7

Un soleil haut et radieux scintillait sur les vitres et les carrosseries des voitures qui filaient sur l’autoroute. Il n’était pas encore midi, mais des volutes de vapeur mêlées aux gaz d’échappement s’élevaient déjà du bitume. Devant nous, la file de voitures ralentit et s’enroula autour des gyrophares des véhicules de secours qui bloquaient une voie. Une Lexus flambant neuve s’était mise en travers de la route. Les lignes pures et élégantes de l’arrière étaient intactes, mais l’avant n’était plus qu’un amas de ferraille fumant. Un peu plus loin, il ne restait d’une moto qu’un enchevêtrement méconnaissable de pièces détachées, de chrome et de caoutchouc. L’asphalte était couvert de flaques sombres — de l’huile peut-être, mais plutôt autre chose.

Nous passâmes au pas devant la scène de l’accident où un policier impassible réglait la circulation, tandis qu’au-dessus de nos têtes, une foule de badauds massés sur une passerelle se penchait sur la rambarde pour se repaître du spectacle. Puis, nous laissâmes derrière nous le goulet d’étranglement et le trafic se fluidifia à nouveau, comme si de rien n’était.

Sur le trajet du retour, je retrouvai le Tom que je connaissais. Une étincelle pétillait dans ses yeux, signe que ce dernier rebondissement l’intriguait. D’abord les empreintes digitales d’un homme mort depuis longtemps retrouvées sur une scène de crime, et maintenant un cadavre qui n’avait rien à faire dans ce cercueil. Ce genre d’énigme était pour lui du pain bénit.

« On dirait que l’annonce de la mort de Willis Dexter était peut-être un peu prématurée, tu ne trouves pas ? dit-il d’un air songeur, en pianotant sur son volant au rythme d’un morceau de Dizzy Gillespie. Simuler sa propre mort, ça fournit un sacré alibi si le type réussit son coup. »

J’avais la tête ailleurs et dus me ressaisir. « Alors d’après toi, qui est le type qui est dans le cercueil ? Une autre victime ?

— Je préférerais attendre de connaître la cause du décès avant de trancher, mais c’est bien ce qu’on dirait. À moins qu’un employé se soit trompé de macchabée au funérarium, mais en de pareilles circonstances, l’hypothèse ne tient pas vraiment la route. Non, même si ça me fait mal au cœur de l’admettre, je me dis qu’Irving avait sans doute raison quand il parlait de tueur en série. » Il me coula un regard en coin. « Eh bien, quoi ?

— Rien.

— Tu ferais un très mauvais acteur, David », s’amusa-t-il.

En temps normal, j’aurais pris plaisir à débattre avec lui, mais depuis que je m’étais retrouvé propulsé au cœur de cette enquête, j’étais beaucoup trop sur la défensive. « Je suis peut-être méfiant. Mais ça ne te paraît pas un peu facile que l’empreinte sur la boîte de pellicule nous conduise directement au cadavre d’une autre victime ? »

Il haussa les épaules. « Les criminels font des erreurs, comme tout le monde.

— Alors tu crois que Willis Dexter pourrait être toujours vivant ? Et que c’est lui le tueur en série ?

— Qu’en penses-tu ?

— Je pense surtout que j’avais oublié à quel point tu aimes te faire l’avocat du diable. »

Il rit de bon cœur. « Je ne néglige aucune piste, c’est tout. Cela étant, je t’accorde que tout ça a l’air un peu trop bien ficelé pour être honnête. Mais Dan Gardner est loin d’être un imbécile. Il peut se montrer un peu bourru, mais je suis content que ce soit lui qui soit chargé de l’enquête. »

Ce Gardner ne m’était pas sympathique, mais Tom était généralement très avare de compliments. « Et ce York, qu’est-ce que tu en penses ?

— Mis à part le fait que j’ai eu envie de me laver les mains après lui avoir serré la pince, je ne sais pas bien. » Il réfléchit un instant. « On ne peut pas dire qu’il redore vraiment le blason de sa profession, mais l’exhumation n’avait pas l’air de l’inquiéter outre mesure. Du moins, jusqu’au moment où il a vu l’état du cercueil. Je suis certain qu’il va devoir fournir quelques explications, mais d’après moi, il aurait moins fait son mariolle s’il avait su ce que nous allions trouver.

— Pourtant, je vois mal comment on aurait pu intervertir un cadavre sans que personne au funérarium ne s’en aperçoive. »

Tom branla du chef. « C’est presque impossible. Mais je me donne encore un peu de temps pour me faire une opinion sur le bonhomme. » Il s’interrompit pour clignoter avant de changer de voie et doubla un mobile home qui roulait au pas. « À propos, tu as l'œil, dis donc ! Chapeau, mon vieux. Moi, je n’avais pas remarqué l’épine nasale.

— Tu l’aurais vue si tu n’avais pas été si furieux contre Hicks.

