CHAPITRE VI
« Toutes les preuves sont là », dit le lieutenant Mayrick avec une désinvolture qui montrait qu’il se trouvait sur un terrain solide et qu’il ne voyait aucun inconvénient à être franc. C’était un homme jeune, aux épaules puissantes, aux cheveux déjà grisonnants et au visage balafré et compétent.
« Quelles preuves ? Jusqu’à présent, personne ne m’a montré la moindre preuve. » Garrod s’efforçait de paraître aussi alerte et compétent que le lieutenant, mais la journée avait été incroyablement longue et le whisky qu’il avait bu en compagnie de McFarlane ne faisait plus effet.
Mayrick ne se démonta pas. « Je sais qui vous êtes, Mr. Garrod. Et je connais votre fortune. Mais je sais également que je n’ai pas à m’incliner devant vous.
— Pardonnez-moi, lieutenant – je suis épuisé et je ne désire qu’une chose, rentrer chez moi et aller me coucher. Mais ma femme ne me laissera pas dormir tant que je ne l’aurai pas rassurée. Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas si cela vous aidera à rassurer Mrs. Garrod. » Mayrick alluma une cigarette et rejeta le paquet sur son bureau.
« L’une de nos voitures se trouvait à l’est de Ridge Avenue peu avant une heure et les agents ont découvert la voiture de Mr. Livingstone, une roue sur le trottoir. Il était affalé sur le volant, complètement drogué. De l’autre côté de la rue se trouvait un cadavre, que l’on a depuis identifié comme étant celui de William Kolkman. Sa mort a été causée par le choc d’une automobile se déplaçant à très grande vitesse. Le pare-chocs avant gauche de la voiture de Mr. Livingstone est bosselé d’une manière qui correspond parfaitement aux blessures de Kolkman, et nous avons déjà établi la corrélation entre les fragments de peinture qui se trouvaient sur ses vêtements et celle de la voiture.
« Qu’en pensez-vous ? » Mayrick se renversa en arrière et tira sur sa cigarette d’un air satisfait.
« On dirait que vous avez déjà reconnu coupable mon beau-père.
— Cela, c’est vous qui le dites – tout ce que j ai fait, c’est vous rapporter les faits.
— Je n’arrive pas à y croire, dit lentement Garrod. À cause de cette histoire de drogue. Boyd Livingstone est né dans les années 30 et il aime bien l’alcool – il ne considère pas cela comme une drogue – mais il a une horreur profonde de tout ce qui sort d’une boîte à pilules.
— Nous lui avons fait subir un examen médical, Mr. Garrod ; il est plein de M. S. R. » Mayrick ouvrit un dossier bleu et posa devant Garrod un certain nombre d’agrandissements photographiques. « Est-ce que ceci vous paraît plus convaincant ? »
Les photos portaient dans le coin des tampons officiels indiquant l’heure à laquelle elles avaient été prises et montraient Livingstone couché sur le volant ainsi que des gros plans du pare-chocs endommagé ; on pouvait également voir un homme vêtu de pauvres habits recroquevillé dans une mare de sang incroyablement large. Il y avait aussi quelques vues générales de l’accident, prises à la lumière des projecteurs.
« Et cela, qu’est-ce que c’est ? » Garrod indiqua des objets sombres, semblables à des morceaux de roc éparpillés sur la chaussée.
« Ce sont des fragments de boue séchée qui se sont détachés de la direction et de l’intérieur des ailes au moment du choc. » Mayrick sourit pendant un bref instant. « C’est une chose que les cinéastes réalistes oublient toujours quand ils montrent des scènes d’accidents.
— Je vois. » Garrod se leva. « Merci pour tout, lieutenant. Je vais m’efforcer de mettre ma femme devant les faits.
— Il n’y a pas de quoi, Mr. Garrod. »
Ils se serrèrent la main et Garrod quitta le petit bureau mal éclairé. Il parcourut le couloir avant de retrouver Esther en compagnie de Grant Morgan, l’avocat des Livingstone, dans une petite pièce proche de l’entrée principale de l’immeuble de la police. Esther posa sur lui des yeux bruns qui le suppliaient de dire ce qu’elle désirait entendre.
Garrod secoua la tête. « Je suis désolé, Esther. Ça a l’air grave. Je ne vois pas comment ton père pourrait ne pas être inculpé d’homicide.
— Mais… c’est ridicule !
— À nos yeux – oui. Mais à ceux de la police – eh bien, je crois qu’ils ont déjà leur idée bien arrêtée.
