12

Le silence n’était pas vraiment complice, mais il n’était pas non plus tendu. Je n’avais pas envie de parler et Diane ne semblait pas s’en formaliser. Je m’étais un peu calmé, mais un fond de rancœur refusait de céder.

Je tirai sur ma chemise, qui me collait encore à la peau et avait gardé cette odeur de sève. La voiture était restée au soleil et l’habitacle était un four, mais la climatisation commençait à faire son effet. Ressassant ma déconvenue, je laissai mon regard se perdre derrière la vitre et suivre l’interminable succession de boutiques et de fast-foods : du verre, de la brique et du béton sur le fond vert sombre des montagnes. Tout cela ne m’avait jamais paru plus étranger. Je n’étais pas à ma place, ici. Et je n’étais manifestement pas le bienvenu.

Je ferais mieux d’avancer mon vol de retour, après tout.

« Ça ne va peut-être pas vous plaire, mais le docteur Hicks n’avait pas tout à fait tort, dit Diane en m’arrachant à mes pensées. Le docteur Lieberman est un expert agréé par le TBI. Pas vous.

— Je sais travailler sur des scènes de crimes, répliquai-je, piqué au vif.

— Je n’en doute pas. Mais ce ne sont pas de vos compétences qu’il s’agit ici. Si cette affaire passe en jugement, nous ne pouvons pas nous permettre d’entendre l’avocat de la défense arguer d’un vice de procédure. » Elle tourna vers moi des yeux gris candides. « Vous devriez comprendre cela. »

Je sentis ma colère s’apaiser. Elle avait raison. Et il y avait autre chose en jeu que mon orgueil.

« Le docteur Lieberman est malade, n’est-ce pas ? »

Sa question me prit au dépourvu. « Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? »

Elle garda les yeux rivés sur la route. « Mon père avait le cœur fragile. Il avait exactement la même mine.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Il est mort.

— Je suis désolé.

— C’est arrivé il y a des années », précisa-t-elle pour clore le sujet.

Son visage était scrupuleusement fermé, mais je sentis qu’elle regrettait d’en avoir livré déjà autant sur elle-même. Sa beauté me frappa. Je l’avais déjà remarquée, bien entendu, mais seulement en esthète, comme on peut admirer la forme et le volume d’une statue de marbre.

Maintenant, dans l’espace exigu de l’habitacle, je n’en étais que trop conscient. Elle avait retiré sa veste et son chemisier blanc à manches courtes révélait des triceps fermes. Son revolver était toujours accroché à sa ceinture, seule fausse note à sa mise élégante. J’entendais le bruissement de sa jupe sur ses jambes à chaque fois qu’elle appuyait sur les pédales, et je sentais l’odeur fraîche et propre de sa peau – un savon parfumé, devinai-je, trop léger pour être du parfum.

Cette révélation soudaine me déstabilisa. Je détachai le regard des lèvres charnues et fixai résolument la route. Diane me briserait sans doute les os si elle lisait dans mes pensées. Ou bien elle m’abattrait d’une balle entre les deux yeux.

« Des nouvelles d’Irving ? demandai-je, pour faire diversion.

— Les recherches se poursuivent. » Ce qui signifiait qu’elles n’avaient pas avancé. « Le docteur Lieberman pense que les restes retrouvés dans les bois sont probablement ceux de Willis Dexter.

— C’est ce qu’on dirait, oui. » Je décrivis les fractures sur le haut du crâne et expliquai en quoi elles correspondaient aux blessures de Dexter. « L’hypothèse se tient. Quelqu’un a échangé les corps, puis a jeté celui de Dexter dans les bois à l’arrière de la chapelle, où il pensait que personne ne le retrouverait, à moins que les bois ne soient fouillés.

— Mais celui qui a fait ça savait pertinemment qu’on irait perquisitionner une fois qu’on aurait découvert que ce n’était pas Dexter qui était dans sa tombe. Il a donc tout fait pour qu’on retrouve aussi ce corps-là. »

D’abord Loomis, puis les restes non identifiés du cercueil, et maintenant Dexter. Effectivement, cela ressemblait à un sinistre jeu de piste, chaque cadavre conduisant au suivant. « Le meurtrier avait nécessairement ses entrées à Steeple Hill, ajoutai-je. Vous avez avancé dans la recherche de ce Dwight Chambers, l’intérimaire que York dit avoir embauché ?