— Bah ! À lui tout seul, Hicks est un risque du métier. J’aurais dû m’y habituer depuis le temps. Mais, non... » Son sourire s’effaça lorsqu’il vit ma mine soucieuse. « Bon, vide ton sac. Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Je n’avais pas prévu d’en parler, mais il n’y avait plus aucune raison d’éluder la question. « En fin de compte, ce séjour n’était peut-être pas une si bonne idée. J’apprécie tout ce que tu fais, mais... Enfin, regardons les choses en face : je ne suis pas à ma place, ici. Je crois que je ferais mieux de rentrer. »

Jusqu’à cet instant, je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais déjà pris ma décision. Désormais, on aurait dit que tous mes doutes s’étaient cristallisés, m’obligeant à admettre ce que j’avais évité jusqu’à présent. D’un côté, pourtant, cet aveu me coûtait, car il avait quelque chose d’irrévocable. Si je partais maintenant, je ne ferais pas qu’écourter mon voyage.

Je baisserais les bras.

Tom marqua une pause, puis reprit : « Ce n’est pas simplement à cause de ce qui s’est passé au chalet, n’est-ce pas ?

— Ça joue, c’est sûr, mais non, il n’y a pas que ça, répliquai-je en cherchant mes mots. J’ai l’impression que tout cela était une erreur. Je ne sais pas. C’était peut-être trop tôt.

— Ta blessure est cicatrisée, que je sache ?

— Je ne parlais pas de ça.

— Je sais, soupira-t-il. Je peux être très franc ? »

Je hochai la tête, n’osant plus ouvrir la bouche.

« Tu as essayé de fuir une fois et ça n’a pas marché. Qu’est-ce qui te fait croire que ça marcherait mieux cette fois-ci ? »

Je sentis mes joues s’enflammer. Fuir? C’était donc ainsi qu’il le voyait ? « Si tu parles de l’époque où Kara et Alice sont mortes, oui, je pense qu’effectivement, j’ai pris la fuite, dis-je d’une voix dure. Mais cette fois-ci, c’est différent. On dirait qu’il manque quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

— Si je comprends bien, tu n’as plus confiance en toi.

— On peut le dire comme ça, oui.

— Eh bien, permets-moi de te poser à nouveau la question : en quoi le fait de fuir va-t-il t’aider, au juste ? »

C’était maintenant à mon tour de m’enfermer dans le silence.

Tom ne détacha pas son regard de la route. « Je ne t’insulterais pas en te faisant la morale, David. Si tu penses vraiment que c’est ce que tu as de mieux à faire, pars. Personnellement, je pense que tu le regretteras, mais c’est à toi de voir. Mais avant cela, est-ce que je peux te demander un petit service ?

— Bien sûr. »

Tom rajusta ses lunettes. « Je n’en ai encore parlé à personne, à part à Mary et à Paul. Mais je prends ma retraite à la fin de l’été. »

Je le regardai, interloqué. Je pensais qu’il resterait jusqu’à la fin de l’année. « C’est à cause de ta santé ?

— Disons simplement que je l’ai promis à Mary. Mais pour en revenir à nos moutons, tu étais l’un de mes meilleurs étudiants, et c’est la dernière fois que nous aurons l’occasion de travailler ensemble. Si tu pouvais rester juste une semaine de plus, tu me rendrais un grand service. »

Je restai immobile un instant, admirant l’habileté avec laquelle il m’avait piégé. « Je suis tombé dans le panneau, pas vrai ? »

Il sourit. « En effet. Mais tu ne peux tout de même pas rompre une promesse faite à un vieillard, non ? »

Je ne pouvais qu’en rire. Étrangement, je ne m’étais pas senti si léger depuis bien longtemps. « Bon, d’accord. Va pour une semaine. »

Tout content de lui, Tom se remit à pianoter sur son volant, accompagnant les accents de la trompette qui soufflait dans les haut-parleurs.

« Alors comment trouves-tu la nouvelle assistante de Dan ? » Je regardais par la vitre. « Diane ? Elle a l’air plutôt consciencieuse.

— Hmm. » Les doigts continuaient à tambouriner doucement sur le volant. « Et plutôt jolie, non ?

— Ouais, pas mal. » Tom ne dit rien. Je sentis mes joues brûler. « Quoi ?

— Rien », lâcha-t-il avec un grand sourire.

Tom avait appelé la morgue pour annoncer l’arrivée du cadavre exhumé. Il serait examiné dans une autre salle d’autopsie, pour éviter toute contamination avec celui du chalet. C’était un facteur important, car il pouvait altérer de façon significative les éléments de preuves qui pourraient être présentés au procès.

À supposer que l’on parvienne à mettre la main sur l’assassin.

À notre arrivée, Kyle discutait dans le couloir avec deux autres assistants. Il les délaissa pour nous conduire à la salle qu’il avait préparée, regardant derrière nous comme s’il attendait – ou espérait – quelqu’un d’autre. Lorsqu’il comprit que nous étions seuls, il eut l’air tout dépité.

« Summer va venir aujourd’hui ? »

Il avait pris un ton aussi dégagé que possible, mais il ne trompait personne. « Oh, elle va peut-être passer faire un tour un peu plus tard, lui dit Tom.

