Moi je ne suis pas vivant, dis-je.
– Vous m'avez déjà dit ça une fois, dit-elle. Mais ce n'est pas vrai, pas vrai du tout. Vous êtes excessif dans le bien comme dans le mal ; vous ne supportez pas la médiocrité ; c'est être vivant.
Elle me regarda.
– Au fond, votre méchanceté, c'était une révolte.
– Vous ne me connaissez pas, dis-je sèchement.
Elle rougit et nous marchâmes en silence jusqu'à la porte du cabaret. Un escalier descendait vers une grande salle voûtée aux poutres noircies de fumée ; des garçons coiffés de bonnets de couleurs vives circulaient entre les tables où se pressaient des groupes bruyants. Nous nous assîmes devant un guéridon tout au fond de la pièce et je commandai le souper. Quand le garçon eut posé devant nous les hors-d'œuvre et un pichet de vin rosé, Marianne demanda :
– Pourquoi êtes-vous furieux quand je semble penser du bien de vous ?
– Je me fais l'effet d'un imposteur.
– N'est-il pas vrai que vous donnez sans compter à notre entreprise votre temps, votre argent, votre peine ?
– Mais ça ne me coûte rien, dis-je.
– Justement : c'est la vraie générosité ; vous donnez tout et rien ne semble jamais vous coûter.
Je remplis de vin nos deux verres :
– Avez-vous oublié le passé ?
– Non, dit-elle. Mais vous avez changé.
– On ne change jamais.
– Ah ! je ne crois pas ça. Si les hommes ne devaient jamais changer, tout notre travail serait inutile, dit-elle vivement.
Elle me regarda.
– Je suis sûre qu'à présent vous ne pourriez plus vous divertir à pousser un homme au suicide.
– C'est vrai... dis-je.
– Vous voyez.
Elle porta à sa bouche un morceau de pâté ; elle mangeait d'un air sérieux et animal ; malgré la grâce réservée de ses gestes, elle semblait une louve changée en femme, ses dents brillaient d'un éclat cruel. Comment lui expliquer ? Faire le mal ne m'amusait plus ; mais je n'étais pas devenu meilleur : ni bon, ni méchant, ni avare, ni généreux. Elle me sourit.
– J'aime bien cet endroit. Et vous ?
A l'autre bout de la salle, il y avait une jeune femme qui chantait en s'accompagnant d'une vielle ; le public reprenait en chœur les refrains. D'ordinaire je détestais ces grandes rumeurs humaines, ces éclats de rire, ces voix. Mais Marianne souriait et je ne pouvais pas haïr ce qui faisait naître sur ses lèvres un tel sourire.
– Je l'aime aussi.
– Mais vous ne mangez pas, dit-elle avec reproche. Vous avez trop travaillé ; ça vous a coupé l'appétit.
– Pas du tout.
Je fis glisser un morceau de pâté dans mon assiette. Autour de moi, ils mangeaient, ils buvaient et ils avaient à leur côté des femmes qui leur souriaient. Moi aussi je mangeais, je buvais, une femme me souriait. Une bouffée de chaleur me monta du cœur. « On dirait que je suis l'un d'eux. »
– Cette femme a une jolie voix, dit Marianne.
La vielleuse s'était approchée de notre table ; elle chantait en regardant gaiement Marianne. Elle fit un signe, et tous se mirent à chanter avec elle. La voix claire de Marianne se mêla à celle des autres ; elle se pencha vers moi.
– Il faut chanter aussi.
Quelque chose qui ressemblait à de la honte me nouait la gorge : jamais je n'avais chanté avec eux ! Je les regardais. Ils souriaient à leurs femmes, ils chantaient, une flamme brûlait dans leurs cœurs ; une flamme s'était mise à brûler dans mon cœur. Et quand cette flamme brûlait, ni le passé ni l'avenir n'avaient plus d'importance ; qu'on dût mourir demain, dans cent ans ou jamais, ça ne faisait aucune différence. La même flamme. Je pensais : « Je suis un homme vivant ; je suis l'un d'eux. »
Je me mis à chanter avec eux.
« Ce n'est pas vrai, pensais-je. Je ne suis pas des leurs... » A demi caché derrière une colonne je les regardais qui dansaient ; Verdier touchait la main de Marianne, par instants il la frôlait, il respirait son odeur ; elle portait une grande robe bleue qui découvrait ses épaules et la naissance de ses seins ; j'aurais voulu étreindre cette chair fragile mais je me sentais paralysé : « Votre corps est d'une autre espèce. » Mes mains et mes lèvres étaient de granit, je ne pouvais pas la toucher ; je ne pouvais pas rire comme ils riaient, avec cette tranquille convoitise ; ceux-là, ils étaient de son espèce et je n'avais rien à faire parmi eux. Je marchai vers la porte ; comme j'allais la franchir, la voix de Marianne m'arrêta.
– Où allez-vous ?
– Je rentre à Crécy, dis-je.
– Sans me dire au revoir ?
– Je ne voulais pas vous déranger.
Elle me dévisagea avec surprise :
– Que se passe-t-il ? dit-elle. Pourquoi partez-vous si vite ?
– Vous savez bien que je ne suis pas sociable.
Elle dit :
– J'aurais voulu vous parler cinq minutes.
– Si vous voulez.
Nous traversâmes le vestibule dallé, et elle poussa la porte de la bibliothèque ; la grande pièce était déserte ; la voix des violons nous arrivait assourdie à travers les murs tapissés de livres.
– Je voulais vous dire que nous serions tous désolés si vous refusiez vraiment de faire partie de notre comité de bienfaisance.
Elle demanda :
– Pourquoi ne voulez-vous pas accepter ?
– J'en serais incapable, dis-je.
– Mais pourquoi ?
– Je me tromperais, dis-je. Je ferais brûler les vieillards au lieu de leur construire des asiles, je mettrais les fous en liberté et j'enfermerais vos philosophes dans des cages.
Elle secoua la tête :
– Je ne comprends pas, dit-elle. Si nous avons mis sur pied cette université, c'est grâce à vous ; votre discours d'inauguration a été magnifique. Et il y a des moments où vous n'avez pas du tout l'air de croire que notre effort puisse être utile.
Je gardai le silence et elle dit avec un peu d'impatience :
– Enfin, que pensez-vous ?
– En vérité, dis-je, je ne crois pas au progrès.
– Pourtant il est bien évident que nous sommes plus près qu'autrefois de la vérité et même de la justice.
– Etes-vous sûre que votre vérité et votre justice valent plus que celles des siècles passés ?
– Vous conviendrez que la science est préférable à l'ignorance, la tolérance au fanatisme, la liberté à l'esclavage ?
Elle parlait avec une naïve ardeur qui m'irrita ; c'était leur langage qu'elle parlait. Je dis :
– Un homme m'a dit un jour : il n'existe qu'un seul bien, c'est d'agir selon sa conscience. Je pense qu'il avait raison et que tout ce que nous prétendons faire pour les autres ne sert à rien.
– Ah ! dit-elle d'un ton triomphant, et si ma conscience me commande de lutter pour la tolérance, pour la raison, pour la liberté ?
Je haussai les épaules.
– Alors, faites-le, dis-je. Moi, ma conscience ne m'ordonne jamais rien.
– En ce cas, pourquoi nous avez-vous aidés ? dit-elle.