— Vous feriez mieux de me laisser m’occuper de cela, Al », intervint Morgan. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’allure aristocratique et impeccablement vêtu, même en pleine nuit. À ce moment précis, il gagnait ses honoraires en essayant de rassurer Esther. « Nous allons bientôt éclaircir cette histoire stupide.
— Bonne chance », répliqua Garrod. Esther lui jeta un regard plein de colère.
« Mr. Morgan, dit-elle. Je sais que tout ceci n’est qu’une erreur et je veux entendre mon père donner sa propre version des faits. Quand puis-je le voir ?
— Tout de suite – je pense. » Morgan ouvrit la porte, chercha du regard quelqu’un qui aurait pu se trouver au-dehors, puis hocha la tête d’un air satisfait. « Tout va bien, Esther. Je ne veux pas que vous vous laissiez tourmenter par le présent aspect de la situation. » Il fit signe à Esther et à Garrod de sortir dans le couloir, où un officier de police et deux hommes les conduisirent vers une autre pièce, située à l’arrière du bâtiment. Ils pénétrèrent dans la pièce tandis qu’un agent en uniforme rangeait des tasses sur un plateau et se préparait à sortir. L’officier et ses deux compagnons, qui conversaient à voix basse avec Morgan, reculèrent dans le couloir pour qu’il puisse fermer la porte. Boyd Livingstone portait un costume de soirée et était allongé sur une sorte de lit d’hôpital. Son visage était anormalement pâle, mais il s’efforça de sourire à Garrod et à Morgan quand Esther se précipita vers lui.
« Ça va mal, murmura-t-il sur l’épaule de sa fille. Est-ce qu’il y a des journalistes ? »
Morgan secoua la tête. « Je vais m’occuper de la presse, Boyd, dit-il d’une voix douce.
— Merci, Grant, mais il va nous falloir des experts, pour cela. Vous feriez mieux de mettre la main sur l’attaché de presse du Parti, Ty Beaumont, pour lui dire de venir me voir immédiatement. Cette histoire risque de mal tourner et il faut absolument que les choses marchent droit. »
Garrod écoutait cette conversation d’un air légèrement surpris, puis il se souvint que son beau-père était le candidat du Parti républicain pour représenter Portston au Conseil régional. Il n’avait jamais pensé que les tardives préoccupations politiques de son beau-père fussent sérieuses, mais il comprit que c’était là une chose importante pour Livingstone et que cette association d’extrême droite qu’était le Parti républicain n’aimerait pas voir son représentant inculpé d’homicide et d’usage de drogue. Livingstone s’attaquait plus particulièrement aux jeux, mais avait une position très marquée pour tout ce qui concernait le vice.
Morgan écrivit quelque chose dans un calepin. « Je vais essayer d’avoir Beaumont au téléphone, Boyd, mais commençons par le commencement. Avez-vous été blessé dans l’accident ? »
Livingstone eut l’air déconcerté. « Blessé ! Comment aurais-je pu être blessé ? cria-t-il, recouvrant une certaine vigueur. Je revenais du dîner des actionnaires de l’Opéra quand j’ai commencé à me sentir tout drôle. Je me suis arrêté le long du trottoir en attendant que cela se passe. J’ai dû m’endormir ou m’évanouir, je ne sais pas, mais je n’ai été impliqué dans aucun accident. Ah ça, non ! » Ses yeux rougis de fatigue observèrent avec méfiance le petit groupe, puis se posèrent sur Garrod, « Salut, Al. »
Garrod fit un signe de tête. « Boyd.
— Bon, nous allons revenir là-dessus, assura Morgan, qui continuait de prendre des notes. Est-ce que l’on a pris beaucoup de drogues au cours du dîner ?
— Comme d’habitude, je pense. Les serveurs les distribuaient comme des confetti.
— Vous en avez pris beaucoup ?
— Hé ! Attendez une minute, Grant ! » Livingstone se redressa sur son lit. « Vous savez très bien que je ne touche pas à ce genre de chose.
— Vous voulez dire que vous n’en avez pas pris. »
— Évidemment !
— Alors, comment expliquez-vous que la police a découvert dans votre sang, en plus de l’alcool, des traces résiduelles de M. S. R. ?
— Du M. S. R. ? » Livingstone essuya la sueur qui perlait sur son front. « Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?
— C’est une sorte de cannabis synthétique – quelque chose d’assez puissant.
— Vous voyez bien que mon père ne se sent pas bien, intervint Esther. Pourquoi lui…
— Il faut que je lui pose toutes ces questions, dit Morgan avec une fermeté que Garrod n’aurait pas attendue de lui, parce qu’elles lui seront posées et que nous devons préparer nos réponses.
