CHAPITRE III
Garrod avait un important rendez-vous au Pentagone prévu pour le matin même du onzième anniversaire de son mariage. Il désirait être dans la meilleure forme possible et avait donc décidé de s’envoler pour Washington le soir précédent. Esther objecta, pour la forme, qu’il devait faire au moins une apparition afin de ne pas froisser les gens qu’elle avait invités à dîner, mais Il s’attendait à ce genre d’obligation et se débarrassa facilement de la corvée. Son avion personnel quitta Portston à dix-neuf heures, dépassa la vitesse du son quelques minutes plus tard et se dirigea vers l’est pendant quatre-vingt-dix minutes, à une altitude de cinquante mille pieds.
Cette montée en flèche jusqu’à l’altitude de croisière comblait toujours Garrod de joie – il lui était arrivé de calculer que, si une personne, volant elle aussi à cinquante mille pieds au-dessus du terrain d’aviation, s’avisait de laisser tomber un caillou, son avion personnel pourrait décoller au même instant et se trouver à la hauteur de l’importun avant même que la pierre ne touche la piste. Il détacha sa ceinture, regarda les amas de nuages éclairés de soleil au travers des hublots de Thermgard à retard-zéro, puis se demanda ce qu’il devait faire au sujet d’Esther.
Neuf années s’étaient écoulées depuis le jour où les rôles avaient été renversés et que le malheureux petit ingénieur chimiste dont les affaires auraient périclité sans un apport d’argent de la part des Livingstone s’était brutalement transformé en un milliardaire indépendant capable de racheter tous les biens de la famille de sa femme. Ces années lui avaient apporté de grandes satisfactions à bien des points de vue et pourtant – chose incroyable – il éprouvait toujours une certaine nostalgie en pensant aux premiers temps de son mariage.
Ses relations avec Esther avaient été sérieusement détériorées par le besoin constant qu’elle avait de ne voir en lui qu’une propriété privée, mais cela avait toutefois constitué une réalité de la vie. Le lien très fort qui existait entre eux avait, par nature même, étrangement compensé son incapacité à lui à connaître l’amour véritable, la jalousie ou le sentiment de possession – trois choses qu’Esther avait exigé qu’il montre à son égard. Tandis qu’à présent elle ne demandait plus rien. On eût dit qu’un profond sentiment d’insécurité l’empêchait d’établir un rapport quelconque, à moins qu’elle ne possédât de tels atouts qu’il lui permettraient de faire face à quelque conséquence imprévue que ce fût. Depuis le jour où il avait acquis son indépendance financière par rapport à sa femme, ils se comportaient comme les deux éléments d’une étoile double – liés l’un à l’autre, s’influençant mutuellement, mais ne se réunissant jamais. Garrod avait bien envisagé la solution du divorce, mais ni les inconvénients de son existence actuelle ni l’attirance par un autre mode de vie n’avaient pesé assez lourd pour qu’il mette son projet à exécution.
Comme à l’accoutumée, le simple fait d’essayer de réfléchir d’une manière constructive à sa vie sentimentale – ou plutôt à l’absence de celle-ci – ne parvint qu’à l’emplir d’impatience. Il ouvrit sa serviette afin de préparer son rendez-vous, et hésita en voyant les dossiers confidentiels marqués d’une étiquette rouge.
Secret ! Ce dossier ne doit être ouvert que dans un environnement autorisé, sous lumière-zéro ou sous le couvert d’un capuchon de sécurité officiel de type u. s. 183.
Garrod hésita un instant. Son capuchon de sécurité était soigneusement rangé à l’intérieur de sa serviette, mais l’idée de devoir déployer cet objet en forme de ruche et de l’adapter sur le bandeau frontal muni de la petite lampe lui parut tout à coup terriblement ennuyeuse. Il parcourut du regard l’intérieur de l’appareil en se demandant s’il pouvait se permettre de travailler à découvert, et comprit qu’il était en train de se leurrer en espérant pouvoir repérer un œil de verre. Le verre lent – qui portait à présent le nom officiel de Retardite – avait remplacé les appareils photos pour tout ce qui concernait l’espionnage. Certains agents avaient merveilleusement réussi en introduisant de minuscules pointes de verre dans les pores de leur peau, les rendant alors tout à fait semblables à des points noirs. De retour à sa base, l’agent n’avait plus qu’à extraire l’aiguille de verre, qui grâce à un système de grossissement, révélait tout ce qu’elle avait « vu » pendant sa période d’exposition. Le premier venu, même le pilote privé de Garrod, aurait pu enfoncer une aiguille de verre lent dans le tissu recouvrant le plafond de la cabine, et Garrod n’aurait aucune chance de la découvrir. Il referma sa serviette et décida de se reposer un peu.
