CHAPITRE II

La Société des Ordinateurs Leygraf occupait une petite suite de bureaux dans l’un des plus anciens immeubles commerciaux du vieux Portston. Garrod pénétra dans le minuscule salon d’accueil, s’approcha de la femme à l’allure triste mais efficace qui se tenait derrière le bureau de la réception et lui tendit sa carte.

« Je voudrais voir Mr. Leygraf pendant quelques instants. »

La réceptionniste lui sourit en manière d’excuse. « Je suis désolée – Mr. Leygraf est en conférence et si vous n’avez pas de rendez-vous… »

Garrod lui répondit par un autre sourire et jeta un coup d’œil à sa montre. « Il est très exactement quatre heures une minute. Correct ?

— Euh… oui.

— Ce qui signifie que Carl Leygraf est seul dans son bureau et qu’il est en train de prendre son premier verre de la journée, un scotch avec du soda et beaucoup de glace. J’ai personnellement envie de boire la même chose et je vous prierais de bien vouloir lui faire savoir que je suis ici. »

La femme hésita un instant avant d’appuyer sur le bouton de l’interphone. Quelques secondes plus tard, Leygraf sortit de son bureau, un verre humide à la main. C’était un homme mince, vêtu à la diable, à la calvitie précoce et aux yeux gris et inquiets.

« Venez, Al, lança-t-il. Vous arrivez juste à point pour prendre un verre.

— Je sais. » Garrod entra dans le bureau, une pièce aux murs argentés et dans laquelle les éléments décoratifs étaient remplacés par des modèles mathématiques fort complexes faits de tiges et de fils. « J’en ai bien besoin. Ma voiture m’a lâché à deux blocs d’ici et j’ai dû l’abandonner pour venir à pied. Vous connaissez quelque chose aux turbines ?

— Non, mais si vous me dites quels sont les symptômes je serai peut-être capable de vous donner un conseil. »

Garrod secoua la tête. C’était une chose qu’il aimait bien chez Leygraf, cette manière d’être prêt à s’intéresser à n’importe quel sujet de conversation et d’en débattre pendant quelques instants. « Ce n’est pas pour cela que je suis venu vous voir.

— Ah ? Une vodka-tonic, évidemment ?

— Merci. Pas trop corsée, s’il vous plaît. »

Leygraf prépara la boisson avant de poser le verre sur le bureau derrière lequel Garrod s’était assis. « Vous vous préoccupez toujours de ces Stiletto ? »

Garrod hocha la tête et but longuement avant de lui répondre. « Je viens vous apporter de nouvelles données.

— Lesquelles ?

— Je pense que vous êtes au courant de l’accident de l’Aurora survenu il y a deux jours ?

— Si je suis au courant ? Mais je n’entends parler que de cela, mon vieux. L’année dernière, j’avais conseillé à ma femme d’acheter le nouveau modèle de la S. C. A. et elle a… » Leygraf s’arrêta, le verre au bord des lèvres. « Que voulez-vous dire par : de nouvelles données ?

— L’Aurora possédait des pare-brise Thermgard.

— Je savais que vous vous en étiez occupé, Al, mais cela devait faire plusieurs mois déjà que cet appareil volait.

— Pas avec mes pare-brise. La S. C. A. était désireuse de ne pas trop s’attarder sur le programme de vol à basse vitesse, aussi est-ce pour cela que l’Aurora a volé quelque temps avec des écrans ordinaires. » Garrod regarda fixement son verre et vit de minuscules courants de liquide s’échapper du cube de glace. « Le vol de mardi dernier était le premier avec mon pare-brise Thermgard.

— Pure coïncidence ! » Leygraf renifla avec insistance. « Qu’essayez-vous de prouver ?

— Vous étiez de mon avis, Carl. Vous vous en souvenez ?

— Oui, je sais – mais je vous ai également dit que les chiffres avaient été mal utilisés. Quand on analyse une chose aussi complexe que les exigences de la circulation urbaine, il est d’usage de laisser de côté un bon nombre de statistiques…

— Sur la route du terrain d’aviation de McPherson, Esther et moi avons failli nous faire rentrer dedans par une Stiletto qui tournait à gauche.