Elle me dévisageait avec une anxiété si sincère qu'une fois de plus je sentis un désir déchirant de me confier à elle sans réserve ; alors seulement je redeviendrais vraiment vivant, ce serait moi ; nous pourrions nous parler sans mensonge. Mais je me rappelais le visage torturé de Carlier.
– Pour tuer le temps, dis-je.
– Ce n'est pas vrai ! dit-elle.
Dans ses yeux il y avait de la gratitude, de la tendresse, de la foi ; j'aurais voulu être celui qu'elle voyait. Mais toute ma présence n'était qu'une imposture : chaque mot, chaque silence, chaque geste, mon visage même lui mentaient. Je ne devais pas lui dire la vérité ; je détestais la tromper ; il ne me restait qu'à partir.
– C'est vrai. Et maintenant je vais retourner à mes cornues.
Elle sourit avec effort :
– C'est un brusque départ.
Elle posa la main sur la poignée de la porte et demanda :
– Quand nous reverrons-nous ?
Il y eut un silence ; elle était adossée à la porte, tout près de moi, et ses épaules nues éclairaient la pénombre ; je sentais l'odeur de ses cheveux. Son regard m'appelait : rien qu'un mot, rien qu'un geste. Je pensais : tout sera mensonge, son bonheur, sa vie, notre amour ne seront que des mensonges, chacun de mes baisers la trahira. Je dis :
– Il me semble que vous n'avez plus besoin de moi.
Brusquement son visage se détendit :
– Quelle mouche vous a piqué, Fosca ? Ne sommes-nous pas des amis ?
– Vous avez tant d'amis.
Elle se mit franchement à rire :
– Pourquoi pas ?
De nouveau je mentais ; ce n'était pas d'une jalousie humaine qu'il s'agissait.
– C'est stupide, dit-elle.
– Je ne suis pas fait pour vivre en société, dis-je avec humeur.
– Vous n'êtes pas fait pour vivre seul.
Seul. Je sentais l'odeur du jardin autour du tertre grouillant de fourmis, et de nouveau ce goût de mort dans ma bouche ; le ciel était nu, la plaine déserte ; le cœur me manqua soudain. Et les mots que je ne voulais pas dire me montèrent aux lèvres :
– Venez avec moi.
– Venir avec vous ? dit-elle. Pour combien de temps ?
Je tendis les bras ; tout serait mensonge, même le désir qui gonflait mon cœur était mensonge et l'étreinte de mes bras qui serraient son corps mortel ; mais je n'avais plus la force de lutter ; je la serrais contre moi comme si j'eusse été un homme en face d'une femme et je dis :
– Pour toute la vie. Pourriez-vous passer toute une vie auprès de moi ?
– J'y passerais l'éternité, dit-elle.
Quand je rentrai le matin à Crécy, je frappai à la porte de Bompard ; il était en train de tremper dans un bol de café au lait un morceau de pain beurré. Il avait déjà des manières de vieil homme. Je m'assis en face de lui.
– Bompard, je vais t'étonner, dis-je.
– Voyons, dit-il avec indifférence.
– J'ai décidé de faire quelque chose pour toi.
Il ne leva même pas la tête.
– Oui. J'ai des remords de t'avoir gardé si longtemps près de moi sans te permettre de courir ta chance. On m'a dit que le duc de Frétigny, qui va partir en mission à la cour de l'impératrice de Russie, cherchait un secrétaire : un intrigant habile peut arriver là-bas à de hautes destinées. Je vais te recommander chaudement et je te donnerai une somme coquette pour que tu puisses faire bonne figure à Saint-Pétersbourg.
– Ah ! dit Bompard. Vous voulez m'éloigner ?
Il avait un vilain sourire.
– Oui, dis-je. Je vais épouser Marianne de Sinclair. Je ne souhaite pas te garder auprès d'elle.
Bompard trempa une autre tartine dans son bol.
– Je commence à me faire vieux, dit-il. Je n'ai plus envie de voyager.
Ma gorge se serra et je compris que j'étais devenu vulnérable.
– Prends garde, dis-je ; si tu repousses mon offre, je me résoudrai à dire à Marianne la vérité et je te chasserai aussitôt. Tu ne trouveras pas facilement un autre emploi.
Il ne pouvait pas deviner quel prix j'aurais payé pour garder mon secret ; et puis il était vieux et fatigué. Il dit :
– Il me sera bien dur de vous quitter. Mais je compte sur votre générosité pour m'adoucir les rigueurs de l'exil.
– J'espère que tu te plairas là-bas et que tu y passeras la fin de tes jours, dis-je.
– Oh ! je ne voudrais pas mourir sans vous avoir revu, dit-il.
Il y avait une menace dans sa voix et je pensais : « Maintenant j'ai quelque chose à craindre, quelque chose à défendre. Maintenant j'aime et je peux souffrir ; me voilà de nouveau un homme. »
– J'entends ton cœur qui bat, dis-je à Marianne.
Le jour naissait ; ma tête reposait sur sa poitrine qui se soulevait et s'abaissait d'un rythme égal et j'entendais son cœur qui battait à coups sourds ; chaque coup chassait un flot de sang dans ses artères et puis ce sang mouvant refluait vers son cœur ; là-bas, sur la plage d'argent, les vagues happées par la lune se soulevaient et retombaient en battant la grève ; dans le ciel la terre se précipitait vers le soleil, la lune vers la terre en une immense chute figée.
– Bien sûr il bat, dit-elle.
Ça lui paraissait naturel que le sang courût dans ses veines, que la terre bougeât sous ses pieds ; moi je m'étais mal habitué à ces étranges nouveautés ; je tendais l'oreille : les battements de son cœur, je les entendais ; ne pouvait-on pas entendre la trépidation de la terre ?
Elle me repoussa doucement :
– Laisse-moi me lever.
– Tu as tout le temps. Je suis si bien.
Un rai de lumière filtrait à travers les rideaux ; j'apercevais dans la pénombre les murs capitonnés, la coiffeuse chargée d'ornements, les jupons mousseux jetés pêle-mêle sur un fauteuil ; il y avait des fleurs dans un vase ; toutes ces choses étaient réelles, elles ne ressemblaient pas à des choses de rêve ; pourtant ces fleurs, ces porcelaines, ce parfum d'iris n'appartenaient pas tout à fait à ma vie ; il me semblait que bondissant à travers l'éternité j'avais atterri dans un instant qui avait été préparé pour un autre.
– Il est déjà tard, dit Marianne.
– Tu t'ennuies avec moi ?
– Je m'ennuie à ne rien faire, dit-elle. J'ai tant de choses à faire.
Je la laissai aller ; elle avait hâte de commencer sa journée ; c'était naturel. Le temps n'avait pas la même valeur pour elle et pour moi.
– Qu'as-tu tant à faire ? dis-je.
– D'abord, les tapissiers qui vont venir installer le petit salon.
Elle tira les rideaux.
– Tu ne m'as pas dit quelle couleur tu préférais.
– Je ne sais pas.
– Mais tu as bien une préférence : vert amande ou vert tilleul ?
– Vert amande.
– Tu réponds au hasard, dit-elle avec reproche.