— Je vais vous la fournir, la réponse, moi. » Livingstone voulut donner une tape amicale sur l’épaule de Morgan mais sa notion des distances devait être altérée, et il ne parvint qu’à battre l’air du bout des doigts. « Quelqu’un m’a fait avaler cette saleté. Tout cela a été combiné pour que je sois battu aux élections. »
Morgan soupira d’un air navré. « Je crains que…
— Ce n’est pas la peine de pleurnicher, Grant. Je vous dis ce qui a dû se passer. De toute façon, cette histoire de drogue ne tient pas debout. On ne peut pas m’inculper d’avoir renversé cet homme tandis que je conduisais sous l’influence de la drogue – parce que j’ai freiné et immobilisé ma voiture avant même qu’il se passe la moindre chose. »
Garrod se rapprocha du lit. « Cela ne change rien, Boyd. J’ai vu les preuves sur les photos.
— Je me fiche pas mal de vos photographies. J’étais là, moi – et même si quelqu’un m’a à moitié empoisonné – je sais parfaitement ce que j’ai fait et ce que je n’ai pas fait. » Livingstone attrapa la main de Garrod et la serra en le regardant droit dans les yeux. Garrod se sentit pris de pitié pour ce vieil homme et eut subitement la conviction – illogique – qu’il disait la vérité et que, malgré toutes les preuves déjà accumulées contre lui, le doute était encore permis.
Morgan referma son calepin. « Je crois que j’en sais assez pour l’instant, Boyd. Le plus urgent pour le moment est de vous faire sortir d’ici.
— Je vais retourner voir le lieutenant Mayrick, offrit spontanément Garrod. Réfléchissez encore, Boyd. Est-ce qu’il n’y a pas autre chose dont vous pourriez vous souvenir et qui serait susceptible de vous aider ? »
Livingstone se cala contre son oreiller et ferma les yeux. « Je., j’étais arrêté au bord du trottoir… et j’entendais le bruit du moteur… non, ce n’est pas possible, j’avais dû l’arrêter… je… je vois cet homme devant moi et je fonce sur lui… le bruit du moteur est très fort à présent… j’appuie sur le frein, mais cela ne sert à rien… le choc, Al, ce choc mou… quelle horreur !… » Livingstone s’arrêta de parler, abasourdi, comme si une terrible révélation venait de lui être faite, et des larmes apparurent sous ses paupières closes.
Garrod se leva tôt le lendemain matin et prit son petit déjeuner seul, car Esther avait passé la nuit dans la maison de ses parents. Ses paupières étaient lourdes de sommeil, mais il se dirigea vers les laboratoires avec l’intention de se mettre au travail en compagnie de McFarlane et des hommes de loi attachés à sa société. Il lui fut cependant impossible de se concentrer et, après une heure passée en tentatives infructueuses, il se délesta de ses responsabilités sur son principal homme d’affaires, Max Fuente. Quand il se retrouva dans la tranquillité de son bureau personnel, il appela le quartier général de la police de Portston et demanda à parler au lieutenant Mayrick. Une charmante opératrice lui répondit que le lieutenant Mayrick ne prendrait son service qu’à midi.
Garrod pensa alors qu’il commençait à déraisonner. Morgan, qui était rompu aux questions légales, croyait de toute évidence à la culpabilité de Livingstone. Esther s’était faite à cette idée, tout comme Livingstone lui-même, finalement – et, pourtant, il y avait quelque chose qui préoccupait sans cesse l’esprit de Garrod. Mais peut-être n’était-ce là qu’un exemple de l’égotisme intellectuel dont l’avait accusé Esther ? Alors que toutes les autres personnes concernées croyaient vraiment que Livingstone avait tué un homme en conduisant sous l’empire de la drogue, Alban Garrod se sentait, lui, poussé à les confondre et donc à se séparer d’eux en découvrant une vérité insoupçonnée ? Même ainsi, se dit-il, le résultat final sera le même.
Il réfléchit un instant, puis se décida à utiliser une vieille technique propre à stimuler l’inspiration. Il sortit d’un tiroir un épais bloc de papier puis commença à écrire – bien espacés les uns des autres – un certain nombre de titres récapitulatifs recouvrant tous les aspects dont il pouvait se souvenir des déclarations contradictoires de Mayrick et de Livingstone. Il inscrivit ensuite sous les titres tous les détails – quelle que fût leur importance – et toutes les idées qui lui venaient à l’esprit. La feuille fut presque entièrement noircie au bout d’une demi-heure. Garrod demanda alors qu’on lui apporte du café et regarda fixement la feuille tout en buvant lentement le liquide brûlant. Il en était à sa deuxième tasse, quand il reprit son stylo et entoura une phrase que Livingstone avait prononcée au cours de la nuit précédente. Elle se trouvait classée dans la rubrique VOITURE et disait : « Le bruit du moteur est très fort à présent. »
Garrod était déjà monté dans la Rolls à turbine de Livingstone et connaissait bien ce type de voiture. Il savait, par expérience personnelle, qu’il était virtuellement impossible d’entendre le bruit du moteur, même à grande vitesse.
