CHAPITRE III

 

Un instant, Régine resta immobile sur le seuil de la chambre ; elle embrassa d'un coup d'œil les rideaux rouges, les poutres du plafond, le lit étroit, les meubles de bois sombre, les livres rangés sur les rayons ; puis elle referma la porte et s'avança au milieu du studio.

– Je me demande si Fosca se plaira dans cette chambre, dit-elle.

Annie haussa les épaules.

– A quoi bon se donner tant de mal pour un homme qui regarde les gens comme s'ils étaient des nuages ! Il n'y verra goutte.

– Justement. Il faut lui apprendre à voir, dit Régine.

Annie frottait avec un pan de son tablier un verre à porto qu'elle posa sur le guéridon.

– Est-ce qu'il y verrait moins bien si vous lui aviez acheté des meubles de bois blanc ?

– Tu ne comprends rien, dit Régine.

– Je comprends très bien, dit Annie. Quand vous aurez payé l'ébéniste et les peintres, il ne vous restera plus un sou. Et après ça ce n'est pas avec les quatre vieilles pièces d'or qu'il a en poche que vous le ferez vivre.

– Ah ! ne recommence pas, dit Régine.

– Vous ne supposez pas qu'il sera capable de gagner de l'argent, n'est-ce pas ?

– Si tu as peur de mourir de faim, tu peux chercher du travail et me quitter, dit Régine.

– Comme vous êtes méchante ! dit Annie.

Régine haussa les épaules sans répondre ; elle avait fait ses calculs ; en se restreignant un peu, il serait possible de vivre à trois. Mais elle se sentait un peu angoissée elle aussi. Jour et nuit, il sera là.

– Mets le porto dans la carafe, dit-elle. Le vieux porto.

– Il n'en reste qu'une bouteille, dit Annie.

– Alors ?

– Alors, qu'est-ce que vous offrirez à M. Dulac et à M. Laforêt ?

– Mets le vieux porto dans la carafe, dit Régine avec impatience.

Elle tressaillit. Avant qu'il eût sonné, elle avait reconnu son pas dans l'escalier. Elle marcha vers la porte. Il était là avec son chapeau mou et sa gabardine, il tenait une petite valise à la main, et comme chaque fois qu'elle rencontrait son regard, elle pensa : « Qui voit-il ? »

– Entrez, dit-elle.

Elle le prit par la main et le conduisit au milieu de la pièce :

– Aimerez-vous vivre ici ?

– Avec vous, je me plairais n'importe où, dit-il.

Il souriait d'un air béat et un peu stupide. Elle lui prit sa valise des mains.

– Mais ici ce n'est pas n'importe où, dit-elle.

Il y eut un petit silence et elle ajouta :

– Otez votre manteau, asseyez-vous, vous n'êtes pas en visite.

Il ôta son manteau mais il resta debout. Il regardait autour de lui avec une bonne volonté appliquée :

– C'est vous qui avez meublé cette pièce ?

– Bien sûr.

– Vous avez choisi ces fauteuils, ces bibelots ?

– Mais oui.

Il tourna lentement sur lui-même :

– Chacune de ces choses vous a parlé, dit-il. Et vous les avez rassemblées pour qu'elles racontent votre histoire.

– Et c'est moi qui ai acheté ces olives et ces crevettes, dit Régine avec un peu d'impatience. J'ai fait ces chips avec mes propres mains : venez les goûter.

– Avez-vous faim quelquefois ? dit Annie.

– Mais oui. Depuis que j'ai recommencé à manger, j'ai faim.

Il sourit.

– J'ai faim à heures fixes, trois fois par jour.

Il s'assit et prit une olive dans le ravier. Régine versa un peu de porto dans un verre.

– Ce n'est pas le vieux porto, dit-elle.

– Non, dit Annie.

Régine saisit le verre et le vida dans la cheminée ; elle marcha vers le placard et sortit une bouteille poussiéreuse.

– Est-ce que vous savez reconnaître un vieux porto d'un porto d'épicier ? dit Annie.

– Je ne sais pas, dit Fosca d'un ton d'excuse.

– Ah ! vous voyez ! dit Annie.

Régine inclina lentement la vieille bouteille et remplit le verre de Fosca : « Buvez », dit-elle.

Elle regarda Annie avec mépris :

– Comme tu es avare ! Je hais l'avarice !

– Oui ? dit Fosca. Pourquoi ?

– Pourquoi ? dit Régine.

Elle eut un petit rire.

– Seriez-vous avare ?

– Je l'ai été.

– Je ne suis pas avare, dit Annie d'un air blessé. Mais je trouve que c'est malheureux de gaspiller les choses.

Fosca sourit à Annie :

– Je me rappelle, dit-il. La joie de sentir chaque chose à sa place, chaque seconde, chaque geste à sa place. Les sacs de blé étaient rangés dans les greniers : comme le moindre grain pesait lourd !

Annie écoutait d'un air bête et flatté et le sang monta aux joues de Régine.

– Je comprends l'âpreté, dit-elle, mais pas l'avarice. On peut désirer passionnément les choses, mais dès qu'on les possède on doit en être détaché.

– Oh ! mais vous n'êtes pas détachée du tout, dit Annie.

– Moi, dit Régine. Regarde donc !

Elle prit la vieille bouteille de porto et la renversa dans la cheminée.

Annie ricana :

– Bien sûr ! Du porto ! dit-elle. Mais le jour où j'ai cassé un de vos affreux masques, qu'est-ce que vous m'avez passé !

Fosca les regardait toutes les deux avec un air intéressé.

– Parce que c'était toi qui l'avais cassé ! dit Régine.

Sa voix tremblait de colère.

– Mais je peux tous les mettre en morceaux, tout de suite.

Elle saisit un des masques pendus au mur. Fosca s'était levé ; il s'approcha et prit doucement son poignet :

– A quoi bon ? dit-il.

Il sourit.

– J'ai connu cela aussi : la passion de détruire.

Régine respira profondément et composa son visage :

– Ainsi selon vous, qu'on soit ceci, qu'on soit cela, ce n'est ni mieux ni plus mal ? Si j'étais avare ou lâche, je vous plairais tout autant ?

– Vous me plaisez telle que vous êtes.

Il sourit avec gentillesse, mais la gorge de Régine était serrée. N'attachait-il pas de valeur aux vertus dont elle tirait tant d'orgueil ? Elle se leva brusquement :

– Venez voir votre chambre.

Fosca la suivit. Il examina la chambre en silence ; son visage n'exprimait rien. Régine désigna la table où s'étalait une rame de papier blanc :

– Voilà où vous travaillerez, dit-elle.

– A quoi travaillerai-je ?

– N'avons-nous pas convenu que vous deviez recommencer d'écrire ?

– Avons-nous convenu cela ? dit-il gaiement.

Il caressa le buvard rouge, le papier vierge.

– J'ai aimé écrire. Cela m'aidera à passer le temps pendant que je vous attendrai.

– Il ne faut pas écrire seulement pour passer le temps.

– Non ?

– Vous m'avez demandé un jour de vous donner quelque chose à faire, à faire pour moi.

Elle le regarda avec ardeur.

– Essayez d'écrire une belle pièce que je jouerai.

Il toucha le papier d'un air perplexe :

– Une pièce que vous jouerez ?

– Qui sait ? Vous ferez peut-être un chef-d'œuvre. Et alors ce sera la gloire pour vous et pour moi.

– Est-ce si important pour vous, la gloire ?

– Rien d'autre ne compte, dit-elle.

Il la regarda et la prit brusquement dans ses bras :

– Pourquoi ne serais-je pas capable de faire ce qu'ont fait des hommes mortels ? dit-il avec une espèce de colère. Je vous aiderai. Je veux vous aider.

Il la serrait contre lui avec fureur. Il y avait de l'amour dans ses yeux, et quelque chose aussi qui ressemblait à de la pitié.

 

Régine se faufila à travers la foule qui jacassait dans le hall du théâtre.

– Nous sommes invités à aller boire le champagne avec Florence, mais vous n'y tenez pas, n'est-ce pas ?

– Je n'y tiens pas.

– Moi non plus.

Elle portait un tailleur neuf, elle se sentait en beauté, mais elle n'avait pas envie de parader devant des hommes d'un jour.