— Ah bon. C’était juste pour savoir. »

Tom garda son sérieux en attendant que Kyle quitte la salle d’autopsie. « Ce doit être le printemps, ironisa-t-il. La grande saison des montées de sève... »

Nous avions à peine noué un tablier de caoutchouc sur notre tenue stérile quand le cercueil de Steeple Hill arriva. Il avait été transporté dans un grand caisson d’aluminium – un cercueil enfermé dans un autre, comme des poupées russes. Le corps devait tout d’abord être passé aux rayons X, et Kyle emporta le tout sur un chariot vers la salle de radio.

« Vous voulez un coup de main pour l’autopsie ? demanda-t-il.

— Non, merci, on va se débrouiller.

— Tom... » dis-je. Nous allions devoir retirer le corps du cercueil pour le passer à la radio. La décomposition avait certes réduit la masse corporelle, mais je ne voulais pas qu’il s’épuise.

Lisant dans mes pensées, il poussa un soupir d’exaspération.

« On n’a qu’à attendre Summer. J’ai déjà causé assez d’ennuis à Kyle comme ça.

— Oh, ne vous en faites pas. Martin et Jason me couvriront. » Kyle s’était animé en entendant le nom de Summer. Il esquissa un sourire timide. « D’ailleurs, le docteur Hicks n’est pas là pour l’instant. »

Tom accepta à contrecœur. « Bon, d’accord, alors. Tu n’auras qu’à aider David à soulever le corps une fois que nous aurons pris les photos. » À cet instant, son téléphone sonna. Il regarda l’écran. « C’est Dan. Il vaut mieux que je réponde. »

Pendant que Tom allait dans le couloir pour discuter avec Gardner, Kyle et moi défîmes les fermoirs à levier qui maintenaient le couvercle d’aluminium en place.

« Alors comme ça, vous êtes britannique, hein ? demanda-t-il. Vous habitez à Londres ?

— C’est cela.

— Super ! Alors, ça ressemble à quoi l’Europe ? »

Je me demandai comment répondre à cela tout en me débattant avec une fixation récalcitrante. « Eh bien, disons que c’est plutôt varié.

— Ah, oui ? J’aimerais vraiment y aller un jour. Voir la tour Eiffel, des endroits comme ça. J’ai pas mal visité les États-Unis, mais j’ai toujours eu envie de voyager à l’étranger.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Mon salaire. » Il eut un sourire contrit. « Alors... Summer se destine à devenir anthropologue médico-légale, comme le docteur Lieberman ?

— Je pense que c’est ce qu’elle a en tête, oui. »

Il défaisait consciencieusement les fermoirs et revint à la charge avec l’air de ne pas y toucher. « Et vous croyez qu’elle va rester dans le Tennessee ?

— Tu ferais mieux de lui poser directement la question. »

Un voile de terreur passa sur ses yeux. Il baissa presque aussitôt le regard. « Oh, non, je ne pourrais pas. Je me demandais, c’est tout. »

Je réprimai un sourire. « Enfin, de toute façon, elle va sans doute rester ici un petit bout de temps.

— Sûrement, oui. »

Il acquiesça vigoureusement, se plongeant dans son travail. Sa timidité faisait peine à voir. Je n’étais pas certain que Summer apprécierait ses égards, mais j’espérais qu’il trouverait le courage de s’en rendre compte par lui-même.

Nous allions soulever le couvercle d’aluminium du caisson lorsque Tom revint. Il avait l’air contrarié.

« Arrêtez tout. Dan ne veut pas que nous touchions au corps pour l’instant. Apparemment, Alex Irving voudrait venir l’examiner sur place.

— Mais pour quoi faire ? » Je comprenais que le profileur eût voulu voir le premier cadavre à l’intérieur du chalet, mais celui-ci pourrissait dans son cercueil depuis des mois. Je ne voyais pas ce qu’il espérait apprendre de plus que ce que les photos pourraient lui dire.

« Va-t’en savoir... » Agacé, Tom poussa un gros soupir. « Hicks et Irving en une seule matinée, ça fait beaucoup. Encore une journée qui s’annonce mal. Bien sûr, tu n’as pas entendu ce que je viens de dire, Kyle. »

Les traits de l’assistant de la morgue s’égayèrent. « Non, bien sûr. Je peux faire autre chose pour vous ?

— Pas pour l’instant. Je t’appellerai quand Irving sera là. On m’a assuré qu’il n’en aurait pas pour longtemps. »

Nous aurions pourtant dû nous douter qu’Irving n’avait aucun scrupule à faire attendre les autres. Une demi-heure, puis une heure passèrent, et il ne nous avait toujours pas fait l’honneur de sa présence. Tom et moi nous trouvâmes à nous occuper en rinçant et faisant sécher les restes humains du chalet qui avaient trempé toute la nuit dans le détergent. Avec près de deux heures de retard, le profileur entra d’un pas nonchalant dans la salle d’autopsie, sans s’être donné la peine de frapper. Il portait une luxueuse veste de daim sur une chemise noire unie et une barbe savamment négligée assombrissait à peine ses joues rebondies et sa mâchoire légèrement empâtée.