Tout en finissant sa tasse de café, il entoura une autre phrase, puis appela Grant Morgan. « Bonjour. Comment va notre prisonnier ?
— Il est sous sédatifs et dort à poings fermés. » Morgan avait l’air impatient. « Est-ce que vous vouliez me voir pour quelque chose de particulier, Al ? L’histoire de Boyd me donne pas mal de travail, vous savez.
— À moi aussi, imaginez-vous. Il a dit la nuit dernière qu’il avait été drogué par quelqu’un qui désirait le voir battu à ces élections. Je sais à quel point cela peut paraître ignoble – mais y a-t-il quelqu’un qui possède de bonnes raisons de vouloir l’écarter du Conseil ?
— Attention, Al, vous vous emballez…
— Exactement, et j’en suis conscient. Allez-vous répondre à ma question ou devrai-je aller faire mon enquête en ville ? »
Morgan haussa les épaules d’une manière fort inconvenante. « Eh bien, vous savez ce que Boyd pense du jeu. Depuis quelque temps, il cherche à renforcer la législation concernant les maisons de jeux et il est certain qu’il va faire voter des lois très dures s’il parvient à se faire élire au Conseil. Cependant, je ne crois pas…
— Cela ira comme ça. Je ne m’intéresse pas vraiment aux mobiles – seulement à leur probabilité. Autre chose : êtes-vous déjà monté dans la voiture de Boyd ?
— C’est une Rolls, n’est-ce pas ? Oui, je suis allé plusieurs fois avec lui.
— Est-ce que le moteur fait beaucoup de bruit ? »
Morgan eut un bref sourire. « Pourquoi ? Il y a un moteur ? J’ai toujours eu la sensation d’être tiré par un fil invisible.
— Voulez-vous dire que vous n’avez jamais entendu le bruit du moteur ?
— Euh… oui.
— Alors, comment expliquez-vous la phrase que Boyd a prononcée la nuit dernière ? » Garrod prit son bloc de papier et lut : « Le bruit du moteur est très fort à présent. »
— Si je devais fournir une explication, je dirais que l’un des effets possibles du M. S. R. est l’accroissement de la conscience sensorielle.
— Cela est-il compatible avec le fait de tomber inconscient sur son volant ?
— Je ne suis pas expert en la matière, mais…
— N’y pensez plus, Grant. Je vous ai assez dérangé comme cela. » Garrod coupa la communication et reprit l’étude de ses notes. Un peu avant midi, il prévint sa secrétaire, Mrs. Werner, qu’il sortait pour vaquer à des affaires personnelles, puis quitta les bureaux de la société et se dirigea vers le quartier général de la police, sous un ciel gris métallique. Le bâtiment était envahi par le public et il dut attendre une vingtaine de minutes avant de pouvoir pénétrer dans le bureau du lieutenant Mayrick.
« Désolé de vous avoir fait attendre, lança Mayrick quand les deux hommes s’assirent de part et d’autre du bureau, mais c’est un peu à cause de vous si nous sommes surchargés de travail.
— Comment cela ?
— À cause de tous les yeux de verre actuellement utilisés un peu partout. Les voyeurs n’avaient pas beaucoup d’importance ; quand il y avait plainte, ou bien le type s’enfuyait ou bien vous le rattrapiez, mais les risques encourus empêchaient cette habitude de devenir un véritable passe-temps. Tandis qu’à présent les voyeurs placent des morceaux de verre partout – chambres d’hôtel, toilettes publiques, enfin dans tous les endroits possibles et imaginables. Quand quelqu’un s’aperçoit de la présence du morceau de verre, il faut surveiller l’endroit et attendre que le voyeur revienne pour récupérer ce qui lui appartient. Il faut ensuite prouver que c’est lui qui a placé cet objet en cet endroit…
— Je suis désolé. »
Mayrick, d’un geste, montra qu’il faisait fort peu de cas des regrets de Garrod. « Pourquoi êtes-vous venu me voir ?
