23

Paul traversa le hall d’entrée en courant. « Sam ? Sam ! »

Ses cris retentissaient sur les murs vides. L’intérieur du sanatorium était sombre et désert, dénué de tout ameublement, de tout accessoire. Derrière les fenêtres, des volets clos ne laissaient pénétrer que quelques minces filets de lumière. Cette bâtisse dégageait tout à la fois une impression d’espace, de délabrement et d’abandon. Le téléphone collé à l’oreille, je me précipitai derrière Paul.

« Hunter ? Hunter, parlez-moi ! Que se passe-t-il ? » tonnait Gardner. Mais le signal de réception faiblissait et sa voix se fit de plus en plus lointaine.

« Nous avons trouvé York, haletai-je. Dans un vieux sanatorium au pied des montagnes, à vingt ou trente kilomètres de l’endroit où il a laissé l’ambulance. Il y a... » Mais comment décrire le cauchemar du jardin ? Je commençai à lui indiquer où nous avions laissé la voiture, mais je me rendis compte qu’il n’était plus au bout du fil. « Gardner ? Gardner ? »

La communication avait été coupée. Je ne savais pas ce qu’il avait entendu, ni même s’il avait entendu quoi que ce soit, mais je n’avais pas le temps de le rappeler. Paul était campé au milieu de l’entrée.

« Sam ! Où es-tu ? Sam !

— Paul ! » Je l’attrapai, mais il se dégagea violemment.

« Il sait déjà que nous sommes là ! Hein, salaud ? tonna-t-il. Tu m’entends ? Je suis venu te régler ton compte, York ! »

Personne ne répondit à son appel. Notre respiration résonnait dans le hall caverneux. Entre les termites et le glissement du terrain, les fondations avaient cédé et, comme dans une attraction foraine, le sol penchait dangereusement d’un côté. La poussière recouvrait tout comme un feutre sale. Des lambeaux de papier peint délavé pendaient aux murs, et au centre de la pièce, les rampes avaient été arrachées de l’escalier monumental laissant les barreaux se dresser comme des dents écartées sur leur gencive. Il y avait à côté un vieil ascenseur dont le dernier voyage remontait à plusieurs décennies ; sa cage métallique et rouillée était encombrée de débris. Des relents de renfermé, d’humidité, de moisi et de bois pourri se mêlaient. Et autre chose, aussi.

Elle était à peine perceptible, mais l’odeur infecte et douceâtre de la décomposition flottait aussi dans l’air.

Paul courut vers l’escalier, dans un fracas de pas sur le plancher de bois. La volée qui menait au sous-sol s’était effondrée, laissant un trou béant d’obscurité et de décombres. Il gravit quelques marches, mais je l’arrêtai en pointant un index. Si ce côté de la maison semblait prêt à s’effondrer, il y avait de l’autre côté une porte de service sur laquelle une plaque indiquait « Privé ». De l’entrée, des marques de pas et de roues avaient tracé un chemin sur le parquet poussiéreux. Des roues de vélo, peut-être.

Ou bien celles d’un fauteuil roulant.

Serrant la traverse de bois dans son poing, Paul courut vers la porte et donna un puissant coup de talon dedans. Elle ouvrait sur un long couloir de service que seule éclairait une lucarne percée à l’extrémité.

« Sam ! » hurla-t-il.

Son cri s’éteignit dans le silence. Le couloir desservait une succession de portes. Paul les ouvrit une par une d’un grand coup de pied. Elles cognèrent contre le mur avec un claquement d’arme à feu, ne révélant que des placards vides et des débarras pleins de toiles d’araignées. Quand, au comble du désespoir, Paul poussa brusquement la dernière, un flot de lumière m’aveugla.

Une cuisine vide nous accueillit.