– Qu'avez-vous pensé de Florence ? dit-elle anxieusement.

– Je n'ai rien senti, dit Fosca.

Elle sourit :

– N'est-ce pas ? Elle ne touche pas.

Au sortir de la salle calfeutrée, elle respirait avec délice l'air tiède de la rue ; c'était un beau jour de février qui sentait déjà le printemps.

– J'ai soif.

– Moi aussi, dit Fosca. Où irons-nous ?

Elle réfléchit ; elle lui avait montré le petit bar de Montmartre où elle avait connu Annie, et le café des boulevards où elle dévorait un sandwich avant les cours de Berthier, et ce coin de Montparnasse où elle vivait au temps où elle avait joué son premier rôle. Elle pensa au restaurant des quais qu'elle avait découvert peu de jours après son arrivée à Paris.

– Je connais un endroit charmant du côté de Bercy.

– Allons-y, dit-il.

Il était toujours docile. Elle héla un taxi et il passa son bras autour de ses épaules. Il avait l'air jeune dans le complet bien coupé qu'elle avait choisi pour lui ; il ne paraissait pas déguisé : un homme pareil à tous les hommes. A présent, il mangeait, il buvait, il dormait, il faisait l'amour, il regardait et il écoutait comme un homme. Il y avait seulement par instants une inquiétante petite lueur au fond de ses yeux. Le taxi s'arrêta et elle demanda :

– Etiez-vous déjà venu ici ?

– Peut-être, dit-il. Tout est si différent. Ici autrefois, ce n'était pas encore Paris.

Ils entrèrent dans une espèce de chalet et s'assirent sur une étroite terrasse de bois qui dominait la berge. Une péniche était arrêtée au bord du fleuve, une femme lavait du linge et un chien aboyait. On apercevait de l'autre côté de l'eau des maisons basses aux façades vertes, jaunes et rouges ; au loin, des ponts et de hautes cheminées.

– C'est un bon endroit, n'est-ce pas ? dit Régine.

– Oui, dit Fosca. J'aime les fleuves.

– Je suis souvent venue ici, dit-elle. Je m'asseyais à cette table ; j'étudiais des rôles en rêvant de les jouer un jour. Je buvais de la limonade, le vin coûtait cher et j'étais pauvre.

Elle s'interrompit :

– Fosca, vous m'écoutez ?

On n'était jamais tout à fait sûr qu'il entendait.

– Mais oui, dit-il. Vous étiez pauvre, vous buviez de la limonade.

Il resta un instant, la bouche entrouverte, comme frappé par une idée impérieuse.

– Est-ce que vous êtes riche, maintenant ?

– Je le deviendrai, dit-elle.

– Vous n'êtes pas riche et je vous coûte de l'argent. Il faut que vous me trouviez vite un métier.

– Ce n'est pas pressé.

Elle lui sourit. Elle ne voulait pas l'envoyer passer des heures dans un bureau ou dans une usine, elle avait besoin de le garder à côté d'elle et de partager avec lui tous les instants de sa vie. Il était là, il contemplait l'eau, la péniche, les maisons basses ; et toutes ces choses que Régine avait tant aimées entraient avec elle dans l'éternité.

– Mais j'aimerais avoir un métier, dit-il avec insistance.

– Essayez d'abord d'écrire cette pièce que vous m'avez promise, dit-elle. Y avez-vous pensé ?

– Mais oui.

– Avez-vous une idée ?

– J'ai beaucoup d'idées.

– J'en étais sûre ! dit-elle gaiement.

Elle appela d'un signe le patron qui s'était planté dans l'embrasure de la porte.

– Une bouteille de champagne.

Elle se retourna vers Fosca :

– Vous verrez, à nous deux nous ferons de grandes choses.

Le visage de Fosca s'assombrit ; il semblait se rappeler un souvenir désagréable.

– Beaucoup de gens m'ont dit cela.

– Mais moi je ne suis pas comme les autres, dit-elle avec ardeur.

– C'est vrai, dit-il très vite. Vous n'êtes pas comme les autres.

Régine remplit les verres :

– A nos projets ! dit-elle.

– A nos projets.

Elle but, tout en le dévisageant avec un peu d'inquiétude. C'était impossible de jamais savoir exactement ce qu'il pensait.

– Fosca, si vous ne m'aviez pas rencontrée, qu'auriez-vous fait de vous ?

– J'aurais peut-être réussi à me rendormir. Mais c'est peu probable. Il faut une chance exceptionnelle.

– Une chance ? dit-elle avec reproche. Regrettez-vous d'être redevenu vivant ?

– Non, dit-il.

– C'est beau d'être vivant.

– C'est beau.

Ils se sourirent. Des cris d'enfant montaient de la péniche ; dans une autre péniche, ou dans une des petites maisons coloriées, quelqu'un jouait de la guitare. Le soir tombait mais un peu de soleil s'accrochait encore aux verres pleins de vin clair. Fosca prit la main que Régine avait posée sur la table.

– Régine, dit-il. Ce soir, je me sens heureux.

– Seulement ce soir ? dit-elle.

– Ah ! vous ne pouvez pas savoir combien c'est neuf pour moi ! J'avais retrouvé l'attente, l'ennui, le désir. Mais jamais encore cette illusion de plénitude.

– N'est-ce qu'une illusion ? dit-elle.

– Peu importe ! Je veux y croire.

Il se pencha sur elle, et sous ses lèvres immortelles, elle sentit se gonfler ses lèvres : ses lèvres d'enfant orgueilleuse, de jeune fille solitaire, de femme comblée ; et ce baiser se gravait dans le cœur de Fosca avec l'image de toutes ces choses qu'elle aimait. C'est un homme avec des mains et des yeux, mon compagnon, mon amant : et cependant il est immortel comme un dieu. Le soleil baissait dans le ciel : pour lui et pour moi, le même soleil. Il y avait une odeur d'eau qui montait du fleuve, au loin la guitare chantait et soudain, ni la gloire, ni la mort, plus rien n'avait d'importance sauf la violence de cet instant.

– Fosca, dit-elle, vous m'aimez ?

– Je vous aime.

– Vous vous rappellerez cet instant ?

– Oui, Régine, je me rappellerai.

– Toujours ?

Il serra sa main plus fort.

– Dites : toujours.

– Cet instant existe, dit-il, il est à nous. Ne pensons à rien d'autre.

 

Régine tourna sur la droite. Ce n'était pas tout à fait son chemin, mais elle aimait cette ruelle aux ruisseaux noirs dont des traverses de bois étayaient les murs ; elle aimait cette nuit de printemps tiède et mouillée et la grosse lune jaune qui riait dans le ciel. Annie était couchée, elle attendait le baiser de Régine pour s'endormir ; Fosca écrivait ; de temps à autre, ils consultaient la pendule ; ils pensaient que Régine aurait dû être rentrée du théâtre ; mais elle voulait se promener encore un peu dans ces rues qu'elle aimait et où un jour elle ne se promènerait plus.

Elle tourna encore sur la droite. Il y avait tant d'hommes, tant de femmes, qui avaient respiré avec cette même ferveur la douceur des nuits de printemps et pour qui maintenant le monde était éteint ! N'existait-il vraiment aucun recours contre leur mort ? Ne pouvait-on pas les ressusciter pour une heure ? J'ai oublié mon nom, mon passé, ma figure : il n'y a que le ciel, le vent humide, et cette amertume incertaine dans la tendresse du soir ; ce n'est ni moi, ni eux ; c'est eux autant que moi.

Régine tourna sur la gauche. C'est moi. La même lune au ciel ; mais en chaque cœur singulière, sans partage. Fosca marchera dans les rues en pensant à moi : ce ne sera pas moi. Ah ! pourquoi ne peut-on pas briser cette transparente et dure coquille qui nous enferme chacun seul avec soi ? Une seule lune dans un seul cœur : lequel ? Celui de Fosca ou le mien ? Je ne serais plus moi. Pour tout gagner il faudrait tout perdre. Qui a fait cette loi ?

