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Toutes fenêtres allumées, encerclée d’un essaim de voitures du TBI, la maison de York avait pris d’étranges allures de décor de cinéma. Elle se trouvait sur le terrain de Steeple Hill, dissimulée derrière un repli de la forêt de sapins, à l’écart du cimetière. Tout comme le bâtiment du salon funéraire, c’était un bloc rectangulaire de béton et de verre, une réplique du modernisme californien des années 1950 transplantée dans le Sud profond. Elle avait dû connaître son heure de gloire. Désormais, délabrée et cernée par les cimes ténébreuses des sapins, elle paraissait plutôt lugubre.
Une allée de dalles craquelées étouffées sous un foisonnement d’herbes folles menait à la porte d’entrée. Tels des fantômes engoncés dans leurs combinaisons blanches, les agents de la police scientifique venus perquisitionner eurent tôt fait de détacher le ruban jaune du périmètre de sécurité. Sur un côté de la maison, face à un rectangle de pelouse trop haute, une autre allée conduisait au garage. Par la porte relevée, on voyait une tache d’huile sur le sol, mais il n’y avait pas de voiture.
Elle avait disparu avec son propriétaire.
Diane m’avait briefé en chemin. « Nous ne considérions pas York comme un suspect très plausible, sans quoi nous l’aurions arrêté plus tôt. » Elle était sur la défensive, comme si tout cela avait été de sa faute. « Mais tout bien réfléchi, il correspond un peu au profil classique du tueur en série : un homme d’âge moyen, célibataire, solitaire, et son ego démesuré est un trait caractéristique du narcissiste. Mais il a un casier absolument vierge, pas même pas la moindre trace de délit de jeunesse. Nous n’avons pas trouvé de squelette dans ses placards. Mis à part de vagues présomptions, rien n’indique qu’il ait un quelconque rapport avec les meurtres.
— Les présomptions me paraissent pourtant assez fortes », lui avais-je fait remarquer.
Il faisait trop sombre dans la voiture pour le voir, mais j’étais persuadé qu’elle avait rougi. « Si on part du principe qu’il s’est délibérément trahi en nous aiguillant vers le funérarium, oui. Ce ne serait pas exceptionnel, mais son histoire d’intérimaire semble être confirmée. Nous avons trouvé un autre ancien employé qui a dit se souvenir de Dwight Chambers. Ce Chambers commençait à présenter toutes les qualités d’un suspect, finalement.
— Alors pourquoi avoir arrêté York ?
— Parce qu’en le mettant en garde à vue pour atteinte à la santé publique nous avions plus de temps pour l’interroger. » Diane n’avait pas l’air très à l’aise. « Nous avons également estimé qu’il y avait certains... avantages à prendre les devants. »
En d’autres termes, mieux valait arrêter n’importe qui que personne. Histoire de donner un os à ronger aux médias. Décidément, politique et communication fonctionnaient de la même façon dans le monde entier.
À ceci près que York n’avait pas attendu qu’on vienne l’arrêter. Quand le TBI était venu le cueillir cet après-midi-là, il s’était volatilisé : il n’était ni au cimetière ni chez lui, sa voiture avait disparu et quand les agents du TBI avaient forcé la porte de son domicile, ils avaient constaté qu’il avait fait ses bagages précipitamment.
Ils avaient aussi trouvé des restes humains chez lui.
« Nous aurions pu les découvrir plus tôt, mais il y a eu un petit problème administratif, avait-elle reconnu. Le premier mandat de perquisition ne portait que sur le funérarium et le parc, pas sur le domicile de York.
— Les restes sont récents ?
— Nous ne le pensons pas. Mais Dan préférerait que vous en jugiez par vous-même. »
Cela m’avait encore plus troublé que la disparition de York. Paul n’était pas disponible. Sam avait passé une mauvaise nuit. Ils pensaient qu’elle entrait en travail, et bien que ce fût une fausse alerte, il avait préféré ne pas la laisser seule.
Il avait donc demandé à Gardner de faire appel à moi.
