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Au moment où le couteau avançait vers moi, tout sembla se dérouler au ralenti. Je voulus le saisir, sachant que mon geste ne serait pas assez rapide. La lame glissa dans mon poing fermé et m’entailla la paume et les doigts jusqu’à l’os. Je sentis le sang chaud et humide m’inonder la main tandis que mes jambes cédaient sous moi. Il se répandit sur le carrelage noir et blanc et je m’affaissai le long du mur, voyant le devant de ma chemise s’imprégner de rouge.
Baissant les yeux, je vis le manche du couteau dépasser de façon obscène de mon ventre. Un cri monta de ma gorge : « Non ! »
Je me redressai vivement, haletant. Je sentais sur mon corps le sang chaud et humide. J’écartai les draps, cherchant fébrilement mon ventre dans la faible lueur de la lune. Mais la peau était intacte. Il n’y avait pas de couteau, pas de sang. Juste un éclat de sueur moite et le vilain bourrelet de la cicatrice, juste au-dessous de mes côtes.
Ouf ! Soulagé, je me laissai retomber sur mon matelas. Je reconnus ma chambre d’hôtel, et j’étais seul.
Ce n’était qu’un rêve.
Mon cœur commençait à retrouver son rythme normal, mais le sang tambourinait encore à mes oreilles. Tout tremblant, je m’assis sur le rebord du lit. Sur la table de nuit, le réveil indiquait 5 heures et demie. Il ne sonnerait qu’une heure plus tard, mais il était inutile d’essayer de me rendormir, même si j’avais encore sommeil.
Les membres encore engourdis, je me levai et allumai la lumière. Je commençais à regretter d’avoir accepté d’aider Tom à examiner le cadavre du chalet. Ça irait sans doute mieux après une douche et un bon petit déjeuner.
Après un quart d’heure d’exercices pour renforcer ma ceinture abdominale, j’allai à la salle de bains et ouvris la douche. Je levai le visage vers le jet, laissant la pluie d’eau chaude chasser les images rémanentes de mon cauchemar.
La douche avait achevé de me réveiller. Je mis en route la cafetière électrique, m’habillai et allumai mon ordinateur. Il n’était pas loin de midi en Angleterre et je parcourus mes e-mails en sirotant un café noir. Il n’y avait aucun message urgent; je ne répondis qu’aux plus importants, laissant les autres pour plus tard.
En bas, le restaurant avait commencé à servir le petit déjeuner, mais j’étais le seul client. Laissant de côté les gaufres et les pancakes, je choisis des tartines de pain grillé et des œufs brouillés. Je croyais avoir faim, mais j’avais eu les yeux plus gros que le ventre et je n’arrivai à vider que la moitié de mon assiette. J’avais l’estomac noué. D’où me venait cette angoisse ? Après tout, Tom me demandait simplement de lui donner un coup de main pour un boulot que j’avais fait mille fois, et dans de bien plus mauvaises conditions.
J’avais beau me répéter cela, mon malaise persistait.
Le soleil se levait à peine lorsque je sortis. Le parking était encore dans l’ombre, mais le noir bleuté du ciel pâlissait et se striait d’or sur l’horizon.
J’avais loué une Ford, dont la transmission automatique et quelques détails subtils contribuaient à me rappeler que j’étais dans un autre pays. Il était tôt, mais les rues s’animaient déjà. La matinée s’annonçait magnifique. Knoxville s’était beaucoup développée, mais cette région du Tennessee oriental était restée très verte et luxuriante. Le soleil de printemps ne soulevait pas encore cette chaleur moite du plein été qui fait coller le tee-shirt à la peau et, à cette heure de la journée, l’air frais et pur n’était pas encore pollué par les gaz d’échappement.
Il me fallut moins de vingt minutes pour arriver au centre médical de l’université du Tennessee. La morgue se trouvait également sur le campus, mais à quelque distance du Centre de recherche anthropologique. Je connaissais bien le chemin pour l’avoir fait souvent lors de mes précédents séjours.
Le réceptionniste de la morgue était un colosse. À côté de lui, le comptoir ressemblait à un jouet d’enfant. Il était si corpulent que c’était à se demander si un squelette charpentait vraiment cet amas de chair. Le bracelet de sa montre s’enfonçait dans son poignet dodu comme un fil à couper le beurre dans une pâte molle. En me présentant, je fus frappé par sa respiration légèrement nasillarde.