« Je vais faire un somme, Lou, dit-il dans l’interphone. Réveillez-moi un quart d’heure avant l’atterrissage. D’accord ?
— D’accord, Mr. Garrod. »
Garrod amena son siège à l’horizontale et ferma les yeux, sans grand espoir de parvenir à s’endormir, mais la première chose qu’il réussit à percevoir fut les paroles du pilote lui annonçant qu’ils allaient atterrir. Il se dirigea vers les toilettes afin de se rafraîchir. Son visage ouvert, presque émacié, eut dans le miroir un sourire triste ; il constatait par là, une fois de plus, que cette habitude de laver ses mains et son visage avant de rencontrer des gens étaient l’héritage d’une enfance passée en compagnie – ne soyons pas trop méchants – d’un oncle et d’une tante à forte personnalité. L’incroyable refus de l’Oncle Luke à dépenser la plus petite somme d’argent avait laissé certains souvenirs cuisants à Garrod, mais c’était la Tante Marge qui l’avait marqué le plus profondément. Elle avait été institutrice et sa phobie de la poussière et des microbes était si morbide qu’elle ne ramassait jamais les crayons qu’elle laissait tomber – un élève devait les ramasser, les briser en plusieurs morceaux et les jeter dans la poubelle. De plus, elle ne touchait jamais une poignée de porte de ses mains nues et, si la poignée se trouvait être d’un type qu’elle ne pouvait ouvrir avec le coude, elle attendait parfois très longtemps avant que quelqu’un ne passe et la lui ouvre. Elle avait transmis à Garrod une délicatesse exagérée et, même adulte, il se sentait contraint de se laver les mains avant d’aller aux toilettes, afin d’empêcher que les microbes n’entrent en contact avec lui.
Il se cala à nouveau dans son siège avant que le petit jet ne se pose sur la piste, à Washington. L’air frais de la nuit fouettait son visage et il ressentit le désir inaccoutumé de partir à pied, mais une limousine l’attendait au bas des marches, commandée par son secrétaire particulier, et il décida de ne pas aller à l’encontre de ce qui avait été prévu. Trente minutes plus tard, il arriva à l’hôtel et s’installa dans sa suite. Il avait pensé se coucher assez tôt mais le petit somme qu’il avait fait en avion, sans parler du temps qu’il avait gagné en volant vers l’est à une vitesse supersonique, rendait assez ridicule le projet de se mettre au lit à cette heure-ci.
Irrité par son incapacité à se reposer, il ouvrit sa serviette puis sortit et installa son capuchon de sécurité. Assis sur une chaise au centre de cette ruche sombre, il commença de parcourir ses dossiers à la lueur de la lampe qui était fixée sur son front. Il était incroyablement difficile de consulter des documents dans un environnement aussi étriqué – de plus, certains papiers étaient constitués des minutes d’une précédente assemblée qu’il avait oublié de retranscrire en écriture courante. Le sujet en était la fourniture d’une série de disques de Retardite à retards variables devant servir à un système de satellites de surveillance ; il y avait évidemment de nombreux problèmes techniques à résoudre concernant l’accroissement calculé des retards les uns par rapport aux autres et les avantages importants que l’on obtiendrait en construisant de nombreux disques séparés, chacun d’entre eux ayant une durée d’utilisation strictement limitée dans le temps, et que l’on monterait en série pour constituer un retard total important, disques qui pourraient revenir sur Terre et être dissociés pour étude en n’importe quel point de l’assemblage.
Garrod resta assis pendant une heure environ, faisant courir ses doigts sur les caractères de sténo Braille et espérant que la réunion qui aurait lieu le lendemain matin au Pentagone se tiendrait dans l’une des plus modernes salles à « environnement autorisé ». Les deux dernières séances de discussion avaient eu lieu dans les vieilles salles à lumière-zéro et avaient ressemblé à de sombres éternités pleines de voix impersonnelles, de froissements de papiers et du cliquetis incessant des machines de sténo Braille. La hantise de Garrod était que quelqu’un fût capable d’inventer un système d’enregistrement aussi efficace pour les sons que la Retardite l’était pour la lumière, ce qui obligerait les réunions privées à se tenir, non seulement dans le noir, mais aussi dans le silence le plus complet !