— Nous continuons à enquêter. » Elle ralentit et s’arrêta à un feu rouge. « Vous êtes sûr que les dents que vous avez trouvées sont celles d’un cochon ?

— Certain.

— Et vous pensez qu’elles ont été laissées là délibérément ?

— Je vois mal ce qu’elles feraient là, sinon. Elles étaient juste au-dessus du thorax, exactement à l’endroit où la tête devait se trouver avant que les charognards ne s’attaquent au corps. Mais aucune ne présentait d’entaille ni le moindre dommage. S’il y avait eu des tissus de gencives dessus, les rongeurs les auraient mordillées. Ce qui indique que les dents étaient déjà propres quand elles ont été déposées là. »

Un petit sillon se creusa entre ses sourcils. « Mais pourquoi aurait-il fait cela ?

— Je n’en sais rien. C’était peut-être encore une simple fanfaronnade.

— Je ne vous suis pas. Qu’est-ce qu’il y aurait de si extraordinaire à laisser des dents de cochon ?

— Les prémolaires de cochon ressemblent à s’y méprendre à des molaires humaines. À moins que vous sachiez ce que vous cherchez, il est facile de les confondre. »

Le front de Diane se lissa. « Si je comprends bien, le meurtrier voulait nous montrer qu’il connaît ce genre de détails. Comme les empreintes digitales laissées sur les scènes de crime. Il ne se contente pas de nous mettre à l’épreuve, il étale sa science. »

Elle sursauta en entendant un Klaxon l’avertir que le feu était passé au vert. Vexée, elle appuya sur l’accélérateur. Je tournai la tête vers ma vitre pour cacher mon sourire amusé.

« Il faut tout de même qu’il s’y connaisse sacrément. Qui pourrait avoir accès à ce genre d’informations ? poursuivit-elle en reprenant contenance.

— Ce n’est pas un secret. Il suffit d’avoir étudié un peu... » Je m’interrompis.

« La médecine légale ? termina-t-elle à ma place.

— Oui.

— Ou l’anthropologie médico-légale, par exemple ?

— Ou l’archéologie ou la pathologie médico-légale. Ou n’importe quelle autre branche de la médecine judiciaire. Pour ce genre d’information, il suffit de potasser quelques manuels. Cela ne signifie pas qu’il faille commencer à pointer du doigt tous les gens qui travaillent dans le domaine.

— Je ne visais personne. »

Un silence embarrassé s’installa. Je cherchai un moyen de briser la glace, mais l’aura dont Diane s’enveloppait interdisait toute conversation légère. Cédant à mon cafard et à ma fatigue, je collai le front à la vitre. Le flot de voitures filait, scintillant sous le soleil de début d’après-midi.

« Vous ne tenez pas en haute estime la psychologie, je me trompe ? » reprit-elle à brûle-pourpoint.

Je n’avais aucune envie de me laisser embarquer sur ce sujet, mais je ne pouvais plus me défiler. « Je pense qu’on s’y fie un peu trop, parfois. C’est un outil utile, mais il n’est pas infaillible. Le profil d’Irving l’a démontré, d’ailleurs. »

Elle haussa le menton. « Le professeur Irving s’est simplement laissé influencer par le fait que les deux victimes étaient nues.

— Vous ne pensez pas que ce soit significatif ?

— Pas en termes psychologiques. En revanche, je pense que vous et le docteur Lieberman avez correctement interprété leur nudité. »

Cela me déstabilisa l’espace d’un instant. « Un corps nu se décompose plus rapidement qu’un corps habillé », dis-je, contrarié de ne pas y avoir pensé plus tôt.

Elle acquiesça. Elle semblait tenir autant que moi à passer rapidement sur ce bref moment de gêne. « Et le corps de Terry Loomis comme les restes exhumés étaient dans un état de décomposition plus avancé qu’ils n’auraient dû l’être. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’ils ont tous les deux été déshabillés pour des raisons similaires. »

Une autre occasion pour le tueur de semer le trouble et de se faire valoir. « De toute façon, il était obligé de déshabiller le corps exhumé pour planter les aiguilles, lui fis-je remarquer. Et une fois qu’elles étaient en place, il aurait été trop risqué de le manipuler plus que nécessaire. Il ne se serait certainement pas risqué à le rhabiller. Mais cela ne change rien au fait que les victimes étaient des hommes.

