CHAPITRE XI

L’avion de Garrod décolla de bonne heure, tourna plusieurs fois dans l’air clair mais agité de Portston et prit de l’altitude en s’éloignant vers l’est.

« Il va falloir rester assez bas, lui rappela Lou Nash dans l’interphone. Nous n’avons toujours pas droit aux routes commerciales.

— Vous me l’avez déjà dit, Lou », lui répondit Garrod avec calme, se souvenant de la sanction qui lui avait été infligée par le tribunal chargé des affaires aériennes après son voyage éclair à Maçon, il y avait maintenant une éternité. « Ne vous tracassez pas pour cela.

— Mais cela vous revient cher de voler à vitesse réduite et à basse altitude !

— Je vous ai dit de ne pas vous tracasser ! » Garrod sourit, sachant pertinemment que ce n’était pas le coût du vol qui préoccupait Nash, mais bien l’interdiction qui lui était faite de tirer le maximum de son appareil. Il se cala dans son siège et regarda le monde en réduction s’éloigner sous lui. Il remarqua un instant plus tard que les disques d’Esther, placés sur la petite barrette de plastique accrochée à son veston, se trouvaient au-dessous du niveau du hublot. Il détacha la barrette, dans laquelle était incorporé un magnétophone miniaturisé, et la posa sur le bord inférieur du hublot, les disques sombres et vigilants tournés vers l’extérieur. Bon spectacle, pensa-t-il.

« En voilà encore un ! » La voix excitée de Nash jaillit tout à coup des haut-parleurs invisibles.

« Encore un quoi ? » Garrod abaissa son regard vers un panorama de collines brunes couvertes de broussailles clairsemées et traversées par une route unique. Il ne vit rien d’inhabituel.

« Un avion à pulvérisation, à environ deux mille pieds. »

Les yeux de Garrod n’étaient pas suffisamment exercés pour découvrir quelque chose ressemblant à un autre appareil. « Il n’y a aucune culture par ici.

— C’est bien cela qui est bizarre. J’en ai déjà vu trois le mois dernier. »

Lou vira à droite, augmentant encore la vue plongeante de ce côté, et Garrod aperçut alors une petite croix brillante qui, à une altitude bien moins élevée que la leur, croisait leur route tout en lâchant une traînée blanche qui devait être de la fumée. Puis il vit la fumée disparaître subitement.

« Il vient de nous apercevoir, commenta Nash. Ils arrêtent toujours leur boulot quand ils voient un autre appareil.

— Deux mille pieds est une altitude trop élevée pour pulvériser un insecticide sur les récoltes, n’est-ce pas ? Quelle est la distance normale au sol pendant ce genre de travail ?

— Pratiquement à ras de terre – cela aussi, c’est bizarre.

— Ils doivent être occupés à faire des essais pour un nouvel équipement, c’est tout.

— Mais…

— Lou ! coupa Garrod, finalement agacé, cet avion possède trop de systèmes de contrôle automatique – ce qui signifie que vous n’avez absolument rien pour vous occuper l’esprit. S’il vous plaît, faites des mots croisés ou alors pilotez vous-même cet appareil ! »

Nash marmonna des paroles incompréhensibles avant de se réfugier dans un mutisme qui dura pendant tout le reste du voyage. Garrod avait dû abréger sa nuit de sommeil pour préparer son voyage ; il dormit donc, but du café et dormit à nouveau jusqu’au moment où le vibreur d’appel du vidéophone de la paroi avant bourdonna pour attirer son attention. Il établit la communication et se retrouva en face des traits aquilins de Manston, son directeur des relations publiques.

« Bonjour, Alban, dit Manston d’une voix neutre. Avez-vous vu les journaux, ce matin ?

— Non, je n’en ai pas eu le temps.

— Vous êtes encore en première page ! »

Garrod se redressa dans son siège. « Comment cela ? »

— Si j’en crois tout ce que l’on raconte, vous êtes en route pour Augusta, persuadé que vous connaîtrez le meurtrier du sénateur Westcott après avoir examiné les débris de sa voiture.

— Quoi ?

— Il y a un tas de rumeurs prétendant que vous êtes possesseur d’une nouvelle technique permettant de tirer des images d’une plaque de verre lent brisée ou fondue.

— Mais c’est ridicule ! J’ai dit à Pobjoy qu’il n’y avait aucun… » Garrod reprit sa respiration. « Charles, avez-vous fait une quelconque déclaration à la presse, hier soir ? »

Manston remit en place sa cravate bleue à pois et eut l’air peiné. « À quoi pensez-vous donc ?

— Alors, cela doit venir de Pobjoy.

