DIGRESSION SECONDE
Preuve à charge

Harpur regardait d’un air hésitant au travers des vitres ruisselantes de sa voiture. Il n’avait pas trouvé à se garer près du quartier général de la police et il lui semblait à présent être séparé du bâtiment par des kilomètres de béton humide et de rideaux de pluie. Le ciel s’abaissait sombrement et lourdement entre les bâtiments qui entouraient la place.

Soudainement conscient de son âge, il fixa pendant un long moment le vieil immeuble de la police aux gouttières dégoulinantes avant de s’extirper du siège du conducteur. Il était difficile de croire qu’un chaud soleil brillait dans une pièce du sous-sol de l’aile ouest, mais il savait cependant qu’il en était ainsi parce qu’il s’en était enquis au téléphone avant de partir de chez lui.

« Il fait drôlement bon en bas, monsieur le Juge, avait dit le garde sur le ton de familiarité respectueuse qu’il avait acquis avec les années. Ce n’est pas comme à l’extérieur, bien sûr, mais c’est quand même drôlement agréable.

— Est-ce que des journalistes se sont déjà présentés ?

— Très peu, monsieur le Juge. Vous allez nous rendre visite ?

— Je crois bien que oui, avait répondu Harpur. Réservez-moi un siège, Sam.

— Oui, monsieur ! »

Harpur marcha aussi vite que possible, car il sentait la pluie glacée couler de ses poignets de vêtements dans ses poches d’imperméable, sur ses mains pourtant bien à l’abri. La doublure collait à ses articulations quand il bougeait les doigts. Comme il montait les marches menant à la porte d’entrée, une palpitation préliminaire dans le côté gauche de la poitrine l’avertit qu’il s’était trop pressé, qu’il avait poussé les choses trop loin.

Le planton de service le salua avec respect.

Harpur lui adressa un signe de tête. « On a du mal à croire que l’on est au mois de juin, n’est-ce pas, Ben ?

— Oh ! oui, monsieur ! Cependant, on m’a dit, qu’il faisait beau en bas. »

Harpur fit un signe de la main au planton et s’avançait dans le couloir quand la douleur s’empara de lui. C’était une sensation très nette, absolue. Comme si quelqu’un avait soigneusement choisi une aiguille, stérilisée, l’avait convenablement adaptée à une seringue dûment aseptisée, l’avait longuement chauffée jusqu’au blanc et – avec la rapidité qu’apporte la compassion – l’avait brusquement enfoncée dans son côté. Il s’arrêta un instant et s’appuya contre le mur carrelé de faïence tout en essayant de ne pas attirer les regards ; la sueur commençait à perler sur son front. Je ne peux pas abandonner maintenant, pensait-il, pas quand il ne me reste plus que quelques semaines pour… Mais, en supposant que j’abandonne ? À l’instant même ?

Harpur lutta contre la panique qui l’envahissait et l’entité, c’est-à-dire la douleur, perdit un peu de terrain. Il poussa un soupir de soulagement et reprit sa marche, lentement, sachant pertinemment que son ennemie le suivait et ne le quittait pas des yeux. Mais il atteignit la pièce inondée de soleil sans connaître une nouvelle attaque.

Sam Macnamara, le garde de la porte intérieure, commença par faire son habituel sourire puis, découvrant la fatigue sur le visage de Harpur, l’introduisit rapidement dans la pièce. Macnamara était un grand Irlandais dont la seule ambition semblait être de boire deux tasses de café toutes les heures, mais une amitié était née entre les deux hommes et Harpur trouvait cela étrangement réconfortant. Le garde ouvrit nerveusement une chaise pliante qui se trouvait au fond de la pièce et la maintint avec fermeté pendant que Harpur s’asseyait dessus.

« Merci, Sam », dit Harpur avec gratitude. Il regarda autour de lui la foule étrangère et s’aperçut que personne n’avait remarqué son entrée. Ils regardaient tous le soleil.

L’odeur qui se dégageait des vêtements trempés des journalistes semblait déplacée dans ce sous-sol poussiéreux. Il était situé dans les anciens locaux du quartier général de la police et avait servi, jusqu’à il y a cinq ans, à entreposer de vieux dossiers. Depuis lors, excepté les jours de grande agitation, ses murs de béton n’avaient rien abrité d’autre qu’une batterie d’appareils d’enregistrement, deux gardes habités par l’ennui et une vitre dans son cadre, installée à un bout de la pièce.

La vitre était faite d’un verre très spécial : la lumière mettait plusieurs années à le traverser et les gens s’en servaient pour garder chez eux des scènes d’une beauté exceptionnelle.

