CHAPITRE VIII
La nouvelle lui annonçant qu’Esther pourrait voir à nouveau – d’une manière purement artificielle, toutefois – atteignit Garrod alors qu’il devait s’entretenir avec un certain nombre de personnes.
Il avait, au début de la matinée, rencontré Charles Manston pour discuter avec lui « des aspects importants de leur politique de relations publiques ». Manston était un homme grand et mince, aux traits aquilins et aux cheveux bruns et soyeux. Il adoptait un style d’habillement très britannique – dont une cravate bleu foncé à pois blancs – et parlait avec un accent que Garrod croyait être celui de Philadelphie ; mais il avait été un journaliste en vue et était à présent un directeur des relations publiques intelligent et efficace.
« Je vois cela venir depuis plus d’un an, disait-il tout en tirant sur une cigarette à bout doré. La masse de l’opinion publique est en train de se retourner contre nos produits. »
Garrod remua les coupures de presse et les transcriptions d’émissions de radio que Manston avait posées sur son bureau. « Vous ne croyez pas que vous en rajoutez un peu, Charles ? Existe-t-il vraiment un animal sauvage portant le nom de "masse de l’opinion publique" ?
— Faites-moi confiance, Alban, c’est quelque chose de très réel et de très puissant. Si elle se dresse contre vous... les ennuis commencent à affluer. » Manston lui tendit une feuille de papier. « Voici une analyse des coupures de presse ayant trait à notre indice de popularité. Près de soixante pour cent d’entre elles sont ouvertement hostiles à la Retardite et aux produits assimilés, tandis que douze autres pour cent ont fait des remarques désagréables.
« C’est cela, Alban, qu’en termes de métier on appelle une mauvaise presse. »
Garrod regarda les colonnes de chiffres mais l’habitude qu’avait Manston de l’appeler par son prénom tout entier lui fit penser à Esther et au message d’Éric Hubert. L’opération avait été couronnée de succès et Esther allait avoir la possibilité de voir à nouveau – si l’on pouvait accepter l’incroyable proposition du chirurgien comme un moyen de « voir »…
« C’est vraiment la débâcle, continuait Manston. Voyez le nombre d’articles concernant les grèves ou les autres moyens d’action mis en œuvre par les syndicats pour protester contre l’installation de panneaux de verre lent destinés à contrôler le bon déroulement des opérations à l’intérieur des entreprises. Regardez ceux parlant des associations pour la défense des droits civiques et de leur lutte contre la décision gouvernementale de faire installer des "mouchards" de verre lent sur tous les véhicules automobiles. Il y a maintenant cette nouvelle Ligue pour la Protection de la Vie Privée qui s’accroît de…
— Que proposez-vous comme moyens d’action pour enrayer tout cela ? demanda Garrod.
— Il va falloir dépenser de l’argent. Notre agence pourrait très bien lancer une campagne publicitaire, mais cela va coûter au moins un million de dollars. »
La discussion se poursuivit encore pendant une vingtaine de minutes durant lesquelles Manston exposa dans les grandes lignes la façon dont il pensait mener la campagne. Garrod ne l’avait écouté qu’à moitié mais lui donna son accord et vit Manston filer, plein d’enthousiasme et de gratitude. Il avait le sentiment que, si les coupures de presse avaient été toutes en faveur de la Retardite, son directeur des relations publiques lui aurait tout de même demandé d’investir un million de dollars pour se trouver tout en haut de la vague. Un million avait à présent moins d’importance pour lui qu’un simple dollar alors qu’il était enfant et qu’il vivait à Barlow, Oregon, mais il n’avait pas réussi à se débarrasser complètement des réflexes conditionnés que l’éternelle pingrerie de l’Oncle Luke lui avait fait acquérir. Toutes les fois qu’il rédigeait un chèque de quelque importance ou qu’il laissait sortir de grosses sommes d’argent, il voyait l’appréhension se dessiner sur le visage de son oncle.