« Autopsie, salle cinq. Prenez cette porte, c’est au bout du couloir. » Sa voix était étrangement haut perchée pour un homme de si forte carrure. Il me gratifia d’un sourire angélique en me tendant mon badge électronique. « Vous ne pouvez pas la rater. »
Je glissai la carte sur la porte et pénétrai dans les locaux de la morgue. L’odeur puissante et familière de formol, d’eau de Javel et de désinfectant m’accueillit. Tom, vêtu d’une blouse chirurgicale et d’un tablier de caoutchouc, était déjà dans la salle carrelée. Un lecteur de CD posé sur une paillasse laissait échapper en musique de fond un morceau de batterie que je ne reconnus pas. Un autre homme en tenue stérile lavait au jet le cadavre étendu sur la table d’aluminium, pour le débarrasser des insectes et des larves de mouches à viande.
« Bonjour », dit joyeusement Tom lorsque la porte se referma derrière moi.
J’inclinai la tête vers le lecteur de CD. « Buddy Rich ?
— Tu as tout faux. Louie Bellson, s’amusa Tom en se redressant au-dessus du thorax détrempé qu’il avait commencé à examiner. Tu es en avance, dis donc.
— Pas autant que toi.
— Je voulais faire radiographier le corps et expédier les empreintes dentaires au TBI. » Il désigna le jeune homme qui continuait de laver le cadavre à grande eau. « David, je te présente Kyle, l’un des assistants de la morgue. Je lui ai demandé de venir m’aider en attendant que tu arrives, mais surtout, pas un mot à Hicks ! »
Les assistants de la morgue étaient employés par le bureau du médecin légiste. Officiellement, Hicks était donc le patron de Kyle. J’avais oublié que le pathologiste avait son bureau à la morgue, et je n’enviais pas les pauvres gars qui travaillaient sous ses ordres. Kyle ne semblait pourtant pas s’en plaindre. C’était un grand gaillard, solidement charpenté, avec une légère tendance à l’embonpoint. Son visage rond et avenant rayonnait sous une tignasse en broussaille.
« Bonjour ! dit-il en levant une main gantée.
— L’une de mes étudiantes va aussi venir nous donner un coup de main, poursuivit Tom. Nous n’avons pas vraiment besoin d’être à trois sur ce coup, mais je lui ai promis de la laisser m’aider pour ma prochaine autopsie.
— Si tu n’as pas besoin de moi...
— T’inquiète, il y aura de quoi faire. Plus on sera de fous, plus vite on aura terminé. » Le sourire malicieux de Tom me fit comprendre que je ne m’en tirerais pas à si bon compte. « Les blouses et le reste sont dans le vestiaire, au bout du couloir. »
J’avais le vestiaire pour moi tout seul. Je déposai mes vêtements dans un casier et enfilai une blouse et un tablier de caoutchouc. Ce que nous allions faire était sans doute la partie la plus scabreuse de notre travail, et certainement la plus salissante. Les tests d’ADN pouvaient prendre jusqu’à huit semaines, et les empreintes digitales ne nous fourniraient une identité que si la victime était déjà fichée dans la base de données des services de police. Mais même sur un cadavre aussi putréfié que celui-ci, le squelette livre parfois de précieux indices sur l’identité de la victime, voire la cause du décès. Avant d’en arriver là, il fallait éliminer toute trace de tissus mous.
Ce n’était pas une tâche agréable, loin de là.
Je retournai à la salle d’autopsie, mais ma main s’immobilisa sur la poignée. Derrière la porte, j’entendais Tom fredonner sur un air de jazz par-dessus le chuintement du jet d’eau. Et si tu commettais encore une erreur ? Et si tu n’étais plus capable d’accomplir ce boulot ?
Mais je ne devais pas me laisser aller à ce genre de remise en question. Je poussai la porte et entrai. Kyle avait fini de laver le corps. Les restes de l’homme mort, dégoulinants d’eau, rutilaient autant que s’ils avaient été vernis.
Installé devant un chariot d’instruments, Tom attrapa une paire de ciseaux de dissection et abaissa le Scialytique.