— Vous devez vous douter que cela concerne l’inculpation de mon beau-père. Est-ce que vous refusez absolument d’envisager la possibilité que tout cela ait pu être truqué et qu’on ait voulu le perdre ? »
Mayrick sourit et tendit la main vers son paquet de cigarettes. « Je sais que cela ne fait pas très bien d’admettre que l’on a l’esprit obtus, mais il m’arrive quelquefois d’en avoir assez de jouer au type à l’esprit large, ouvert à toutes les hypothèses, etc. Alors, je vous réponds oui – je refuse d’envisager une telle possibilité. Ensuite ?
— Cela vous dérange-t-il si je vous pose quelques questions de détail ?
— Non. Allez-y. » Mayrick fit un geste large qui engendra des tourbillons de fumée.
« Merci. Premièrement – j’ai appris à la radio ce matin que William Kolkman, l’homme qui a été tué, travaillait à la piscine située près du fleuve. Pouvez-vous me dire ce qu’il faisait dans Ridge Avenue à cette heure de la nuit ?
— Je n’en sais rien. Il avait peut-être l’intention de cambrioler une maison bourgeoise – mais cela ne donne pas le droit aux conducteurs de véhicules de l’inscrire à leur tableau de chasse.
— Vous ne pensez pas que c’est important ?
— Non.
— Ni même que cela ait un quelconque rapport avec notre affaire ?
— Non. Autre question ?
— Mon beau-père a dit, en évoquant les souvenirs qu’il avait de l’accident, que le moteur était très bruyant. Pourtant… » Garrod hésita en prenant subitement conscience du manque de poids de son argument, « … sa voiture ne fait aucun bruit.
— Votre beau-père a bien de la chance de posséder une telle voiture, dit Mayrick d’une voix volontairement neutre. Qu’est-ce que cela change ?
— Eh bien, s’il a entendu…
— Écoutez, Mr. Garrod, lança brusquement Mayrick, qui commençait à perdre patience. En laissant de côté le fait que votre beau-père était tellement bourré de M. S. R. qu’il a dû se croire aux commandes d’un bombardier – d’autres personnes ont entendu cette voiture prétendument silencieuse. Je possède les déclarations signées de personnes qui, ayant entendu la collision, se trouvèrent sur place dans les trente secondes et virent Kolkman se vider de son sang et Mr. Livingstone assis dans la voiture qui l’avait renversé. »
Garrod était abasourdi. « Vous ne m’avez pas parlé des témoins, hier soir.
— Probablement parce que j’avais beaucoup de travail. Et je vais être encore très pris aujourd’hui. »
Garrod se leva et se prépara à sortir mais ne put s’empêcher d’ajouter, d’une voix pleine d’obstination : « Vos témoins n’ont pas vraiment vu l’accident ?
— Non, Mr. Garrod.
— Quelle sorte d’éclairage y a-t-il dans Ridge venue ? Des panneaux de Retardite ?
— Pas encore. » Mayrick paraissait amusé. « Les gens fortunés qui habitent ce quartier sont opposés à l’installation de plaques de verre-espion à proximité de leur domicile et le Conseil municipal ne parvient pas à les obliger à accepter.
— Je vois. » Bredouillant, Garrod s’excusa d’avoir dérangé le lieutenant, puis quitta le bâtiment. La faible lueur d’espoir qu’il avait eue de parvenir à démontrer que tout le monde s’était trompé pour l’accident de Livingstone s’était éteinte, mais il se rendit pourtant compte qu’il était incapable de revenir aux laboratoires. Il se dirigea vers le nord, lentement d’abord, puis plus vite quand il comprit finalement où il allait.
Ridge Avenue était une artère recouverte de béton armé et bordée d’arbres, qui montait en pente douce vers une petite retombée des Cascades. Garrod identifia l’endroit où l’accident avait eu lieu – des marques avaient été tracées à la craie jaune sur la chaussée – et s’arrêta non loin de là. Très embarrassé, il descendit de voiture et contempla le paysage endormi des toits verts, des pelouses et des sombres ramures. Un tel quartier n’avait pas vraiment besoin de scenedows ; la vue qu’on avait depuis les maisons était très agréable, mais des panneaux d’un seul tenant aux dimensions des baies étaient suffisamment onéreux pour constituer des signes extérieurs probants du niveau de vie des habitants, et, partant, se devaient d’être installés. De fait, sur les six appartements donnant sur le lieu de l’accident, deux possédaient des fenêtres ressemblant à de grands rectangles taillés dans le flanc d’une colline.