Il était accompagné d’une jolie jeune fille, qui ne devait pas avoir plus de dix-neuf ou vingt ans. Elle restait dans son ombre, comme pour se protéger.

Il nous gratifia d’un sourire patelin. « Docteur Lieberman, docteur... » Il se contenta d’un vague signe de tête dans ma direction, et poursuivit : « Je pense que Dan Gardner vous a annoncé ma visite. »

Tom ne lui rendit pas son sourire. « En effet. Il a également dit que vous arriveriez très vite. »

Irving feignit le repentir et se fendit d’un sourire qu’il voulait désarmant. « Mea culpa. Je devais enregistrer une interview pour la télévision quand Gardner m’a appelé, et le tournage a pris du retard. Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas... »

Tom resta de marbre, puis dévisagea ostensiblement la jeune fille. « Et cette demoiselle ?... »

Irving lui posa une main conquérante sur l’épaule. « Ah, je vous présente Stacie, l’une de mes étudiantes. Elle fait sa thèse sur mon travail.

— Ce doit être passionnant, grinça Tom. Mais je crains qu’elle ne doive attendre dehors. »

Le profileur balaya cette exhortation d’un geste désinvolte. « Ne vous en faites pas, je l’ai prévenue de ce qu’elle verrait.

— Je dois pourtant insister. »

Le sourire d’Irving se figea et son regard se planta dans celui de Tom. « Je lui ai dit qu’elle pouvait m’accompagner.

— Eh bien, vous n’auriez pas dû. Nous sommes dans une morgue, pas dans un amphithéâtre. Je suis désolé », ajouta Tom plus gentiment à l’adresse de la jeune fille.

Irving le toisa un instant, puis adressa un sourire navré à son étudiante. « Eh bien, apparemment, ce n’est pas moi qui commande ici, Stacie. Tu veux bien m’attendre à la voiture ? »

Elle sortit sans se faire prier, baissant la tête pour cacher son embarras. J’en étais désolé pour elle, mais Irving aurait dû réfléchir avant de l’emmener sans demander la permission à Tom. Le sourire du profileur disparut dès que la porte se fut refermée derrière elle.

« C’est l’une de mes meilleures étudiantes. Si j’avais songé un instant qu’elle pourrait me mettre dans une telle situation, je ne l’aurais pas fait venir.

— Je n’en doute pas, mais ce n’était pas à vous de décider, trancha Tom sur un ton qui n’admettait aucune réplique. David, tu veux bien appeler Kyle dans la salle de radiologie, s’il te plaît ? Je vais montrer au docteur Irving où se trouve le vestiaire.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je n’ai aucune intention de toucher quoi que ce soit. » L’attitude du profileur était maintenant glaciale.

« Peut-être pas, mais nous sommes très pointilleux sur les procédures. Et en plus, je ne voudrais pas que vous tachiez votre veste. »

Irving regarda sa belle veste en daim. « Bah, vous avez peut-être raison, après tout. »

Tom me glissa un sourire complice tandis que je me dirigeai vers la porte. Le temps que je trouve Kyle, il était déjà dans la salle de radiologie avec Irving. Les deux hommes se tenaient de part et d’autre du caisson d’aluminium contenant le cercueil. Ils ne disaient pas un mot.

Irving avait passé une blouse de laboratoire sur ses vêtements et enfilé des gants. Il affichait une mine chagrinée, se massant les ailes du nez entre le pouce et l’index tandis que Kyle et moi nous apprêtions à soulever le couvercle du caisson.

« J’espère que cela ne prendra pas trop de temps. J’ai une rhinite et avec la climatisation, mes sinus... Quelle horreur ! »

Il se recula vivement et se couvrit le nez d’une main au moment où le couvercle se soulevait, laissant échapper une odeur putride. Il se reprit toutefois rapidement, retirant la main de sa bouche, et il tendit le cou en nous regardant ouvrir le vrai cercueil.

« Est-ce que... euh... c’est normal ?

— L’état du corps, vous voulez dire ? » Tom haussa les épaules. « Tout dépend de ce que vous entendez par normal. La décomposition correspond à celle d’un corps inhumé. Mais pas à celle d’un cadavre qui n’a été enterré que six mois.

— Et je suppose que vous avez une explication ?

— Pas encore. »

Irving feignit la surprise. « Si je comprends bien, nous avons deux cadavres, et tous deux dans un état de décomposition plus avancé qu’ils ne devraient l’être. D’après moi, nous sommes face à un schéma récurrent. Et j’ai cru comprendre que cet individu n’est pas le propriétaire légitime de la tombe...

— On ne dirait pas, non. C’est un homme noir. Willis Dexter était blanc.

— À croire que quelqu’un a élevé le daltonisme à de nouveaux sommets, au funérarium », pérora Irving. Il indiqua le drap de coton sale qui recouvrait tout le corps sauf la tête. « Vous pouvez ?...