Elle franchit la porte cochère et traversa la cour du vieil immeuble. La fenêtre d'Annie brillait, toutes les autres étaient éteintes. Est-ce que Fosca dort déjà ? Elle monta vivement l'escalier et tourna sans bruit la clef dans la serrure. Derrière la porte d'Annie, on entendait des rires : son rire et celui de Fosca. Le sang monta aux joues de Régine et des griffes se plantèrent dans sa gorge : depuis longtemps elle n'avait pas senti cette déchirure. Elle s'approcha à pas feutrés.

– Et tous les soirs, disait Annie, j'allais m'asseoir au poulailler. Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'elle jouait pour d'autres et que je ne la voyais pas.

Régine haussa les épaules : « La voilà qui fait ses embarras », pensa-t-elle avec irritation. Elle frappa, poussa la porte. Annie et Fosca étaient assis devant une assiette de crêpes et des verres de vin blanc ; Annie avait mis sa robe d'intérieur cassis et ses pendants d'oreilles, ses joues étaient rouges d'animation. « C'est une parodie », pensa Régine avec un sursaut de colère. Elle dit d'une voix glacée :

– Vous voilà bien gais.

– Regardez comme nous avons fait de belles crêpes, Reinette, dit Annie. Il est adroit, vous savez ; il les a retournées sans en manquer une seule.

Elle tendit l'assiette à Régine en souriant :

– Elles sont toutes chaudes.

– Merci, je n'ai pas faim, dit Régine.

Elle les regardait avec haine. Il n'y a donc aucun moyen de les empêcher d'exister sans moi ? Comment osent-ils ? « C'est une insolence » pensa-t-elle. Il y avait des moments où l'on se tenait fièrement au sommet d'une montagne solitaire, on embrassait d'un coup d'œil une terre unie, sans relief, dont les lignes et les couleurs composaient un seul paysage. Et à d'autres moments, on était en bas et on s'apercevait que chaque morceau du sol existait pour son propre compte avec ses creux, ses bosses et ses belvédères. Annie racontant ses souvenirs à Fosca, et il écoute !

– De quoi parliez-vous ?

– Je racontais à Fosca comment j'ai fait votre connaissance.

– Encore ? dit Régine.

Elle but une gorgée de vin. Les crêpes semblaient toutes chaudes et appétissantes, elle avait envie d'en manger et cela accrut sa colère :

– C'est son récit de Théramène. Il faut qu'elle le débite à tous mes amis. Par ailleurs, c'est une histoire qui n'a rien de merveilleux. Annie est une romanesque ; il ne faut pas croire tout ce qu'elle invente.

Les larmes montaient aux yeux d'Annie. Mais Régine fit semblant de ne pas s'en apercevoir, elle pensa avec satisfaction : « Je vais te faire pleurer pour de bon. »

– Je suis rentrée à pied, dit-elle d'un ton désinvolte. Il faisait si beau ! Savez-vous ce que j'ai décidé, Fosca ? Entre deux représentations de Rosalinde nous irons faire un tour à la campagne.

– C'est une bonne idée, dit Fosca.

Il mangeait une crêpe après l'autre d'un air placide.

– Vous m'emmènerez ? dit Annie.

C'était la question que Régine attendait.

– Non, dit-elle. Je veux passer quelques jours seule avec Fosca. Moi aussi, j'ai des histoires à lui raconter.

– Pourquoi ? dit Annie. Je ne vous gênerais pas. Autrefois, je vous accompagnais partout et vous disiez que je ne vous gênais jamais.

– Autrefois, peut-être, dit Régine.

– Mais qu'est-ce que j'ai fait ? dit Annie en éclatant en sanglots. Pourquoi êtes-vous si dure avec moi ? Pourquoi me punissez-vous ?

– Ne parle pas comme une enfant, dit Régine. Tu es trop vieille et ce n'est plus gracieux. Je ne te punis pas. Je n'ai pas envie de t'emmener, c'est tout.

– Mauvaise ! dit Annie. Mauvaise !

– Ce n'est pas en pleurant que tu me feras changer d'avis. Tu deviens horriblement laide quand tu pleures.

Régine jeta un coup d'œil de regret sur les crêpes et bâilla :

– Je vais dormir.

– Mauvaise ! Mauvaise !

Annie s'était écroulée sur la table et sanglotait.

Régine entra dans sa chambre, elle ôta son manteau et commença à dénouer ses cheveux : « Il reste avec elle ! Il la console ! » pensa-t-elle. Elle aurait voulu écraser Annie à coups de talons.

Elle était déjà installée dans son lit quand il frappa : « Entrez. »

Fosca s'avança en souriant.

– Il ne fallait pas tant vous presser, dit-elle. Avez-vous au moins eu le temps de manger toutes les crêpes ?

– Pardonnez-moi, dit Fosca. Je ne pouvais pas abandonner Annie, elle était si désespérée.

– Elle a la larme facile.

Régine rit.

– Bien entendu, elle vous a tout raconté : comme elle tenait la caisse du petit bar du théâtre, et mon apparition en gitane avec un emplâtre sur l'œil.

Fosca s'assit au pied du lit :

– Il ne faut pas lui en vouloir, dit-il. Elle aussi, elle essaie d'exister.

– Elle aussi ?

– Nous essayons tous, dit-il.

Et pendant un moment, elle retrouva dans ses yeux ce regard qui lui avait fait si grand-peur dans le jardin de l'hôtel.

– Vous me blâmez ? dit-elle.

– Je ne vous blâme jamais.

– Vous trouvez que je suis méchante.

Elle regarda Fosca avec défi.

– C'est vrai. Je n'aime pas le bonheur des autres, et il me plaît de leur faire sentir mon pouvoir. Annie ne me gênerait pas ; c'est par méchanceté que je ne l'emmènerai pas.

– Je comprends, dit-il gentiment.

Elle aurait préféré qu'il la regardât avec horreur, comme Roger.

– Pourtant vous êtes bon, dit-elle.

Il haussa les épaules d'un air incertain et elle lui jeta un rapide coup d'œil. Que pouvait-on dire de lui ? Ni avare, ni généreux, ni courageux, ni craintif, ni méchant, ni bon ; devant lui tous ces mots perdaient leur sens. Ça semblait même extraordinaire que ses cheveux et ses yeux eussent une couleur.

– Passer une soirée à faire sauter des crêpes avec Annie, dit-elle, c'est indigne de vous.

Il sourit :

– Les crêpes étaient bonnes.

– Vous avez mieux à faire.

– Quoi donc ?

– Vous n'avez pas encore écrit la première scène de ma pièce.

– Ah ! je n'étais pas inspiré ce soir, dit-il.

– Vous pourriez lire : tous ces livres que j'ai choisis pour vous...

– Ils racontent toujours la même histoire, dit-il.

Elle le regarda avec inquiétude :

– Fosca ! Vous n'allez pas vous rendormir !

– Non ! dit-il. Non.

– Vous m'avez promis de m'aider. Vous m'avez dit : ce que peut faire un homme mortel, je suis capable de le faire.

– Ah ! c'est toute la question ! dit-il.

 

Régine sauta du taxi et monta rapidement l'escalier ; c'était la première fois que Fosca manquait un rendez-vous. Elle ouvrit la porte et elle resta clouée sur le seuil du studio. Juché en haut d'une échelle, Fosca était en train de laver les carreaux en chantonnant.

– Fosca !

Il sourit.

– J'ai lavé tous les carreaux, dit-il.

– Qu'est-ce qui vous prend ?

– Vous avez dit ce matin à Annie qu'il fallait laver les carreaux.

Un torchon à la main, il descendait les échelons.

– Ce n'est pas bien fait ?

– Vous deviez me retrouver à quatre heures dans le hall de la salle Pleyel. Avez-vous oublié ?

– Oui. J'ai oublié ! dit-il d'un ton confus.

Il tordit son torchon au-dessus d'un seau.

– Je travaillais si bien : j'avais tout oublié.

– Maintenant, le concert est manqué, dit Régine avec irritation.

– Il y en aura d'autres, dit Fosca.

Elle haussa les épaules :

– C'est celui-là que je voulais entendre.

– Justement celui-là ?

– Justement.

Elle ajouta :

– Allez vous habiller. Vous ne pouvez pas rester dans cette tenue.

– J'aurais voulu nettoyer aussi les plafonds qui ne sont pas très propres.