Il revint à sa voiture et appela sa secrétaire par le vidéophone de bord. « Hello, Mrs. Werner ! J’aimerais que vous me trouviez le nom de la boutique qui a fourni un grand scenedow aux occupants du 2008 Ridge Avenue. Faites cela tout de suite, s’il vous plaît.
— Bien, Mr. Garrod. » L’image miniature de Mrs. Wemer se teinta de la désapprobation qui accompagnait toujours les tâches qu’elle considérait ne pas faire partie de ses attributions.
« Quand ce sera fait, contactez le gérant de la boutique et demandez-lui de racheter le scenedow. Qu’il donne la raison qui lui plaira et qu’il paie le prix qu’on lui demande.
— Bien, Mr. Garrod. » Le visage de Mrs. Werner était de plus en plus sombre. « Ensuite ?
— Faites-le livrer chez moi. Ce soir, si possible. »
Garrod avait d’abord eu l’intention de ne pas aller au bureau pendant une période indéterminée, mais cinq malheureux jours d’absence – sans parler des remarques résignées de Mrs. Werner – avaient accumulé tant de travail qu’il dut accepter à contrecœur de passer plusieurs heures dans son entreprise. Il rangea sa voiture à la place qui lui était réservée et resta quelques instants assis au volant pour tenter de se débarrasser de sa lassitude. L’après-midi touchait à sa fin : le soleil inondait le monde de ses rayons rouge et or et les bâtiments voisins avaient un aspect bizarrement irréel ; au loin – perdues au milieu des usines – de minuscules silhouettes blanches disputaient une partie de tennis. Un rai de lumière, doux et nostalgique, se posait sur les joueurs silencieux et faisait d’eux des sujets d’enluminure médiévale. Garrod se rappelait vaguement avoir observé une scène semblable, quelques années auparavant, et ce souvenir était pour lui plein de sens, comme s’il était indissociable d’un événement important de sa vie, qu’il ne parvenait pourtant pas à situer avec précision. Un bruit de pas sur le gravier le tira de ses rêveries et il se tourna pour voir Théo McFarlane s’approcher de lui. Il prit sa serviette et descendit de voiture.
McFarlane pointa l’index vers lui. « Planck, vous êtes trop inconstant !
— Ça va, Mac. » Garrod lui fit un signe de tête en guise de salut. « Rien de nouveau ?
— Pas pour l’instant. J’ai tracé toute une série de fréquences et mis les courbes distance-temps dans l’ordinateur, mais cela va sûrement demander du temps avant que nous n’obtenions quelque chose. Et toi ?
— C’est à peu près pareil, sauf que j’essaie d’hétérodyner plusieurs fréquences simultanées pour voir s’il n’est pas possible d’accélérer l’effet de balancier.
— Je crois que tu essaies d’aller un peu trop vite, Al, dit McFarlane d’un air dubitatif. Nous avons accéléré une cinquantaine de panneaux supplémentaires et, à chaque fois, nous avons obtenu la même explosion de lumière. J’apprécie beaucoup ton idée de faire chez toi des recherches sur les fréquences multiples, mais je ne vois vraiment pas comment cela pourrait stabiliser le…
— Je t’ai déjà dit pourquoi je ne pouvais pas me permettre de venir ici trop souvent. Esther croit que son père ne pourra pas supporter sa détention – cela d’un point de vue strictement médical – et que c’est la fin de sa carrière politique, à moins que…
— Enfin, Al ! Même si quelqu’un avait voulu le perdre, il n’y aurait jamais réussi dans de telles circonstances. C’est une chose pénible, mais il est évident qu’il a renversé et tué cet homme.
— C’est peut-être trop évident, dit Garrod avec obstination. C’est peut-être trop simple. »
McFarlane soupira et racla le gravier du bout de sa chaussure, faisant apparaître des couches plus humides. « Et puis, tu ne devrais pas travailler chez toi avec du verre de deux ans, Al. Tu as vu le genre d’éclair qui est sorti d’un verre de trois jours d’épaisseur…
— La chaleur ne s’emmagasine pas. L’éclair ne risque pas de mettre le feu à mon labo.
— Même ainsi…
— Théo, l’interrompit Garrod. Ne m’attaque pas là-dessus, veux-tu ? »
McFarlane leva ses épaules carrées d’un air résigné. « Moi ? T’attaquer ? J’ai toujours été un judoka de l’esprit. Tu sais ce que je pense des contacts avec les gens – il ne peut y avoir d’action sans réaction. »
Subitement, inexplicablement, ces paroles parurent toucher Garrod en plein cœur. McFarlane lui fit un au revoir de la main avant de se diriger vers sa voiture personnelle. Garrod s’efforça de lui retourner son geste, mais toute son attention se portait sur les troubles qu’il ressentait au plus profond de son être. Ses genoux ne le portaient plus, son cœur se mit à battre d’une manière lente et irrégulière et un frisson le parcourut du ventre jusqu’à l’aine. Son crâne s’emplit d’une douleur sourde qui augmenta rapidement en intensité et explosa en une sorte d’orgasme psychique.