Paul avait l’air fatigué et à bout de nerfs quand je l’avais appelé. Non que je ne fisse pas confiance à Diane, mais je n’étais pas prêt à y aller sans avoir parlé au nouveau patron de la ferme.
« J’ai dit à Gardner que j’irais voir dès demain matin, mais que, s’il voulait un avis dès ce soir, c’était à toi qu’il devrait le demander. J’espère que ça ne t’ennuie pas », avait dit Paul. Non, cela ne m’ennuyait pas, mais je m’étais étonné que Gardner eût accepté. Paul avait eu un petit rire amer. « Il n’avait pas vraiment le choix. »
Il n’avait visiblement pas pardonné à Gardner de prendre parti pour Hicks contre Tom. Il était certes trop professionnel pour laisser ses émotions prendre le dessus sur les besoins de l’enquête, mais il ne se privait pas pour autant d’en remettre une couche.
Je me demandais comment Gardner avait réagi.
Diane n’était pas restée à Steeple Hill. Après m’avoir déposé, elle était repartie voir ce qu’avaient trouvé les légistes sur la cabine téléphonique. J’allai me changer dans une camionnette qui faisait office de vestiaire, puis je me dirigeai vers la maison.
Devant la porte d’entrée, Gardner discutait avec une technicienne aux cheveux gris. Il portait des chaussons et des gants, et il me salua d’un regard rapide sans interrompre sa conversation.
J’attendis ostensiblement à quelques pas de lui.
Après une dernière instruction laconique à la femme en blanc, il daigna enfin se rappeler ma présence. Nous n’échangeâmes pas une parole. Son irritation était presque palpable, mais il s’abstint de tout commentaire.
« C’est là-haut », jappa-t-il avec un coup de menton.
La maison était agencée à l’envers, dans la droite ligne des conceptions modernistes de l’époque : les chambres étaient au rez-de-chaussée et les salles de vie au premier. Des décennies de fumée de cigarette avaient jauni la peinture blanche des murs et des plafonds et la même patine ocre poissait les portes et les meubles. Sous l’odeur pénétrante de tabac perçaient les remugles de moisi de vieux tapis et de draps sales.
Cette impression d’abandon et de délabrement était d’autant plus forte que la perquisition achevait de chambarder le décor. Des agents de la police scientifique fouillaient dans les tiroirs et les placards, en extirpant les débris de la vie de York pour les passer au peigne fin. En gravissant l’escalier, je sentis leurs regards dans mon dos. L’atmosphère était lourde de cette appréhension confuse, propre aux scènes de crime après une découverte capitale, mais il s’y mêlait aussi une bonne part de curiosité.
Manifestement, la rumeur de mon retour en grâce avait déjà fait le tour des équipes.
Gardner me précéda dans l’escalier. Les coins des marches étaient tapissés de poussière. Tout le premier étage était aménagé en loft, où cuisine, salle à manger et salon se fondaient en une seule et même grande pièce. La plupart des installations semblaient d’origine : des étagères faisant office de cloisons et des façades de placards en verre dépoli, sorties tout droit d’une publicité des années 1950 pour la maison type du rêve américain.
Le mobilier déclinait en revanche un magasin hétéroclite de styles contemporains. Un réfrigérateur rouillé ronflait bruyamment dans la cuisine, et dans le coin repas, un faux lustre avec des ampoules bougies pendait au-dessus d’une table sillonnée de griffures et de ses chaises râpées. Un fauteuil de cuir trop rembourré trônait au milieu du salon, recouvert de coussins éventrés rapetassés avec du ruban adhésif à moitié déchiré. Juste en face, l’énorme téléviseur à écran plat était l’unique appareil récent de la pièce.
D’autres techniciens s’affairaient à l’étage. La maison était sens dessus dessous, mais il était difficile de dire si la pagaille était davantage due à la perquisition qu’aux habitudes de York. Des vêtements étaient éparpillés partout, et des caisses de bric-à-brac et de vieux magazines avaient été tirés des placards. L’évier et le bar avaient disparu sous des piles d’assiettes sales et des cartons de pizzas étaient restés là où York avait dû les poser.