Aux yeux de Harpur, ce que l’on voyait au travers de ce morceau de verre lent n’était pas d’une beauté particulière. Il montrait une baie, jolie mais sans plus, de la côte atlantique ; malheureusement, l’eau était sillonnée par de trop nombreux hors-bord et une station-service aux couleurs criardes se dressait au premier plan. Un amateur éclairé de verre lent y aurait sans doute lancé un pavé, mais son propriétaire, Émile Bennett, l’avait emporté en ville pour la simple raison qu’il contenait le panorama vu de la maison de son enfance. Avec une telle fenêtre, il n’avait pas besoin de faire trois cents kilomètres en voiture toutes les fois qu’il avait le mal du pays.

Le verre que Bennett avait utilisé avait cinq années d’épaisseur ; cela signifiait qu’il avait dû rester cinq années dans la maison des parents de Bennett avant de reproduire ce qu’il montrait en ce moment même. Bien sûr, il continua de transmettre la même chose pendant les cinq années qui suivirent le retour en ville ; et cela sans tenir compte du fait qu’il avait été saisi par des inspecteurs de police impatients qui se moquaient totalement de la maison natale de Bennett et des sentiments du même Bennett. Il rapportait fidèlement tout ce qu’il avait vu – mais toujours avec le même décalage.

Effondré de fatigue sur son siège, Harpur se souvenait de la dernière fois qu’il était allé au cinéma. La seule lumière de la pièce était celle qui sortait du panneau de verre oblong et les journalistes s’agitaient sur leurs sièges disposés avec ordre, justement comme ceux du public d’un cinéma. La présence de ces hommes dérangeait Harpur et l’empêchait de retrouver le passé aussi facilement que d’habitude.

La pièce, sombre à l’ordinaire, était éclairée par les nombreux reflets du soleil sur les eaux mouvantes de la baie. Les petits bateaux continuaient de passer et de repasser et, de temps à autre, une voiture silencieuse se glissait dans la station-service. Une jolie fille vêtue d’une façon extrêmement sommaire et à la mode d’il y a cinq ans se promenait dans un jardin situé au premier plan ; Harpur vit alors plusieurs journalistes noter dans leurs bloc-notes des remarques d’ordre personnel.

L’un d’eux, plus curieux que les autres, se leva et passa derrière l’écran de verre pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté, mais revint l’air déçu. Harpur savait que le côté pile du verre avait été recouvert d’un panneau de métal soudé au cadre. Le tribunal avait déclaré que montrer au public toutes les activités domestiques enregistrées par le verre aurait été une atteinte à la vie privée de Mr. Bennett père.

Les minutes s’écoulaient lentement dans l’atmosphère lourde de la pièce ; les journalistes s’agitaient de plus en plus et commençaient à échanger des propos divers à haute voix. Au premier rang, l’un d’eux se mit à éternuer plusieurs fois de suite et à jurer après chaque éternuement. Il était interdit de fumer près du matériel d’enregistrement qui, au nom de l’État, sans relâche, examinait le verre ; aussi des groupes de trois ou quatre personnes commencèrent-ils à sortir dans le couloir pour allumer une cigarette. Harpur sourit en les entendant se plaindre de la longue attente qui leur était infligée. Il avait attendu cinq ans, et ce temps lui avait paru encore plus long.

Aujourd’hui, 7 juin, était un des jours clefs où le reste du pays et lui étaient en attente, mais il avait été impossible de faire connaître aux journalistes le moment précis où ils auraient le fin mot de toute l’histoire. L’ennui était qu’Émile Bennett n’avait jamais été capable de se rappeler à quelle heure exacte de ce chaud samedi il s’était rendu en voiture à la maison de ses parents pour prendre son panneau de verre. Pendant le procès qui avait suivi, il n’avait pas été possible d’obtenir de renseignements plus précis que « vers trois heures de l’après-midi ».

Finalement, un journaliste remarqua Harpur assis près de la porte et se dirigea vers lui. Blond et incroyablement jeune, il était habillé de façon très stricte.

« Pardonnez-moi, monsieur, ne seriez-vous pas le juge Harpur ? »

Harpur acquiesça de la tête. Le jeune homme écarquilla les yeux pendant un court instant ; puis il les étrécit en pensant à la valeur des informations que pouvait lui donner le vieil homme.

« N’êtes-vous pas le juge qui s’est occupé de l’affaire… l’affaire Raddal ? » Il avait failli dire l’affaire de l’« Œil de Verre » mais s’était aussitôt repris.

Harpur hocha une nouvelle fois la tête. « Oui, c’est exact. Mais je n’accorde plus d’interviews. Je suis désolé.