Il avait ensuite rendez-vous avec Schickert, directeur de la section des Peintures Luminiques. Sa principale production était une émulsion thixotropique de résine légère additionnée d’une poudre composée de minuscules perles de verre lent dont les périodes de retard allaient de plusieurs heures à plusieurs jours. C’était en architecture qu’on trouvait la principale application de cette peinture – les bâtiments qui en étaient recouverts brillaient la nuit d’une douce radiance – mais d’autres fabricants de peinture avaient adressé des demandes de particules de Retardite absolument sans précédent. Schickert voulait obtenir l’autorisation de céder le brevet d’exploitation à une autre usine, ce qui permettrait d’augmenter la production totale de plusieurs milliers de tonnes par semaine. Garrod accepta finalement de vendre les droits de production, mais ses pensées étaient ailleurs. En fin de compte, il regarda sa montre, vit avec soulagement qu’il devait partir pour Los Angeles dans l’heure qui suivait et quitta le bureau.
« Il y a encore quelques difficultés à surmonter, dit Éric Hubert, mais, à ce stade, Mrs. Garrod peut voir à nouveau.
— Déjà ! » Garrod avait du mal à faire correspondre ses paroles au kaléidoscope de ses sentiments. « Je… je vous en suis très reconnaissant. »
Hubert passa ses doigts dans son étrange coupe de cheveux en V qui le faisait ressembler à un Méphistophélès en plastique rose. « L’opération elle-même a été très simple – après que nous ayons fermé la chambre antérieure avec une pellicule de plastique. Ce qui nous a donné la possibilité de retirer les cristallins et de pratiquer de petites ouvertures permanentes dans les cornées sans perdre… pardonnez-moi – vous devez trouver cela pénible à entendre ?
— Ne vous inquiétez pas pour moi !
— Un des inconvénients du métier de chirurgien ophtalmologiste est que l’on ne peut pas se faire gloire de son travail. L’œil est un organe étonnamment résistant mais la plupart des gens – surtout les hommes – ne peuvent supporter les détails de l’opération la plus bénigne. Vous savez, les gens ne font qu’un avec leurs yeux. C’est comme s’ils reconnaissaient instinctivement que la rétine est une extension du cerveau ; pourtant…
— Puis-je voir ma femme ?
— Bien entendu. » Cependant, Hubert ne chercha pas à se lever, mais, bien plutôt, affecta de remettre de l’ordre dans ses papiers. « Avant de pénétrer dans la chambre de Mrs. Garrod, je veux être sûr que vous savez exactement ce que l’on attend de vous.
— Je ne comprends pas. » Garrod commençait à se sentir mal à l’aise.
« J’ai essayé de convaincre Mrs. Garrod que cela vaudrait beaucoup mieux si une infirmière spécialiste d’ophtalmologie venait la voir tous les jours, mais elle n’a rien voulu entendre. » Hubert lança à Garrod un bref regard appréciateur. « Elle veut que ce soit vous qui changiez ses disques tous les matins.
— Oh ! » Garrod sentit son abdomen se contracter de dégoût et ses parties génitales tenter de se retirer dans leurs cavités protectrices. « Qu’est-ce que cela comporte exactement ?
— Rien de très compliqué », dit Hubert d’un ton plein de compréhension, et Garrod se sentit soudainement méprisable pour avoir laissé l’opinion qu’il avait du praticien être influencée par l’aspect plutôt comique de celui-ci. « Voici les disques. »
Il ouvrit une boîte plate, et découvrit un certain nombre de petits objets de verre disposés par paires. II s’agissait de disques mesurant moins d’un centimètre de diamètre, au sommet desquels étaient fixées de petites queues de verre recourbées qui les faisaient ressembler à de minuscules poêles à frire transparentes. Quelques disques étaient d’un noir de jais et d’autres resplendissaient de couleurs et de lumière.
Hubert eut un bref sourire. « Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de dire de quel matériau il s’agit. Ces disques de Retardite possèdent des périodes de retard fort différentes – un, deux ou trois jours. La période la plus brève est d’une journée parce que je recommande de ne pas ouvrir les fentes des cornées plus d’une fois par vingt-quatre heures.