– Qu'est-ce que c'est que cette lubie ? dit Régine.

– C'est pour vous rendre service.

– Je n'ai pas besoin de ces services-là.

Fosca marcha docilement vers sa chambre et Régine alluma une cigarette : « Il m'a oubliée, pensa-t-elle ; il n'y avait que moi qui existais pour lui et voilà qu'il m'oublie ; a-t-il changé si vite ? Qu'y a-t-il dans sa tête ? » Elle marchait de long en large et elle se sentait inquiète. Quand Fosca rentra dans le studio, elle demanda en riant :

– Ça vous amuse donc de faire le ménage ?

– Oui. A l'asile, quand on me faisait balayer les dortoirs, j'étais très heureux.

– Mais pourquoi ?

– Ça occupe.

– Il y a d'autres occupations, dit-elle.

Il regardait le plafond avec un air de regret. Il dit :

– Ce qu'il faudrait, c'est que vous me trouviez un métier.

Régine tressaillit :

– Est-ce que vous vous ennuyez tant ?

– Il faut qu'on me donne des choses à faire.

– Je vous en ai proposé...

– Je voudrais un travail qui ne m'oblige pas à penser.

Son regard caressa les carreaux transparents.

– Vous ne voulez pourtant pas devenir laveur de carreaux ? dit-elle.

– Pourquoi pas ?

Elle fit quelques pas à travers la pièce en silence. Pourquoi non, en effet ? Qu'avait-il à faire de lui-même ?

– Si vous aviez un métier, nous serions séparés tout le jour.

– C'est comme ça que les gens vivent, dit-il. Ils sont séparés et ils se retrouvent.

– Mais nous ne sommes pas comme les autres, dit-elle.

Le visage de Fosca se rembrunit.

– Vous avez raison, dit-il. J'aurai beau faire, je ne serai pas comme les autres.

Régine le regarda avec malaise. Elle l'aimait parce qu'il était immortel ; et il l'aimait dans l'espoir de redevenir pareil à un mortel. « Nous ne serons jamais un couple. »

– Vous n'essayez pas de vous intéresser à votre temps, dit-elle. Lisez, allez voir des tableaux, accompagnez-moi au concert.

– Ça ne sert à rien, dit-il.

Elle mit les mains sur ses épaules :

– Est-ce que je ne vous suffis plus ?

– Je ne peux pas vivre à votre place.

– Vous me regardiez, vous disiez que c'était assez...

– Quand on est vivant, on ne se contente pas de regarder.

Elle hésita :

– Eh bien ! faites des études et vous pourrez prendre un métier intéressant, dit-elle. Devenez ingénieur ou médecin.

– Non. C'est trop long.

– Trop long ? Est-ce que le temps vous manque ?

– Il me faut quelque chose à faire, tout de suite, dit-il. Il ne faut pas qu'on m'oblige à m'interroger.

Il regarda Régine d'un air de prière :

– Dites-moi d'éplucher des pommes de terre ou de laver des draps...

– Non, dit-elle.

– Pourquoi ?

– Ce serait une manière de vous rendormir, et je veux que vous restiez éveillé, dit-elle.

Elle le prit par la main.

– Venez vous promener avec moi.

Il la suivit docilement, mais sur le seuil de la porte il s'arrêta un instant.

– Le plafond avait pourtant besoin d'être nettoyé, dit-il avec regret.

– Nous voilà arrivés, dit Régine.

– Déjà ? dit Fosca.

– Mais oui. Ça va vite, un train ; plus vite qu'une diligence.

– Je voudrais bien savoir ce que les hommes font de tout ce temps qu'ils gagnent, dit-il.

– Avouez qu'ils ont inventé bien des choses depuis cent ans.

– Oh ! ils inventent toujours les mêmes choses.

Il avait l'air maussade. Depuis quelque temps il était souvent maussade. En silence ils descendirent sur le quai, franchirent le portillon de la petite gare et s'engagèrent sur la route. Fosca marchait la tête baissée en poussant un caillou du pied. Régine prit son bras.

– Regardez, dit-elle. C'est dans ce coin que j'ai passé mon enfance, et je l'aime. Regardez bien.

Des iris fleurissaient sur les toits de chaume ; des roses grimpaient contre les murs des maisons basses ; dans les enclos ceints de barrières de bois, des poules picoraient sous des pommiers en fleur. Dans le cœur de Régine, le passé se gonflait comme un bouquet qui reprend vie : les plumes du paon, les chapelets de glycines, l'odeur des phlox dans le jardin au clair de lune et les larmes passionnées : je serai belle, je serai célèbre. En bas de la côte, au fond des champs de blé vert, il y avait un village dont les toits d'ardoise brillaient au soleil autour d'une petite église ; les cloches sonnaient. Un cheval montait la côte, traînant un tombereau, et un paysan marchait à côté de lui, un fouet à la main.

– Rien n'a changé, dit Régine. Quelle paix ! Vous voyez, Fosca, pour moi, c'est cela l'éternité : ces maisons calmes, le bruit de ces cloches qui sonneront jusqu'à la fin du monde, ce vieux cheval qui monte la côte comme son grand-père la montait dans mon enfance.

Fosca secoua la tête.

– Non... Ce n'est pas l'éternité.

– Pourquoi ?

– Il n'y aura pas toujours des villages, ni des tombereaux, ni des vieux chevaux.

– C'est vrai, dit-elle, saisie.

Elle embrassa du regard le paysage immobile sous le ciel bleu, immobile comme un tableau, comme un poème :

– Qu'y aura-t-il à la place ?

– Peut-être une grande exploitation agricole avec des tracteurs et des champs géométriques ; peut-être une ville neuve, des chantiers, des usines.

– Des usines...

C'était impossible à imaginer. Une seule chose était sûre : c'est que cette campagne, plus vieille qu'aucun souvenir, disparaîtrait un jour. Le cœur de Régine se serra. Une éternité immobile, elle aurait pu en avoir sa part, mais soudain le monde n'était plus qu'un défilé de visions fugaces, et ses mains étaient vides. Elle regarda Fosca. Qui pouvait avoir les mains plus vides que lui ?

– Je crois que je commence à comprendre, dit-elle.

– Quoi donc ?

– La malédiction.

Ils marchaient côte à côte, mais chacun était seul : « Comment faire pour lui apprendre à voir ce monde avec mes yeux ?... » Elle n'avait pas imaginé que ce serait si difficile ; au lieu de se rapprocher d'elle, il lui semblait que de jour en jour il s'éloignait. Elle désigna sur la droite une avenue ombragée de grands chênes :

– C'est là.

Avec émotion, elle reconnaissait les prairies en fleurs, les fils barbelés sous lesquels elle se glissait à plat ventre, la pêcherie aux eaux moussues ; tout était là, si proche : son enfance, le départ pour Paris, le retour ébloui. Lentement elle fit le tour du parc qu'enfermaient des palissades blanches. La petite porte était barricadée, la grille fermée. Elle sauta par-dessus la barrière : « Une seule enfance, une seule vie, ma vie. » Pour elle, le temps s'arrêterait un jour, il était arrêté déjà, il se brisait contre le mur impénétrable de la mort : la vie de Régine était un grand lac où le monde se reflétait en pures images immobiles. A jamais le hêtre rouge frémissait dans le vent, les phlox exhalaient leur odeur sucrée, l'eau de la rivière murmurait, et, dans le bruissement des feuilles, dans le bleu des grands cèdres, dans le parfum des fleurs, l'univers était tout entier captif.

Il était temps encore. Il fallait crier à Fosca : « Laissez-moi seule. Seule avec mes souvenirs et mon bref destin, résignée à être moi-même et à mourir un jour. » Un instant, elle demeura immobile en face de la maison aux volets clos : seule, mortelle et éternelle. Et puis elle tourna les yeux vers lui. Il était appuyé à la barrière blanche, il regardait le hêtre et les cèdres, de ce regard qui ne s'éteindrait jamais, et de nouveau le temps fuyait à l'infini, les pures images se brouillaient. Régine était emportée par le torrent, aucune halte n'était possible ; tout ce qu'on pouvait souhaiter, c'était de surnager encore un peu de temps avant de se changer en écume.