Plusieurs agents interrompirent leur travail pour regarder Gardner me guider à l’autre bout de la pièce. Je reconnus la silhouette massive de Jerry qui examinait à quatre pattes le contenu des tiroirs d’un buffet délabré. Il agita une main vers moi.
« Salut, toubib ! » Il mâchait énergiquement un chewing-gum qui lui faisait trembloter les bajoues autour de son masque. « Bel endroit, hein ? Je vous conseille sa collection de DVD. La fine fleur du porno, classée par ordre alphabétique. Ce type devrait sortir un peu plus.
— Espérons qu’il ne manquera pas trop de films quand vous aurez fini », lança Gardner à la cantonade. Sa remarque souleva quelques ricanements, mais je n’étais pas certain qu’il plaisantât. Il m’attendait devant une grande niche, près de l’évier. « Venez voir par ici. »
La niche était aménagée en grand placard dont la porte était ouverte. Son contenu avait été sorti et étalé par terre : des caisses de vaisselle ébréchée, un seau en plastique fendu, un aspirateur cassé... Un agent était agenouillé à côté d’un carton de vieux matériel photographique : un appareil reflex usé qui avait visiblement connu des jours meilleurs, un vieux sabot flash et une cellule à main, d’anciennes revues de photo aux pages défraîchies et cornées.
À un ou deux mètres de ce bric-à-brac, une valise en piteux état était posée sur un espace dégagé du lino crasseux.
Le couvercle était entrouvert, comme si ce qui était à l’intérieur était trop gros pour le fermer complètement. Gardner la regarda sans se risquer à l’approcher de trop près.
« Nous l’avons trouvée dans le placard. Dès que nous avons vu ce qu’elle contenait, nous n’y avons plus touché avant que quelqu’un puisse l’examiner. »
Elle semblait trop petite pour renfermer un être humain. Du moins, pas un adulte, mais je savais que cela ne signifiait rien. Plusieurs années auparavant, j’avais été appelé pour examiner le cadavre d’un homme adulte qui avait été tassé dans un fourre-tout plus petit que ça. Les membres étaient repliés sur eux-mêmes, les os cassés et compressés dans une position qu’aucun contorsionniste n’aurait pu espérer réaliser.
Je m’accroupis à côté de l’objet. Le cuir brun était râpé et usé, mais il n’y avait pas la moisissure que j’aurais attendue si un corps s’était décomposé à l’intérieur. Diane avait raison : les restes n’étaient pas récents.
« Je peux regarder ? demandai-je à Gardner.
— C’est pour cela que vous êtes ici. »
Ignorant son ton acerbe, je soulevai le couvercle sous un faisceau de regards.
La valise était remplie d’ossements. Je reconnus au premier coup d’œil des restes humains : une cage thoracique entière, contre laquelle avait été coincé un crâne qui, avec ses mâchoires, semblait nous narguer de son grand sourire. En le regardant, je me demandai si Diane avait choisi ses mots au restaurant : « Nous n’avons pas trouvé de squelette dans ses placards. »
Eh bien, c’était chose faite.
Les os étaient de la même couleur tabac que les murs, mais cette fois-ci, je n’attribuais pas cette coloration à la fumée de cigarette. Ils étaient propres, sans aucune trace de tissus mous. Je me penchai pour les renifler, mais il n’y avait aucune odeur discernable, mis à part le cuir moisi de la valise.
Je saisis une côte posée sur le dessus. Elle était courbée comme un arc miniature. Je distinguai en un ou deux endroits des squames translucides qui se détachaient de la surface, comme de minuscules écailles de poisson.
« Des nouvelles de York ? demandai-je en continuant de l’examiner.
— L’enquête suit son cours.
— Vous pensez qu’il est parti de son plein gré ?