— Voulez-vous que je fasse publier un démenti ? »

Garrod secoua la tête. « Non – laissons tomber. Je tirerai cette affaire au clair avec Pobjoy dès que je le verrai. Merci de m’avoir appelé, Charles. »

Garrod coupa la communication le premier. Il s’enfonça à nouveau dans son siège et essaya de trouver le sommeil, mais un fil d’ennui se promenait dans la trame de ses pensées, comme un serpent d’argent à la surface d’un lac. La dernière année passée avec Esther l’avait sensibilisé à un certain nombre de choses et il avait, en cet instant précis, la nette impression qu’on était en train de le manipuler. Les déclarations de Pobjoy à la presse étaient non seulement mensongères, mais aussi contraires sur le fond à l’esprit même de la conversation qu’il avait eue avec Garrod. Il ne lui avait pourtant pas donné l’impression d’un homme prêt à agir à la légère, mais qu’espérait-il donc en s’y prenant de la sorte ?

Le temps était dégagé et le soleil cuivré quand l’avion de Garrod se posa, vers midi, sur la piste d’un aéroport proche d’Augusta. Il se préparait à stopper dans la zone réservée aux appareils privés, quand Garrod regarda par les hublots et vit le groupe désormais familier de reporters et de cameramen. Certains d’entre eux tenaient des plaques de Retardite mais les autres possédaient un équipement photographique très conventionnel – reflétant parfaitement les conflits qui avaient déchiré les syndicats de journalistes. Garrod se souvint au dernier moment que les disques d’Esther étaient posés près de son hublot et qu’il devait les accrocher au revers de son veston. Les journalistes se précipitèrent sur le tarmac au moment où il sortit de l’appareil mais ils furent repoussés par un important contingent de policiers en uniforme. La grande silhouette carrée de Miller Pobjoy apparut alors, vêtue d’un costume de soirée bleu nuit.

« Désolé pour tout ce monde, dit-il tranquillement en serrant la main de Garrod. Nous allons bientôt partir d’ici. » Il fit un signe de la main et une limousine apparut derrière l’avion ; en quelques secondes, Garrod se retrouva à l’intérieur de la voiture qui les conduisit vers les grilles d’entrée de l’aérodrome. « Je suppose que vous devez commencer à avoir l’habitude d’être traité comme une célébrité ?

— Je ne suis pas une célébrité, répliqua vivement Garrod. Et pourquoi avez-vous raconté toutes ces foutaises à la presse, hier soir ?

— Quelles foutaises, Mr. Garrod ? » Pobjoy avait l’air interloqué.

« Vous savez bien – toute cette histoire prétendant que j’allais pouvoir mettre la main sur le tueur grâce à une nouvelle technique d’interrogation de la Retardite. »

Le front de Pobjoy redevint lisse et clair comme un marron d’Inde. « Ah ! c’est de cela que vous parliez ? Un des membres de notre service des relations extérieures a dû être un peu trop enthousiaste. Vous savez ce que c’est.

— Franchement, non. Le directeur de mon service sacquerait la première personne qui agirait ainsi. Et, moi-même, je le sacquerais à son tour pour avoir laissé une pareille chose se produire ! »

Pobjoy haussa les épaules. « Quelqu’un s’est laissé emporter et a perdu la tête, c’est tout. Le fait que Westcott se soit fait assassiner ici, justement, plonge notre État dans le plus grand embarras – la seule raison pour laquelle ce meurtre s’est produit dans le Maine, c’est que le sénateur y venait régulièrement à la pêche et à la chasse – et tout le monde est désireux de faire preuve de bonne volonté. »

Garrod trouva que l’attitude du Noir était loin d’être satisfaisante, mais il décida de laisser ce problème de côté. Il apprit, pendant le trajet jusqu’à Augusta, que les autres personnes appartenant à la commission d’experts étaient un homme du F.B.I. portant le nom de Gilchrist et un chargé de recherche de l’Armée, spécialement détaché pour cette occasion. Ce dernier s’avéra être le colonel John Mannheim, l’un des très rares représentants de la hiérarchie militaire avec lesquels Garrod pouvait prendre un verre sans se sentir gêné. Mannheim était également – le cœur de Garrod se mit à battre un peu plus fort à cette pensée – le supérieur immédiat de la fille au type légèrement oriental et aux lèvres argentées qui, sans même lever le petit doigt, avait en un seul jour bouleversé tout le pâle équilibre affectif de Garrod. Il ouvrit la bouche pour demander si le colonel avait amené son secrétariat avec lui, mais se souvint de l’enregistreur qui était épinglé à son revers avec les disques d’Esther. Il leva instinctivement la main vers la barrette de plastique.

« Vous avez là un gadget peu commun, fit remarquer Pobjoy avec un sourire. C’est une caméra ?

— Oui, si l’on veut. Où allons-nous, à présent ?

— À votre hôtel.

— Oh ! mais je croyais que nous devions nous rendre directement au quartier général de la police.