— Vous êtes en train de gâcher le meilleur drink de ma journée, dit Leygraf d’un air chagrin tout en repoussant son verre. Chassez vos problèmes pendant quelques instants – comment un nouveau type de pare-brise pourrait-il produire des accidents ? Pour l’amour de Dieu, Al, dites-moi comment cela serait-il possible ? »

Garrod haussa les épaules et se concentra un moment sur un modèle mathématique afin d’essayer d’identifier l’équation qu’il représentait. « J’ai créé une nouvelle sorte de cristal, plus solide que n’importe quel verre. Il ne devrait même pas être transparent parce qu’il réfléchit l’énergie sur pratiquement chaque longueur d’onde du spectre. Seules les longueurs d’onde visibles parviennent à le traverser. Mais pas la chaleur. C’est pour cela que je l’ai fait breveter comme devant être le meilleur matériau de pare-brise au monde. » Garrod parlait d’une manière abstraite, tandis que son esprit glissait sur les courbes et les matrices du modèle.

« Mais si l’on suppose qu’un autre type de radiation parvienne à passer et qu’il soit même amplifié ou canalisé… Quelque chose que nous ne connaissons pas…

— Quelque chose qui rendrait mauvais les bons conducteurs et les excellents pilotes ? » Oubliant apparemment qu’il avait renoncé à boire, Leygraf saisit son verre et le vida d’un trait. « Est-ce que leur visage se couvre de poils et que leurs dents se mettent à pousser comme ça ? » Il enfonça ses jointures dans sa bouche et agita deux doigts pointés vers le bas.

Garrod se mit à rire avec reconnaissance. « Ne me rappelez pas à quel point tout ceci paraît stupide. J’essaie seulement de penser à autre chose. Je crois bien avoir lu un article à propos d’une route française qui était un véritable point noir ; personne ne comprenait pourquoi il en était ainsi, car la route était toute droite, suffisamment large et bordée de peupliers. Eh bien, les arbres étaient plantés à une distance telle les uns des autres que, si l’on roulait à la vitesse maximale autorisée, les rayons du soleil passaient entre les peupliers à raison de dix cycles par seconde.

— Qu’est-ce que cela ?… » Leygraf était tout déconcerté. « Ça y est, j’y suis – le rythme alpha du cerveau ! L’hypnose.

— Oui. Et il y a aussi l’épilepsie. Saviez-vous qu’il est mauvais, et même dangereux, pour un épileptique d’essayer de régler un poste de télévision présentant une courbe d’oscillations lente ? »

Leygraf secoua la tête. « Ce sont des phénomènes différents, Al.

— Peut-être pas. Et si le Thermgard oscillait ? S’il produisait des pulsations ?

— Cela n’expliquerait pas cette histoire de virages. Le rapport de synthèse de ma société a montré que presque tous les accidents de Stiletto se produisaient pendant un virage à gauche. Si vous voulez mon avis, c’est la géométrie de la direction qui est en cause.

— Non, dit Garrod avec fermeté. J’ai pris connaissance des divers rapports d’essais effectués en cours de fabrication.

— Bien entendu, l’Aurora tournait au moment où il s’est écrasé. » Les yeux gris de Leygraf s’étaient légèrement agrandis. « On peut dire qu’un avion tourne sur le plan vertical au moment où il se pose, n’est-ce pas ?

— Oui, cela s’appelle un redressement – sauf que, dans ce cas précis, Renfrew n’a pas redressé à temps. L’Aurora a quasiment piqué du nez vers le sol. »

Leygraf se leva subitement. « Il a tourné trop tard ! C’est ce que les conducteurs de Stiletto ont tendance à faire. Ils sous-estiment le temps nécessaire au franchissement de la file opposée de véhicules. Nous y sommes, Al. »

Garrod sentit son cœur enfler dans sa poitrine. « Nous y sommes ?

— Nous avons notre dénominateur commun.

— Et où cela nous mène-t-il ?