– Venez, dit-elle.

Il enjamba les traverses de bois et elle posa sa main sur son bras.

– C'est ici que je suis née, dit-elle. J'habitais cette chambre au-dessus du massif de laurier. Dans mon sommeil, j'entendais couler l'eau de la fontaine ; l'odeur des magnolias entrait par la fenêtre.

Ils s'assirent sur une marche du perron ; la pierre était chaude et des insectes bourdonnaient. Et tandis que Régine parlait, le parc se peuplait de fantômes. Une petite fille se promenait à travers les allées sablées dans une longue robe à traîne ; une grande fille trop maigre déclamait les imprécations de Camille à l'ombre du saule pleureur. Le soleil descendait dans le ciel, et Régine continuait à parler, avide de ressusciter un instant les petites mortes transparentes en qui avait battu son propre cœur.

Quand elle se tut le soir tombait. Elle se tourna vers Fosca :

– Fosca, m'avez-vous écoutée ?

– Bien sûr.

– Vous vous rappelez tout ?

Il haussa les épaules :

– C'est une histoire que j'ai entendue tant de fois.

Elle se leva dans un sursaut :

– Non, dit-elle. Non. Ce n'est pas la même.

– La même, la seule.

– Ce n'est pas vrai.

– Toujours le même effort, le même échec, dit-il avec lassitude. Toujours ils recommencent l'un après l'autre. Et moi je recommence, comme les autres. Ça ne s'arrêtera jamais.

– Mais moi je suis différente, dit-elle. Si je n'étais pas différente, pourquoi m'aimeriez-vous ? Vous m'aimez, n'est-ce pas ?

– Oui, dit-il.

– Et je suis unique pour vous.

– Oui, dit-il encore. Une femme unique comme toutes les femmes.

– Mais je suis moi, Fosca ! Ne me voyez-vous plus ?

– Je vous vois. Vous êtes blonde, généreuse et ambitieuse, vous avez horreur de la mort.

Il hocha la tête.

– Pauvre Régine !

– Ne me plaignez pas ! dit-elle. Je vous défends de me plaindre.

Elle partit en courant.

 

– Il faut que je m'en aille, dit Régine.

Elle regardait avec lassitude la porte du bar. Derrière la porte il y avait une rue qui filait vers la Seine et de l'autre côté de l'eau, le studio, et Fosca assis devant sa table et qui n'écrivait pas. Il dirait : « Vous avez bien répété ? » Elle répondrait : « Oui », et le silence se refermerait. Elle tendit la main à Florence.

– Au revoir.

– Prenez encore un porto, dit Sanier. Vous avez bien le temps.

– Le temps, dit-elle. Oui, j'ai tout le temps.

Fosca ne surveillait pas les pendules.

– Je regrette que la répétition ait été si mauvaise, dit-elle.

– Oh ! c'est merveilleux de vous voir travailler, dit Florence.

– Vous avez eu des trouvailles étonnantes, dit Sanier.

Ils parlaient avec des voix douces, ils poussaient vers elle l'assiette de sandwiches, ils lui offraient des cigarettes avec des gestes feutrés, et leurs yeux étaient pleins de sollicitude. « Ils n'ont pas de rancune », pensa-t-elle. Mais elle ne sentait pas dans son cœur le joyeux crépitement du mépris ; elle ne pouvait plus mépriser personne.

– C'est vraiment décidé ? Vous partez vendredi ? demanda-t-elle.

– Oui. Heureusement, dit Florence, je suis à bout.

– C'est ta faute, dit Sanier avec reproche.

Il regarda Régine.

– Elle ne sait pas plus s'économiser dans la vie que sur la scène.

Régine sourit d'un air compréhensif. « Il la regarde comme Roger me regardait », pensa-t-elle. Il mesurait la fatigue de Florence, il partageait ses joies, ses soucis, il la conseillait, elle était au chaud dans son cœur : un couple. Régine se leva.

– Maintenant, je dois partir.

Elle n'était pas faite pour ces sourires, ces tendres bavardages, et cette simple entente humaine. Elle poussa la porte, elle plongea dans la solitude. Seule, elle traversait la Seine, elle marchait vers l'appartement rouge. Mais ce n'était plus la solitude orgueilleuse de naguère. Elle n'était qu'une femme perdue sous le ciel.

Annie était sortie, la porte de Fosca fermée. Régine ôta ses gants et resta immobile. La grande table, les rideaux, les bibelots sur leurs planches, tous les objets avaient l'air endormi. On aurait dit qu'il y avait un mort dans la maison et que les choses intimidées se retenaient d'exister. Elle fit quelques pas avec hésitation : aucun geste n'était attendu d'elle. Elle sortit son paquet de cigarettes et le replaça dans son sac ; elle n'avait pas envie de fumer, elle n'avait aucune envie. Dans la glace, son visage même dormait. Elle rattacha une mèche de cheveux et puis elle marcha vers la chambre de Fosca et frappa.

– Entrez.

Il était assis sur le bord de son lit, et il tricotait avec un air d'application butée une longue bande de laine verte.

– Vous avez bien travaillé ?

– Très mal, dit-elle sèchement.

Il dit d'un ton réconfortant :

– Ça ira mieux demain.

– Non, dit-elle.

– Ça finira sûrement par aller mieux.

Elle haussa les épaules.

– Vous ne pouvez pas abandonner un moment votre ouvrage ?

– Si vous voulez.

Il posa l'écharpe à côté de lui avec un air de regret.

– Qu'avez-vous fait ? dit-elle.

– Vous voyez.

– Et cette pièce que vous m'avez promise ?

– Ah ! cette pièce !...

Il ajouta sur un ton d'excuse :

– J'espérais que les choses tourneraient autrement.

– Quelles choses ? Qui vous empêche de travailler ?

– Je ne peux pas.

– Vous ne voulez pas.

– Je ne peux pas. J'aurais aimé vous venir en aide. Mais je ne peux pas. Qu'ai-je à dire aux hommes ?

– Ce n'est pas si compliqué de faire une pièce, dit-elle avec impatience.

– Cela vous semble naturel parce que vous êtes des leurs.

– Essayez. Vous n'avez même pas jeté un mot sur ce papier.

– J'essaie, dit-il. Par instants un de mes personnages commence à respirer ; mais il s'éteint tout de suite. Ils naissent, ils vivent, ils meurent, je n'ai rien de plus à dire sur eux.

– Pourtant, vous avez aimé des femmes, dit-elle. Des hommes ont été vos amis.

– Oui, j'ai des souvenirs, dit-il. Mais cela ne suffit pas.

Il ferma les yeux. Il semblait chercher désespérément à se rappeler quelque chose.

– Il faut beaucoup de force, dit-il, beaucoup d'orgueil ou beaucoup d'amour pour croire que les actes d'un homme ont de l'importance et que la vie l'emporte sur la mort.

Elle s'approcha de lui. Sa gorge était serrée, elle avait peur de ce qu'il allait répondre.

– Fosca, ma destinée est-elle vraiment sans importance à vos yeux ?

– Ah ! vous ne devriez pas me poser cette question, dit-il.

– Pourquoi ?

– Vous ne devriez pas vous inquiéter de mes pensées. C'est une faiblesse.

– Une faiblesse, dit-elle. Serait-il plus courageux de vous fuir ?

– J'ai connu un homme, dit Fosca. Il ne fuyait pas ; il me regardait en face, il m'écoutait. Mais il décidait seul.

– Vous parlez de lui avec bien du respect, dit-elle.

Elle se sentait jalouse de cet inconnu.

– N'était-ce pas, lui aussi, un pauvre homme qui essayait en vain d'exister.

– Il faisait ce qu'il voulait faire, dit Fosca, et il n'espérait rien.

– Est-il donc important de faire ce qu'on veut faire ? dit-elle.

– C'était important pour lui.

– Et pour vous ?

– Il ne se souciait pas de moi.

– Mais avait-il raison ou tort ?

– Je ne peux pas répondre pour lui.

– On dirait que vous l'admirez.

Il secoua la tête :

– Je ne suis pas capable d'admirer.

Régine fit quelques pas à travers la chambre, elle était désemparée.

– Et moi ? dit-elle.