— Vous allez tout d’abord vous rafraîchir et déjeuner. » Pobjoy lui sourit à nouveau. « On ne peut pas faire des prouesses quand on a l’estomac vide, n’est-ce pas ? »

Garrod secoua la tête d’un air indécis en éprouvant à nouveau le sentiment d’être manipulé. « Avez-vous pris des dispositions concernant les études et analyses à faire en laboratoire ?

— Tout est prêt, Mr. Garrod. Vous rencontrerez les autres experts puis, en début d’après-midi, nous nous rendrons tous à Bingham afin que vous connaissiez le lieu du crime.

— À quoi cela servira-t-il ?

— C’est difficile à dire – mais c’est le point de départ naturel de toutes les enquêtes criminelles. » Pobjoy se mit à scruter les immeubles de la rue où ils se trouvaient à présent. « Vous savez, cela aide à se faire une meilleure idée du crime. Les positions respectives, les différents angles… Mais voici votre hôtel – que diriez-vous de prendre un verre avant d’aller déjeuner ? »

Un autre groupe important de journalistes attendait sur le trottoir de l’hôtel, mais un nombre de policiers encore plus considérable les empêcha de s’avancer. Pobjoy fit un signe amical aux journalistes et poussa Garrod dans le hall.

« Vous n’avez pas besoin de remplir une fiche, dit-il. Je me suis occupé de tous les détails et vos bagages vont être là dans un instant. »

Ils traversèrent le hall recouvert d’une épaisse moquette, grimpèrent au troisième étage en ascenseur et suivirent pendant quelques instants un long couloir, se dirigeant vers une grande pièce ensoleillée de couleur vert pâle qui semblait avoir été conçue pour accueillir les réunions du Rotary Club. Une table unique était dressée, qui comportait une vingtaine de places. Un bar avait été installé dans un coin et un certain nombre d’hommes ayant l’allure de politiciens et d’inspecteurs de police discutaient par petits groupes. Garrod aperçut aussitôt John Mannheim, qui paraissait quelque peu gêné d’être en civil.

Pobjoy alla chercher au bar une vodka-tonic qu’il tendit à Garrod, puis lui fit faire le tour de l’assemblée afin d’effectuer les présentations. Le seul nom qui frappa Garrod fut celui d’Horace Gilchrist, l’expert délégué par le F.B.I. ; c’était un homme au teint terreux, aux cheveux en brosse légèrement plus longs à l’avant, attentif comme quelqu’un qui aurait des difficultés d’audition mais qui ne voudrait cependant pas perdre un mot de la conversation. Garrod buvait son deuxième verre – bien tassé – et une atmosphère irréelle était en train de se former autour de lui au moment où il s’approcha de Mannheim.

Il prit le colonel à l’écart. « Que se passe-t-il ici, John ? J’ai l’impression de me trouver dans une charade.

— C’est exactement cela, Al.

— Que voulez-vous dire ? »

Une expression amusée se dessina sur le visage hâlé de pêcheur de Mannheim. « Rien du tout.

— Cela veut bien dire quelque chose, non ?

— Al, vous savez aussi bien que moi que ce n’est pas à ce niveau que les crimes sont tirés au clair…

— Le déjeuner est servi, messieurs, annonça Pobjoy en tapant sur son verre du dos de sa cuiller. Veuillez prendre place. »

Garrod s’assit à la longue table et se retrouva en face de Mannheim, bien qu’il fut un peu trop loin de lui pour reprendre discrètement leur entretien interrompu. Il essaya d’attirer son attention, mais le colonel buvait beaucoup et conversait avec ses voisins immédiats. Au cours du repas, Garrod répondit à plusieurs questions occasionnelles de la part de ses voisins de table et fit de son mieux pour cacher son impatience. Il buvait son café sans grand enthousiasme quand il s’aperçut qu’une femme était entrée dans la pièce et qu’elle s’était approchée de Mannheim pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Garrod leva les yeux et se sentit défaillir quand il reconnut les cheveux bruns et les lèvres argentées de Jane Wason.

Elle releva la tête au même instant et ses yeux se posèrent sur ceux de Garrod avec tant d’insistance qu’il eut l’impression que toutes ses forces l’abandonnaient. Son visage, d’une impassibilité toute professionnelle, s’adoucit pendant un instant, puis elle quitta précipitamment la table. Garrod la suivit du regard, empli de la certitude enivrante que Jane Wason avait été émue autant que lui.

Plus d’une minute passa avant qu’il ne se rappelle les yeux d’Esther épinglés à son revers de veston, et sa main se leva une nouvelle fois d’elle-même pour recouvrir les sensibles disques de verre.