— Celles que l’on connaît pour l’instant, rectifia-t-elle.

— Vous pensez qu’il y en a d’autres que nous n’avons pas encore trouvées ? »

Je crus d’abord que j’étais allé trop loin. Elle ne répondit pas et je me rappelai qu’elle n’y était pas obligée. Je ne faisais plus partie de l’enquête. Autant t’y faire, mon vieux. Tu n’es plus qu’un touriste, maintenant.

Mais au moment où je pensais que la discussion était close, elle se ravisa : « Ce n’est qu’une supposition, mais je rejoindrais le professeur Irving pour dire que nous n’avons trouvé que les victimes que le meurtrier voulait bien que nous trouvions. Et étant donné le degré de cruauté et l’assurance dont il a fait preuve, je serais prête à parier qu’il y en a d’autres. Personne ne parvient à ce type de... raffinement, faute d’un meilleur mot, quand il en est à son premier coup. »

Je n’y avais pas pensé. L’idée était troublante.

Au détour d’un virage, le soleil nous arriva en pleine face et Diane abaissa son pare-soleil. « Je ne comprends pas bien la logique du meurtrier, mais je ne crois pas que les caractéristiques physiques des victimes soient importantes, poursuivit-elle. Nous avons un employé d’assurances blanc de trente-six ans, un quinquagénaire noir et, – selon toute probabilité – un psychologue de quarante-quatre ans, qui n’a aucun lien apparent avec les précédents. Cela indiquerait que nous avons affaire à un opportuniste qui choisit ses victimes au hasard. Homme ou femme, je ne pense pas que cela fasse une différence pour lui.

— Et Irving ? Il n’a pas été choisi au hasard. Il a été délibérément ciblé.

— Le professeur Irving était une exception. Il ne devait pas être dans le collimateur du meurtrier avant cette fameuse interview, mais l’émission a dû sceller son sort. Ce qui nous fournit une information précieuse.

— Vous voulez dire, mis à part le fait que c’est un fou dangereux ? »

L’ombre d’un sourire lui adoucit les traits. « Oui, à part ça. Tout ce que nous savons pour l’instant nous dit qu’il s’agit de quelqu’un qui réfléchit et programme soigneusement ses actes.

Les aiguilles ont été plantées dans le corps six mois avant qu’il ne laisse les empreintes de Dexter au chalet. Cela témoigne d’un esprit méthodique et ordonné. Mais ce qui est arrivé avec le professeur Irving nous montre qu’il y a une autre facette du personnage. Un côté impulsif et instable. Titillez son ego, et il réagit au quart de tour. »

Je remarquai qu’elle ne faisait même plus semblant de croire qu’Irving n’était peut-être pas une autre victime. « Et c’est une bonne nouvelle ou une mauvaise nouvelle ?

— Les deux. Ça signifie qu’il est imprévisible, ce qui le rend encore plus dangereux. Mais s’il est impulsif, tôt ou tard il fera une erreur. » Diane plissa à nouveau les yeux face au soleil qui se reflétait sur le capot de la voiture. « Mes lunettes sont dans ma veste. Vous pourriez me les passer, s’il vous plaît ? »

La veste était soigneusement pliée sur le siège arrière. Je me retournai et l’attrapai. Le tissu doux dégagea un effluve de parfum léger, et j’eus l’impression de partager une étrange intimité avec elle en fouillant ses poches. Je trouvai une paire de lunettes d’aviateur et les lui tendis. Nos doigts s’effleurèrent. Sa peau était fraîche et sèche mais avec une chaleur sous-jacente.

« Merci.

— Vous parliez de sa logique, tout à l’heure, enchaînai-je. Mais vous disiez aussi qu’il avait besoin de reconnaissance, que c’était... comment disiez-vous ?... Un pervers narcissique, c’est ça ? Est-ce que ça expliquerait son comportement ? »

Elle inclina légèrement la tête. Derrière ses lunettes noires, elle était plus inaccessible que jamais. « Ça explique qu’il se donne autant de mal, mais ça ne nous dit pas pourquoi il tue. Il doit en retirer une certaine satisfaction, ou bien il essaie d’assouvir une pulsion pathologique quelconque. Et si elle n’est pas d’ordre sexuel, de quoi s’agit-il ?