« Pour les changer, il vous faudra répandre sur les yeux de votre femme un produit qui les immobilise, combiné à un anesthésiant, saisir fermement par leurs extensions les anciens disques afin de les retirer, les remplacer ensuite par de nouveaux disques et répandre à nouveau sur les fentes un peu de gel durcissant. Cela peut vous sembler très compliqué, mais nous vous entraînerons à cette technique pendant les jours précédant la sortie de votre femme. Dans quelque temps, vous n’y penserez même plus. »
Garrod hocha la tête avec lenteur. « Pour en revenir à ma femme, possédera-t-elle à nouveau une vision véritable ?
— Oui – sauf, bien entendu, que tout ce qu’elle verra aura un, deux ou trois jours de retard, cela ne dépendant évidemment que des disques qu’elle utilisera.
— Cela va lui sembler très différent d’une paire d’yeux normaux.
— Ce qui est important, Mr. Garrod, dit Hubert d’un ton plein d’assurance, c’est que cela va lui sembler très différent de ne pas avoir d’yeux du tout.
— Pardonnez-moi – vous avez dû croire que je n’appréciais pas votre travail à sa juste valeur, et ce n’est pas le cas, je puis vous l’assurer. Comment Esther a-t-elle réagi ?
— Merveilleusement bien. Elle m’a dit qu’elle regardait souvent la télévision ; eh bien, elle va pouvoir s’adonner à nouveau à ce plaisir. »
Garrod fronça les sourcils. « Et pour le son ?
— Il peut être enregistré et repassé en synchro avec ce qu’elle voit. » Hubert parlait avec enthousiasme. « Cette opération va aider beaucoup de malades, et peut-être existera-t-il un jour une télévision d’État diffusant le son sur une longueur d’onde différente vingt-quatre heures exactement après la transmission visuelle. N’importe quel appareil de Tri-D ayant subi une légère modification dans les circuits sonores… » Garrod relâcha son attention à partir du moment où il commença à bien se pénétrer du fait que sa femme pourrait voir à nouveau. Cela faisait près d’un an qu’Esther était aveugle ; pendant tout ce temps, ils n’avaient jamais passé une seule soirée loin l’un de l’autre et n’étaient sortis que six fois. Garrod avait l’impression d’avoir vécu des millénaires dans l’obscurité brune de la bibliothèque, à décrire d’interminables spectacles de télévision.
« Cette voix est intéressante, lui disait Esther. Est-ce qu’elle va bien avec son possesseur ? »
Il lui arrivait aussi de prendre les devants et de lui expliquer dans le détail comment elle voyait les propriétaires des voix – et de lui demander ensuite confirmation de la justesse de ses déductions. Mais elle avait presque invariablement tort – même dans les cas où Garrod la soupçonnait d’avoir décrit le personnage ou l’acteur de mémoire – et accueillait ses rectifications avec un sourire désenchanté qui lui faisait comprendre qu’elle l’avait pardonné de l’avoir aveuglée, et cela même lui permettait de l’asservir encore davantage. Parfois, elle allait jusqu’à prononcer les paroles les plus accablantes, celles que Garrod craignait par-dessus tout d’entendre, accompagnées d’un visage radieux :
« Je suis sûre que le décor que je crée pour cette pièce est bien plus beau que celui que doivent regarder les voyants. »
Esther allait maintenant avoir ses propres images, sa propre lumière, et il pourrait peut-être respirer à nouveau.
« Allons rendre visite à Mrs. Garrod, si vous le voulez bien », dit doucement Hubert.
Garrod hocha la tête et accompagna le chirurgien vers la suite privée. Esther était assise dans son lit, au milieu d’une chambre claire pleine de prismes de rayons de soleil traversant en oblique les fenêtres. Elle portait d’épaisses lunettes fermées sur le côté et, à en juger par l’impression d’extase qui se lisait sur son visage, ne les avait pas entendus entrer dans la pièce. Garrod s’approcha du lit et, décidant qu’il ferait mieux de s’habituer le plus rapidement possible aux résultats de cette étrange opération chirurgicale, regarda sa femme en face. Des yeux bleus parfaits le fixaient derrière les verres des lunettes. Les yeux d’une étrangère. Il eut un mouvement de recul involontaire, puis remarqua que les yeux ne s’étaient pas aperçus de sa présence.