L’après-midi, Garrod se reposa un moment, changea de vêtements, puis rejoignit les autres – Mannheim, Gilchrist et Pobjoy – pour être conduit à Bingham afin d’examiner les lieux du crime. Il régnait à l’intérieur de la voiture une atmosphère de somnolence et de satiété et les hommes n’échangèrent que peu de paroles pendant leur voyage vers le nord. Garrod ne pouvait s’empêcher de penser à Jane Wason et voyait sa silhouette danser devant ses yeux comme une image rémanente d’une incroyable netteté. Ils avaient parcouru un peu plus de cinq kilomètres quand il s’aperçut qu’ils passaient à côté d’équipes d’ouvriers chargées de remplacer les panneaux de verre lent placés au-dessus des rues.

« Que se passe-t-il, ici ? » Il donna à Pobjoy une tape sur le genou et fit un signe de tête en direction des camions du service d’entretien.

« Oh ! Cela ! » Pobjoy sourit. « Il y a à Augusta une section assez efficace de la Ligue. Il leur arrive de sortir la nuit dans des voitures à toit ouvrant et de descendre les panneaux d’éclairage à coups de fusil de chasse.

— Mais cela ne devrait annihiler les panneaux que pendant quelques heures tout au plus, jusqu’à ce que la lumière passe de nouveau au travers. » Pobjoy secoua la tête. « Le matériau doit être remplacé toutes les fois qu’il est troué, craquelé ou considéré comme peu sûr. Ordonnance municipale.

— Cela doit vous coûter une fortune !

— Pas seulement à nous – c’est devenu le nouveau sport national, mon vieux. Et je ne crois pas que ce soit à vous que j’aie besoin de dire que les gens n’achètent plus de scenedows.

— En fait, reconnut Garrod d’un air coupable, cela fait plus d’un an que je néglige le côté commercial de la chose et je ne sais pas du tout où en sont tombées les ventes.

— Je peux vous renseigner facilement sur ce point. Les membres les plus excités de la Ligue jettent des briques dans les scenedows tandis que les plus calmes se servent de « gommes » pour en effacer l’image. Ce qui fait que les propriétaires de verre lent les plus heureux se retrouvent avec des panneaux noirs.

— Quel genre de personnes trouve-t-on au sein de la Ligue ?

— Le problème, c’est qu’il n’existe aucun groupement particulier qui soutienne la Ligue. Nous trouvons de tout, des professeurs d’université, des employés de bureau, des chauffeurs de taxi, des écoliers… c’est très mélangé. »

Garrod se cala au fond de son siège et regarda dans le lointain d’un air songeur. Cette excursion lui apprenait que le monde continuait d’exister, de lutter et de se transformer au-delà des fenêtres de sa bibliothèque. Manston avait eu raison quand il lui avait dit que la masse de l’opinion publique était en train de se retourner contre la Retardite, mais il semblait que même lui ne pouvait apprécier toute la puissance et la rapidité de cette réaction.

« Personnellement, je ne saisis pas très bien les causes de cette antipathie soudaine et généralisée du public, dit-il enfin. Qu’en pensez-vous ?

— Personnellement, répondit Pobjoy, je dirais que cette réaction était tout à fait prévisible.

— Mais, que faites-vous de la baisse de la criminalité ? Du progrès considérable apporté aux enquêtes et aux poursuites judiciaires ? Est-ce que le public s’en moque complètement ?

— Exactement. » Pobjoy sourit d’un air quelque peu malicieux. « Voyez-vous, c’est le public lui-même qui s’oppose à toutes les lois.

— Personne n’aime être espionné », lança Gilchrist à l’improviste.

Garrod ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se rappela qu’Esther pouvait tout voir et tout entendre ; et il se mit à la détester. Le silence se fit parmi les quatre hommes, à peine rompu de temps à autre tandis que le véhicule s’engageait dans un pays de lacs et de montagnes.

« Si vous commencez à perdre de l’argent avec le verre lent, fit remarquer à un moment donné Pobjoy d’un ton jovial, vous pourriez peut-être essayer de vous lancer dans ce genre d’investissement, n’est-ce pas, Al ? »

Garrod ouvrit les yeux et regarda au-dehors. Ils passaient devant l’entrée d’un centre de loisirs dont la porte arrondie était surmontée d’une enseigne flambant neuve annonçant :

MONT IDYLLE – 100 merveilleux arpents garantis absolument dépourvus de tout verre lent, verre espion, œil de verre, etc.