— Peut-être qu’il prend simplement plaisir à infliger de la douleur ? » suggérai-je.

Elle secoua la tête. La petite ride en V reparut au-dessus de ses lunettes de soleil. « Non. Il aime sans doute le sentiment de puissance que cela lui procure, mais il y a autre chose, une autre motivation. Laquelle ? Nous ne le savons pas encore. »

Une camionnette noire nous cacha soudain le soleil, roulant à notre hauteur. Un monstre aux vitres fumées qui dominait la voiture. Elle nous doubla à toute allure, en nous faisant une queue de poisson. Par réflexe, j’écrasai le pied sur le plancher, convaincu que la collision était inévitable. Mais Diane effleura à peine la pédale de frein et changea prestement de file, avec autant d’aisance que si elle exécutait une chorégraphie bien réglée.

Cette démonstration de sang-froid était d’autant plus impressionnante qu’elle ne semblait même pas s’en rendre compte. Elle se contenta de lancer un regard irrité à la camionnette qui s’éloignait en accélérant.

L’incident avait rompu le charme. Elle se referma à nouveau comme une huître, soit parce qu’elle réfléchissait à ce que nous avions dit, soit parce qu’elle regrettait d’en avoir trop dit. Quoi qu’il en fût, l’heure n’était plus à la conversation. Nous approchions déjà du centre de Knoxville, et je sentis revenir le spectre de la déprime. Elle me déposa à mon hôtel, dressant un mur inexpugnable entre nous. Ses lunettes de soleil lui cachaient les yeux et elle repartit en me saluant sèchement d’un signe de tête. Elle me laissa sur le trottoir, fourbu par les heures passées à me contorsionner sous les sapins.

Je ne savais absolument plus où j’en étais. Je n’avais plus le droit de travailler sur le terrain, mais étais-je aussi censé ne plus mettre les pieds à la morgue ? J’aurais bien appelé Tom, mais il avait d’autres chats à fouetter. Et je n’avais aucune envie de retourner à la ferme des corps, du moins, tant que je n’aurais pas une idée plus précise de la situation.

Debout dans le soleil éblouissant de printemps, indifférent à l’animation de la rue, je prenais peu à peu toute la mesure de ce qui venait de m’arriver. Tant que j’étais avec Diane, j’avais pu garder cette réalité à distance respectable, mais elle me revenait maintenant en pleine figure.

Pour la première fois de ma carrière, j’avais été viré d’une enquête.

Je pris une douche et me changeai, puis j’allai acheter un sandwich et le mangeai au bord du fleuve, en regardant défiler les bateaux à aube remplis de touristes. L’eau a quelque chose de très apaisant, qui vous ramène à l’essentiel. Elle semble faire vibrer une corde profonde, dans le subconscient; elle remue une mémoire génétique qui remonte à la vie intra-utérine. Je respirai l’air légèrement moite, suivant du regard un vol d’oies qui remontaient le cours du fleuve et j’essayai de me convaincre que je ne m’ennuyais pas. Objectivement, je savais que je ne devais pas prendre pour moi l’incident du cimetière. Hicks s’était rabattu sur moi pour régler de vieux comptes avec Tom, et je n’étais que la victime collatérale de querelles de clocher qui me dépassaient. Je me dis que je ne devais pas voir cela comme une humiliation.

Mais cela ne fit rien pour me réconforter.

Après déjeuner, j’errais au hasard des rues, attendant que mon téléphone sonnât. Je n’étais pas revenu à Knoxville depuis longtemps et la ville avait changé. Les tramways étaient pourtant toujours là, et la boule dorée du Sunsphere demeurait un monument-phare du paysage urbain.

Mais je n’étais pas d’humeur à faire du tourisme. Mon téléphone restait obstinément silencieux, plombant ma poche d’un poids mort. Je fus tenté d’appeler Tom, mais je savais que cela ne servirait à rien. Il m’appellerait dès qu’il le pourrait.