— Attendez. David, je te prie, tu peux prendre quelques clichés ? »

J’attrapai l’appareil de Tom et pris plusieurs photos du corps. Après quoi, Tom fit signe à Kyle de retirer le drap. L’assistant de la morgue attrapa délicatement le linceul improvisé. Les fluides putréfactifs l’avaient fait adhérer au corps, et il ne se dégagea que difficilement. Lorsqu’il vit ce qu’il y avait dessous, Kyle s’arrêta et leva des yeux interrogateurs vers Tom.

Le corps était nu.

« Ah, nous avons bien un schéma récurrent », décréta Irving d’un ton léger.

Tom fit un petit signe de tête à Kyle. « C’est bon, continue. »

L’assistant tira le reste du drap. Irving se caressait la barbe en observant le défunt. Son affectation me paraissait calculée, mais je n’étais peut-être pas tout à fait objectif.

« Eh bien, si nous laissons de côté l’aspect... comment dirais-je... dénudé, pour l’instant, un certain nombre d’éléments sont évidents au premier coup d’œil, affirma-t-il. Le corps a été soigneusement disposé. Les mains repliées sur la poitrine, dans la pose conventionnelle, les jambes tendues, comme s’il s’agissait d’un enterrement normal. Ce qui n’est visiblement pas le cas. Mais le corps a été traité avec un respect évident, contrairement à la première victime. Pourtant, tout cela met un peu de sel dans la vie, vous ne trouvez pas ? »

Pas pour eux, non. Je vis que le comportement d’Irving horripilait également Tom. « Le corps que nous avons retrouvé dans le chalet n’était pas la première victime, dit-il.

— Je vous demande pardon ?

— En supposant que cet individu ait été assassiné, ce que nous ne pouvons pas affirmer tant que nous ne connaissons pas la cause du décès, il est mort depuis bien plus longtemps que l’homme que nous avons trouvé hier, poursuivit Tom, ravi de son petit effet. Qui que ce soit, il est mort le premier.

— Je vois, commenta Irving en forçant un sourire mal assuré. Mais cela ne fait que confirmer ma théorie. Il y a bel et bien une escalade de la violence. Et si ce Dexter a simulé sa propre mort il y a six mois, comme cela semble probable, c’est très symbolique. Dans un premier temps, je pensais que le tueur pouvait être dans le déni de sa propre sexualité, sublimant ses pulsions sexuelles par la violence. Mais ceci nous ouvre une nouvelle perspective. La première victime a été recouverte d’un linceul et enterrée – honteusement, presque en catimini. Puis, six mois plus tard, le corps du chalet est laissé bien exposé aux yeux du monde. Il hurle : " Regardez-moi ! Regardez ce que j’ai fait ! "Ayant "enterré" son ancien moi, le tueur sort maintenant du placard, si vous voulez. Et étant donné l’énorme différence dans la façon dont il a traité ces deux victimes, je ne serais pas surpris qu’il y en ait d’autres entre les deux dont nous ignorons tout. »

L’idée semblait lui plaire.

« Pourtant, vous pensez toujours qu’il s’agit de meurtres homosexuels, dit Tom.

— C’est presque certain. Et ce que nous avons là le confirme, d’ailleurs.

Vous avez l’air bien sûr de vous », fis-je remarquer. Je ne voulais pas intervenir, mais le comportement d’Irving me faisait grincer des dents.

« Nous avons deux cadavres nus, tous deux d’individus de sexe masculin. C’est ce que cela semble indiquer, vous ne trouvez pas ?

— Il arrive que les corps soient transportés nus de la morgue. S’il n’y avait pas de famille pour fournir des vêtements, c’est comme ça qu’ils auront été enterrés.

— Alors d’après vous, ce deuxième corps nu serait une simple coïncidence ? La théorie est intéressante... » Il me gratifia d’un sourire condescendant. « Vous pourriez peut-être aussi m’expliquer pourquoi les empreintes digitales que Dexter a laissées sur la boîte de pellicule photo étaient couvertes d’huile pour bébé ? »

Tom et moi en restâmes interdits. Irving prit un air faussement atterré.

« Oh, je suis désolé. Gardner ne vous en a pas parlé ? Enfin, il n’avait aucune raison de le faire, je pense. Mais à moins que l’assassin ne fasse une fixation sur les crèmes hydratantes, à mon avis, s’il a utilisé de l’huile pour bébé au chalet, c’est pour une raison bien précise. »

Il ménagea un silence, s’assurant que sa pique avait fait mouche avant de poursuivre :

« Quoi qu’il en soit, une motivation sexuelle expliquerait aussi les différents profils raciaux des victimes — le dénominateur commun n’est pas la couleur de leur peau, mais le fait que ce soit des hommes. Non, nous avons bel et bien affaire à un prédateur sexuel, ici, et puisque Willis Dexter ne se trouve pas dans sa propre tombe, je dirais que c’est un suspect tout désigné.