Elle avait entrepris de réaménager de fond en comble la maison et je m'étonnais de la voir longuement réfléchir devant le dessin d'une tapisserie ou la nuance d'un morceau de soie. « Est-ce la peine de se donner tant de peine pour quelque trente ou quarante ans ? » pensais-je. On aurait dit qu'elle s'installait pour l'éternité. Pendant un moment je la regardai s'affairer en silence à travers la chambre ; elle s'habillait toujours avec beaucoup de soin, elle aimait les robes et les bijoux autant que les fleurs, les tableaux, les livres, la musique, le théâtre, la politique. J'admirais qu'elle pût se donner à toutes choses avec la même passion. Elle s'arrêta brusquement devant la fenêtre :
– Où mettrons-nous la volière ? dit-elle. Près du grand chêne ou sous le tilleul ?
– Il serait plus joli que la rivière la traverse, dis-je.
– Tu as raison. Nous la mettrons sur la rivière à côté du cèdre bleu.
Elle sourit :
– Tu vois : tu deviens un très bon conseiller.
– C'est que je commence à voir par tes yeux, dis-je.
Vert amande ou vert tilleul ? Elle avait raison ; si l'on regardait bien, il y avait deux cents nuances de vert, autant de nuances de bleu, plus de mille variétés de fleurs dans les prairies, plus de mille espèces de papillons ; lorsque le soleil se couchait derrière les collines, les nuages avaient chaque soir des couleurs neuves. Marianne elle-même avait tant de visages que je ne pensais pas achever jamais de la connaître.
– Tu ne te lèves pas ? dit-elle.
– Je te regarde, dis-je.
– Comme tu es paresseux ! Tu avais dit que tu recommencerais aujourd'hui tes expériences sur le diamant.
– Oui, dis-je, tu as raison.
Je me levai ; elle me regarda avec inquiétude :
– Il me semble que si je ne te poussais pas, tu ne mettrais plus les pieds dans ton laboratoire. Tu n'es pas curieux de savoir si le charbon est, oui ou non, un corps pur ?
– Si, je suis curieux. Mais rien ne presse, dis-je.
– Tu dis toujours cela. C'est drôle. Moi j'ai l'impression d'avoir si peu de temps devant moi !
Elle brossait ses beaux cheveux châtains : ils deviendraient tout blancs, ils tomberaient de sa tête, et la peau du crâne s'en irait en lambeaux. Si peu de temps... Nous nous aimerions trente ans, quarante ans, et on coucherait son cercueil dans une fosse toute semblable à celles où reposaient Catherine et Béatrice. Moi je redeviendrais une ombre. Je la serrai brusquement contre moi.
– Tu as raison, dis-je. Le temps est trop court. Un tel amour ne devrait jamais finir.
Elle me regarda tendrement, un peu surprise de ce brusque éclat de passion.
– Il ne finira qu'avec nous, n'est-ce pas ? dit-elle.
Elle passa la main dans mes cheveux et dit d'un air gai :
– Tu sais : si jamais tu meurs avant moi, je me tuerai.
Je la serrai plus fort :
– Moi non plus, dis-je, je ne te survivrai pas.
Je la laissai aller. Soudain chaque minute me semblait précieuse ; je m'habillai en hâte, je descendis en hâte dans le laboratoire. Une aiguille tournait sur le cadran de l'horloge ; pour la première fois depuis des siècles, j'aurais voulu l'arrêter. Si peu de temps... C'était avant trente ans, avant un an, avant demain qu'il fallait répondre à ses questions : ce qu'elle ne connaîtrait pas aujourd'hui, elle ne le connaîtrait jamais. Je disposai dans le creuset le morceau de diamant : réussirai-je enfin à le faire brûler ? Il scintillait, limpide et buté, cachant derrière sa transparence son dur secret. En viendrai-je à bout ? viendrai-je à bout de l'air, de l'eau, de toutes ces choses familières et mystérieuses avant qu'il ne soit trop tard ? Je me rappelai le vieux grenier à l'odeur d'herbe. Le secret était là, au fond des plantes et des poudres, et je pensais avec colère : « Pourquoi ne le découvre-t-on pas aujourd'hui ? » Petrucchio avait passé sa vie penché sur ses alambics, et il était mort sans savoir ; le sang coulait dans nos veines, la terre tournait, et il ne l'avait pas su, il ne le saurait jamais. J'aurais voulu revenir en arrière pour lui apporter par brassées toute cette science dont il avait tant rêvé ; mais c'était impossible, la porte s'était refermée... Un jour, une autre porte se fermerait ; Marianne s'engloutirait elle aussi dans le passé ; et je ne pouvais pas faire un bond en avant pour aller lui chercher à l'autre bout des siècles le savoir dont elle était avide ; il fallait attendre que le temps passe, il fallait en subir minute après minute le déroulement fastidieux. Je détournai les yeux du diamant dont la fausse transparence me fascinait. Je ne devais pas rêver. Trente ans, un an, un jour, rien qu'une vie mortelle. Ses heures étaient comptées. Mes heures étaient comptées.
Assise au coin du feu, Sophie lisait Pygmalion ou la statue animée, et les autres au fond du petit salon tendu de soie vert amande discutaient sur la meilleure manière de gouverner les hommes : comme s'il y avait eu aucun moyen de les gouverner ! Je poussai la porte-fenêtre. Pourquoi Marianne n'était-elle pas encore rentrée ? Le soir était tombé : on distinguait seulement les arbres noirs plantés dans la neige blanche ; le jardin sentait le froid : c'était une pure odeur minérale qu'il me semblait respirer pour la première fois. « Tu aimes la neige ? » Auprès d'elle, j'aimais la neige, elle aurait dû être là, à côté de moi. Je rentrai dans le salon et je regardai avec humeur Sophie qui lisait placidement. Je n'aimais pas son visage tranquille, sa gaieté brusque ni le gros bon sens qu'elle affichait : je n'aimais pas les amis de Marianne. Mais j'avais besoin de parler.
– Il y a longtemps que Marianne devrait être rentrée, dis-je.
Sophie releva la tête :
– Elle a été retenue à Paris, dit-elle sur un ton d'évidence.
– A moins qu'il ne lui soit arrivé un accident.
Elle rit en montrant ses grosses dents blanches :
– Quel caractère inquiet !
De nouveau elle fixa son livre. Ils n'avaient jamais l'air de soupçonner que leur espèce était mortelle ; pourtant il suffisait d'un choc, d'une chute : une roue de carrosse qui se détache, le sabot d'un cheval, et leurs os friables se cassaient en morceaux, leur cœur s'arrêtait de battre, ils étaient morts pour toujours. Je sentis au cœur cette morsure que je connaissais bien : cela arrivera ; un jour je la verrai morte. Eux pouvaient penser : je mourrai le premier, nous mourrons ensemble ; et pour eux l'absence aurait une fin... Je m'élançai au bas du perron. J'avais reconnu, feutré par la neige, le roulement de sa voiture.
– Comme tu m'as fait peur ! Qu'est-il arrivé ?
Elle me sourit et prit mon bras. Sa taille n'avait pas beaucoup épaissi, mais ses traits étaient tirés, son teint brouillé.
– Pourquoi rentres-tu si tard ?
– Ce n'est rien, dit-elle. J'ai eu un léger malaise et j'ai attendu que ce soit passé.
– Un malaise !
Je regardai avec colère ses yeux battus. Pourquoi lui avais-je cédé ? Elle avait voulu un enfant, et voilà que s'accomplissaient dans son ventre d'étranges et dangereuses alchimies. Je la fis asseoir près du feu.
– C'est la dernière fois que tu vas à Paris.
– Quelle idée ! Je me porte à merveille !