— Très bien, monsieur. Je comprends. » Il sortit dans le couloir et s’en alla d’une démarche rapide et souple. Harpur devina que le jeune homme venait de décider quelle serait sa version personnelle de l’histoire du jour. Il aurait pu écrire lui-même l’article :

Aujourd’hui, le juge Kenneth Harpur, l’homme qui, il y a cinq ans, présidait l’affaire très controversée de l’« Œil de Verre », dans laquelle un jeune homme de vingt et un ans, Ewan Raddal, fut accusé d’un double meurtre – le juge Kenneth Harpur était assis dans l’un des sous-sols du quartier général de la police. Devenu un vieil homme, le « Juge de Fer » n’a rien à dire. Il se contente de regarder, d’attendre, de se poser des questions…

Harpur eut un sourire forcé. Il ne ressentait plus aucune amertume à la lecture des attaques des journaux. La seule raison pour laquelle il refusait les interviews était que cet épisode de sa vie l’ennuyait au plus haut point. Il avait atteint cet âge où un homme écarte tout ce qui est secondaire pour se concentrer sur l’essentiel. Dans deux semaines, il serait libre de s’asseoir au soleil et de noter avec exactitude le nombre de nuances bleues et vertes qu’il y avait dans la mer et le temps qui s’écoulait entre l’apparition de la première étoile et celle de la seconde. Si son médecin le lui permettait, il prendrait un bon petit whisky, et, si son médecin le lui défendait, il prendrait tout de même son whisky. Il lirait quelques livres et peut-être même en écrirait-il un…

L’heure approximative donnée par Bennett lors du procès se révéla assez exacte.

À trois heures huit minutes, Harpur et les journalistes virent Bennett apparaître par un côté de la vitre et s’approcher du verre, un tournevis à la main. Il avait l’air embarrassé des gens qui entrent dans le champ de vision d’un verre lent. Il travailla sur les bords pendant quelques minutes ; puis le ciel apparut brusquement, indiquant que le verre avait été séparé de son cadre. La pièce s’assombrit un peu plus tard, au moment où l’image d’une couverture de l’armée marron apparut sur l’écran, masquant la lumière tant attendue.

Au fond de la pièce, les appareils d’enregistrement produisirent plusieurs petits bruits secs qui furent noyés par le vacarme des journalistes se ruant vers les téléphones.

Harpur se leva et sortit lentement derrière les journalistes. Il n’avait plus besoin de se hâter à présent. D’après les rapports de police, le verre ne produirait pas d’images pendant deux jours, c’est-à-dire pendant le temps où il était resté dans le coffre de la voiture de Bennett avant d’être installé dans le cadre d’une fenêtre située derrière sa maison, en ville. Pendant plus de deux semaines, le verre montrerait alors, sans oublier le moindre détail, les menus événements qui eurent lieu cinq ans auparavant sur le terrain de jeux situé derrière la maison de Bennett.

Ces événements n’étaient pas d’une importance particulière pour le premier venu ; mais les mêmes rapports signalaient que, sur ce même terrain, dans la nuit du 21 juin 1986, une secrétaire d’une vingtaine d’années, Joan Calderisi, avait été violée et assassinée. Son petit ami, un mécanicien en automobiles de vingt-trois ans, Edward Jerome Hattie, avait également été tué, certainement en essayant de défendre la jeune fille.

Le meurtrier ne savait pas qu’il existait un témoin de ce double crime – un témoin qui allait maintenant apporter une preuve décisive et incontestable.

 

Le problème n’avait pas été difficile à prévoir.

Depuis le jour où le verre lent était apparu à un prix très élevé dans quelques magasins, les gens s’étaient demandé ce qui arriverait si un crime était commis dans son champ de vision. Que se passerait-il sur le plan légal s’il y avait, disons, trois suspects, en sachant que, cinq ou dix ans plus tard, une plaque de verre identifierait sans le moindre doute possible le meurtrier ? Il était évident que la loi ne pouvait prendre le risque de punir un innocent ; mais il était tout aussi évident que le coupable ne pouvait rester aussi longtemps en liberté.

C’était en ces quelques mots que les journalistes avaient résumé le problème ; mais, pour le juge Kenneth Harpur, il n’y avait eu aucun problème. Après avoir lu toutes ces réflexions, il mit moins de cinq secondes pour décider de la conduite à tenir – et il était resté parfaitement calme quand il s’était trouvé en face d’un tel cas.