— D’après ce que disait Dan, je ne pense pas que Dexter avait un casier judiciaire ni le moindre antécédent de violence », releva Tom.

Irving s’autorisa un sourire plein de suffisance. « Les prédateurs vraiment malins n’en ont jamais. Ils avancent masqués, et ce sont souvent des membres respectables de la société, jusqu’au jour où ils font un faux pas ou se manifestent volontairement. Le narcissisme pathologique est un trait relativement courant chez les tueurs en série. Au bout d’un moment, ils en ont assez de cacher leurs talents et ils finissent par faire étalage de leur puissance en public, pour ainsi dire. Heureusement, la plupart finissent par être victimes de leur propre orgueil. Comme c’est le cas ici. »

Il désigna d’un geste théâtral le cadavre dans sa bière. Désormais, il avait adopté un ton presque magistral, nous parlant comme à deux jeunes étudiants un peu nigauds.

« Au vu de la logistique mise en œuvre, Dexter n’aurait pas pu faire cela sans au moins l’aide de quelqu’un au funérarium, poursuivit-il d’un ton de plus en plus pontifiant. Soit il y travaillait lui-même – ce qui, étant donné sa formation de mécanicien ou je ne sais plus trop quoi, est fort peu probable –, soit il a un complice. Ou bien un amant. Peut-être même qu’ils travaillaient en équipe : l’un dominant, l’autre soumis. Voilà qui deviendrait vraiment intéressant.

— Palpitant », murmura Tom.

Irving lui décocha un regard sévère, comme s’il venait à peine de se rendre compte qu’il avait dispensé ses perles de sagesse à des cochons. Mais l’entrée fracassante de Summer nous priva des autres éclairs de génie qu’il aurait bien voulu nous faire partager.

Fidèle à elle-même, elle déboula sans crier gare dans la salle de radiographie mais s’arrêta net en nous voyant réunis autour du cercueil. « Oh, excusez-moi. Voulez-vous que j’attende dehors ?

— Inutile, si cela ne tient qu’à moi, répliqua Irving en retrouvant son plus beau sourire. Mais bien entendu, c’est au docteur Lieberman de décider. Il a des idées bien arrêtées sur la nécessité de préserver les étudiants des choses de la vie. »

Tom ignora la flèche. « Summer est l’une de mes étudiantes de troisième cycle. Elle nous donne un coup de main sur cette affaire.

— Je vois. » Le sourire d’Irving s’élargit tandis qu’il guignait les clous et les anneaux semés sur le visage de Summer. « Figurez-vous que j’ai toujours été fasciné par l’art corporel. J’avais à un certain moment envisagé de me faire tatouer, moi-même, mais dans mon métier, ce genre de fantaisie est plutôt mal vu. Mais j’adore l’aspect païen des piercings, ce concept du primitif moderne... C’est tellement rafraîchissant de trouver ce type d’individualisme, de nos jours. »

Summer rosit davantage de plaisir que de gêne. « Merci.

— Oh, ne me remerciez pas. » Irving lui faisait son numéro de charme en grand. « J’ai un ou deux ouvrages sur l’art corporel primitif qui pourraient vous intéresser. Peut-être que...

— Si vous avez terminé, professeur Irving... Nous devons travailler, maintenant », coupa sèchement Tom.

Une ombre de contrariété fit vaciller le sourire d’Irving. « Je comprends très bien. Ravi d’avoir fait votre connaissance, mademoiselle... ?

— Summer. »

Irving découvrit à nouveau ses dents. « Comme l’été ! Ma saison préférée ! »

Retirant cérémonieusement ses gants, il jeta un regard circulaire, cherchant un endroit où les poser. Ne voyant rien, il les tendit simplement à Kyle. Le jeune assistant en resta un instant médusé mais les prit docilement.

Avec un dernier sourire à Summer, Irving sortit. Une chape de silence s’abattit sur la pièce. D’adorables fossettes creusaient les joues cramoisies de Summer sous sa tignasse blonde décolorée. Kyle, tout penaud, regardait les gants du profileur, se demandant encore comment elles avaient atterri dans ses mains.

Tom se racla la gorge. « Bon, où on en était ?... »

Me laissant prendre d’autres clichés des restes découverts, il sortit appeler Gardner. La police scientifique devrait examiner le cercueil. Normalement, elle n’interviendrait qu’une fois que nous aurions retiré le corps. Le fait qu’il fût nu ne changerait sans doute rien, mais en de pareilles circonstances, Tom avait raison de demander son accord à l’inspecteur du TBI avant de commencer.

Kyle s’attardait dans la salle de radio, où il n’avait à vrai dire plus grand-chose à faire. Mais en le voyant lorgner Summer avec sa mine de chien battu, je n’eus pas le cœur de le congédier.

Tom ne fut pas long. « C’est bon, Dan dit que nous pouvons continuer. Sortez le corps », ordonna-t-il.

Je fis un pas vers le caisson, mais Tom m’arrêta. « Kyle, tu veux bien aider Summer ?