Sophie nous regardait d'un air inquisiteur et déjà pertinent.
– Elle a eu un malaise, dis-je.
– C'est normal, dit Sophie.
– Oh ! mourir aussi est normal, dis-je.
Elle sourit avec compétence :
– Une grossesse n'est pas une maladie mortelle.
– Le médecin dit que je n'ai pas besoin de me reposer avant avril, dit Marianne.
Les deux hommes s'étaient approchés et elle dit en les regardant gaiement :
– Que deviendrait le Musée si je cessais de m'en occuper !
– Il faudra bien qu'on se passe de toi bientôt.
– D'ici avril, Verdier sera tout à fait remis, dit Marianne.
Verdier me regarda et dit vivement :
– Si vous êtes fatiguée, je rentre à Paris tout de suite ; ces quatre jours de campagne m'ont fait beaucoup de bien déjà.
– Vous rêvez ! dit Marianne. Il vous faut un long repos.
Il avait mauvaise mine en effet ; son teint était blafard et il y avait des poches sous ses yeux.
– Reposez-vous tous les deux, dis-je avec impatience.
– Alors il n'y a plus qu'à fermer l'Université, dit Verdier.
Son ton ironique m'agaça :
– Pourquoi pas ? dis-je.
Marianne me regarda avec reproche et j'ajoutai :
– Aucune entreprise ne mérite qu'on y compromette sa santé.
– Ah ! s'il faut l'économiser, la santé n'est plus un bien, dit Verdier.
Je les regardai avec irritation. Ils faisaient bloc contre moi ; ensemble ils refusaient de mesurer leurs forces, de compter leurs jours ; chacun refusait pour soi et pour les autres et ils se sentaient confondus dans cet entêtement commun ; au lieu que ma sollicitude pesait à Marianne. Malgré tout mon amour, je n'étais pas de son espèce ; n'importe quel homme mortel lui était plus proche que moi.
– Que dit-on de neuf à Paris ? demanda Sophie d'un ton conciliant.
– On m'a confirmé que des chaires de physique expérimentale vont être créées à travers toute la France, dit Marianne.
Le visage de Prouvost s'anima :
– C'est le plus beau résultat que nous ayons obtenu, dit-il.
– Oui, c'est un grand pas en avant, dit Marianne. Qui sait ? Les choses vont peut-être aller plus vite que nous n'osions l'espérer !
Ses yeux brillaient et je marchai doucement vers la porte. Je ne pouvais pas supporter de l'entendre parler avec ardeur de ces jours où son souvenir même serait éteint sur terre. C'était peut-être cela qui me séparait d'eux le plus irrémédiablement : ils vivaient tendus vers un avenir où s'accompliraient tous leurs efforts présents. Et pour moi l'avenir était un temps étranger, détesté : le temps où Marianne serait morte, où notre vie m'apparaîtrait comme engloutie au fond des siècles, inutile, perdue ; et ce temps n'était destiné qu'à s'engloutir à son tour, perdu et inutile.
Dehors il faisait un beau froid sec ; des milliers d'étoiles scintillaient au ciel : les mêmes étoiles. Je regardai ces astres immobiles que tiraillaient des forces contraires. La lune tombait vers la terre, la terre vers le soleil : le soleil tombait-il ? Vers quelle étoile inconnue ? Ne pouvait-il pas se faire que sa chute compensât celle de la terre et qu'en vérité notre planète fût figée au milieu du ciel ? Comment le savoir ? Le saurait-on un jour ? Et saurait-on pourquoi les masses s'attiraient ? L'attraction : c'était un mot commode qui servait à tout expliquer ; était-ce autre chose qu'un mot ? Etions-nous vraiment plus savants que les alchimistes de Carmona ? Nous avions mis en lumière certains faits qu'ils ignoraient, nous les avions groupés en bon ordre ; mais nous étions-nous enfoncés d'un seul pas dans le cœur mystérieux des choses ? Le mot de force était-il plus clair que celui de vertu ? Celui d'attraction plus que le mot : âme ? Et quand on appelait : électricité, la cause de ces phénomènes qu'on provoquait en frottant l'ambre ou le verre, était-on mieux renseigné que lorsqu'on appelait Dieu la cause du monde ?
J'abaissai mes yeux vers la terre. Les fenêtres du salon brillaient au fond de la pelouse blanche ; au coin du feu, derrière la fenêtre, ils parlaient ; ils parlaient de cet avenir où ils ne seraient plus que cendres. Autour d'eux c'était le ciel infini, l'éternité sans bornes, mais pour eux il y aurait une fin ; c'est pour cela qu'il leur était si facile de vivre. Dans leur arche bien fermée ils voguaient sans peur de la nuit à la nuit : ils voguaient ensemble. Lentement je marchais vers la maison ; mais pour moi il n'y avait pas d'abri, pas d'avenir, pas de présent. Malgré l'amour de Marianne, j'étais à jamais exclu.
« Escargot, montre-moi tes cornes. » Henriette chantonnait en appliquant contre le tronc d'arbre le ventre ventouse d'une des bêtes dont elle avait rempli son seau ; Jacques tournait autour du tilleul en essayant de répéter le refrain et Marianne le suivait d'un œil inquiet :
– Tu ne crois pas que Sophie a raison ? Il me semble que la jambe gauche est un peu tordue.
– Montre-le à un médecin.
– Les médecins n'ont rien vu...
Elle examinait anxieusement les petites jambes dodues ; les deux enfants se portaient à merveille, mais elle ne se sentait jamais tranquille : seraient-ils assez beaux, assez sains, intelligents, heureux ? Je m'en voulais de ne pouvoir partager ses soucis ; j'avais de l'amitié pour ces enfants parce que Marianne les avait portés dans son ventre ; mais ce n'étaient pas mes enfants ; une fois j'avais eu un fils, un fils à moi : il était mort à vingt ans ; il ne restait plus une parcelle de ses os dans la terre...
– Tu veux m'acheter un escargot ?
Je caressai la joue d'Henriette ; elle avait mon grand front, mon nez, un petit air précis et dur : elle ne ressemblait pas à sa mère.
– Celle-là est bien plantée, dit Marianne.
Elle scrutait le petit visage comme pour déchiffrer son avenir.
– Crois-tu qu'elle sera jolie ?
– Oui, sûrement.
Sans doute serait-elle un jour jeune et jolie ; puis elle vieillirait, elle deviendrait laide et édentée, et un jour on m'apprendrait sa mort.
– Lequel des deux préfères-tu ? dit Marianne.
– Je ne sais pas. Je les aime tous les deux.
Je lui souris et nos mains se joignirent. Il faisait beau. Les oiseaux chantaient dans la volière, des guêpes bourdonnaient dans les glycines ; je tenais la main de Marianne dans la mienne, mais je lui mentais. Je l'aimais, mais je ne partageais pas ses joies, ses peines, ses angoisses : je n'aimais pas ce qu'elle aimait. Elle était seule à côté de moi, et elle ne le savait pas.
– Tiens ! dit-elle. Qui donc peut venir aujourd'hui ?
Les grelots tintaient dans l'avenue ; une voiture franchit la porte du parc et un homme en descendit ; c'était un homme âgé, assez gras et bien vêtu, qui semblait marcher avec peine ; il s'avança vers nous ; sa large face riait : c'était Bompard.
– Que fais-tu ici ? dis-je sur un ton de surprise qui cachait mal ma colère.