« J’aurais dû vous prévenir, murmura Hubert. Mrs. Garrod a refusé de porter des lunettes noires. Ce sont des lentilles de Retardite programmées avec les yeux d’une tierce personne.
— Comment vous les êtes-vous procurées ?
— Elles sont disponibles dans le commerce. Une fille dotée de jolis yeux peut gagner une somme rondelette rien qu’en portant pendant quelques semaines des lentilles de Retardite toute la journée. Certaines femmes n’ayant pas de problèmes avec leurs yeux les portent par pure coquetterie – il est possible maintenant de monter des verres dotés d’une fine couche de Retardite au travers desquels une personne pourra voir normalement, mais quiconque les regardera ne pourra apercevoir que les yeux programmés. Vous en avez certainement déjà vu…
— Non – je ne m’occupe plus de tout cela depuis quelque temps, dit Garrod d’une voix suffisamment forte pour attirer l’attention d’Esther.
— Alban », s’écria-t-elle immédiatement en tendant les mains vers lui. Garrod serra les doigts chauds et secs de sa femme et l’embrassa doucement sur les lèvres ; mais, pendant tout ce temps, les yeux bleus de l’étrangère le regardèrent avec calme et détachement, cachés derrière les lunettes d’Esther.
Il baissa les yeux. « Comment te sens-tu ?
— C’est merveilleux ! Je peux voir à nouveau, Alban.
— C’est comme… avant ?
— C’est encore mieux – je viens de découvrir que j’avais toujours été un peu myope. Pour l’instant, je suis en train de contempler l’océan à Piedras Blancas, je crois, et je peux voir à plusieurs kilomètres. J’avais oublié toutes les nuances de bleu et de vert qui pouvaient exister dans la mer… » La voix d’Esther mourut et ses lèvres s’entrouvrirent de plaisir.
Garrod sentit un fol espoir naître en lui. « J’en suis heureux, Esther. J’enverrai tes disques dans toutes les régions du monde qu’il te plaira de voir. Tu pourras assister à des pièces de théâtre à Broadway, participer à des parties de plaisir… »
Esther se mit à rire. « Mais… ce serait comme être loin de toi !
— Tu ne serais pas vraiment loin de moi, et je serais toujours à tes côtés.
— Non, chéri. Je ne veux pas gâcher cela en passant le restant de ma vie à regarder des documentaires. » Les doigts d’Esther se refermèrent sur les siens. « Je ne désire que des choses simples, des choses qui ne regardent que nous – comme se promener ensemble dans notre jardin.
— C’est une excellente idée, chérie, mais tu ne pourrais pas voir le jardin.
— Si – à condition que nous nous promenions à heures régulières et que nous suivions toujours le même itinéraire. »
Ces paroles firent à Garrod l’effet d’une douche glacée qui lui serra le cœur. « Cela veut dire vivre dans le passé. Tu te promènerais dans un jardin un certain jour, mais tu le verrais tel qu’il était le jour précédent…
— Ce sera merveilleux ! » Esther porta la main de Garrod à ses lèvres et lui embrassa les doigts. Son souffle brûlant effleurait la paume de sa main. « Tu porteras une paire de disques pour moi, n’est-ce pas, Alban ? Je veux que tu les portes tout le temps, partout où tu iras. Ainsi, nous serons toujours ensemble. »
Garrod essaya de retirer sa main, mais Esther le retint.
« Dis-moi que tu feras cela pour moi, Alban. » Ses paroles le fouettaient comme des verges de verre. « Dis-moi que tu partageras ta vie avec moi.
— Ne t’inquiète pas pour cela, dit Garrod dans un souffle. Je ferai tout ce que tu voudras. »
Il détourna ses yeux des mains suppliantes de sa femme et la regarda en face. Les yeux bleus de l’étrangère le fixaient d’un air calme et distrait.