Les rayons obliques du soleil filtraient à travers des vitres sales, teintant la pièce d’un vert aquarium trouble. Un lit de camp était dressé dans un coin, un sac de couchage roulé en boule dessus. À la tête du lit, des étagères improvisées à partir de parpaings et de planches de bois brut ployaient sous le poids de vieux livres. Des casseroles encrassées encombraient une immense cuisinière à bois, et deux grands éviers débordaient de vaisselle sale. Le centre de la pièce était occupé par une grande table en sapin au plateau balafré. Des assiettes avaient été poussées d’un côté pour faire de la place à une trousse de secours dont dépassait encore un reste de bandage. Je fis le lien avec le volant plié de l’ambulance et l’image me procura une petite satisfaction mesquine.

Je n’avais pas encore vu le pire : un pan de mur, entièrement tapissé de photographies.

York avait créé une immense mosaïque des photos de ses victimes — des images en noir et blanc de visages agonisants, identiques à celles que j’avais vues chez lui. Il y en avait trop pour pouvoir embrasser toute la fresque d’un seul regard — des hommes et des femmes de tous âges et de toutes origines, épinglés au mur en forme de galerie macabre. Certaines photos avaient commencé à jaunir et à se corner. Au-dessous, sur un buffet, York avait négligemment entassé des portefeuilles, des sacs et des bijoux, abandonnés avec autant de désinvolture que les cadavres de leurs propriétaires.

Soudain quelque chose de vaguement visqueux me frôla la joue. Tétanisé, je reculai et faillis bien renverser une chaise avant de me rendre compte que ce n’était qu’un ruban à mouches. Une æschne majestueuse s’y était engluée. Elle était toujours vivante et se débattait, désespérément prise au piège. Dans toute la cuisine, une infinité d’autres tortillons pendaient du plafond, tous noircis de mouches et d’insectes morts. York ne s’était visiblement jamais donné la peine de les décrocher et continuait à en punaiser de nouveaux jusqu’à saturation.

Paul se dirigea vers la cuisinière, où il avait repéré un couteau à longue lame. Il l’attrapa et me passa sans un mot la traverse qu’il n’avait pas lâchée. Ce n’était qu’un méchant bout de bois cassant et pourri, mais je le pris tout de même.

Deux portes menaient hors de la cuisine. Paul tenta d’ouvrir la première, mais elle s’était gauchie dans son cadre. Il l’enfonça d’un puissant coup d’épaule et elle céda dans un craquement de bois sec. Déséquilibré, il trébucha en avant et se cogna contre une dépouille pâle qui oscillait, pendue au plafond.

« Oh, putain ! »

Il recula, chancelant sur ses jambes. Mais ce n’était qu’une carcasse de porc, fendue en deux dans le sens de la longueur et suspendue par les pattes arrière à un crochet de boucher. La petite pièce, pas plus grande qu’un placard, abritait une ancienne chambre froide, mais à en juger par l’odeur de renfermé et le bourdonnement des mouches, l’isolation ne suffisait plus à maintenir une température assez basse. Des découpes de viande étaient ensachées et rangées sur les étagères, et une tête de cochon trônait sur un plat, telle une offrande sacrificielle.

Les dents et le sang de cochon... Décidément, York ne laissait rien perdre.

Paul resta un moment médusé devant cette scène surréaliste puis, recouvrant ses esprits, fonça sur l’autre porte. Celle-ci s’ouvrit sans résistance et je relâchai mon souffle en voyant qu’elle ne donnait que sur un petit escalier qui descendait vers un gouffre d’ombre.

Puis, au sommet des marches, j’aperçus le fauteuil roulant repoussé sur le côté du palier.

Il était usé et défoncé, et dans la semi-pénombre, je distinguai des taches humides sur le siège. Me rappelant ce que Diane m’avait dit sur les taches de sang dans l’ambulance, je priai pour que Paul ne les remarquât pas. Mais il les avait vues.

Il dévala les marches quatre à quatre.