– Vous ?

– Je suis une pauvre femme à vos yeux ?

– Vous pensez trop à vous, dit-il. Cela n'est pas bon.

– A quoi devrais-je penser ? dit-elle.

– Ah ! je ne sais pas, dit-il.

 

Régine descendit de la scène ; Fosca était assis dans l'ombre, tout au fond de la salle vide ; elle marcha vers lui. Une voix l'arrêta au passage : « Régine. »

Elle se retourna : c'était Roger.

– Tu ne m'en veux pas d'être venu ? dit-il. Laforêt m'a invité à venir et j'avais si grande hâte de voir ta Bérénice...

– Pourquoi t'en voudrais-je ? dit-elle.

Elle le regardait avec étonnement. Elle avait imaginé qu'elle serait émue de le revoir : naguère, tout ce qui touchait à son passé la bouleversait. Mais il avait un aspect familier et indifférent.

– Régine, dit-il, tu es une admirable Bérénice. Tu peux jouer la tragédie aussi bien que la comédie. Je suis sûr maintenant que tu seras bientôt la première actrice de Paris.

Sa voix tremblait un peu et le coin de sa bouche tressaillait nerveusement. Il était ému. Elle regarda au fond de la salle le fauteuil que Fosca venait de quitter. Lui qui pouvait se souvenir, avait-il vu ? Avait-il enfin compris qu'on ne devait la confondre avec aucune autre femme ?

– Tu es gentil, dit-elle.

Et elle se rendit compte qu'ils étaient restés un long moment sans parler. Roger l'examinait d'un air attentif et inquiet.

– Es-tu heureuse ? dit-il à mi-voix.

– Mais oui, dit-elle.

– Tu as l'air fatigué...

– Ce sont mes répétitions.

Elle se sentit gênée sous son regard ; elle n'avait plus l'habitude d'être dévisagée avec cet intérêt minutieux.

– Tu me trouves enlaidie ?

– Non. Mais tu as changé, dit-il.

– Peut-être.

– Autrefois, tu n'aurais pas supporté que je te dise : tu as changé. Tu voulais si passionnément rester pareille à toi-même.

– C'est que j'ai changé, dit-elle.

Elle sourit avec contrainte.

– Il faut que je te dise au revoir, on m'attend.

Il garda un instant sa main.

– Nous reverrons-nous ? quand ?

– Quand tu voudras. Tu n'as qu'à me téléphoner, dit-elle avec indifférence.

Fosca l'attendait devant la porte du théâtre.

– Excusez-moi, dit-elle. J'ai été retenue...

– Ne vous excusez pas. J'aime attendre..., dit-il.

Il sourit.

– La belle nuit. Est-ce que nous rentrons à pied ?

– Non. Je suis fatiguée.

Ils montèrent dans un taxi. Elle se taisait. Elle aurait voulu qu'il parlât spontanément, mais pendant tout le trajet, il ne dit rien. Ils entrèrent dans sa chambre et elle commença à se déshabiller, il ne disait toujours rien.

– Eh bien ! Fosca, dit-elle. Etes-vous satisfait de cette soirée ?

– J'aime toujours vous voir jouer, dit-il.

– Mais ai-je bien joué ?

– Je suppose, dit-il.

– Vous supposez, dit-elle. Vous n'en êtes pas sûr ?

Il ne répondit pas.

– Fosca, dit-elle. Vous avez vu jouer Rachel autrefois ?

– Oui.

– Jouait-elle mieux que moi ? Beaucoup mieux que moi ?

Il haussa les épaules :

– Je ne sais pas.

– Mais vous devez savoir, dit-elle.

– Jouer bien, jouer mal, je ne sais pas ce que signifient ces mots, dit-il avec impatience.

Il sembla à Régine que son cœur se vidait.

– Réveillez-vous, Fosca ! Rappelez-vous ! Il y avait un moment où vous veniez me voir chaque soir, vous sembliez fasciné... Une fois vous m'avez même dit : j'aurais voulu pleurer.

– Oui, dit Fosca.

Il sourit gentiment.

– J'aime vous voir jouer.

– Mais pourquoi ? N'est-ce pas parce que je joue bien ?

Fosca la regardait avec tendresse. Il dit :

– Quand vous jouez, vous croyez à votre existence avec une foi si passionnée ! j'ai vu cela chez deux ou trois femmes à l'asile ; mais elles ne croyaient qu'en elles. Pour vous, les autres aussi existent et quelquefois vous avez réussi à me faire exister moi-même.

– Quoi ? dit Régine. C'est tout ce que vous avez vu dans Rosalinde, dans Bérénice ? C'est là tout le talent que vous me reconnaissez ?

Elle se mordit les lèvres ; elle avait envie de fondre en larmes.

– Ce n'est pas si mal, dit Fosca. Tout le monde ne réussit pas à feindre d'exister.

– Mais ce n'est pas une feinte, dit-elle avec désespoir. C'est vrai, j'existe.

– Oh ! vous n'en êtes pas si sûre, dit-il. Sinon vous n'auriez pas tant insisté pour m'emmener avec vous au théâtre.

– J'en suis sûre ! dit-elle avec fureur. J'existe, et j'ai du talent, je serai une grande actrice. Vous êtes un aveugle !

Il sourit sans répondre.

 

– Est-ce bien ici ? dit Annie.

Elle couchait avec soin les ananas écailleux sur des banquises de glace. Régine jeta un coup d'œil sur la table. Tout était à sa place : les fleurs, les cristaux, les pâtés, les sandwiches.

– Il me semble que c'est bien, dit-elle.

Elle se mit à battre avec une fourchette les jaunes d'œufs crus et le chocolat fondu. Les réceptions de Florence étaient soignées, mais on pouvait évaluer avec des chiffres le prix des vins de marque et des petits fours brevetés : des articles série luxueux et impersonnels. Régine voulait faire de cette soirée un chef-d'œuvre dont aucune copie ne fût possible. Elle aimait recevoir. Pendant toute la nuit leurs yeux refléteraient ce décor où s'écoulait sa vie, ils mangeraient les plats préparés par ses soins, ils entendraient les disques qu'elle avait choisis pour eux : toute la nuit, elle régnerait sur leurs plaisirs. Elle battait les œufs avec énergie et la crème commençait à se prendre au fond du compotier. Mais dans l'antichambre il y avait ce pas monotone qui ne s'arrêtait pas.

– Ah ! il m'agace, dit-elle.

– Voulez-vous que j'aille lui dire ?

– Non... Ce n'est pas la peine.

Depuis une heure il était là à marcher comme un ours en cage, en cage dans l'éternité. Elle battait les œufs et il marchait de long en large ; goutte à goutte chaque seconde se déposait noire, riche, savoureuse au fond du compotier : chaque pas se perdait dans l'air sans laisser de trace. Le mouvement de ses jambes, le mouvement de ses mains : la crème sera mangée, le bol lavé, il n'y aura plus de trace. Rosalinde, Bérénice, le contrat de Tempête... Jour après jour, elle édifiait patiemment son existence. Et lui allait et venait, défaisant les pas qu'il venait de faire. Moi, tout se défera d'un seul coup...

– Finis, dit-elle. Je vais m'habiller.

Elle enfila sa longue robe de taffetas noir et choisit un collier dans la boîte à bijoux. Elle dit à voix haute : « Ce soir je porterai mes nattes. » Depuis quelque temps, elle avait pris l'habitude de parler à voix haute. On sonnait à la porte d'entrée, les invités commençaient d'arriver. Elle tressa lentement ses cheveux. « Ce soir, je veux leur montrer mon vrai visage... » Elle s'approcha de la glace et se sourit. Son sourire se figea. Ce visage qu'elle avait tant chéri avait l'air d'un masque, il ne lui appartenait plus ; son corps aussi lui était étranger : un mannequin. De nouveau, elle voulut sourire, et le mannequin sourit dans la glace. Elle se détourna : dans un instant, elle allait se faire des grimaces. Elle poussa la porte. Les petites lampes étaient allumées, ils étaient assis dans les fauteuils et sur les divans : Sanier, Florence, Dulac, Laforêt. Fosca était assis au milieu d'eux et il leur parlait d'une voix gaie ; Annie servait les cocktails. Tout avait l'air vrai. Elle leur tendit la main en souriant, et ils sourirent.