« Théo, dit-il lentement. Je n’ai plus besoin de verre lent – je sais ce qui s’est passé. »
Mais McFarlane ne l’entendit pas et monta dans sa voiture, qui s’éloigna bientôt. Garrod demeura totalement immobile au milieu du parking jusqu’à ce que la voiture ait complètement disparu, puis sortit de sa transe et courut jusqu’à son bureau. Mrs. Werner l’attendait, son visage jaunâtre tendu d’impatience.
« Je peux rester encore seulement pendant deux heures, commença-t-elle, et il faudrait… »
Garrod lui coupa la parole. « Rentrez tout de suite chez vous. Je vous verrai demain matin. »
Il pénétra dans son bureau personnel, referma brutalement la porte et s’effondra dans un fauteuil. L’action et la réaction. C’était aussi simple que cela. Un homme et une voiture se rencontrent à une certaine vitesse, avec une violence telle que le pare-chocs de la voiture est bosselé et que l’homme est tué. Les voitures se déplaçant habituellement à grande vitesse et les hommes marchant lentement, un enquêteur se rendant sur place est conditionné pour ne donner qu’une seule interprétation de l’accident. Dans le contexte de la vie quotidienne, c’est la voiture qui a heurté l’homme ; mais, vu sous l’angle de la mécanique pure, le même résultat fatal serait obtenu si c’était l’homme qui avait heurté la voiture.
Garrod se prit la tête dans les mains pour essayer de se représenter la scène. Vous droguez le conducteur de la voiture, en calculant soigneusement la dose et le moment auquel elle est administrée afin qu’il perde toute maîtrise de lui-même approximativement à l’endroit que vous aurez choisi. S’il se tue, ou s’il tue quelqu’un d’autre pendant ce temps-là, vous n’avez pas besoin de passer à la seconde phase de votre plan. Mais s’il arrête normalement sa voiture, vous êtes prêt à intervenir avec une victime ayant été préalablement endormie ou assommée. Vous l’accrochez à un véhicule – une dépanneuse dotée d’une grue fait très bien l’affaire – et vous lui faites violemment heurter la voiture arrêtée. Il rebondit sur celle-ci pour que son cadavre soit découvert à quelques mètres de là et vous vous enfuyez à toute vitesse, probablement tous feux éteints.
Garrod ressortit du tiroir son bloc de papier et cocha tous les points entrant dans le cadre de cette nouvelle théorie. Cela expliquait la présence de Kolkman dans Ridge Avenue à une heure aussi avancée ; cela expliquait aussi le bruit de moteur qu’avaient entendu Livingstone et les autres témoins. « J’appuie sur le frein mais cela ne sert à rien », avait dit Livingstone sous l’effet du choc – appuyer sur le frein n’aurait rien changé puisque sa voiture était déjà arrêtée.
Mais comment pourrait-on, à ce stade, prouver qu’il y avait eu crime ? L’autopsie de la victime montrerait qu’elle présentait des traces d’une drogue quelconque dans le sang, ou portait une blessure supplémentaire qui ne pourrait lui avoir été infligée au cours de l’« accident ». L’étude de ses vêtements ferait découvrir la marque d’un croc ou de quelque autre système ayant servi à suspendre le corps, et la vérification des panneaux de verre lent destinés à la surveillance et disposés dans les rues menant au quartier de Ridge Avenue prouverait qu’une dépanneuse, ou tout autre véhicule faisant le même usage, s’était trouvée à l’heure fatidique en ce lieu.
Garrod se décida à appeler Grant Morgan et se tournait vers le vidéophone quand le vibreur d’appel de l’appareil se mit à bourdonner. Il établit la communication et se retrouva en face de sa femme. Le décor d’étagères et de matériel d’équipement varié lui apprit qu’Esther était entrée dans son laboratoire personnel.
Elle porta nerveusement la main à ses cheveux aux reflets cuivrés. « Alban, je…
— Comment es-tu entrée ? s’insurgea-t-il. J’ai fermé la porte à clef et je t’ai déjà dit de ne pas traîner par ici.