— Moi ? » Le visage de l’assistant s’empourpra. Il jeta un coup d’œil rapide vers l’étudiante. « Euh, oui, bien sûr, pas de problème. »

Tom me fit un clin d’œil et Kyle rejoignit Summer à côté du caisson d’aluminium.

« C’est un arc et une flèche qu’il te faudrait, à toi, lui murmurai-je.

— Il y a des fois où il faut savoir donner un petit coup de pouce au destin. » Puis, reprenant son sérieux, il poursuivit à voix haute : « Dan nous demande de mettre la gomme sur cette affaire. En temps normal, j’attendrais d’en avoir fini avec les restes du chalet pour me pencher sur ceux-ci, mais dans ce cas précis... »

Un cri perçant l’interrompit. Nous nous retournâmes. Kyle s’était redressé au-dessus du cercueil et fixait ses mains gantées.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquit Tom en se précipitant vers lui.

— Quelque chose m’a piqué. Quand j’ai touché le corps.

— Ça a traversé la peau ?

— Je ne sais pas...

— Attends, laisse-moi regarder », dis-je.

Les gants d’autopsie étaient d’épais manchons de caoutchouc qui remontaient presque jusqu’au coude. Ceux de Kyle dégoulinaient de fluides libérés par le corps en décomposition, mais sur la paume droite, on distinguait nettement un trou aux bords irréguliers.

« Ce n’est rien, je vous assure », protesta Kyle.

Sans l’écouter, je lui retirai son gant. La peau était fripée et blanchâtre après avoir macéré sous le caoutchouc. Quelques gouttes de sang s’étalaient au beau milieu de la paume.

« Passons vite cela sous le robinet. Vous avez une trousse d’urgence, ici ? demandai-je.

— Il devrait y en avoir une dans la salle d’autopsie. Summer, tu peux aller la chercher ? » ordonna Tom.

Kyle se laissa guider jusqu’à l’évier. Je lui rinçai la main sous le puissant jet d’eau froide. La blessure était minuscule, pas plus grosse qu’une tête d’épingle. Mais cela ne la rendait pas moins dangereuse.

« Ça y est, c’est bon ? demanda-t-il au moment où Summer revenait avec la trousse de secours.

— Si tu as toutes tes vaccinations, je suis sûr que tout ira bien, répondis-je avec autant d’assurance que je le pus. Tu as bien toutes tes vaccinations, hein ? »

Il hocha la tête, me regardant d’un œil soucieux nettoyer la blessure à l’antiseptique. Tom était retourné près du cercueil.

« À quel endroit as-tu touché le corps ?

— Euh, vers l’épaule. La droite. »

Tom se pencha pour regarder de plus près, en s’abstenant scrupuleusement de toucher le cadavre. « Il y a quelque chose, là. Summer, passe-moi le forceps, tu veux ? »

Du bout des pinces, il saisit l’objet incrusté dans la chair en putréfaction. Il tira légèrement et le dégagea.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Kyle.

Tom s’efforça de ne rien laisser paraître de son trouble. « On dirait une aiguille hypodermique.

— Une aiguille ? s’exclama Summer. Oh, mon Dieu ! Il s’est piqué avec une seringue plantée là-dedans ? »

Tom lui décocha un regard noir. Mais nous pensions tous la même chose. Puisqu’il travaillait à la morgue, Kyle était sans doute immunisé contre un certain nombre d’agents pathogènes que pouvaient transmettre les cadavres, mais il y en avait d’autres contre lesquels il n’existait aucune protection. En temps normal, si on faisait un tant soit peu attention, on ne courait que très peu de risques.

À moins d’avoir une plaie ouverte.

« Je suis certain qu’il n’y a aucun souci à se faire, mais nous ferions tout de même mieux de t’emmener aux urgences, expliqua calmement Tom. Va te changer, je t’attends dehors. »

Kyle était livide. « Non, ça va aller... Je vous assure.

— Bien sûr que ça va aller, mais je préférerais tout de même que quelqu’un t’examine, ne serait-ce que pour être tranquille. » Son ton ne laissait place à aucune réplique. Sous le choc, Kyle obéit. Tom attendit que la porte se soit refermée derrière lui. Summer, tu es absolument certaine que tu n’as rien touché ? »

Elle secoua énergiquement la tête, encore pâle comme un linge. « Je n’en ai pas eu le temps. J’allais aider Kyle à soulever le corps quand il... Mon Dieu, vous croyez qu’il va s’en tirer ? »

Tom esquiva. « Tu ferais bien d’aller te changer, toi aussi, Summer. Je te ferai signe si j’ai besoin d’autre chose. »

Elle ne se fit pas prier. Il déposa l’aiguille dans un petit bocal d’échantillonnage.

« Tu veux que j’accompagne Kyle ? lui demandai-je.

— Non, c’est à moi de le faire. Tu n’as qu’à continuer avec les autres restes pour l’instant. Je ne veux voir personne autour de ce cercueil tant que je n’aurai pas radiographié le corps moi-même. »

Je ne lui avais jamais vu une mine aussi sombre. Il se pouvait que l’aiguille se soit cassée et incrustée accidentellement dans la chair, mais ce n’était pas très probable. Je ne savais pas bien ce qui était le plus déstabilisant : l’idée qu’une aiguille ait été délibérément plantée, ou bien ce que cela impliquait.