Somme toute, cette affaire n’avait été qu’une coïncidence. Le comté d’Erskine n’avait pas plus d’homicides ni plus de vitres de verre lent que n’importe quelle autre région. En fait, Harpur n’avait pas souvenance d’avoir jamais vu ce matériau avant que le système d’éclairage électrique de la voie publique ne fût brusquement remplacé par des panneaux alternés de verre épais de huit et de seize heures, installés en continuité au-dessus des rues. Cela se passait plusieurs années après que les techniques avaient été développées pour la production massive du verre lent ou – comme il était officiellement appelé – de la Retardite.

Il avait fallu un certain temps pour passer des premières feuilles de verre qui retenaient la lumière pendant une demi-seconde environ, à la création d’une Retardite « épaisse » de plusieurs années. Le matériau original était l’œuvre d’un fabricant de verre qui essayait d’obtenir une vitre à la fois incassable et absolument isolante. Ses propriétés remarquables auraient pu ne jamais être remarquées s’il n’avait pas été également utilisé – par malheur pour un certain nombre de personnes – dans la fabrication des pare-brise d’automobiles.

Le fabricant d’autos concerné dépensa plus d’un demi-million de dollars en essayant de découvrir pourquoi un bon nombre d’exemplaires du même modèle avaient été victimes d’accidents statistiquement imprévisibles, par suite de virages à gauche. Malgré son prix de revient élevé, l’enquête fut rapidement amortie, car la Retardite devint une industrie majeure en un temps relativement bref.

L’« emprunt de paysage » fut l’une des premières applications et des « fermes » spécialisées dans le verre lent firent leur apparition dans les plus belles régions du globe. Le succès commercial du verre lent était dû en grande partie au fait qu’il n’y avait aucune différence, émotionnellement parlant, entre posséder un scenedow et posséder la terre qui l’avait impressionné. Celui qui habitait en ville le plus étouffant et le plus petit des logements pouvait contempler des vallées boisées de pin – des vallées qui étaient véritablement sa propriété.

Puis on se rendit compte que, sur beaucoup de points, les caméras étaient dépassées par le verre lent. Toutes les expéditions d’étude vers les planètes, qu’elles fussent humaines ou automatiques, emportaient des plaquettes pratiquement sans poids de Retardite, dotées de retards appropriés. Dans le domaine cinématographique, allant de l’enregistrement industriel à l’étude des oiseaux en liberté, là où des mètres et des mètres de pellicule étaient normalement gâchés dans l’attente de l’événement capital mais imprévisible, on utilisait à présent un verre lent de courte durée. Le verre restituait alors les images devant des caméras qui n’enregistraient que les scènes voulues au moment adéquat. Les caméras-espions devinrent de minuscules pointes de verre que les agents secrets glissèrent dans les pores de leur peau, donnant ainsi l’impression de n’avoir que de banals points noirs.

Mais, quel que fût l’usage que l’on voulait en faire, toutes les applications du verre lent avaient une chose en commun. Celui qui s’en servait devait être absolument certain du retard qu’il désirait – parce qu’il n’existait aucun moyen d’accélérer le processus de restitution. Si la Retardite avait été un « verre » au vrai sens du terme, il aurait été possible de le fractionner en plaques plus fines pour modifier l’épaisseur et obtenir l’information plus tôt ; mais, en réalité, c’était une matière extrêmement opaque. Opaque dans ce sens que la lumière ne la pénétrait jamais réellement.

Les radiations dont la longueur d’onde avoisinait celle de la lumière étaient absorbées par la surface de Retardite et leur enregistrement était aussitôt converti en variations d’amplitude à l’intérieur de la matière. L’effet piézoluctique par lequel l’information cheminait vers la face opposée impliquait toute la structure cristalline, et tout ce qui dérangeait cette structure détruisait aussitôt les variations d’amplitude.

Mais si cette révélation avait rendu furieux un certain nombre de chercheurs, elle avait été un facteur important dans le succès commercial de la Retardite. Les gens s’étaient en effet montrés réticents pour installer des scenedows dans leurs maisons, sachant que tout ce qu’ils feraient serait enregistré à jamais et pourrait être vu par d’autres yeux un certain nombre d’années plus tard. Aussi l’industrie piézoluctique naissante avait-elle été prompte à inventer une « gomme » bon marché avec laquelle toute surface de verre lent pouvait être « nettoyée » afin d’être réutilisée comme n’importe quel programme d’ordinateur trop surchargé ou dépassé.

C’était pour cette même raison que, pendant cinq années, deux gardes avaient exercé une surveillance constante sur le scenedow qui était le témoin capital dans l’affaire Raddal. Il pouvait toujours arriver qu’un parent de Raddal, ou quelque personnage en quête d’une discutable publicité, se glissât jusqu’au scenedow pour l’effacer avant que le doute ne fût dissipé.