– Comme vous êtes belle dans cette robe, dit Florence.

– C'est vous qui êtes ravissante.

– Ces cocktails sont merveilleux.

– C'est une invention personnelle.

Ils buvaient les cocktails, ils regardaient Régine. On sonnait de nouveau à la porte d'entrée ; de nouveau elle souriait, ils souriaient et regardaient et écoutaient. Dans leurs yeux bienveillants, malveillants, captivés, sa robe, son visage, le décor du studio s'irisaient de mille feux. Et tout avait toujours l'air vrai. Une brillante réception. Si seulement elle avait pu ne pas regarder Fosca...

Elle tourna la tête. Elle en était sûre : il avait les yeux fixés sur elle, ses yeux pleins de pitié qui la mettaient à nu. Il voyait le mannequin, il voyait la comédie. Elle prit sur la table une assiette de gâteaux et la passa à la ronde.

– Servez-vous.

Dulac mordit dans un chou à la crème et sa bouche se remplit d'une épaisse crème noire. « C'est un moment de ma vie, pensa Régine, un précieux moment de ma vie dans la bouche de Dulac. Ils aspirent ma vie par la bouche, par les yeux. Et après ? »

– Qu'est-ce qui ne va pas ? dit une voix affectueuse.

C'était Sanier.

– Rien ne va, dit Régine.

– Vous signez demain le contrat de Tempête, les premières de Bérénice sont un triomphe et vous dites que rien ne va ?

– J'ai le caractère mal fait, dit-elle.

Le visage de Sanier devint grave :

– Au contraire.

– Au contraire ?

– Je n'aime pas les gens satisfaits.

Il la regardait avec tant d'amitié qu'un peu d'espoir lui revint au cœur. Elle fut suffoquée du désir de dire des paroles sincères et de faire que cet instant du moins fût vrai.

– Je pensais que vous me méprisiez, dit-elle.

– Moi ?

– Oui. Quand je vous ai parlé de Mauscot et de Florence, c'était bas...

– Je ne pense pas qu'aucun de vos actes puisse être bas.

Elle sourit. Une flamme neuve se levait en elle : « Si je voulais... » Elle avait envie de se sentir brûler dans ce cœur scrupuleux et passionné.

– J'ai toujours cru que vous me jugiez avec sévérité.

– Vous vous trompiez.

Elle le regarda en face :

– Au fond, que pensez-vous de moi ?

Il hésita :

– Il y a quelque chose de tragique en vous.

– Quoi ?

– Votre goût de l'absolu. Vous êtes faite pour croire en Dieu et pour entrer au couvent.

– Il y a trop d'élus, dit-elle. Trop de saintes. Il aurait fallu que Dieu n'aimât que moi.

D'un seul coup, la flamme s'éteignit. Il était à quelques pas d'elle, il l'observait. Il la voyait qui regardait Sanier, qui regardait Sanier la regarder, essayant de brûler dans son cœur ; il voyait le va-et-vient des mots et des regards, le jeu des glaces, les glaces vides ne reflétant l'une l'autre que leur vide. Elle tendit brusquement la main vers une coupe de champagne.

– J'ai soif, dit-elle.

Elle vida la coupe, elle la remplit à nouveau. Roger aurait dit « Ne bois pas » et elle aurait bu et fumé des cigarettes et sa tête serait devenue lourde de dégoût, de révolte et de bruit. Mais il ne disait rien, il guettait, il pensait : « Elle essaie, elle essaie. » Et c'était vrai, elle essayait : le jeu de la maîtresse de maison, le jeu de la gloire, le jeu de la séduction, tout cela n'était qu'un seul jeu : le jeu de l'existence.

– Vous vous amusez bien ! dit-elle.

– Le temps passe, dit-il.

– Vous vous moquez de moi. Mais vous ne m'intimidez pas !

Elle le regarda avec défi. Malgré lui, malgré son sourire compatissant, elle voulait sentir encore une fois la brûlure de sa vie ; elle pouvait arracher ses vêtements et danser nue, elle pouvait assassiner Florence : ce qui arriverait après n'avait pas d'importance. Ne fût-ce qu'une minute, ne fût-ce qu'une seconde, elle serait cette flamme qui déchire la nuit. Elle se mit à rire. Si elle détruisait en un instant le passé et l'avenir, elle serait bien sûre que cet instant existait. Elle sauta sur le canapé, leva sa coupe et dit d'une voix forte :

– Mes chers amis...

Tous les visages se tournèrent vers elle.

– ... Le moment est venu de vous dire pourquoi je vous ai tous réunis ce soir. Ce n'est pas pour fêter la signature du contrat de Tempête... Elle sourit à Dulac.

– Excusez-moi, Monsieur Dulac, je ne signerai pas ce contrat.

Le visage de Dulac se durcit, et elle sourit avec triomphe, il y avait de la stupeur dans tous les yeux.

– Je ne tournerai pas ce film, ni aucun film. J'abandonne Bérénice. Je me retire du théâtre. Je bois à la fin de ma carrière.

Une minute, rien qu'une minute. Elle existait. Ils la regardaient sans comprendre et ils avaient un peu peur ; elle était l'éclair, le torrent, l'avalanche, ce gouffre ouvert soudain sous leurs pieds et d'où montait l'angoisse. Elle existait.

– Régine, vous devenez folle, dit Annie.

Tous parlaient, lui parlaient : pourquoi ? est-ce possible ? ce n'est pas vrai ? Et Annie s'accrochait à son bras d'un air bouleversé.

– Buvez avec moi, dit Régine. Buvez à la fin de ma carrière.

Elle but et se mit à rire très fort.

– Une belle fin.

Elle le regarda, elle le défia : elle brûlait, elle existait. Elle laissa retomber sa main et sa coupe se brisa sur le sol. Il souriait et elle était nue jusqu'à l'os. Il lui arrachait tous les masques, et même ses gestes, ses mots, ses sourires ; elle n'était plus que ce battement d'ailes au milieu du vide. « Elle essaie, elle essaie. » Et il voyait aussi pour qui elle essayait : derrière les mots, les gestes, les sourires, en tous la même imposture, le même vide.

– Ah ! dit-elle en riant, quelle comédie !

– Régine, vous avez trop bu, dit Sanier doucement. Venez vous reposer.

– Je n'ai pas bu, dit-elle gaiement. J'y vois clair.

Elle montra Fosca du doigt en riant toujours.

– J'y vois par ses yeux.

Son rire se cassa. Par ses yeux, elle transperçait cette nouvelle comédie, la comédie du rire lucide et des mots sans espoir. Les mots séchèrent dans sa gorge. Tout s'éteignit. Dehors, ils se taisaient.

– Venez vous reposer, disait Annie.

– Venez, dit Sanier.

Elle les suivit.

– Fais-les partir, dit-elle à Annie. Fais-les tous partir.

Elle ajouta avec colère :

– Et vous deux, laissez-moi !

Elle resta immobile au milieu de la chambre, et puis elle tourna sur elle-même avec égarement ; elle regarda les masques nègres sur les murs, les statuettes sur le guéridon, et les vieilles marionnettes dans leur minuscule théâtre : tout mon passé et ce long amour de moi-même dans ces précieux bibelots. Et ce ne sont rien que des objets de bazar ! Elle jeta les masques sur le sol.

– Des objets de bazar ! répéta-t-elle tout haut en les piétinant. Elle jeta les statuettes, les marionnettes sur le sol. Elle les piétinait ; elle écrasait tous les mensonges.

Quelqu'un toucha son épaule.

– Régine, dit Fosca. A quoi bon ?

– Je ne veux plus de mensonges, dit-elle.

Elle se laissa tomber sur une chaise et mit sa tête dans ses mains. Elle était horriblement fatiguée.

– Je suis un mensonge, dit-elle.

Il y eut un long silence et il dit :

– Je vais m'en aller.

– Vous en aller ? Où ça ?

– Loin de vous. Vous m'oublierez et vous pourrez recommencer à vivre.

Elle le regarda avec terreur. Elle n'était plus rien. Il fallait qu'il restât près d'elle.