Il ferma à nouveau les yeux et se prit à penser que l’ordre naturel des choses était bouleversé toutes les fois que le verre lent entrait enjeu, et que c’était la légende qui donnait naissance à l’événement. Une des premières histoires populaires qui circulèrent après l’introduction de la Retardite concernait un commerçant qui avait fourni un scenedow à un couple de jeunes mariés pour un prix défiant toute concurrence. Il revint une semaine plus tard et remplaça gratuitement la plaque de verre lent par une autre de qualité bien supérieure. Le couple naïf de l’histoire se montra véritablement enchanté de sa bonne fortune mais ne savait pas que la Retardite fonctionnait dans les deux sens et que ses ébats servaient à agrémenter des soirées plutôt spéciales. Quelle que fût la puérilité de cette histoire, elle illustrait parfaitement la crainte primordiale qu’ont les hommes d’être vus pendant les instants où, pour des raisons biologiques aussi bien que sociales, ils désirent se tenir à l’écart de leurs compagnons et demeurer invisibles.

La limousine s’arrêta pendant quelques instants à Bingham afin que les trois experts puissent rencontrer les représentants de la police locale et boire une tasse de café. Ils n’arrivèrent sur le lieu du crime qu’en fin d’après-midi. Une partie de la route et du flanc du coteau avait été isolée, mais la route elle-même avait été déblayée des restes du véhicule ; il n’y avait en fait pas grand-chose à voir, excepté les marques profondes que le dégagement de chaleur avait produites dans le revêtement.

Garrod eut à nouveau l’impression que cette méthode d’enquête était absolument futile. Il passa près d’une heure à marcher de long en large, ramassant des morceaux de métal fondu sous le regard attentif des journalistes, qui n’avaient pas été autorisés à pénétrer dans la zone réservée. Comme il s’y attendait, cette visite – sans parler de la petite conférence de Pobjoy concernant le type probable et la position du canon laser – fut absolument inutile. Garrod afficha son impatience croissante en s’asseyant sur un étroit surplomb rocheux afin de contempler le ciel. Au-dessus de lui, enveloppé de silence, un petit avion blanc, semblable à ceux que l’on utilise pour pulvériser les insecticides sur les récoltes, déchirait l’étendue bleutée.

Pendant le retour vers Augusta, quelqu’un alluma la radio et prit les informations ; deux nouvelles intéressèrent plus particulièrement Garrod. L’une concernait l’annonce qu’avait faite le bureau de l’attorney général concernant les quelques progrès intervenus dans l’enquête chargée de découvrir le nom de l’assassin du sénateur Westcott ; l’autre disait que les syndicats de postiers avaient finalement décidé de se mettre en grève pour protester contre l’installation de « mouchards » de Retardite dans les centres de tri postal et que, par voie de conséquence, le courrier ne serait pas distribué.

Garrod se tourna vers Pobjoy. « Quels sont donc ces progrès ?

— Je n’en ai jamais parlé, protesta Pobjoy.

— Encore un coup du type des relations extérieures, hein ?

— Il y a de grandes chances. Vous savez ce que c’est. »

Garrod eut un reniflement sceptique et se préparait à critiquer l’organisation du bureau de l’attorney quand il prit conscience des conséquences que la grève des postiers allait avoir sur sa vie privée. Il avait promis à Esther de lui envoyer chaque soir par stratocourrier sa paire de disques, ce qui voulait dire qu’ils arriveraient à Portston au matin afin que l’infirmière les lui glisse sous les cornées avant l’heure du petit déjeuner. La colère qui l’avait envahi quand Esther l’avait obligé à accepter de telles conditions rendait encore plus important l’effort qu’il lui allait falloir faire pour trouver une solution de rechange. Il sortit son émetteur de poche, composa le numéro code de Lou Nash et pressa le bouton d’appel.

La voix de Nash lui répondit presque immédiatement. « Mr. Garrod ?

— Lou, les postes sont en grève et vous allez me servir de facteur pendant tout le temps que je resterai à Augusta.

— Bien, Mr. Garrod.

— Cela signifie qu’il vous faudra aller à Portston tous les soirs et revenir ici le lendemain matin.

— Aucun problème – excepté les ordres que nous avons de voler à vitesse réduite et à basse altitude. De plus, comme le terrain d’aviation de Portston n’est pas ouvert après minuit, il faudra que je quitte Augusta vers les sept heures. »

Garrod ouvrit la bouche pour lui faire remarquer que le terrain pourrait très bien rester ouvert moyennant finances, mais une humeur malicieuse tout à fait inhabituelle s’empara soudain de lui. Il décida de rencontrer Nash à six heures à son hôtel et se renfonça dans son siège, bercé par un sentiment de culpabilité absolument délicieux. Une soirée pour lui tout seul, dans une ville inconnue, sans personne pour l’espionner. Esther voudrait savoir pourquoi il n’avait pas porté les disques pendant la soirée et il lui répondrait que ses yeux enregistraient pendant ce temps les images du vol de Nash jusqu’à Portston et que, de toute façon, il ne voyait pas comment elle pourrait s’y prendre pour faire tenir six heures de vision supplémentaires dans une journée de vingt-quatre heures. Il n’avait plus qu’à décider de ce qu’il ferait de ce laps de temps imprévu, de ce temps libre. Garrod envisagea plusieurs possibilités, dont le fait d’aller au théâtre ou de prendre une cuite mémorable, puis comprit qu’il était en train de s’abuser lui-même – puisqu’il allait se mettre à tromper sa femme, il était important qu’il fût honnête avec lui-même à ce propos.