Il y avait eu pendant ces cinq années certaines périodes où Harpur avait été trop malade et trop fatigué pour s’intéresser au morceau de verre, et où il aurait été soulagé de voir ce témoignage incontestable réduit au silence pour toujours. Mais, habituellement, l’existence du verre lent ne le préoccupait pas outre mesure.

Il avait rendu son verdict sur l’affaire Raddal en pensant que n’importe quel autre juge aurait agi de la même façon. La controverse qui s’était ensuivie et l’hostilité de la presse, du public, et même de certains de ses collègues, l’avaient tout d’abord blessé ; mais il s’en était très vite remis.

La Loi, avait déclaré Harpur, existait uniquement parce que les gens croyaient en elle. Ébranlez cette croyance – ne serait-ce qu’une fois – et la Loi subirait alors des torts irréparables.

L’instant du meurtre se situait vers les onze heures du soir.

Avec cette idée en tête, Harpur dîna tôt puis se doucha et se rasa pour la deuxième fois de la journée. Cet effort représentait une proportion importante de sa réserve d’énergie de la journée, mais l’atmosphère de la salle d’audience avait été lourde et poisseuse. L’affaire dont il s’occupait actuellement était à la fois compliquée et ennuyeuse. Il remarqua que cela se produisait de plus en plus souvent. C’était un signe qu’il était prêt à prendre sa retraite mais il avait un dernier devoir à accomplir – il devait bien cela à la profession.

Harpur mit une veste légère et tourna le dos au miroir en pied que sa femme avait acheté quelques mois plus tôt. En face se trouvait une lame de Retardite de quinze secondes qui lui permettait, après un temps d’arrêt, de se retourner et de se voir par-derrière. Il examina froidement sa silhouette frêle mais droite, puis s’éloigna avant que l’étranger du verre ne se tournât également.

Il détestait les miroirs en pied presque autant que les populaires « miroirs de la vérité », qui n’étaient que des feuilles de Retardite à faible retard pivotant autour d’un axe vertical. Ils fonctionnaient pratiquement comme des miroirs ordinaires, mais il n’y avait pas de phénomène de renversements. Pour la première fois, proclamaient les fabricants, vous pouviez réellement vous voir comme les autres vous voyaient. Harpur était opposé à cette idée pour des raisons vaguement philosophiques qu’il n’aurait pu expliquer à personne, pas même à lui-même.

« Tu n’as pas l’air bien, Kenneth, lui fit Eva tandis qu’il arrangeait minutieusement sa cravate. Tu n’étais pas obligé d’y aller, non ?

— En effet, je n’étais pas obligé et c’est pour cela que j’ai pensé avoir le devoir d’y aller. C’est tout.

— Je vais t’accompagner en voiture.

— Non. Tu vas aller te coucher. Je ne vais pas te laisser conduire en pleine ville à pareille heure de la nuit. » Il lui passa le bras autour du cou. À cinquante-huit ans, Eva Harpur traversait une période apparemment sans fin de bonne santé extraordinaire, mais ils cultivaient l’illusion que c’était lui qui prenait soin d’elle.

Il utilisa sa voiture pour se rendre en ville mais la circulation était inhabituellement lente et, sur un coup de tête, il s’arrêta à plusieurs blocs du quartier général de la police et se mit à marcher. Vivez dangereusement, pensa-t-il, mais marchez lentement – au cas où… C’était une soirée chaude et claire et, à cause des longues journées de juin, seuls étaient noirs les panneaux de seize heures suspendus au-dessus de la rue. Les panneaux alternés de huit heures reproduisaient inutilement la lumière qu’ils avaient emmagasinée durant l’après-midi. Pendant les heures de jour, le système était un compromis avec les variations saisonnières mais il fonctionnait raisonnablement bien et, surtout, la lumière était pratiquement gratuite.

Un avantage supplémentaire de ce système était qu’il donnait aux autorités une vision parfaite d’événements tels qu’accidents de voitures et fautes de conduite. En fait, c’étaient bien les tout nouveaux panneaux de verre lent qui éclairaient à ce moment-là la 53e Avenue qui avaient permis d’apporter le témoignage le plus décisif dans l’affaire Ewan Raddal.

Témoignage qui avait envoyé Raddal à la chaise électrique.