— Nulle part – cela confirme seulement vos nouvelles données, c’est tout. Mais je commence à faire mienne l’idée que le Thermgard affecte en quelque façon la lumière qui le traverse. Peut-être altère-t-il la longueur d’onde de la lumière ordinaire et la rend-il mauvaise. Un conducteur atteint serait probablement… »

Garrod secoua la tête. « Mais, dans ce cas, les couleurs perçues au travers de ce matériau ne seraient pas naturelles. Or, ce n’est pas le cas, les essais l’ont démontré. Les pare-brise doivent répondre à un grand nombre d’obligations, vous savez.

— Il y a pourtant quelque chose qui ralentit les réactions des conducteurs, maintint Leygraf. Écoutez, Al, nous avons deux facteurs en jeu. Il y a la lumière elle-même – qui est invariable – et il y a l’homme…

— Ne dites plus rien ! Taisez-vous ! » Garrod se cramponna aux bras de son fauteuil quand il eut l’impression que le plancher se mouvait sous lui. Il ressentit un picotement sur le front et sur les joues, puis essaya de formuler à voix haute l’idée qui venait de lui traverser l’esprit, mais le gouffre séparant la logique du langage s’avéra trop profond pour qu’il parvienne à le franchir.

Deux heures plus tard, après une course épuisante au milieu du trafic des heures de pointe, les deux hommes atteignirent le bâtiment de couleur crème où se trouvait le Centre de Recherche et d’Administration de la Société des Verreries Garrod. C’était une belle fin d’après-midi d’octobre et l’air était doux et empreint de nostalgie. Du parking où ils se trouvaient, ils purent voir un lointain court de tennis – joyau posé sur un coussin d’arbres – où de blanches silhouettes disputaient peut-être le dernier jeu de la saison.

« C’est ce que je devrais être en train de faire, fit remarquer amèrement Leygraf tandis qu’ils se dirigeaient vers l’entrée principale. Est-il vraiment nécessaire que vous soyez aussi peu bavard quant à la raison qui vous a poussé à m’amener jusqu’ici ?

— Je ne cherche pas à faire de mystères. » Garrod se sentait progresser en terrain mouvant et se rendait compte qu’il se devait d’aller avec précaution. « Il y a seulement que je ne veux pas influencer le moins du monde votre manière de penser. Je vais vous montrer quelque chose et vous devrez me dire ce que cela signifie. »

Ils pénétrèrent dans le bâtiment et prirent place dans l’ascenseur, qui les emporta vers les bureaux du deuxième étage. Le bâtiment avait l’air désert mais ils rencontrèrent dans le couloir un homme petit et trapu dont la poche de poitrine s’ornait de tournevis au lieu de stylos à encre.

« Salut, Vince ! lança Garrod. Vous avez reçu mon message ? »

Vince hocha la tête. « Oui, mais je n’y ai rien compris. Est-ce que vous vouliez vraiment ce bricolage qui consiste en un simple morceau de carton équipé de deux ampoules électriques et d’un interrupteur rotatif ?

— C’est bien ce que je voulais. » Garrod donna à Vince une tape sur l’épaule comme pour s’excuser de ne pas lui dévoiler le mystère, puis entra dans son bureau. C’était un mélange de salle de travail classique et de pièce moderne, où une table à dessin disputait la place à un vaste bureau mal rangé.

Leygraf pointa un doigt vers le tableau noir qui recouvrait le mur sur toute sa longueur. « Vous vous en servez vraiment ? Je croyais que cela n’existait que dans les vieux films, ceux de William Holden par exemple.

— Il m’aide à réfléchir. Quand un problème est inscrit sur ce tableau, je peux le voir et travailler dessus sans me préoccuper de tout ce qui se passe par ici. » Garrod parlait lentement tout en examinant l’appareillage improvisé qui était posé sur son bureau ; il était constitué d’un socle de carton épais supportant deux ampoules et d’un interrupteur rotatif à vitesse variable, le tout relié par des fils recouverts de plastique et dont les extrémités libres se trouvaient réunies par une fiche électrique. Un jour, pensa-t-il, étrangement vide de toute émotion, les musées du monde entier se battront pour la possession de cet assemblage rudimentaire. Il enfonça la fiche dans la prise murale et déclencha l’interrupteur rotatif ; les deux ampoules s’allumèrent à l’unisson. Puis il modifia légèrement la vitesse ; les deux ampoules s’allumèrent et s’éteignirent alors toutes les secondes environ.