Ce qu’il envisageait ce soir-là, c’était, si les circonstances le lui permettaient, de faire tout son possible pour arriver à coucher avec la secrétaire de John Mannheim, la fille aux lèvres argentées.

Garrod épingla sur le revers de la veste de Nash la barrette contenant les disques et l’enregistreur sonore, fit un sourire d’adieu devant les lentilles sensibles puis regarda le pilote traverser le hall de l’hôtel. Il eut l’impression que Nash marchait d’une manière différente, précautionneuse, et il comprit subitement de quelle façon les personnes extérieures pouvaient considérer son mariage. Nash n’avait fait aucun commentaire quand il avait appris à quoi servaient les disques mais il n’avait toutefois pu dissimuler son profond étonnement. Et la question qu’il se posait était : comment se pouvait-il qu’un homme ayant la possibilité d’avoir une fille nouvelle toutes les semaines, tous les jours même, jusqu’à ce qu’il en perde la force et le désir, reste assujetti à Esther ? Oui, pourquoi ? Garrod n’y avait jamais beaucoup réfléchi personnellement, se considérant habituellement comme un monogame-né. Mais, en renversant le problème, si l’on supposait maintenant que ce soit Esther – femme d’argent qui cherchait toujours son propre intérêt dans tout ce qu’elle entreprenait – qui ait été assez intelligente pour se payer le type exact d’homme dont elle avait besoin ?

« Le voilà ! » La voix de Mannheim résonna près de lui. « Allons prendre un verre avant de dîner. »

Garrod se retourna avec l’intention de refuser son invitation, puis vit que Mannheim était accompagné de Jane Wason. Elle portait une robe du soir noire si fine et si légère que ses seins semblaient recouverts d’une pellicule brillante et qu’un doux renflement triangulaire apparaissait au plus profond de la courbe de son ventre. Des reflets changeants de lumière moirée coulaient sur son corps, comme de l’huile.

« Un verre ? » reprit mécaniquement Garrod, qui se rendait compte que Jane le regardait d’un air perplexe. « Pourquoi pas ? Je n’ai encore rien décidé pour dîner.

— Vous n’avez pas à décider – détendez-vous, c’est tout. Vous allez rester avec nous, n’est-ce pas, Jane ?

— Nous ne pouvons obliger Mr. Garrod à dîner avec nous s’il n’y tient pas.

— Mais si ! » Garrod se ressaisit et sauta sur l’occasion. « En fait, je voulais vous voir tous les deux et vous demander si vous aimeriez dîner avec moi.

— Tous les deux ? » Mannheim passa son bras autour de la taille de sa secrétaire et l’attira à lui. « Je n’étais pas sûr que vous m’aimiez, Al.

— Mais je suis fou de vous, John ! » Garrod sourit à celui qui était son aîné mais, quand il vit la familiarité avec laquelle Jane s’appuyait contre lui, il se mit à souhaiter de tout son cœur que Mannheim ait une crise cardiaque et s’écroule sous leurs yeux. « Alors, on le prend, ce verre ? »

Ils pénétrèrent dans la caverne sombre de l’un des bars de l’hôtel et commandèrent de gigantesques Zombie Christophe sur les conseils éclairés de Mannheim. Garrod but lentement, sans apprécier particulièrement le goût de sucre brûlé de son breuvage, tout en se posant des questions à propos de Jane et de Mannheim. Elle avait une bonne vingtaine d’années de moins que lui mais peut-être trouvait-elle attirant, venant de lui, ce manque de modestie plein d’enthousiasme à son égard, et, de plus, il avait tout le temps voulu et toutes les occasions possibles de se montrer. Pourtant, remarqua Garrod – mais peut-être son imagination lui jouait-elle des tours – il lui semblait bien que Jane était assise plus près de lui que de Mannheim. Le faible éclairage du bar donnait à l’œil malade de Garrod l’occasion de fonctionner presque aussi bien que l’autre, et il pouvait la voir avec une précision quasi surnaturelle. Elle était impossiblement belle, comme la statue d’or de quelque déesse hindoue. Toutes les fois qu’elle souriait, la haine qu’il nourrissait depuis peu pour Mannheim lui causait une vive douleur à l’estomac. Ils restèrent dîner à l’hôtel et Garrod s’efforça d’agir de manière raisonnée, en n’utilisant pas une méthode trop directe comme il l’avait fait lors de leur première conversation ni ne commettant cependant l’erreur de ne pas disputer à Mannheim sa conquête apparente. Le dîner dura trop peu à son goût.