Il avait envisagé de laisser ses notes de côté quand le vibreur d’appel du vidéophone mural se mit à bourdonner. Heureux de pouvoir sortir de son capuchon, il referma sa serviette et se dirigea vers l’écran pour prendre la communication. L’image d’une fille aux cheveux sombres apparut devant lui. Elle avait des yeux gris, un visage ovale et mat et des lèvres au fard argenté. Elle possédait un visage que Garrod aurait pu voir en rêve de nombreuses années auparavant. Il la regarda un instant et essaya d’analyser les émotions qu’il ressentait – mais il ne put en découvrir qu’une seule composante : il se sentait comme privilégié par le seul fait d’avoir le droit de la regarder ainsi. Il lui vint même à l’esprit qu’un homme devrait facilement avoir envie de garder une femme aussi belle des années durant, une vie entière peut-être, et cela justement parce qu’il n’avait jamais rencontré son type idéal et ne pouvait, de ce fait, que juger d’après les canons des autres. Mais s’il rencontrait un jour celle qu’il avait toujours désirée, tout devait changer, et aucune autre femme ne pourrait alors plus jamais être considérée comme parfaite. Cette fille avait la bouche sensuelle des héroïnes de bandes dessinées que rehaussait pourtant une subtile touche orientale, peut-être même une certaine cruauté…
« Mr. Garrod ? » Sa voix était agréable à entendre mais tout à fait impersonnelle. « Je suis désolée de vous déranger à une heure aussi tardive.
— Vous ne me dérangez pas », protesta Garrod. Pas comme tu le penses, en tout cas, ajouta-t-il en son for intérieur.
« Je m’appelle Jane Wason et je travaille pour le ministère de la Défense.
— Je ne vous y ai jamais vue. »
Elle se mit à sourire, découvrant des dents blanches et bien rangées. « Je suis à l’arrière-plan, au secrétariat.
— Ah ? Eh bien, qu’est-ce qui vous amène au premier plan ?
— J’ai appelé votre bureau de Portston et ils m’ont dit que je pourrais vous joindre à ce numéro. Le colonel Mannheim vous fait toutes ses excuses, mais il ne sera pas en mesure de vous recevoir demain matin.
— C’est dommage. » Garrod s’efforça de paraître déçu. « Que diriez-vous de dîner avec moi, ce soir ? »
Excepté le fait que ses yeux s’ouvrirent légèrement, la fille ne réagit pas à sa question. « Le colonel a dû partir pour New York ce soir, mais il sera de retour demain matin. Pourriez-vous repousser votre rendez-vous à trois heures de l’après-midi ?
— Je le pourrais – mais cela veut dire que je vais passer la matinée seul à Washington. Voulez-vous déjeuner avec moi ? »
Les joues de Jane Wason commençaient à s’empourprer. « À trois heures, alors.
— Ce n’est pas un peu tard pour déjeuner ? C’est justement à cette heure-là que je dois rencontrer le colonel.
— Je vous confirmais simplement votre nouveau rendez-vous avec le colonel Mannheim », dit-elle d’une voix ferme. L’écran s’éteignit une seconde plus tard.
« C’est plutôt raté », soupira Garrod à voix haute, surpris de ce qui venait de lui arriver. Même quand il était adolescent, il savait qu’il n’était pas du tout le genre de garçon à rencontrer un succès immédiat ; pourtant, cette fille avait bousculé l’idée qu’il avait de lui-même. Il avait été convaincu qu’elle lui aurait répondu d’une manière plus sympathique, et maintenant – il devait l’admettre – il était cruellement déçu. Déçu parce qu’une fille étrange aux lèvres argentées ne l’avait pas regardé et n’avait pas développé le syndrome de la « soirée enchanteresse », sur une ligne de vidéophone embouteillée. Il secoua la tête d’un air ébahi et se dirigea vers la salle de bains afin de prendre une douche avant de dîner. Il était déjà en train d’enlever son pantalon quand son regard se posa sur la petite note placardée à côté de la douche.
La Direction a pris toutes les précautions possibles pour s’assurer qu’aucun objet fait de Retardite, de Spyglass ou de toute autre substance semblable ne subsiste dans les chambres. Toutefois, les clients souhaitant obtenir une lumière-zéro trouveront des interrupteurs verts aux endroits appropriés.
Garrod avait entendu dire que cette tendance se développait dans les grandes villes, mais c’était la première fois qu’il avait la preuve d’une réaction du public face au verre lent. Il haussa les épaules, trouva un interrupteur vert à côté de la douche et tira sur la cordelette. La pièce fut aussitôt plongée dans le noir et la seule luminosité qui subsista fut celle émise par la cordelette de l’interrupteur. Il se dit que prendre une douche dans de telles conditions équivalait à se noyer et rétablit la lumière ; puis il acheva de se déshabiller, pénétra dans la cabine de douche et remarqua alors un petit objet noir brillant posé sur le carrelage, dans un coin. Il le ramassa afin de mieux l’examiner : on eût dit une perle ou un bouton de robe de femme, mais quelque chose le poussa à le jeter aussitôt dans la bonde de la douche.