— Je le sais bien, mais j’ai entendu une sorte de bourdonnement et j’ai ouvert en prenant la clef réservée au service d’entretien. »
Garrod sentit une sueur froide l’inonder. Le bourdonnement devait être produit par le système de contrôle automatique qui signalait que la constante piézoluctique du scenedow n’était plus une constante et qu’elle s’était mise à augmenter. Son appareillage était programmé pour empêcher le véritable bombardement lumineux qui se produirait dans un tel cas, mais absolument rien ne lui garantissait qu’il fonctionnerait normalement. Le panneau de verre, lent pouvait à tout moment rendre l’explosion d’une nova.
« … le scenedow se comporte d’une manière bizarre, était en train de dire Esther. Il est maintenant plus lumineux et tout est devenu beaucoup plus rapide. Regarde ! » Le vidéophone fit un mouvement panoramique et s’arrêta quand le scenedow emplit toute la surface de l’écran. Garrod vit alors un lac bordé d’arbres et des montagnes se dresser à l’horizon. Le paysage aurait dû être paisible mais révélait une activité inhabituelle. Les nuages couraient dans le ciel, les animaux et les oiseaux passaient si rapidement qu’ils en devenaient presque invisibles, et le soleil tombait comme une bombe.
Garrod s’efforça de ne pas laisser la panique qui l’envahissait transparaître dans sa voix. « Esther, ce panneau va exploser. Il faut que tu sortes immédiatement du laboratoire et que tu refermes la porte derrière toi. Va-t’en tout de suite !
— Mais… tu m’avais dit que nous pourrions voir quelque chose susceptible de sauver mon père.
— Esther ! hurla-t-il. Si tu ne sors pas tout de suite, tu ne verras plus jamais rien ! Sors de là, pour l’amour de Dieu ! »
Après un instant d’incertitude, il entendit le bruit d’une course et la porte se refermer violemment. Sa peur diminua quelque peu – Esther était en sécurité – mais le spectacle du scenedow prêt à transformer deux années de lumière en un seul grand éclair le cloua à son fauteuil. Le soleil plongea derrière les montagnes et la nuit tomba – mais elle ne dura qu’une minute, pendant laquelle la lune traversa le ciel comme un boulet d’argent. Un autre jour passa en dix secondes, vif comme les feux de l’enfer, puis…
Saturé, l’écran du vidéophone devint blanc.
Garrod essuya la sueur qui collait à son front, et les circuits du vidéophone se branchèrent d’eux-mêmes un instant plus tard sur les circuits de secours. Au retour de l’image, le scenedow n’était plus qu’une surface d’obsidienne polie, sombre comme la nuit. Les parties du laboratoire qu’il pouvait voir sur les bords du panneau de verre lent lui parurent étrangement décolorées, comme s’il les voyait sur l’écran d’une télévision noir et blanc. Quelques secondes plus tard, il entendit la porte se rouvrir, puis le son de la voix d’Esther.
« Alban, dit-elle timidement, la pièce a changé. Il n’y a plus de couleurs nulle part.
— Tu ferais mieux de rester dehors en attendant que j’arrive.
— Mais il n’y a plus de danger à présent – et la pièce est toute blanche. Regarde ! » Le vidéophone fit un nouveau mouvement panoramique et il vit Esther – cheveux roux et robe vert bouteille – se détacher d’une manière étonnante sur le décor livide de la pièce. De nouvelles vagues d’alarme traversèrent l’esprit de Garrod.
« Écoute, lui dit-il, mal à l’aise, je suis toujours persuadé qu’il vaudrait mieux que tu sortes.
— Mais tout est si différent. Regarde ce vase – il était bleu. » Esther retourna le petit vase, découvrant un disque de la couleur originale sur le fond qui avait été protégé de la lumière. Le sentiment de panique de Garrod s’accrut encore et il s’efforça de faire travailler son cerveau engourdi. Quels dangers pouvait bien présenter le laboratoire puisque le scenedow s’était débarrassé de toutes ses réserves de lumière ? Celle-ci avait été absorbée par les murs, le plafond et…
« Esther, protège-toi les yeux et sors ! dit-il d’une voix rauque. Le labo est plein de panneaux de verre expérimentaux et certains n’ont des retards que de… »
La voix de Garrod mourut quand l’écran s’illumina à nouveau. Esther se mit à hurler, perdue au milieu d’un réseau de rais de lumière, et son image flamboya tel un spectre, comme si elle se trouvait prise dans un feu croisé de lasers. Garrod courut vers la porte de son bureau, mais la voix d’Esther le poursuivit dans le couloir et pendant tout le chemin de retour.
« Je suis aveugle ! hurlait-elle. Je suis aveugle ! »