« On se croirait à Times Square. » Leygraf renifla bruyamment pour attirer l’attention sur sa plaisanterie.

Garrod le prit par le bras et l’attira près du bureau. « Vous voyez le genre de circuit que nous avons ici ? Deux ampoules et un interrupteur montés en série.

— On ne m’a pas parlé de cela pendant les cours d’informatique du Cal Tech mais je crois pouvoir saisir le schéma général. Mon esprit fait des efforts énormes pour se mettre à la portée de cette technologie supérieure.

— Je voulais simplement être certain que vous compreniez…

— Pour l’amour de Dieu, Al ! » Leygraf commençait à perdre patience. « Qu’y a-t-il à comprendre ?

— Ceci. » Garrod ouvrit un placard et en sortit une plaque de verre assez épaisse, d’apparence ordinaire. « Du Thermgard. »

Il la porta jusqu’au bureau, où les deux ampoules brillaient à l’unisson, puis la posa verticalement sur le socle de façon telle qu’une seule ampoule fût visible au travers du morceau de verre.

« Comment se comportent les ampoules à présent ? demanda-t-il sans les regarder.

— Comment pourraient-elles se comporter, Al ? Vous n’avez pas touché au… Oh ! bon sang !

— Exactement ! » Garrod se pencha de côté et regarda les deux ampoules sous un angle qui était approximativement celui de Leygraf. L’ampoule située derrière la plaque restait toujours allumée pendant une seconde, mais se trouvait décrochée par rapport à l’autre. Il enleva la plaque de verre et les deux ampoules fonctionnèrent de nouveau à l’unisson. Puis il remit la plaque et les deux ampoules se trouvèrent une nouvelle fois déphasées.

« Je n’aurais jamais cru cela possible », admit Leygraf.

Garrod hocha la tête. « Vous vous souvenez, j’avais dit que le Thermgard n’avait pas le droit d’être transparent. Il se passe que la lumière elle-même éprouve quelques difficultés à le traverser – des difficultés telles qu’il lui faut près d’une seconde pour franchir un demi-pouce de ce matériau. C’est pour cela que les conducteurs de Stiletto ont été impliqués dans un nombre aussi élevé d’accidents ; c’est également pour cela que le pilote de l’Aurora a foncé droit sur le sol – ils n’étaient pas en phase avec leur environnement, Carl.  Ils voyaient le monde tel qu’il existait une seconde auparavant !

— Mais comment se fait-il que cet effet prenne autant d’importance dans les virages ?

— Il aura également été présent dans d’autres circonstances, causant de mauvaises appréciations de la distance et de légers froissements de tôle sans importance entre véhicules roulant sur la même file. Dans ces cas, les vitesses relatives sont peu élevées et les conséquences ne sont pas très importantes. C’est seulement quand un conducteur cherche à traverser la file venant en sens inverse que les vitesses relatives sont élevées et les conséquences désastreuses.

— Mais que se passe-t-il au coin d’une rue ?

— Les vitesses sont peu élevées et le coin de la rue ne se précipite pas sur vous à près de 100 à l’heure. De plus, le conducteur regarde probablement par la vitre latérale et compense inconsciemment ce qu’il voit à travers le pare-brise ; mais, quand il traverse la file opposée de voitures, ses yeux sont exclusivement fixés sur le véhicule qui arrive en face et qu’il voit au travers de son pare-brise – et ses yeux reçoivent des informations inexactes. »

Leygraf se frotta le menton. « Je suppose que tout ceci s’applique également à l’aviation ?

— Oui. En ligne droite, le décalage n’est pas très important – songez que l’Aurora avait le ciel entier devant lui – mais un virage augmente les conséquences de ce phénomène.

— Comment cela ?

— Simple question de trigonométrie. Si un pilote se dirige sur une montagne située à cent kilomètres et s’il effectue un virage de deux degrés, la montagne déviera de… de… Allons, Carl, c’est vous le matheux.

— Ah… trois ou quatre kilomètres.