Je finis par avoir de ses nouvelles en fin d’après-midi. Il avait l’air épuisé en s’excusant pour ce qui s’était passé ce matin-là.

« Hicks nous fait sa crise, c’est tout. Je vais en reparler à Dan, demain. Une fois que les choses se seront un peu calmées, je suis certain qu’il comprendra. Il n’y a aucune raison pour que tu ne continues pas à travailler avec moi à la morgue, au moins.

— Que comptes-tu faire, entre-temps ? Tu n’y arriveras pas tout seul. Pourquoi ne demandes-tu pas à Paul de t’aider ?

— Il est en déplacement aujourd’hui. Mais je suis sûr que Summer se fera un plaisir de me donner un coup de main.

— Il faut que tu te reposes un peu. Tu as vu un médecin ?

— Ne t’en fais pas pour moi, répondit-il d’une voix qui me disait que je gaspillais ma salive. Je suis absolument désolé pour ce matin, David, mais je vais arranger ça. Je te demande de la patience, en attendant. »

Je n’avais pas vraiment le choix. Je décidai d’essayer de profiter du reste de la soirée. Un peu de détente ne te fera pas de mal. C’était le sacro-saint happy hour, et les employés de bureau avaient commencé à affluer dans les bars et les cafés. Le brouhaha des rires et des conversations était engageant et je m’arrêtai spontanément devant la terrasse en bois d’un bar surplombant le fleuve. Je trouvai une table près de la balustrade et je commandai une bière. Assis dans le soleil de fin d’après-midi, je regardais le cours lent du Tennessee, dont les courants invisibles dessinaient des creux et des tourbillons sur la surface lustrée.

Je me délassais petit à petit. Lorsque j’eus terminé ma bière, je me sentais tellement bien sur cette terrasse que je demandai le menu. Va pour des linguines aux fruits de mer et un verre de zinfandel californien. Un seul, me promis-je, en me disant que je devrais commencer tôt le lendemain, que j’aide Tom ou pas. Mais le temps que je termine mes délicieuses pâtes fleurant bon l’ail, cet argument ne me paraissait plus aussi impérieux.

Je cédai à la tentation d’un autre verre de vin. Le soleil disparaissait derrière les arbres, mais il faisait toujours chaud. L’éclairage de la terrasse attirait les premiers papillons de nuit. Ils se cognaient et bourdonnaient contre le verre, leurs silhouettes noires se détachant sur les globes blancs. Je me demandai si je m’étais promené au bord de cette partie du fleuve au cours de mon premier séjour à Knoxville, des années auparavant. Sans doute, mais je n’en gardais aucun souvenir. J’avais loué un minuscule appartement dans un sous-sol dans un autre quartier, meilleur marché, en lisière de la vieille ville désormais investie par les bobos. Quand je sortais, je fréquentais plutôt les bars du coin, meilleur marché que ceux qui donnaient sur le fleuve.

Ces souvenirs en appelèrent d’autres. Je revis soudain le visage d’une fille avec qui j’étais sorti pendant un moment. Beth, une infirmière de l’hôpital. Je n’avais plus pensé à elle depuis des années. Je souris, me demandant où elle pouvait bien être maintenant, ce qu’elle faisait. Et si elle repensait parfois à l’étudiant britannique en médecine légale qu’elle avait connu autrefois.

J’étais rentré en Angleterre peu de temps après. Et quelques semaines plus tard, j’avais rencontré ma femme, Kara. Le souvenir de Kara et de notre fille me plongea comme d’habitude dans un gouffre vertigineux, mais j’y étais désormais assez habitué pour ne pas me laisser emporter.

J’attrapai mon mobile sur la table et ouvris ma liste de contacts. Le nom et le numéro de Jenny semblèrent me sauter au visage avant même que je ne les aie sélectionnés sur l’écran éclairé. Je fis défiler les options jusqu’à « Supprimer », et j’immobilisai le pouce sur la touche. Puis, sans l’appuyer, je refermai mon téléphone et le rangeai.

Je vidai le fond de mon verre et me remis les idées à l’endroit. Je revis l’image de Diane dans la voiture, de ses bras nus fermes et bronzés sous le chemisier blanc à manches courtes. Je réalisai alors que je ne savais rien d’elle. Quel âge avait-elle ? D’où venait-elle ? Où habitait-elle ?