Les faits marquants de l’affaire ne correspondaient pas exactement à la situation classique donnée par les journaux, mais en avaient été suffisamment proches pour éveiller l’intérêt du public. Il n’y avait pas d’autre suspect que Raddal, mais l’accusation dont il faisait l’objet était en grande partie due aux circonstances. Les corps n’avaient pas été découverts avant le lendemain matin et Raddal avait eu tout le temps nécessaire pour rentrer chez lui, se laver et dormir. Quand il avait été arrêté, il était frais et dispos – et les enquêteurs n’avaient pratiquement rien pu prouver.

Raddal avait été soupçonné parce qu’il avait été aperçu aux alentours du terrain de jeux à l’heure du crime et parce qu’il portait des ecchymoses et des égratignures compatibles avec le forfait. De plus, entre minuit et neuf heures et demie du matin, heure à laquelle on était venu le chercher pour l’interroger, il avait « perdu » la veste de plasticord qu’il portait le soir précédent ; celle-ci ne fut jamais retrouvée.

À la fin du procès de Raddal, le jury avait mis moins d’une heure pour prononcer un verdict de culpabilité mais, devant une cour d’appel, la défense déclara que le jury avait été influencé par le fait que le crime avait été enregistré par la fenêtre d’Émile Bennett. Pour appuyer sa demande d’un nouveau procès, l’avocat de la défense mit en avant le fait que les membres du jury avaient écarté leur « doute raisonnable » en pensant que Harpur prononcerait tout au plus une sentence d’emprisonnement à vie.

Mais, aux yeux de Harpur, le nouveau code pénal de 1977 – qui offrait principalement aux juges un pouvoir accru à l’intérieur de leurs propres tribunaux – ne prévoyait pas de législation d’attente, surtout dans une affaire de meurtre au premier degré. En janvier 1987, Raddal était condamné à la peine capitale.

Le point de vue rigoureux de Harpur – qui lui avait valu le surnom de « Juge de Fer » – était que la décision prise par un tribunal était sacro-sainte. L’entité surhumaine qu’était la Loi ne devait pas s’abaisser devant un morceau de verre. Son argument se résumait en quelques mots : si une législation d’attente était introduite, les criminels emporteraient avec eux un équipement standard comportant des morceaux de Retardite de cinquante années d’épaisseur.

Au bout de deux ans, la lente machine de la Cour suprême avait ratifié la décision de Harpur et la sentence fut exécutée. La même chose s’était produite plusieurs années auparavant, sur un plan de moindre importance il est vrai, dans le monde du sport ; et la seule solution valable, celle qui devait toujours prévaloir, fut que l’arbitre avait toujours raison – malgré ce que les caméras et le verre lui-même pourraient bien révéler par la suite.

En dépit de sa justification – ou peut-être à cause d’elle – les journaux ne sympathisèrent jamais avec Harpur. Il se fit un devoir de se montrer indifférent à tout ce que l’on écrivait ou disait sur son compte. La seule chose dont il eut besoin pendant ces cinq dernières années fut la certitude qu’il avait pris une bonne décision – et il allait maintenant savoir si cette décision était véritablement bonne.

Bien que cette nuit se profilât à l’horizon depuis cinq années, Harpur éprouvait encore des difficultés à penser que, quelques minutes plus tard, il saurait enfin si Raddal était coupable ou non. Cette pensée causa dans sa poitrine un crescendo de chocs désagréables et il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Après tout, quelle différence cela faisait-il réellement ? Il n’avait pas fait la Loi – alors, pourquoi se sentait-il personnellement concerné ?

La réponse ne tarda pas à venir.

Il était concerné parce qu’il était lui-même une partie de la Loi. La raison pour laquelle il avait continué de travailler en dépit des avis du médecin était que c’était lui, et non quelque abstraite incarnation de ce que Webster appelait le « grand intérêt de l’homme sur Terre », qui avait prononcé la sentence contre Ewan Raddal. Et il allait être là, en personne, pour faire front s’il avait commis une erreur.

L’approche du moment fatidique était étrangement réconfortante pour Harpur, qui avait repris sa marche dans les rues pleines de monde. Quelque chose de bizarre le frappa dans l’atmosphère de cette fin de soirée, puis il remarqua que le centre était encombré de voitures étrangères à la ville. Des hommes et des femmes se pressaient sur les trottoirs, et il sut qu’ils n’étaient pas d’ici car ils levaient parfois la tête vers les sommets élevés des bâtiments. L’odeur d’un hamburger en train de cuire dérivait dans l’air épais et doux.

Harpur se demanda pourquoi tous ces gens se trouvaient là, puis remarqua qu’ils se dirigeaient vers le quartier général de la police. Ainsi, c’était donc ça ! Les gens n’avaient pas changé depuis les temps où ils étaient attirés par les arènes, les guillotines et les potences. Ils ne pourraient rien voir, mais le fait de se trouver près du lieu de l’événement suffirait à leur faire goûter la joie ancestrale, viscérale même, vieille comme le monde, qui consiste à respirer alors que quelqu’un venait juste de mourir. Les cinq années qui les séparaient de ce jour fatal ne faisaient aucune différence.