– Je suis rentré de Russie voici une semaine, dit-il.
Il sourit.
– Présentez-moi.
– C'est Bompard, que tu as aperçu autrefois chez Mme de Montesson, dis-je à Marianne.
– Je me rappelle, dit-elle.
Elle l'examinait avec curiosité ; il s'assit et elle demanda :
– Vous arrivez de Russie : c'est un beau pays ?
– C'est froid, dit-il avec rancune.
Ils se mirent à parler de Saint-Pétersbourg, mais je n'écoutais pas. Le sang m'était monté du cœur à la gorge, de la gorge à la tête, j'étouffais ; je reconnaissais ce noir éblouissement : c'était la peur.
– Qu'as-tu ? dit Marianne.
– Le soleil m'a porté à la tête, dis-je.
Elle me dévisageait avec une surprise inquiète.
– Veux-tu aller te reposer ? dit-elle.
– Non, cela passera.
Je me levai.
– Viens, dis-je à Bompard, je vais te montrer le parc. Excuse-nous un moment, Marianne.
Elle inclina la tête. Mais elle nous suivit d'un regard perplexe : je n'avais jamais aucun secret pour elle.
– Votre femme est charmante, dit Bompard. Je serais heureux de la connaître davantage et de lui parler de vous.
– Prends garde, dis-je, je sais me venger, t'en souviens-tu ?
– Il me semble qu'aujourd'hui vous auriez beaucoup à perdre si vous vous livriez à des violences déplacées, dit-il.
– Tu veux de l'argent, dis-je. Combien ?
– Vous êtes vraiment très heureux, n'est-ce pas ? me dit Bompard.
– Ne t'inquiète pas de mon bonheur. Combien veux-tu ?
– Le bonheur ne se paie jamais trop cher, dit-il. Je veux cinquante mille livres par an.
– Trente mille, dis-je.
– Cinquante mille. C'est à prendre ou à laisser.
Mon cœur battait à grands coups dans ma poitrine ; cette fois je ne jouais pas pour perdre mais pour gagner, je ne trichais pas ; mon amour était vrai, une vraie menace pesait sur moi. Il ne fallait pas que Bompard soupçonnât l'étendue de son pouvoir, sinon il aurait eu vite fait de me ruiner par ses exigences ; je ne voulais pas que Marianne fût réduite à la misère.
– Je laisse, dis-je. Va parler à Marianne. Elle m'aura bientôt pardonné mon mensonge et tu n'auras rien gagné.
Il hésita :
– Quarante mille.
– Trente mille. C'est à prendre ou à laisser.
– Je prends, dit-il.
– Tu auras l'argent demain, dis-je. Et maintenant va-t'en.
– Je m'en vais.
Je le regardai s'éloigner et j'essuyai mes mains moites. Il me semblait avoir joué ma vie.
– Que te voulait-il ? dit Marianne.
– Il voulait de l'argent.
– Pourquoi l'as-tu si mal reçu ?
– Il me rappelle de mauvais souvenirs.
– C'est pour cela que tu avais l'air si ému de le voir.
– Oui.
Elle m'examinait d'un air soupçonneux.
– C'est drôle, dit-elle, on aurait dit qu'il te faisait peur.
– Tu rêves. Pourquoi aurais-je eu peur de lui ?
– Il y a peut-être entre vous quelque chose que je ne sais pas.
– Je te l'ai dit : c'est un homme à qui j'ai fait beaucoup de mal. J'en ai de grands remords.
– C'est tout ? dit-elle.
– Bien sûr.
Je l'enlaçai.
– De quoi t'inquiètes-tu ? Ai-je jamais eu des secrets pour toi ?
Elle toucha mon front :
– Ah ! si je pouvais lire tes pensées, dit-elle. Je suis jalouse de tout ce qui se passe dans ta tête sans moi et de tout ton passé que je connais si mal.
– Je te l'ai raconté.
– Tu me l'as raconté, mais je ne le connais pas.
Elle se serra contre moi.
– J'étais malheureux, dis-je. Et je ne vivais pas. Tu m'as donné le bonheur, tu m'as donné la vie...
J'hésitais. Les mots me montaient aux lèvres. J'avais un désir passionné de ne plus mentir, de me livrer à elle dans ma vérité ; il me semblait qu'alors, si elle m'aimait immortel, je serais vraiment sauvé avec tout mon passé et mon avenir sans espoir.
– Oui ? dit-elle.
Ses yeux m'interrogeaient. Elle sentait que j'avais autre chose à lui dire. Mais je me rappelais d'autres yeux : ceux de Carlier, ceux de Béatrice, ceux d'Antoine. J'avais peur de voir changer son regard.
– Je t'aime, dis-je. Est-ce que cela ne te suffit pas ?
Je souriais et son visage inquiet se détendit ; elle me sourit aussi avec confiance :
– Oui, cela me suffit, dit-elle.
J'appuyai doucement sur sa bouche mes lèvres qu'elle croyait, comme les siennes, périssables ; et je pensais : « Fasse le Ciel qu'elle ne découvre jamais ma trahison ! »
Quinze ans avaient passé. Bompart m'avait demandé plusieurs fois d'assez grosses sommes d'argent que je lui avais données, mais depuis quelque temps je n'entendais plus parler de lui. Nous vivions heureux. Ce soir-là, Marianne avait revêtu une robe de taffetas noir à rayures rouges ; debout devant son miroir, elle s'examinait avec soin : je la trouvais encore très belle. Elle se retourna brusquement :
– Comme tu as l'air jeune ! dit-elle.
Je m'étais peu à peu décoloré les cheveux, je portais des lunettes, je m'efforçais d'imiter les allures d'un homme âgé, mais je ne pouvais pas déguiser mon visage.
– Tu as l'air jeune aussi, dis-je.
Je souris.
– On ne voit pas vieillir les gens qu'on aime.
– C'est vrai, dit-elle.
Elle se pencha sur un bouquet de chrysanthèmes et se mit à arracher les pétales fanés.
– Que je regrette d'être obligée d'accompagner Henriette à ce bal. C'est une soirée perdue. J'aime tant nos soirées...
– Nous en passerons d'autres, dis-je.
– Mais celle-ci sera perdue, dit-elle avec un soupir.
Elle ouvrit un des tiroirs de sa coiffeuse et en sortit quelques bagues qu'elle enfila à ses doigts.
– Jacques aimait tant cette bague, tu te rappelles ? dit-elle en me montrant un lourd anneau d'argent où était enchâssée une pierre bleue.
– Je me rappelle, dis-je.
Je ne me rappelais pas ; je ne me rappelais rien de lui.
– Il était si triste quand nous allions à Paris ; il était sensible, plus qu'Henriette.
Un moment elle demeura silencieuse, le visage tourné vers la fenêtre. Dehors il pleuvait : une fine pluie d'automne. Le ciel était de coton au-dessus des arbres à demi dépouillés. Marianne marcha gaiement vers moi et posa ses mains sur mes épaules.
– Dis-moi ce que tu vas faire, afin que je puisse penser à toi sans me tromper.
– Je descendrai au laboratoire et je travaillerai jusqu'à ce que le sommeil me prenne. Et toi ?
– Nous passerons à la maison prendre une collation, puis je m'ennuierai à ce bal jusqu'à une heure du matin.
– Mère, êtes-vous prête ? dit Henriette en entrant dans la chambre.