Je me ruai derrière lui, n’entendant que trop bien les craquements de l’escalier branlant qui menaçait ruine. Des filets de lumière perçaient faiblement entre les planches disjointes qui condamnaient les fenêtres et une porte-fenêtre. C’étaient celles que nous avions essayé de forcer de l’extérieur. Le sanatorium avait été construit à flanc de coteau et nous étions redescendus vers l’entresol. La puanteur de la chair pourrissante était ici plus forte, plus forte même que dehors. Le couloir nu filait vers une unique porte.

Une plaque de cuivre était gravée d’une simple inscription : « Salle des Bains ».

Paul se précipitait déjà au bout du couloir quand un vagissement fracassa le silence. On aurait dit de l’air s’échappant d’une valve, une mélopée funèbre perçante, tout à la fois inhumaine et déchirante. Elle s’arrêta aussi vite qu’elle avait commencé, mais nous savions d’où elle venait.

De la salle des bains.

« Sam ! » hurla Paul en fonçant vers la porte.

Je n’aurais pas pu le retenir, même si je l’avais voulu. Crispant le poing sur le bâton de bois qui m’entamait la paume, je le serrai de près au moment où il s’engouffra dans la pièce. J’eus à peine le temps de remarquer une vaste pièce aux murs carrelés de blanc, qu’une silhouette massive surgit d’une autre porte, juste en face de moi.

Mon cœur hoqueta. Il me fallut une fraction de seconde pour comprendre que ce n’était que mon reflet.

Un immense miroir piqueté d’humidité et de taches rousses couvrait le mur du fond. Il était devancé d’un alignement de fontaines à eau aux robinets secs et rouillés. Une rangée de fenêtres hautes voilées de toiles d’araignées laissait entrer une lumière terne éclairant des faïences blanches craquelées qui couraient du sol au plafond. Des pancartes pointaient vers un labyrinthe de salles plongées dans l’ombre : « Cabines de soins », « Sauna », « Hammam ». Ce fut à peine si nous les remarquâmes.

Ici encore, York avait semé son chemin des dépouilles de ses victimes.

Près d’une arche plongée dans l’ombre, un bassin d’environ deux mètres sur deux était encastré dans le dallage du sol. York en avait fait un charnier. Il était rempli presque à ras bord de cadavres à différents stades de putréfaction, mais à première vue, aucun ne semblait aussi décomposé que ceux qui reposaient dehors.

La puanteur était indescriptible.

Ce spectacle laissa Paul pantois, mais il surmonta rapidement le choc initial pour se ruer vers les cabines de soins. Il défonça rageusement une première porte. Elle ouvrit sur une petite alcôve qui avait jadis dû être utilisée pour les massages. C’était maintenant la chambre noire de York. De puissantes vapeurs de produits chimiques nous prirent à la gorge. Des bacs de développement et des bidons de produits photographiques encombraient un vieux bureau, et d’autres photos avaient été accrochées à une corde tendue entre deux murs.

Paul me bouscula et se précipita vers la pièce suivante. À l’odeur accablante qui transperçait jusqu’aux émanations toxiques de la chambre noire, je devinai ce qu’elle recelait. Je n’avais aucune envie de regarder, comme si j’avais soudain peur de ce que nous allions trouver. Paul aussi semblait le sentir. Il hésita, livide.

Puis, il se décida et poussa la porte.

D’autres victimes de York gisaient sur le sol carrelé, entassées les unes sur les autres comme un vulgaire tas de bûches. Elles étaient entièrement habillées et semblaient avoir été traînées là et abandonnées, comme si York s’en était tout bonnement désintéressé et les avait jetées dans le premier endroit venu.

Le corps qui reposait au sommet du tas semblait être endormi. Dans la faible lumière que laissait passer l’encadrement de la porte, la main molle et la chevelure blonde renversée paraissaient tragiquement vulnérables.

Paul flancha. Un râle à mi-chemin du gémissement et du sanglot monta de sa gorge.

Nous avions retrouvé Sam.