— Si vous voulez dire qu’il aurait pu être enlevé comme Irving, la réponse est non. Irving n’a pas pris sa voiture ni bouclé une valise avant de disparaître, répondit sèchement Gardner. Alors, qu’avez-vous à me dire sur ces ossements ? »
Je reposai la côte et saisis le crâne. Le tas d’os cliqueta dans un carillon presque harmonieux.
« Ils appartiennent à une femme, récitai-je en faisant tourner le crâne dans la main. La structure osseuse est trop frêle pour être celle d’un homme. Et elle n’est pas morte récemment.
— Dites-moi plutôt quelque chose que je ne sache pas.
Très bien. D’abord, elle n’a pas été assassinée. »
J’aurais affirmé que la terre était plate qu’il n’aurait pas été plus surpris. « Quoi ?
— Ce n’est pas une victime de meurtre, répétai-je. Regardez comme les os sont jaunes. Ils ne datent pas d’hier. Son décès remonte au moins à quarante ou cinquante ans. Voire davantage. Regardez, là le squelette a été enduit d’un stabilisateur qui commence à s’écailler. Je suis presque sûr que c’est de la gomme-laque, un produit qu’on n’utilise plus depuis des années. Et vous voyez, là ?... » Je lui montrai un minuscule trou proprement percé au sommet du crâne. « Il devait y avoir un système d’attache à cet endroit, pour l’accrocher. D’après moi, ce squelette provient d’un laboratoire ou a appartenu à un étudiant en médecine. Aujourd’hui, on utilise plus volontiers des modèles en plastique que de vrais squelettes, mais on en voit encore de vrais de temps en temps.
— Vous voulez dire que c’est un squelette médical ? » Gardner écarquilla de grands yeux. « Mais qu’est-ce qu’il fout là, bon Dieu ? »
Je remis le crâne dans la valise. « York nous a dit que son père avait ouvert Steeple Hill dans les années 1950. C’était peut-être à lui. Il serait assez vieux, en tout cas.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » Il poussa un soupir rageur. « J’aimerais quand même mieux que Paul Avery y jette un œil.
— À votre aise. »
Je ne pense pas que Gardner se rendait compte de ce qu’il venait de dire. Avec un dernier regard dégoûté à la valise, il repartit vers l’escalier. Je rabaissai le couvercle de la valise et le suivis.
« Alors, toubib, me lança Jerry en ruminant toujours son chewing-gum. Encore un coup pour rien ? »
En passant devant le buffet, mon regard s’arrêta sur une série de photos de famille encadrées, un résumé en images de la vie de York. C’était un mélange de portraits posés et de photos de vacances aux couleurs passées et délavées. York figurait pratiquement sur toutes : en garçon souriant en short sur un bateau; en adolescent mal dans sa peau; souvent en compagnie d’une femme mûre et avenante au visage sympathique qui pouvait être sa mère. Sur certaines, un homme grand et bronzé au sourire commercial rejoignait la mère et le fils devant l’objectif – sans doute le père, plus rarement représenté, car c’était sûrement lui qui prenait les photos.
Mais les clichés les plus récents ne représentaient plus que la mère qui, d’année en année, s’était courbée et ratatinée. Sur la dernière de la série, frêle, le cheveu blanchi, mais toujours souriante, elle posait devant un lac avec un petit-fils qui ressemblait à s’y méprendre au jeune York.
Le roman-photo familial s’achevait sur ce clap de fin.
Je rejoignis Gardner au pied de l’escalier. Il n’avait encore rien dit de l’appel que Tom avait reçu la veille au soir. Pensait-il que l’incident n’avait aucun intérêt, ou bien rechignait-il simplement à admettre que j’avais pu apporter un précieux élément d’information ? Je n’en savais rien. Mais je ne partirais pas sans avoir soulevé la question.
« Diane vous a parlé de la cabine téléphonique ? demandai-je en lui emboîtant le pas dans le couloir.
— Oui. On s’en occupe.
— Et Tom ? Si l’appel était fait pour l’attirer à l’extérieur, il est peut-être encore en danger.