Elle était mince et élancée comme sa mère ; elle avait hérité de ses yeux bleus ; mais son front était un peu trop haut et son nez trop dur, le nez des Fosca. Elle portait une robe rose semée de petits bouquets qui s'accordait mal avec les traits accusés de son visage. Elle me tendit son front.
– Au revoir, père. Allez-vous bien vous ennuyer sans nous ?
– Je le crains, dis-je.
Elle m'embrassa en riant :
– Je m'amuserai pour deux.
– A demain matin, dit Marianne.
Elle passa doucement ses mains sur mon visage en murmurant :
– Pense à moi.
Je me penchai à la fenêtre et je les regardai monter dans la voiture que je suivis des yeux jusqu'au premier tournant de l'avenue. Je me sentais désemparé. J'avais beau faire, cette maison me demeurait étrangère, il me semblait m'y être installé hier et devoir la quitter demain, je n'étais pas chez moi. J'ouvris un des tiroirs de la coiffeuse : il y avait un coffret qui contenait une boucle de Jacques, une miniature qui représentait son visage, des fleurs séchées ; dans une autre cassette, Marianne avait rangé des souvenirs d'Henriette : une dent de lait, une page d'écriture, un morceau d'étoffe brodée. Je refermai le tiroir. J'enviais Marianne de posséder tant de précieux trésors.
Je descendis au laboratoire ; il était vide ; le bruit de mon pas résonna tristement sur le carrelage blanc ; autour de moi, les flacons, les éprouvettes, les cornues, avaient un air buté, hostile. Je m'approchai du microscope. Sur la plaque de verre, Marianne avait étalé une fine poudre d'or, je savais qu'elle serait heureuse si je réussissais à lui en donner une description exacte ; mais quant à moi, je n'avais plus d'illusions : jamais je ne crèverais le vieux décor. A travers les microscopes et les lunettes, c'est encore avec mes yeux que je voyais ; ce n'est qu'en demeurant visibles et tangibles que les choses se mettaient à exister pour nous, sagement situées dans l'espace et le temps, au milieu des autres choses ; même si nous montions dans la lune, si nous descendions au fond des océans, nous resterions des hommes au cœur d'un monde humain. Quant aux mystérieuses réalités qui se dérobaient à nos sens : les forces, les planètes, les molécules, les ondes, ce n'était rien que le vide béant creusé par notre ignorance et que nous cachions sous des mots. Jamais la nature ne nous livrerait ses secrets : elle n'avait pas de secrets ; c'est nous qui inventions des questions, et qui façonnions ensuite des réponses : et jamais nous ne découvrions au fond de nos cornues que nos propres pensées ; ces pensées pouvaient au cours des siècles se multiplier, se compliquer, former des systèmes de plus en plus vastes et subtils, jamais elles ne m'arracheraient à moi-même. J'appliquai mon œil contre le microscope ; toujours cela passerait par mes yeux, par ma pensée ; jamais rien ne serait autre, jamais je ne serais un autre.
Il était minuit environ quand j'entendis avec surprise un bruit de grelots, le roulement d'une voiture ; la terre mouillée clapotait sous le pas des chevaux. Un flambeau à la main, je marchai vers la porte d'entrée ; Marianne sauta du carrosse. Elle était seule.
– Pourquoi rentres-tu si tôt ? demandai-je.
Elle passa devant moi sans m'embrasser, sans même me regarder ; je la suivis dans la bibliothèque. Elle s'approcha du feu et il me sembla qu'elle frissonnait.
– Tu as froid, dis-je.
Je touchai sa main. Elle recula vivement.
– Non.
– Qu'as-tu ?
Elle tourna son visage vers moi ; elle était très pâle sous son capuchon noir ; elle me regardait comme si elle me voyait pour la première fois ; j'avais vu cette expression dans d'autres yeux : c'était de l'horreur.
Je répétais : « Qu'as-tu ? » Mais je savais.
– Est-ce vrai ? dit-elle.
– De quoi parles-tu ?
– Ce que m'a dit Bompard est-il vrai ?
– Tu as vu Bompard ? Où cela ?
– Il avait fait poser une lettre à la maison. J'ai été chez lui. Je l'ai trouvé assis sur un fauteuil, paralysé. Il m'a dit qu'il voulait se venger avant de mourir.
Sa voix était hachée, son regard fixe ; elle s'approcha de moi.
– Il a raison, dit-elle. Pas une ride sur ton visage.
Elle tendit la main et toucha mes cheveux :
– Ils sont décolorés, n'est-ce pas ?
– Qu'est-ce qu'il t'a raconté ?
– Tout, dit-elle : Carmona, Charles Quint... Cela semble impossible. Est-ce vrai ?
– C'est vrai, dis-je.
Elle recula d'un pas ; elle me dévisageait avec une attention hagarde.
– Ne me regarde pas avec ces yeux, Marianne, dis-je. Je ne suis pas un spectre.
– Un spectre me serait moins étranger que toi, dit-elle lentement.
– Marianne ! dis-je. Nous nous aimons ; rien ne peut ruiner un tel amour. Qu'importe le passé ? Qu'importe l'avenir ? Ce que t'a dit Bompard ne change rien entre nous.
– Tout est changé, pour toujours, dit-elle.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains :
– Ah ! j'aimerais mieux que tu sois mort !
Je m'agenouillai auprès d'elle ; j'écartai ses mains.
– Regarde-moi, dis-je. Ne me reconnais-tu pas ? C'est moi, c'est bien moi. Je ne suis personne d'autre !
– Ah ! dit-elle avec violence, pourquoi m'as-tu caché la vérité ?
– M'aurais-tu aimé alors ?
– Jamais !
– Pourquoi ? dis-je. Me crois-tu maudit ? Est-ce qu'un démon m'habite ?
– Je me suis donnée à toi tout entière, dit-elle. Je croyais que toi aussi tu te donnais pour la vie, pour la mort. Et tu te prêtais pour quelques armées.
Un sanglot la suffoqua :
– Une femme parmi des millions d'autres. Un jour tu ne te rappelleras même plus mon nom. Et ce sera toi ; ce sera bien toi et personne d'autre.
– Non, dit-elle. Non. C'est impossible.
– Mon amour, dis-je. Tu sais bien que je t'appartiens. Jamais je n'ai appartenu ainsi à personne et plus jamais cela ne sera possible.
Je la pris dans mes bras et elle s'abandonna avec une espèce d'indifférence ; elle avait l'air fatiguée à mourir.
– Ecoute, dis-je. Ecoute-moi.
Elle fit un signe de la tête.
– Tu sais bien qu'avant de te connaître j'étais un mort ; c'est toi qui as fait de moi un homme vivant ; quand tu m'auras quitté, je redeviendrai un fantôme.
– Tu n'étais pas un mort, dit-elle en s'arrachant de moi. Tu ne seras jamais un vrai fantôme ; et pas un instant tu n'as été mon semblable. Tout était faux.
– Un homme mortel ne pourrait pas souffrir par toi plus que je ne souffre en cet instant, dis-je. Aucun ne t'aurait aimée comme je t'aime.
– Tout était faux, répéta-t-elle. Nous ne souffrons pas dans le même temps et tu m'aimes du fond d'un autre monde. Tu es perdu pour moi.
– Non, dis-je. C'est maintenant que nous nous sommes trouvés car maintenant nous allons vivre dans la vérité.