Même s’il l’avait voulu, Harpur n’aurait pu entrer dans la pièce du sous-sol. Il n’y avait, en plus des appareils d’enregistrement, que six chaises et six paires de jumelles spéciales à faible grossissement, possédant des objectifs sans déperdition de lumière. Elles étaient réservées aux observateurs de l’État.

Harpur n’avait aucun intérêt à voir la scène de ses propres yeux – il voulait simplement en entendre le résultat ; puis prendre un long, un très long repos. Il lui vint à l’esprit qu’il n’était pas du tout raisonnable de se rendre au bâtiment de la police, avec tout l’effort et la tension mortelle que cela signifiait pour lui, mais il n’y avait rien d’autre à faire. Je suis coupable, pensa-t-il brusquement, coupable comme…

Il atteignit la place le long de laquelle se dressait le bâtiment, puis se fraya un chemin dans la masse mouvante des gens agglutinés. À mi-parcours, la transpiration avait collé ses vêtements si étroitement à sa peau qu’il pouvait difficilement lever les pieds. À un moment indéterminé de sa longue marche, il eut conscience d’une présence derrière lui – la vieille ennemie à l’aiguille chauffée à blanc.

Alors qu’il atteignait les voitures de presse rangées n’importe comment, Harpur pensa qu’il ne pouvait arriver trop tôt, et il avait au moins une demi-heure d’avance. Il fit demi-tour et entreprit à nouveau de se frayer un chemin vers le côté opposé de la place. L’aiguille le piqua alors – une piqûre précise – et il tituba, cherchant à s’accrocher à quelque chose.

« Quel… ! » Une voix étonnée retentit au-dessus de sa tête. « Vas-y doucement, pépère. » Son possesseur était un solide gaillard vêtu d’une combinaison bleu pâle et qui était en train de regarder un spectacle de Tri-D lorsque Harpur était tombé sur lui. Il arracha de ses yeux les lunettes-récepteur ; les images minuscules de gauche et de droite dansaient comme de lointains feux de joie. Un ruban de musique s’échappait des écouteurs individuels.

« Excusez-moi, souffla Harpur. J’ai trébuché. Je suis désolé. 

— Ça va. Dites donc, vous ne seriez pas le juge… » Harpur s’éloigna et le gros homme tout excité empoigna vivement par le bras la femme qui se trouvait avec lui. Je ne dois pas être reconnu, pensa-t-il, pris de panique. Il s’enfonça dans la foule, perdant peu à peu tout sens de l’orientation. Six pas désespérés, et l’aiguille revint à l’attaque – et, cette fois-ci, s’enfonça jusqu’à la garde. Il gémit et la place bascula dangereusement. Pas ici, implora-t-il, pas ici, je vous en prie !

Il réussit pourtant à ne pas tomber et à continuer son chemin. Proche de lui – et pourtant distante de plusieurs millions de kilomètres – une femme invisible lança un rire splendide, libre et confiant. La douleur revint quand il se trouva à la limite de la place, encore plus vive qu’auparavant – une, deux, trois fois. Harpur poussa un cri en sentant son muscle vital se tordre de douleur.

Il commença à tomber, puis se sentit retenu par des poignes solides. Harpur leva les yeux vers le jeune homme au teint basané qui le soutenait. Ce beau visage, marqué par les soucis, qui apparaissait derrière des brumes rougeâtres, lui parut tout à coup étrangement familier. Harpur essaya de parler.

« Vous… vous êtes Ewan Raddal, n’est-ce pas ? »

Les sourcils noirs se soulevèrent d’étonnement.

« Raddal ? Non. Connais pas. Je crois que je ferais mieux d’appeler une ambulance. »

Harpur fit un effort de réflexion. « C’est juste. Vous ne pourriez pas être Raddal. Je l’ai tué il y a cinq ans. » Il haussa la voix. « Mais alors, pourquoi êtes-vous ici ?

— Je revenais d’un match de bowling quand j’ai vu tout ce monde. »

Le jeune homme s’efforça de conduire Harpur loin de la foule, le soutenant par un bras, défendant ce corps contre tous les autres. Harpur essaya de l’aider, mais comprit que ses pieds traînaient lamentablement sur le sol.

« Vous vivez à Holt ? »

Le jeune homme hocha la tête plusieurs fois.