— Merci de me le faire remarquer, répliqua-t-il d’un ton sarcastique. Je tâcherai de m’en souvenir. »
J’en avais assez. Il était tard et j’étais fatigué. Je me plantai au milieu du couloir et explosai : « Bon, ça commence à bien faire ! Je vous rappelle que c’est vous qui m’avez fait venir ici. Alors vous pourriez être poli, au moins ! »
Il se retourna lentement et braqua sur moi un regard glaçant. « Je vous ai fait venir parce que je n’avais pas le choix. C’est Tom qui vous a entraîné dans cette enquête, pas moi. Et je suis désolé si mes manières ne vous plaisent pas, mais au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’essaie de coincer un tueur en série !
— Eh bien, ce n’est pas moi ! » ripostai-je.
Nous nous regardâmes en chiens de faïence. Nous étions devant la porte d’entrée et je remarquai qu’à l’extérieur, les agents s’étaient arrêtés pour nous observer. Au bout d’un moment, Gardner expira profondément et baissa les yeux. Puis, d’une voix tremblante de colère, il détacha bien ses mots : « Pour votre information, j’ai aussitôt placé Tom sous protection rapprochée. C’est une simple mesure de précaution. Même si vous avez raison pour l’appel, je ne pense pas que le correspondant mystère tentera quoi que ce soit pendant que Tom est dans un lit d’hôpital. Mais je ne veux prendre aucun risque. »
Ce n’était pas vraiment une excuse, mais je m’en contentai. L’essentiel était que Tom fût en sécurité.
« Merci, dis-je.
— Pas de quoi. » Je ne savais pas si c’était du lard ou du cochon. « Et maintenant, si vous en avez fini, docteur Hunter, je vais vous faire ramener à votre hôtel. »
Je me dirigeai vers la sortie, mais je n’étais pas arrivé au perron que quelqu’un rappelait Gardner à l’intérieur.
« Inspecteur, vous devriez venir voir ça. »
Un technicien dans une combinaison maculée de graisse et de poussière avait passé la tête par l’embrasure d’une porte au fond du couloir. Gardner me jeta un coup d’œil rapide et je compris ce qui lui passait par la tête.
« Attendez-moi là un moment. »
Il fit demi-tour et disparut derrière la porte. Après un instant d’hésitation, je le suivis. Je n’allais tout de même pas rester à l’attendre les bras ballants comme un écolier devant le bureau du directeur, jusqu’à ce qu’il décide s’il avait besoin de moi ou pas.
La porte donnait sur le garage. Des relents d’huile se mêlaient à l’odeur d’humidité. Au plafond, une ampoule nue répandait une faible lueur, éclipsée par la lumière crue des projecteurs. Le garage était aussi encombré que le reste de la maison : des boîtes en carton défoncées, du matériel de camping moisi et des meubles de jardin rouillés s’entassaient autour de la dalle de béton vide où York garait sa voiture.
Le technicien de scène de crime montrait à Gardner un vieux classeur en acier. L’un des tiroirs était ouvert.
« ... au fond, sous les vieux magazines, disait-il. Au début, je pensais que ce n’était que des photos, mais en y regardant de plus près... »
L’inspecteur fixait les clichés. « Bon Dieu de bon Dieu ! »
Il avait l’air sous le choc. Le technicien ajouta quelque chose, mais je ne fis pas attention. Je venais de voir ce qu’ils avaient trouvé.
C’était une boîte de format A4, telle qu’on en utilise pour le papier photo. Elle était ouverte et une demi-douzaine de photos avaient été étalées par terre. Il s’agissait de portraits en noir et blanc. Chacun présentait un visage d’homme ou de femme en gros plan, du menton au front. Ils avaient été agrandis presque en grandeur nature, et la mise au point parfaite saisissait le moindre trait, chaque pore et la plus minuscule imperfection avec une précision saisissante. Une fraction de seconde immortalisée avec une étonnante netteté. Les visages étaient contorsionnés dans des grimaces qui, à première vue, auraient pu paraître comiques, comme si les sujets avaient été surpris juste avant d’éternuer. Mais les yeux dégageaient une tout autre impression.