– Rien ne peut être vrai de toi à moi, dit-elle.
– Mon amour est vrai.
– Qu'est-ce que ton amour, dit-elle. Quand deux êtres mortels s'aiment, ils sont façonnés corps et âme par leur amour, il est leur substance même. Pour toi, c'est... c'est un accident. – Elle appuya sa main contre son front. – Comme je suis seule.
– Je suis seul aussi, dis-je.
Un long moment nous restâmes assis en silence l'un à côté de l'autre ; des larmes roulaient sur ses joues.
– As-tu essayé de comprendre quel sort est le mien ? dis-je.
– Oui, dit-elle. – Elle me regarda et quelque chose fléchit dans son visage. – C'est horrible.
– Ne veux-tu pas m'aider ?
– T'aider ? – Elle haussa les épaules. – Je t'aiderai dix ou vingt ans. Qu'est-ce que cela ?
– Tu peux me donner de la force pour des siècles.
– Et après ? Une autre femme viendra à ton secours !
Elle dit avec passion :
– Je voudrais ne plus t'aimer.
– Pardonne-moi, dis-je. Je n'avais pas le droit de t'imposer un tel destin.
Des larmes me montèrent aux yeux. Elle se jeta dans mes bras et se mit à sangloter avec désespoir.
– Je ne peux pas même en souhaiter un autre, dit-elle.
Je poussai la barrière du pré et j'allai m'asseoir à l'ombre du hêtre rouge. Des vaches paissaient l'herbe ensoleillée, il faisait très chaud. Je fis craquer entre mes doigts la coque vide d'une faîne ; j'avais passé des heures penché sur un microscope, et j'étais content de regarder la terre avec mes yeux. Marianne m'attendait sous le tilleul ou dans le salon frais aux stores baissés, mais je me sentais mieux loin d'elle ; tant que nous étions séparés, nous pouvions nous imaginer que nous allions nous rejoindre.
Une vache s'était arrêtée près d'un arbre, elle frottait sa tête contre le tronc ; j'imaginais que j'étais cette vache ; je sentais contre ma joue une caresse rugueuse et dans mon ventre une nuit chaude et verte ; le monde était une immense prairie qui entrait en moi par la bouche, par les yeux ; cela pouvait durer pendant une éternité. Pourquoi n'étais-je pas capable de rester éternellement couché sous ce hêtre sans un mouvement, sans un désir ?
La vache s'était plantée devant moi ; elle me fixait de ses gros yeux aux cils roux ; l'estomac gonflé d'herbe fraîche, elle contemplait placidement le mystère de cette chose qui était là et qui ne servait à rien ; elle me fixait et elle ne me voyait pas, elle demeurait enfermée dans son univers ruminant. Et moi je regardais la vache, le ciel lisse, les peupliers, l'herbe dorée et que voyais-je ? J'étais enfermé dans mon univers d'homme, enfermé pour l'éternité.
Je m'étendis sur le dos, je fixai le ciel. Jamais je ne passerais de l'autre côté de ce ciel ; prisonnier de ma propre présence, je n'apercevrais autour de moi, à jamais, que les murs d'un cachot. De nouveau je regardai la prairie. La vache s'était couchée et ruminait. Un coucou chanta deux fois ; cet appel calme, qui n'appelait rien, s'engloutit dans le silence. Je me levai et je marchai vers la maison.
Marianne était dans son boudoir, assise près de la fenêtre ouverte ; elle me sourit ; c'était un sourire machinal d'où la vie s'était retirée.
– Tu as bien travaillé ?
– J'ai recommencé les expériences d'hier. Tu aurais dû venir m'aider. Tu deviens paresseuse.
– Nous ne sommes plus si pressés, dit-elle. Tu as tout le temps.
Elle tordit un peu la bouche.
– Je suis fatiguée.
– Cela ne va pas mieux ?
– C'est toujours pareil.
Elle se plaignait de douleurs dans le ventre ; elle était devenue très maigre et son teint avait jauni. Dix ans, vingt ans... Maintenant je comptais les années et parfois je me prenais à penser : « Vite ! que cela arrive ! » Du jour où elle avait su mon secret, elle était entrée en agonie.
– Que vais-je répondre à Henriette ? dit-elle au bout d'un moment.
– Tu n'es pas encore décidée ?
– Non. J'y pense jour et nuit. C'est si grave.
– Aime-t-elle cet homme ?
– Si elle l'aimait, elle ne me demanderait pas conseil. Mais peut-être sera-t-elle plus heureuse avec lui qu'avec Louis...
– Peut-être, dis-je.
– Si elle avait une autre vie, elle serait sans doute très différente, n'est-ce pas ?
– Certainement, dis-je.
Nous avions déjà eu cette conversation plus de vingt fois et pour l'amour de Marianne j'aurais voulu m'y intéresser. Mais quoi ? Qu'Henriette restât près de son mari ou qu'elle suivît son amant, elle serait toujours Henriette.
– Seulement, si elle part, Louis gardera la petite. Quelle vie aura cette enfant ?
Marianne me regarda. Il y avait à présent quelque chose de maniaque et d'inquiet dans son regard.
– Tu t'occuperas d'elle ?
– Nous nous en occuperons ensemble, dis-je.
Elle haussa les épaules :
– Tu sais bien que bientôt je ne serai plus là.
Elle tendit la main et cueillit par la fenêtre une grappe de glycines.
– Ça devrait être une sécurité de penser que toi tu seras encore là, toujours là. Est-ce que les autres pensaient que c'était une sécurité ?
– Quelles autres ?
– Catherine. Béatrice.
– Béatrice ne m'aimait pas, dis-je. Et Catherine espérait sans doute obtenir de Dieu que je la rejoigne un jour au ciel.
– Elle te l'a dit ?
– Je ne sais pas ; mais elle le pensait sûrement.
– Tu ne sais pas ? Tu ne te rappelles pas ?
– Non, dis-je.
– Combien de ses paroles te rappelles-tu encore ?
– Quelques-unes.
– Et sa voix ? Tu te souviens de sa voix ?
– Non, dis-je.
Je touchai la main de Marianne.
– Je ne l'aimais pas comme je t'aime.
– Oh ! je sais que tu m'oublieras, dit-elle. C'est sans doute mieux. Ça doit être lourd, tous ces souvenirs.
Elle avait posé les glycines sur ses genoux, et elle tourmentait les fleurs de ses doigts maigres.
– Tu vivras dans mon cœur plus longtemps que tu n'aurais vécu dans aucun cœur mortel, dis-je.
– Non, dit-elle âprement. Si tu étais mortel, je vivrais en toi jusqu'à la fin du monde, car ta mort serait pour moi la fin du monde. Tandis que je vais mourir dans un monde qui ne finira pas.
Je ne répondis rien. Je ne pouvais rien répondre.
– Que feras-tu après ? dit-elle.
– J'essaierai de vouloir ce que tu aurais voulu, d'agir comme tu aurais agi.
– Essaie de rester un homme parmi les hommes, dit-elle. Il n'y a pas d'autre salut pour toi.
– J'essaierai, dis-je. A présent les hommes me sont chers puisqu'ils sont tes semblables.
– Aide-les, dit-elle. Mets à leur service ton expérience.
– Je le ferai.
Elle me parlait souvent de mon triste avenir. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de l'imaginer avec son cœur mortel.
– Promets-le-moi, dit-elle.