« Vous savez qui je suis ?

— Tout ce que je sais, monsieur, c’est que vous devriez être à l’hôpital. Il y a un téléphone dans la boutique de vins : je vais appeler une ambulance. »

Harpur eut la vague sensation que leurs paroles comportaient quelque terrible signification, mais il n’avait pas le temps d’approfondir cette question.

« Écoutez, dit-il, s’efforçant de rester un instant debout. Je ne veux pas d’ambulance. Tout ira bien si je peux rentrer chez moi. Pouvez-vous m’aider à trouver un taxi ? »

Le jeune homme eut l’air d’hésiter, puis haussa les épaules : « Ça risque d’être pour votre enterrement ! »

 

Harpur ouvrit soigneusement la porte et pénétra dans les ténèbres familières de la vieille maison. Pendant le trajet de retour, ses vêtements trempés de sueur étaient devenus glacés, et il ne put s’empêcher de frissonner tandis qu’il cherchait l’interrupteur.

Quand la lumière fut allumée, il s’assit à côté du téléphone et jeta un coup d’œil à sa montre. Il était presque minuit – à cette heure-ci, il ne devait plus y avoir aucun doute sur ce qui s’était passé cinq ans plus tôt sur le terrain de jeux de la 53e Avenue. Il décrochait quand il entendit sa femme qui s’approchait de l’escalier. Il aurait pu appeler plusieurs numéros pour demander ce que le verre lent avait révélé, mais il n’avait pas du tout envie de parler à un inspecteur de police ou à quelque responsable de l’Hôtel de Ville. Il appela Sam Macnamara.

En tant que garde, Sam ne connaîtrait pas officiellement le résultat ; malgré cela, sa réponse serait tout aussi valable. Harpur essaya de composer le numéro de la ligne directe du bureau du garde, mais son index tremblant tombait sans cesse à côté des chiffres et il abandonna.

Eva Harpur descendit les escaliers, vêtue d’une robe de chambre, et s’approcha de lui avec compréhension.

« Oh ! Kenneth ! » Elle porta sa main à sa bouche. « Que t’est-il arrivé ? Tu es… Je vais appeler le docteur Sherman. »

Harpur sourit doucement. Je fais beaucoup de sourires depuis quelque temps, pensa-t-il bizarrement. C’est la seule réponse qu’un vieil homme puisse faire en toute occasion.

« Je te demande seulement de me verser un peu de café et de m’aider à me coucher ; mais, avant tout, fais-moi un numéro sur ce foutu machin. » Eva ouvrit la bouche pour protester mais la referma quand elle rencontra son regard.

Quand Sam répondit au téléphone, Harpur s’efforça de parler d’une voix normale. « Bonsoir, Sam. Kenneth Harpur. Alors, le spectacle est terminé ?

— Oui, monsieur. Il y a eu ensuite une conférence de presse mais elle est également terminée. Vous avez dû entendre le résultat à la radio.

— En fait, non. Je… je viens tout juste de rentrer, Sam. J’ai voulu appeler quelqu’un avant d’aller me coucher et c’est votre numéro qui m’est venu à l’esprit. »

Sam fit entendre un petit rire gêné. « Eh bien, ils l’ont parfaitement identifié. C’était Raddal, évidemment – mais vous deviez le savoir depuis longtemps.

— Oui, Sam. » Harpur sentit les larmes lui monter aux yeux.

« Ça va vous enlever un drôle de poids de la conscience, monsieur. »

Harpur hocha la tête d’un air fatigué mais répondit : « Évidemment, je suis heureux que la justice ne se soit pas trompée – mais ce ne sont pas les juges qui font les lois, Sam. Ils ne décident même pas qui est coupable et qui ne l’est pas. En ce qui me concerne, l’existence de ce morceau de verre ne faisait que très peu de différence, dans un sens comme dans l’autre. »

Ces paroles étaient bien dignes du « Juge de Fer ».

Il y eut un long moment de silence puis Sam reprit, avec une note de désespoir dans la voix : « Je sais tout cela, monsieur le Juge… mais, tout de même, ça doit vous enlever un drôle de poids de la conscience. »

Harpur comprit avec étonnement que le grand Irlandais le suppliait presque. Cela n’a plus d’importance, pensa-t-il. Demain matin, je vais prendre ma retraite et rejoindre les rangs des hommes.

« D’accord, Sam, dit-il finalement. Admettons – je vais pouvoir dormir sur mes deux oreilles. Ça va comme cela ?

— Merci, monsieur le Juge. Bonne nuit. »

Harpur reposa l’appareil et, les yeux bien fermés, attendit que vienne la paix.