— C’est ce genre de chose qui donne au pilote de bonnes indications sur la précision de son cap – ou les corrections à apporter à celui-ci. Bien entendu, au moment où l’appareil doit redresser pour atterrir, s’il se trouve à cent mètres du sol et qu’il vole encore à plus de trois cents à l’heure… »

Leygraf réfléchit un instant. « Vous savez, vous allez peut-être avoir quelque chose de fantastique entre les mains si vous parvenez à développer ce matériau. Vous croyez que vous allez pouvoir retarder le déphasage de manière telle qu’il devienne tout à fait évident ?

— C’est ce que je vais essayer d’étudier », répondit Garrod.

 

« C’est donc là-dessus que tu travailles depuis plusieurs semaines ? » Esther Garrod regardait d’un air de doute le rectangle de cristal posé dans la main droite de son mari. « Cela ressemble à un morceau de verre tout à fait quelconque.

— Oui, mais ce n’est pourtant pas le cas. » Garrod prenait un malin plaisir à prolonger son attente. « C’est… du verre lent. » Il essaya de déchiffrer l’expression de son visage fin, comme taillé au diamant, et se refusa à y voir une quelconque note d’hostilité.

« Du verre lent… J’aimerais bien parvenir à comprendre ce qui t’est arrivé, Alban. Tu m’as dit au téléphone que tu allais m’apporter un morceau de verre de plus de trois millions de kilomètres d’épaisseur.

— C’est pourtant vrai, ce verre a vraiment plus de trois millions de kilomètres d’épaisseur – en ce qui concerne la lumière qui le traverse. » Garrod savait pertinemment qu’il présentait mal les choses, mais ne parvenait pas à se corriger. « En d’autres termes, disons que ce morceau de verre a près de onze secondes-lumière d’épaisseur. »

Les lèvres d’Esther bougèrent sans laisser passer le moindre son, puis elle se tourna vers la fenêtre au-delà de laquelle un hêtre unique resplendissait comme une torche dans les derniers rayons du soleil.

« Regarde, Esther », reprit Garrod d’une voix pressante. Il maintint le rectangle de cristal à l’aide de sa main gauche et enleva subitement sa main droite, sur laquelle il était posé. Esther regarda sa main et poussa un cri en voyant qu’une autre main droite subsistait toujours derrière le morceau de verre.

« Pardonne-moi, dit Garrod d’un air désemparé. C’est vraiment stupide de ma part. J’avais oublié le choc que l’on éprouvait à la première expérience. »

Esther regarda fixement le morceau de verre jusqu’à ce que la main s’anime d’elle-même et sorte d’un côté pour cesser d’exister. « Qu’as-tu fait ?

— Rien du tout, chérie. J’ai simplement tenu ma main derrière ce verre jusqu’au moment où son image, c’est-à-dire la lumière qu’elle réfléchit, a réussi à passer au travers. C’est un verre très spécial : la lumière met près de onze secondes à le traverser, de sorte que l’image était encore visible onze secondes après que la main fut ôtée. Il n’y a aucune sorcellerie là-dedans. »

Esther secoua la tête. « Cela ne me plaît pas du tout. »

Garrod commençait à sentir le désespoir l’envahir. « Esther, tu vas être la toute première femme de l’histoire de l’Humanité à voir ton propre visage tel qu’il est vraiment. Je t’en prie, regarde ce verre. » Il plaça devant elle le cristal de forme rectangulaire.

« C’est ridicule. Je me suis déjà regardée dans des miroirs…

— Non, ce n’est pas ridicule – tu vas voir. Je t’ai dit qu’aucune femme n’avait vraiment jamais vu son visage parce que les miroirs renversent la droite et la gauche. Si tu avais un grain de beauté sur la joue gauche, la femme du miroir posséderait le même grain de beauté, mais sur la joue droite. Tandis qu’avec le verre lent… »

Garrod tourna le morceau de verre et Esther contempla son propre visage. Son image subsista pendant onze secondes, les lèvres remuèrent en silence, jusqu’à ce que la lumière ait fini de traverser la structure cristalline du matériau. Puis le visage disparut. Il attendit qu’elle lui dise quelque chose.

Elle eut un pâle sourire. « Est-ce que je suis censée devoir être impressionnée ?

— Franchement, oui.