À savoir que quelqu’un savait que le corps serait exhumé.

*

Ta première proie était une femme. Plus de deux fois ton âge et ivre. Tu l’avais repérée dans un bar. Elle était tellement imbibée d’alcool qu’elle tenait à peine assise. Elle avait glissé et chancelé sur son tabouret, débraillée et plantureuse, le visage hagard et rougeaud, une cigarette brûlant au bout de ses doigts tachés de nicotine. Quand elle avait redressé la tête et ricané devant l’écran de télévision scintillant au-dessus du bar, son rire poitrinaire avait sifflé comme une sirène.

Tu l’avais aussitôt désirée.

Assis à l’autre bout de la salle, tu l’avais regardée. Tu lui tournais le dos mais pas une seconde tes yeux ne s’étaient détachés de son reflet dans le miroir. Nimbée de fumée de cigarette, elle avait approché la plupart des hommes du bar, les entourant d’un bras flasque, comme pour les attirer dans ses vapeurs d’alcool. Mais à chaque fois, ils s’étaient dégagés d’un haussement d’épaule, chacun avait repoussé ses avances. Elle était repartie en titubant vers son tabouret, réclamant en braillant un autre verre pour noyer sa déception. Toi, tu étais de plus en plus nerveux, parce que tu savais que cette nuit-là serait la bonne.

C’était écrit.

Tu avais attendu le bon moment, attendu qu’elle épuise la patience du barman. Tu t’étais discrètement glissé au-dehors pendant qu’elle continuait à lui hurler des obscénités entrecoupées de supplications larmoyantes. Sur le trottoir, tu avais relevé ton col et t’étais dépêché de te cacher sous un porche. C’était l’automne et un fin crachin embrumait les rues, enveloppant les réverbères d’une faible lueur jaune.

Tu n’aurais pu rêver d’une nuit plus propice.

Il lui avait fallu plus longtemps que tu ne le pensais pour reparaître. Tu avais attendu, frissonnant de froid et d’excitation, les nerfs à vif, songeant déjà au plaisir qui s’offrirait à toi. Mais tu avais tenu bon. Tu avais déjà repoussé trop souvent cet instant. Si tu ne le faisais pas maintenant, tu craignais de ne jamais sauter le pas.

Puis, tu l’avais vue sortir du bar, flageolant sur ses jambes en essayant d’enfiler un manteau bien trop léger pour la saison. Elle était passée devant le porche sans te voir. Tu t’étais précipité derrière elle, marchant à pas de loup dans les rues désertes, le cœur cognant dans ta poitrine.

En voyant l’éclat d’une enseigne de bar quelques mètres plus loin, tu avais compris que le moment était venu. Tu l’avais rattrapée et tu lui avais emboîté le pas. Tu avais prévu de dire quelque chose, mais ta langue lourde était retombée, vaincue. Pourtant, elle t’avait facilité la tâche, scrutant l’obscurité avec une vague surprise, avant que sa bouche trop rouge ne s’ouvre dans un gloussement tabagique.

« Salut, beau gosse, tu m’offres un coup à boire ? »

Ta camionnette était garée à quelques rues de là, mais tu ne pouvais pas attendre. À la hauteur d’une allée sombre, tu l’as poussée vers le trou noir et, tremblant, tu as sorti le couteau.

Après cela, tout s’est brouillé dans un tourbillon de gestes désordonnés et confus — la pénétration rapide, suivie d’un jaillissement de fluide. C’était allé trop vite, ça s’était terminé avant même d’avoir vraiment commencé. Tu es resté debout au-dessus d’elle, essoufflé, l’excitation commençant déjà à retomber en quelque chose de gris et plat. Que s’était-il passé ? C’était donc tout ?

Tu t’étais enfui à toutes jambes de l’allée, poursuivi par le dégoût et la déception. Plus tard, en reprenant un peu tes esprits, tu avais commencé à analyser ce que tu avais loupé. Tu t’étais montré trop impatient, trop empressé. Ces choses-là doivent se faire lentement, se savourer. Comment pouvais-tu espérer apprendre quoi que ce soit, autrement ? Dans ta précipitation, tu n’avais même pas eu le temps de sortir l’appareil photo de sous ton manteau. Quant au couteau, te disais-tu, en te rappelant combien les choses étaient allées vite...

Non, vraiment, le couteau était de trop.

Depuis, tu as fait beaucoup de progrès. Tu as affiné ta technique, élevé ton talent au niveau d’un art. Tu sais maintenant exactement ce que tu veux et ce que tu dois faire pour l’obtenir. Pourtant, tu repenses à cette tentative maladroite dans l’allée sombre avec une certaine tendresse. C’était ta première fois, et les premières fois sont toujours un fiasco.

Fit fabricando faber. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.