– Non, dit-elle. C'est trop tard. Plus jamais je n'oublierai. Je n'oublierai rien.

– Pauvre Régine ! Que faire ?

– Il n'y a rien à faire. Ne vous en allez pas.

– Je ne m'en irai pas.

– Jamais, dit-elle. Il ne faut jamais me quitter.

Elle jeta les bras autour de son cou, elle appuya ses lèvres entre ses lèvres et elle glissa sa langue dans sa bouche. Les mains de Fosca l'étreignirent et elle frissonna. Jadis, avec les autres hommes, elle ne sentait que les caresses, elle ne sentait pas les mains ; tandis que les mains de Fosca existaient, et Régine n'était plus qu'une proie. Fébrilement il rejetait ses vêtements, comme si même pour lui le temps avait manqué, comme si chaque seconde fût devenue un trésor qu'il ne fallait pas gaspiller. Il l'enlaça et un vent de feu se leva en elle, balayant les mots, les images : plus rien sur le lit qu'un grand frisson noir. Il était en elle, elle était la proie de ce désir ancien comme la terre, ce désir sauvage et neuf qu'elle seule pouvait assouvir et qui n'était pas désir d'elle, mais désir de tout : elle était ce désir, ce vide brûlant, cette épaisse absence, elle était tout. L'instant flambait, l'éternité était vaincue. Tendue, crispée dans une passion d'attente et d'angoisse, elle respirait au même rythme haletant que Fosca. Il gémit et elle enfonça ses ongles dans sa chair, déchirée par le spasme triomphant, sans espoir, par où tout s'achevait et tout se défaisait, arrachée à la paix brûlante du silence, rejetée tout entière en elle-même, Régine, inutile, trahie. Elle passa la main sur son front en sueur, ses dents s'entrechoquaient.

– Régine, dit-il doucement.

Il embrassait ses cheveux, il caressait ses joues.

– Dormez, dit-il. On nous a permis le sommeil.

Il y avait tant de tristesse dans sa voix qu'elle fut sur le point d'ouvrir les yeux, de lui parler : n'y a-t-il pas de remède ? Mais il lisait en elle trop vite, elle devinait derrière lui trop d'autres nuits, trop d'autres femmes. Elle se détourna et appuya sa joue sur l'oreiller.

Quand Régine ouvrit les yeux, il faisait à peine jour. Elle tendit le bras au travers du lit. Il n'y avait personne auprès d'elle.

– Annie ! appela-t-elle.

– Régine.

– Où est Fosca ?

– Il est sorti, dit Annie.

– Sorti ? A cette heure ? Où a-t-il été ?

Annie détournait son regard.

– Il a laissé un mot pour vous.

Elle prit le mot ; juste un morceau de papier plié en deux :

 

Adieu, chère Régine, oubliez que j'existe. Après tout, c'est vous qui existez et je ne compte pas.

 

– Où est-il ? dit-elle.

Elle sauta hors du lit et commença à s'habiller en hâte.

– C'est impossible ! Je lui ai dit de ne pas partir.

– Il est parti cette nuit, dit Annie.

– Et pourquoi l'as-tu laissé faire ? Pourquoi ne m'as-tu pas réveillée, dit Régine en saisissant Annie par le bras. Dis, es-tu idiote ? Pourquoi ?

– Je ne savais pas.

– Qu'est-ce que tu ne savais pas ? Il t'a remis ce mot, tu l'as lu ?

Elle regarda Annie avec colère.

– Tu l'as laissé partir exprès ; tu savais et tu l'as laissé partir. Garce. Garce.

– Oui, dit Annie. C'est vrai. Il fallait qu'il parte : c'est pour votre bien.

– Mon bien ! dit Régine. Ah ! vous avez comploté mon bien tous deux ensemble !

Elle secoua Annie.

– Où est-il ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne sais pas !

Régine regarda fixement Annie ; elle pensa : « Si elle ne sait pas, je n'ai plus qu'à mourir. » D'un élan elle fut à la fenêtre.

– Dis-moi où il est ou je saute.

– Régine !

– Ne bouge pas ou je saute. Où est Fosca ?

– A Lyons, dans l'auberge où vous avez passé trois jours ensemble.

– Est-ce vrai ? dit Régine avec méfiance. Pourquoi te l'aurait-il dit ?

– J'ai voulu savoir, dit Annie. Je... j'avais peur de vous.

– Ainsi, il t'a demandé conseil ! dit Régine.

Elle enfila son manteau.

– Je vais le chercher.

– J'irai le chercher pour vous, dit Annie. Il faut que vous soyez au théâtre ce soir...

– J'ai dit hier que je renonçais au théâtre, dit Régine.

– Mais vous aviez bu. Laissez-moi aller. Je vous promets de vous le ramener.

– Je veux le ramener moi-même, dit Régine.

Elle franchit la porte.

– Et si je ne le trouve pas, tu ne me reverras jamais, dit-elle.

 

Fosca était assis devant une petite table à la terrasse de l'auberge ; il y avait une bouteille de vin blanc à côté de lui ; il fumait. Quand il aperçut Régine, il sourit sans étonnement.

– Ah ! vous voilà déjà ! dit-il. Pauvre Annie, elle n'a pas tenu longtemps !

– Fosca, pourquoi êtes-vous parti ? dit-elle.

– Annie me l'a demandé.

– Elle vous l'a demandé !

Régine s'assit en face de Fosca et dit avec colère :

– Mais moi je vous ai demandé de rester !

Il sourit :

– Pourquoi aurais-je dû vous obéir à vous ?

Régine se versa un verre de vin et but avidement ; ses mains tremblaient.

– Ne m'aimez-vous plus ? dit-elle.

– Je l'aime aussi, dit-il doucement.

– Mais pas de la même manière.

– Comment pourrais-je faire une différence ? dit-il. Pauvre Annie !

Une horrible nausée monta aux lèvres de Régine : dans la prairie, des millions de brins d'herbe, tous égaux, tous semblables..

– Il y a eu un temps où moi seule existais pour vous...

– Oui. Et puis vous m'avez ouvert les yeux...

Elle cacha son visage dans ses mains. Un brin d'herbe, rien qu'un brin d'herbe. Chacun se croyait différent des autres ; chacun se préférait ; et tous se trompaient ; elle s'était trompée comme les autres.

– Revenez, dit-elle.

– Non, dit-il. C'est inutile. J'ai cru que je pourrais redevenir encore une fois un homme : cela m'est arrivé, après d'autres sommeils. Mais voilà : je ne peux plus.

– Essayons encore.

– Je suis trop fatigué.

– Alors je suis perdue, dit-elle.

– Oui, c'est un malheur pour vous, dit-il.

Il se pencha vers elle.

– Je regrette. Je me suis trompé. Je ne devrais plus me tromper, dit-il avec un petit rire. J'ai passé l'âge. Mais je pense que cela ne peut pas s'éviter. Quand j'aurai dix mille ans de plus, je me tromperai encore : on ne fait pas de progrès.

Elle saisit les mains de Fosca.

– Je vous demande vingt ans de votre vie. Vingt ans ! Qu'est-ce que c'est pour vous ?

– Ah ! vous ne comprenez pas, dit-il.

– Non, je ne comprends pas ! dit-elle. A votre place, j'essaierais de venir en aide aux gens ; à votre place...

Il l'arrêta :

– Vous n'êtes pas à ma place.

Il haussa les épaules.

– Personne ne peut imaginer, dit-il, je vous ai dit : l'immortalité, c'est une malédiction.

– Vous en faites une malédiction.

– Non. J'ai lutté, dit-il. Vous ne savez pas comme j'ai lutté !

– Mais pourquoi ? dit-elle. Expliquez-moi.

– C'est impossible. Il faudrait tout vous raconter.

– Eh bien ! racontez, dit-elle. Nous avons le temps, n'est-ce pas, nous avons tout le temps ?

– A quoi bon ? dit-il.

– Faites-le pour moi, Fosca. Ce sera peut-être moins terrible quand je comprendrai.

– Toujours la même histoire, dit-il. Elle ne changera jamais. Il faudra la traîner avec moi, sans fin.

Il regarda autour de lui.

– C'est bon. Je vais vous la raconter, dit-il.