« C’était très bien, dit finalement Mannheim en se tapant sur le ventre d’un air lugubre. À présent, la moindre des politesses exige que vous régliez la note. »

Garrod avait toujours eu l’intention de payer : il sentit que sa haine augmentait alors d’une manière presque incontrôlable, puis remarqua que Mannheim s’était levé et qu’il donnait l’impression d’un homme pressé de s’en aller.

« Vous allez nous quitter ? » Garrod eut du mal à réprimer sa joie.

« Je le crains, oui. Il y a des tas de paperasses qui m’attendent dans ma chambre.

— Comme c’est dommage ! »

Mannheim haussa les épaules. « Ce qui m’inquiète vraiment, voyez-vous, c’est que je commence à prendre du plaisir à m’asseoir sous le capuchon de sécurité. Comme dans une matrice bien close. Ce doit être un mauvais pronostic.

— Vous êtes en train de nous révéler votre âge, lui dit Jane avec un sourire. Freud est complètement dépassé, vous savez.

— C’est ce qui le met à mon niveau. » Mannheim lui souhaita bonne nuit, fit un signe de tête amical à Garrod et sortit du restaurant.

Garrod le regarda avec tendresse. « Quel dommage qu’il doive s’en aller !

— C’est la seconde fois que vous le dites.

— J’en rajoute un peu, hein ?

— Un peu, oui. Vous me faites penser à un collégien.

— Bon, reconnut Garrod. J’étais occupé à me demander comment je pourrais m’arranger pour que John reçoive un coup de téléphone lui demandant de regagner immédiatement Washington. Je lui aurais bien fait le coup, mais je ne savais pas très bien ce qu’il y avait entre…

— Entre John et moi ? » Jane rit doucement.

« Eh bien – il avait passé son bras autour de votre taille et…

— Ce que vous pouvez être vieux jeu ! » Elle redevint sérieuse. « Vous n’avez absolument aucune technique avec les filles, n’est-ce pas, Al ?

— Je n’en ai jamais eu besoin.

— Elles vous tombent toutes dans les bras parce que vous êtes riche et bien de votre personne, alors ?

— Ce n’est pas cela que je voulais dire. » Il avait l’air désespéré. « Seulement…

— Je sais ce que vous voulez dire, et j’en suis très flattée. » Jane posa sa main sur la sienne, et un frisson lui parcourut tout le bras. « Vous êtes marié, n’est-ce pas ?

— Je… oui. » Garrod parvint à franchir une de ses barrières mentales. « Pour l’instant, du moins. »

Elle le regarda dans les yeux pendant un long moment, puis ouvrit la bouche d’un air étonné. « Une de vos pupilles a la forme d’une…

— D’un trou de serrure, dit-il. Je le sais. J’ai été opéré de l’œil alors que j’étais encore enfant.

— Vous n’avez pas besoin de porter de lunettes teintées à cause de cela. C’est assez inhabituel mais personne ne le remarquerait. »

Garrod sourit en comprenant que la déesse n’était pas à l’abri des défauts des simples mortels. « Ce n’est pas par coquetterie que je porte des lunettes fumées. Mon œil reçoit deux fois trop de rayons lumineux et je ne peux supporter la lumière du jour.

— Oh ! pardonnez-moi !

— Cela ne fait rien. Qu’aimeriez-vous faire à présent ?

— Que diriez-vous d’un tour en voiture ? J’ai horreur de rester trop longtemps en ville. »

Garrod hocha la tête. Il signa la note puis, profitant de ce que Jane était partie chercher son manteau du soir, demanda qu’une voiture de louage soit amenée devant la porte de l’hôtel. Dix minutes plus tard, ils se dirigeaient vers la banlieue sud de la ville et, une demi-heure après, se trouvaient en pleine campagne.

« Vous avez l’air de savoir où nous allons, fit remarquer Jane.

— Pas du tout. Je sais seulement que c’est à l’opposé de l’endroit où nous sommes allés ce matin.

— Je vois. » Il savait que Jane le regardait. « Vous n’appréciez pas du tout cette prétendue enquête, n’est-ce pas ?

— Non.

— J’en étais sûre. Vous êtes trop honnête.

— Honnête ? Qu’est-ce que cela signifie, Jane ? »

Il y eut un silence prolongé. « Rien du tout.

— Je suis sûr que vous vouliez dire quelque chose. Pobjoy agit d’une manière bizarre et, ce matin, John a parlé d’une charade. Qu’est-ce qui se passe, Jane ?