Mais j’avais remarqué qu’elle ne portait pas d’alliance à la main gauche.

Allons, arrête de gamberger! Je ne pus réprimer un sourire en commandant mon troisième verre de vin.

*

Dehors, il fait presque nuit. C’est le moment de la journée que tu préfères. Le point de basculement entre deux extrêmes : le jour et la nuit. Le paradis et l’enfer. L’instant critique de rotation de la Terre, entre chien et loup, quand ce n’est plus l’un mais pas encore l’autre, et où pourtant l’un et l’autre donnent tout leur potentiel.

Si seulement tout était aussi simple.

Du bout de ton pinceau souffleur, tu effleures doucement l’objectif de l’appareil photo, puis tu l’essuies délicatement à la peau de chamois, jusqu’à ce que le verre finement poli brille comme un miroir. Tu inclines l’optique sous la lumière et tu vérifies qu’il ne reste plus le moindre grain de poussière dessus. Il n’y a rien, mais tu frottes encore un peu, par acquit de conscience.

Cet appareil photo est ton bien le plus précieux. Le vieux Leica a beaucoup servi depuis que tu l’as acheté et, durant toutes ces années, il ne t’a jamais trahi. Ses images noir et blanc sont toujours d’une clarté de roche, avec une telle définition et un grain si fin que tu pourrais plonger dedans.

Ce n’est pas de sa faute si tu n’as pas trouvé ce que tu cherches.

Tu essaies de te dire que ce soir sera comme tous les autres soirs, mais tu sais que ce n’est pas vrai. Jusqu’à présent, tu as toujours opéré sous le couvert de l’obscurité, tu as pu agir en toute impunité parce que personne ne savait même que tu existais. Maintenant, la donne a changé. Bien sûr, c’est toi qui as choisi de t’exposer en pleine lumière, mais cette décision change tout.

Pour le meilleur et pour le pire, tu as mis le doigt dans l’engrenage. Tu ne peux plus reculer.

Tu t’y es préparé, c’est vrai. Tu ne te serais pas lancé là-dedans sans prévoir une stratégie de sortie. Au moment venu, tu pourras te glisser à nouveau dans les ténèbres, comme avant. Mais avant cela, tu dois aller jusqu’au bout. Et si la récompense peut être énorme, le risque ne l’est pas moins.

Tu n’as pas droit à l’erreur.

Tu t’efforces de te convaincre que ce qui se passera ce soir n’est pas essentiel à ton grand dessein, que quoi qu’il arrive, ton vrai travail se poursuivra. Mais ça sonne faux. En fait, l’enjeu n’a jamais été plus important. Tu ne veux pas l’admettre, mais tes échecs successifs t’ont marqué. Tu as besoin de cela, tu as besoin de savoir que tu n’as pas perdu toutes ces années.

Toute ta vie.

Tu finis d’essuyer l’objectif de l’appareil photo et tu te verses un verre de lait. Tu devrais manger quelque chose pour éponger les remontées acides qui te creusent l’estomac, mais tu es trop tendu pour avaler quoi que ce soit. Le lait est ouvert depuis un jour ou deux et à voir la pellicule qui s’est formée en surface, il a sans doute tourné. Mais tu t’en contrefiches. C’est l’un des avantages d’avoir perdu le goût et l’odorat. Tu le bois d’un trait, en regardant par la fenêtre l’ombre des arbres se détacher sur le ciel. Tu reposes le verre sur la table de la cuisine et ses parois blanchies lui confèrent une opacité spectrale dans l’obscurité naissante.

Tu aimes bien cette idée : le fantôme d’un verre.

Mais le plaisir s’efface bientôt. C’est cet aspect que tu détestes le plus : l’attente. Il ne devrait pourtant plus y en avoir pour très longtemps. Tu regardes derrière la porte, là où l’uniforme est accroché, à peine visible dans l’ombre qui s’épaissit. Il ne résisterait pas à un examen attentif, mais personne n’a le temps de le regarder de très près. Ils ne voient qu’un uniforme l’espace de quelques secondes.

Il ne t’en faut pas davantage.

Tu te verses un autre verre de lait, puis ton regard se perd par-delà la vitre sale tandis que les dernières lumières meurent dans le ciel.