Un peu de l'ancienne ferveur brillait dans ses yeux.
– Je te le promets, dis-je.
Une guêpe vint se poser en bourdonnant sur la grappe de fleurs mauves ; au loin une vache meugla.
– Peut-être est-ce mon dernier été, dit Marianne.
– Ne parle pas ainsi.
– Il y aura un été qui sera mon dernier été, dit-elle.
Elle secoua la tête.
– Je ne t'envie pas. Mais ne m'envie pas non plus.
Longtemps nous restâmes assis près de la fenêtre, incapables de nous secourir, plus séparés que si l'un de nous eût été mort, ne pouvant plus agir ensemble ni presque nous parler. Et cependant nous nous aimions avec désespoir.
– Porte-moi près de la fenêtre, dit Marianne. Je voudrais voir le soleil se coucher pour la dernière fois.
– Cela va te fatiguer.
– Je t'en prie. Pour la dernière fois.
Je rabattis les couvertures et je la soulevai dans mes bras. Elle avait tant maigri qu'elle ne pesait pas plus qu'une enfant. Elle écarta le rideau de la fenêtre.
– Oui, dit-elle. Je me souviens. C'était beau.
Elle laissa retomber le rideau.
– Pour toi, tout continuera d'exister, dit-elle avec un sanglot.
Je l'étendis à nouveau dans son lit ; son visage était jaune et fripé ; on avait coupé ses cheveux dont le poids la fatiguait et sa tête était devenue si petite qu'elle me rappelait ces têtes embaumées qui jonchaient la place d'un village indien.
– Il va se passer tant de choses, dit-elle, de grandes choses. Et je ne les verrai pas !
– Tu peux résister encore très longtemps. Le médecin a dit que ton cœur était très solide.
– Ne mens pas, dit-elle avec une brusque colère. Tu m'as assez menti ! Je sais que c'est fini. Je vais m'en aller, je m'en vais toute seule. Et toi tu resteras là sans moi, pour toujours.
Elle se mit à sangloter passionnément.
– Toute seule ! Tu me laisses partir toute seule !
Je pris sa main, je la serrai. Comme j'aurais voulu lui dire : « Je meurs avec toi ! On nous enterrera dans le même tombeau, nous avons vécu notre vie et maintenant plus rien n'existe ! »
– Demain, dit-elle. Le soleil se couchera et je ne serai plus nulle part. Il y aura juste mon corps. Et un jour quand tu ouvriras mon cercueil il n'y aura plus qu'un peu de cendre. Même les os seront tombés en cendre. Même les os !... répéta-t-elle. Et pour toi, tout continuera comme si je n'avais jamais existé.
– Je vivrai avec toi, par toi...
– Tu vivras sans moi, dit-elle. Et un jour tu m'auras oubliée. Ah ! dit-elle dans un sanglot : c'est injuste !
– Je voudrais pouvoir mourir avec toi, dis-je.
– Mais tu ne peux pas, dit-elle.
La sueur coulait sur son visage, sa main était humide et froide.
– Si seulement je pensais : il va me rejoindre dans dix ans, dans vingt ans, ce serait moins dur de mourir. Mais non. Jamais. Tu m'abandonnes à jamais.
Je dis : « Je penserai à toi sans cesse. » Mais elle ne parut pas entendre ; elle était retombée sur l'oreiller épuisée et elle murmura :
– Je te déteste.
– Marianne, dis-je. Ne sais-tu plus comme je t'aime ?
Elle secoua la tête :
– Je sais tout. Je te déteste.
Elle ferma les yeux ; au bout d'un instant, elle parut dormir, mais elle gémissait dans son sommeil. Henriette vint s'asseoir auprès de moi ; c'était une grande femme aux traits durs.
– Le souffle baisse, dit-elle.
– Oui. C'est la fin.
Les doigts de Marianne se crispèrent, les coins de sa bouche s'abaissèrent en une grimace de souffrance, de dégoût et de reproche ; puis elle soupira et tout son corps se détendit.
– Comme elle est morte doucement, dit Henriette.
On l'enterra deux jours plus tard. Sa tombe se dressait au milieu du cimetière, pierre parmi les pierres, occupant sous le ciel juste la place d'une tombe ; quand la cérémonie fut achevée, ils s'en allèrent, laissant derrière eux Marianne, sa tombe, sa mort. Moi je restai assis sur les dalles ; je savais que la morte n'était pas dans la tombe ; on avait couché là le cadavre d'une vieille femme au cœur plein d'amertume ; mais Marianne avec ses sourires, ses espoirs, ses baisers, sa tendresse demeurait debout au bord du passé ; je la voyais encore, je pouvais encore lui parler, lui sourire, je sentais sur moi ce regard qui avait fait de moi un homme parmi les hommes : dans un instant la porte allait se refermer, je voulais empêcher qu'elle ne se refermât. Il ne fallait pas bouger, ne plus rien voir, ne rien entendre, renier ce monde présent ; je m'étendis contre la terre, je fermai les yeux, de toutes mes forces tendues je maintenais la porte ouverte, j'empêchais le présent de naître afin que le passé continuât d'exister.
Cela dura un jour, une nuit, et quelques heures encore. Et brusquement je tressaillis ; il ne s'était rien passé, mais j'entendais distinctement les abeilles qui bourdonnaient parmi les fleurs du cimetière, au loin une vache meugla : je l'entendais. Au fond de moi-même il y avait eu un choc sourd : c'était fait, la porte était fermée ; personne ne la franchirait plus jamais. J'étirai mes jambes engourdies, je me soulevai sur un coude : que ferai-je maintenant ? Allais-je me lever et continuer à vivre ? Catherine était morte, et Antoine, Béatrice, Carlier, tous ceux que j'avais aimés étaient morts, et j'avais continué à vivre ; j'étais là, le même depuis des siècles ; mon cœur pouvait battre un moment de pitié, de révolte, de détresse ; mais j'oubliais. J'enfonçai les doigts dans la terre, je dis avec désespoir : « Je ne veux pas. » Un homme mortel aurait pu refuser de poursuivre sa route, il aurait pu éterniser cette révolte : il pouvait se tuer. Mais moi j'étais esclave de la vie qui me tirait en avant vers l'indifférence et l'oubli. Il était vain de résister. Je me levai et je pris lentement le chemin de la maison.
Lorsque j'entrai dans le jardin, je vis que la moitié du ciel était couverte de lourds nuages noirs ; l'autre moitié était d'un bleu tranquille ; un des murs de la maison semblait gris tandis que la façade était d'un blanc criard et dur ; l'herbe paraissait jaune. De temps à autre un vent d'orage ployait les arbres et les buissons, puis tout redevenait immobile. Marianne aimait les orages. Ne pourrais-je pas la faire vivre à travers moi ? Je m'assis sous le tilleul, à sa place. Je regardai les ombres violentes, les blancs crus, je respirai l'odeur des magnolias ; mais les lumières et les parfums ne me parlaient pas ; cette journée n'était pas pour moi ; elle restait en suspens, elle réclamait d'être vécue par Marianne. Marianne ne la vivait pas et je ne pouvais pas me substituer à elle. En même temps que Marianne un monde avait sombré, un monde qui n'émergerait plus jamais à la lumière. Maintenant toutes les fleurs s'étaient mises à se ressembler, les nuances du ciel s'étaient confondues, et les journées n'auraient plus qu'une seule couleur : la couleur de l'indifférence.