Cette sinistre galerie n’avait strictement rien de comique.
Nous avions toujours pensé qu’en plus des corps que nous avions retrouvés, il y avait d’autres victimes. Ces images le confirmaient. York ne s’était pas contenté de les torturer avant de les tuer.
Il avait aussi photographié leur agonie.
Gardner parut soudain remarquer ma présence. Il roula des yeux, mais contre toute attente, il ne me rabroua pas. Il était sans doute trop abasourdi pour se soucier de moi.
« C’est bon, docteur Hunter, je n’ai plus besoin de vous. »
Un agent taciturne me ramena à mon hôtel, mais ces visages distordus continuaient de me hanter tandis que nous filions par les rues sombres. Ces photos étaient troublantes, mais au-delà de leur côté horrifiant, je n’arrivais pas à mettre le doigt sur ce qui me chiffonnait vraiment. J’avais vu la mort d’assez près. J’avais travaillé sur des affaires où les assassins prélevaient des trophées sur leurs victimes : une mèche de cheveux ou un bout de vêtement, étranges souvenirs des vies éphémères qu’ils avaient volées.
Mais cette fois-ci, c’était différent. York n’était pas un tueur fou, consumé par une passion perverse. Il nous prenait pour des imbéciles et tirait les ficelles de l’enquête depuis le début. Il avait parfaitement planifié jusqu’à sa sortie. Et ces photographies n’étaient pas des trophées quelconques. Elles avaient été prises avec un soin et un savoir-faire hors du commun, qui témoignaient d’une froideur calculée et délibérée. D’un remarquable contrôle.
C’était cela qui les rendait encore plus terrifiantes.
Je n’avais pas vraiment besoin d’une autre douche en rentrant à ma chambre, mais j’en pris tout de même une. En rentrant de chez York, je me sentais souillé par une saleté qui pénétrait bien plus profondément que l’épiderme. Que ce fut symbolique ou pas, l’eau chaude me fit du bien. Tant que je m’endormis presque aussitôt après avoir éteint.
Je fus réveillé juste avant 6 heures par une sonnerie insistante. Encore à moitié endormi, je donnai un coup de patte au réveil avant de comprendre qu’il s’agissait de mon téléphone.
« Allô ? » bafouillai-je d’une voix éraillée.
Les derniers vestiges de sommeil se dissipèrent lorsque j’entendis la voix de Paul.
« J’ai une mauvaise nouvelle, David. Tom est mort hier soir. »
*
Tu as fait du bon boulot. Tu savais que les agents du TBI ne tarderaient pas à débarquer devant la maison, mais tu es resté aussi longtemps que tu le pouvais. Si tu étais parti trop tôt, le choc n’aurait pas été aussi puissant. Trop tard... ça aurait tout gâché.
Dommage que tu n’aies pas eu davantage de temps. Tu n’aimes pas travailler dans la précipitation, mais tu n’avais pas beaucoup le choix. Tu avais toujours su que ça se finirait comme ça. Le salon funéraire avait fait son office. Tu avais tout prévu à l’avance, ce qu’il fallait emmener et ce qu’il fallait laisser sur place. Cela avait exigé un jugement acéré et une discipline d’acier. Mais ça s’était bien passé.
Il faut bien consentir quelques sacrifices, de temps en temps.
Maintenant, tu es presque prêt pour la phase suivante. Tu dois simplement t’armer de patience. Ça ne prendra plus beaucoup de temps. Juste une dernière corvée pour mettre les dernières pièces du puzzle en place, puis l’attente sera finie.
Tu reconnais avoir un peu le trac, mais c’est plutôt bon signe. Tu ne peux pas te permettre d’être trop sûr de toi. Quand l’occasion se présentera, tu devras être prêt à la saisir. Tu ne peux pas te permettre de gâcher une aubaine pareille. Tu le sais mieux que quiconque.
La vie est trop courte.