— Je suis désolée, Alban. » Elle revint à la fenêtre afin de contempler la perspective des pelouses. Garrod regarda la silhouette de sa femme et remarqua à quel point ses bras s’écartaient de son corps, principalement à hauteur des coudes. Il avait appris en cours d’anthropologie que cette caractéristique différenciait la femme de l’homme, ce dernier étant censé posséder des bras droits et près du corps, mais son imagination lui dictait que cette attitude ne servait qu’à la rendre dominatrice et toujours prête à imposer sa volonté. Un étrange sentiment de colère prit alors naissance au plus profond de lui-même.

« Tu es désolée ! lança-t-il sèchement. Eh bien, moi aussi, je suis désolé – désolé que tu ne sois pas capable de comprendre ce que ce matériau signifiera pour nous et le reste du monde quand il sera parfaitement au point ! »

Elle se tourna vers lui. « Je ne voulais pas parler de cela ce soir, car nous sommes tous les deux fatigués, mais puisque c’est toi qui as commencé…

— Vas-y !

— J’ai discuté avec Mawson la semaine dernière, et il m’a dit que tu envisageais de consacrer plus d’un million de dollars pour la recherche et le développement de ton… verre lent. » Elle lui sourit d’un air attristé. « J’espère que tu te rends compte du ridicule de la chose.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répétât-elle d’un air dédaigneux. Tu ne comprends donc pas qu’aucun… amusement de société ne vaut une telle somme ?

— Je suis navré pour toi, Esther.

— Il n’y a pas de quoi. » Sa voix se fit chaude et passionnée, et elle sortit de son jeu la carte maîtresse qui avait été souvent choisie pendant leurs deux années de mariage, mais jamais encore lancée sur la table. « Je crains de ne pouvoir te laisser faire des bêtises avec l’argent de mon père. »

Garrod prit une profonde inspiration. Cela faisait plusieurs jours qu’il appréhendait ce moment et pourtant, maintenant que le dénouement approchait, il se sentait pris d’une étrange exaltation à l’idée de devoir jouer enfin son rôle dans la pièce. « As-tu parlé à Mawson, ces deux derniers jours ?

— Non.

— Je le réprimanderai en ton nom – il ne fait pas très bien son travail d’espion. »

Esther le fixa durement, soudain sur ses gardes. « Que veux-tu dire par là ?

— Mawson aurait dû t’apprendre que j’avais déposé un certain nombre de brevets supplémentaires pour le Thermgard. J’ai fait cela en secret, bien entendu, mais il aurait cependant dû être au courant, et toi aussi par la même occasion.

— C’est tout ? Écoute, Alban, ce n’est pas parce que tu as finalement réussi à gagner personnellement quelques dollars que…

— Cinq millions, rectifia Garrod d’une voix suave.

— Quoi ? » Le visage d’Esther avait perdu toute couleur.

« Cinq millions. J’ai remboursé ton père cet après-midi. » Garrod regarda sa femme ouvrir toute grande la bouche et une partie de son esprit remarqua que cette attitude – bouche ouverte, dents blanches, regard étonné – la rendait plus belle que jamais. « Il avait l’air presque aussi surpris que toi.

— Cela ne m’étonne pas. » Toujours prête à la discussion, Esther se ressaisit aussitôt. « Je ne comprends pas comment tu as réussi à gagner cinq millions de dollars avec un matériau pour pare-brise qui ne convient même pas à la fabrication de ceux-ci, mais c’est l’argent de mon père qui t’a servi de tremplin. N’oublie pas qu’il t’a prêté cette somme sans aucune garantie et avec le taux minimum d’intérêt. Une simple question d’honnêteté aurait voulu que tu lui proposes…

— De participer à mon entreprise ? Désolé, Esther – mais le Thermgard n’appartient qu’à moi seul.

— Cela ne te mènera nulle part, prophétisa-t-elle. Tu perdras jusqu’à ton dernier cent.

— Tu crois cela ? »

Garrod se dirigea vers la fenêtre, tendit le cristal devant celle-ci, puis revint rapidement dans le coin le plus sombre de la pièce. Quand il se retourna vers Esther, elle eut un mouvement de recul et se mit à cligner des yeux. Garrod tenait dans ses mains toute la magnificence du soleil couchant.