— Je vous l’ai déjà dit – rien du tout. »

Garrod quitta la nationale pour s’engager dans un chemin de traverse puis freina brutalement et coupa le contact. « Je veux connaître la vérité, Jane, dit-il. Vous en avez dit trop, ou trop peu. »

Elle détourna la tête. « Vous pourrez certainement rentrer chez vous dès demain.

— Pourquoi ? »

— Miller Pobjoy ne vous a fait venir ici que pour se servir de votre nom.

— Excusez-moi, mais je ne comprends pas.

— La police sait qui a tué le sénateur Westcott. Elle le sait depuis le début.

— Si c’était vrai, ils auraient déjà arrêté le meurtrier.

— C’est pourtant la vérité. » Jane se tourna à nouveau vers lui ; sur son visage jouaient les lueurs verdâtres du tableau de bord. « J’ignore comment ils s’y sont pris pour le savoir, mais c’est comme ça.

— Mais c’est ridicule ! Pourquoi m’ont-ils demandé de venir si…

— Vous servez de couverture, Al. Vous ne comprenez donc pas ? Ils savent la vérité mais ne veulent pas dire comment ils y sont parvenus. »

Garrod secoua la tête. « Assez !

— John m’a dit que vous aviez questionné Mr. Pobjoy pour savoir comment ses hommes avaient pu donner de telles informations à la presse, reprit Jane avec insistance. Pourquoi pensez-vous qu’ils l’aient fait ? La plupart des gens croient maintenant que vous avez une technique nouvelle vous permettant d’interroger le verre lent. Même si vous opposez un démenti, les rumeurs continueront à circuler.

— Et alors ?

— Quand ils arrêteront le meurtrier, ils n’auront pas besoin de faire savoir au public comment ils ont découvert son identité ! » Elle tendit nerveusement la main vers la clef de contact. Sa voix était maintenant pleine de colère. « Mais je me demande bien pourquoi je devrais m’en faire pour cela ! »

Garrod la prit par le bras. Elle résista pendant une seconde puis ils s’embrassèrent, buvant à la bouche de l’autre, respirant son souffle. Garrod s’efforça, sans grands résultats, de penser à deux niveaux différents. Si la théorie de Jane était correcte – en tant que secrétaire de Mannheim, elle devait pouvoir accéder aux dossiers confidentiels – cela expliquerait plusieurs choses qui l’avaient intrigué, des choses importantes… mais elle était exactement comme il l’avait imaginée, et ses seins fermes frémissaient sous ses doigts.

Puis ils se séparèrent et Garrod demanda : « Tu te souviens du jour où je t’ai vue, à Maçon ? »

Elle hocha la tête.

« Je ne suis venu de Washington que pour cela. J’espérais tant te voir…

— Je sais, Al, murmura-t-elle. Je me répétais sans arrêt que c’était pure vanité de ma part de croire cela, que c’était impossible, mais je le savais. »

Ils s’embrassèrent à nouveau. Il caressa la peau douce de ses genoux, qui s’entrouvrirent un instant puis se refermèrent sur ses doigts.

« Rentrons à l’hôtel », souffla-t-elle.

Pendant le voyage de retour, en dépit du climat qui l’entourait, d’une sensualité telle qu’il n’en avait encore jamais connue, les habitudes mentales de Garrod, reprenant le dessus, obligèrent son esprit à penser au rébus que lui posait Miller Pobjoy et aux mobiles qui l’animaient. Quand ils furent dans la chambre, quand les gestes rituels du déshabillage furent accomplis, d’autres idées lui vinrent à l’esprit : il pensa à Esther, aux petits disques sensibles qui étaient ses yeux, et à ce qu’elle lui avait dit : « Tu n’as pas beaucoup de tempérament, mon pauvre Alban ! »

Et, quand ils firent l’amour sur les draps froids, il sentit naître et grandir en lui des tensions contraires. Il s’était passé trop de temps entre leur premier élan dans la voiture et cet instant-ci.

« Calme-toi, dit Jane à voix basse, dans l’obscurité. Aime-moi.

— Je suis calme, affirma-t-il, sentant la panique l’envahir. Et je t’aime. »

Ce fut à cet instant que l’intuition de Jane le sauva. L’un de ses ongles descendit lentement le long de sa colonne vertébrale avant d’atteindre le creux de ses reins ; et une gerbe d’extase, vive et dure comme le diamant, éclata au milieu de son corps. Comme elle le caressait avec une infinie douceur, il éprouva un orgasme d’une violence inouïe, qu’elle partagea, et qui annihila ses peurs et ses refoulements.

La fin peut arriver, maintenant, se dit-il. Cela n’a plus aucune importance.

Un instant plus tard, tous deux se mirent à rire en même temps, doucement tout d’abord, puis peu à peu avec l’insouciance des enfants. Et, dans les heures qui suivirent, la renaissance de Garrod fut achevée.