« Bon, allez, on s’y met. »
J’avais vu mon premier cadavre à l’époque où j’étais étudiant. C’était une jeune femme, de vingt-cinq ou vingt-six ans à peine, morte dans l’incendie d’une maison. Elle avait été asphyxiée par la fumée, mais son corps n’avait pas été attaqué par les flammes. Elle était allongée sur une table froide sous la lumière crue et sans complaisance de la morgue. Ses yeux mi-clos laissaient apparaître des fentes d’un blanc terne et le bout de sa langue dépassait très légèrement des lèvres livides. Elle semblait aussi figée et immobile qu’une photographie. Tout ce qu’elle avait fait, tout ce qu’elle avait été et espéré devenir appartenait désormais au passé. À jamais.
Cette prise de conscience m’avait fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Je savais que quoi que je fasse, aussi loin que j’aille dans mes études, il resterait toujours cet inexplicable mystère. Mais au cours des années qui suivirent, cela ne fit qu’accroître ma détermination à résoudre les énigmes plus concrètes que l’on me soumettait.
Et puis Kara et Alice, ma femme et ma fille de six ans, avaient trouvé la mort dans un accident. Et soudain, ce genre de chose ne relevait plus de la recherche.
Pendant un temps, j’avais repris ma profession d’origine, m’établissant comme médecin généraliste1, en espérant que cela m’apporterait une certaine sérénité – à défaut de réponses. Mais je m’étais bercé d’illusions. Comme Jenny et moi-même l’avions constaté à nos dépens, je ne pouvais pas échapper à mon métier. Il était ce que je savais faire, ce que j’étais. C’est du moins ce que je pensais jusqu’au jour où je m’étais retrouvé avec un couteau planté dans le ventre.
Maintenant, je n’étais plus sûr de rien.
J’essayai de balayer ces doutes en me concentrant sur les restes humains étendus devant moi. Après avoir prélevé des échantillons de tissus et de fluides à envoyer au laboratoire d’analyses, j’attrapai un scalpel pour découper soigneusement les muscles, les cartilages et les organes internes, retirant littéralement au cadavre ses derniers vestiges d’humanité. L’inconnu était un homme corpulent. Nous devrions prendre des mesures plus précises à partir du squelette proprement dit, mais il devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix, et il avait une forte charpente osseuse.
Ce n’était en tout état de cause pas le genre d’homme à se laisser maîtriser facilement.
Nous travaillions dans un silence presque total. Tom fredonnait distraitement en écoutant un disque de Diana Washington, tandis que Kyle enroulait le tuyau d’arrosage et s’affairait à nettoyer le chariot sur lequel des insectes et des lambeaux de chair étaient restés collés après le lavage à grande eau. Je commençai à me détendre lorsque la double porte de la salle d’autopsie s’ouvrit brutalement.
C’était Hicks. Tom l’accueillit gentiment.
« Bonjour, Donald. Quel bon vent vous amène ? »
Le pathologiste ne se donna pas la peine de répondre. Sous la lumière vive de la salle, le dôme de son crâne chauve étincelait comme du marbre poli. Il jeta un regard furibond à Kyle.
« Qu’est-ce que tu fous ici, Webster ? Je te cherchais ! » aboya-t-il.
Kyle rougit. « J’étais simplement...
— Il termine tout juste, coupa doucement Tom. Je lui ai demandé de venir m’aider. Dan Gardner a réclamé qu’on lui envoie un rapport aussi vite que possible sur cette affaire. Mais peut-être avez-vous une objection ? »
Même s’il en avait, Hicks ne pouvait pas la dire. Il se défoula à nouveau sur le jeune assistant. « J’ai une autopsie ce matin. La salle est prête ?
— Euh, non, mais j’ai demandé à Jason de...
— C’est à toi que j’ai demandé de la préparer, pas à Jason. Je suis certain que le docteur Lieberman et son assistant pourront très bien se débrouiller tout seuls pendant que tu feras ce pour quoi on te paye. »
Il me fallut une seconde pour comprendre qu’il parlait de moi. Tom lui adressa un sourire glacial. « Mais oui, nous nous débrouillerons très bien. »
Hicks se renfrogna. Il était venu faire un esclandre, mais le calme de Tom lui avait coupé l’herbe sous le pied. « Je veux que tout soit prêt dans une demi-heure, Webster. Compris ?
— Oui, patron. Je suis désolé... » Kyle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le pathologiste avait déjà tourné les talons. Les lourdes portes battirent en se refermant derrière lui.
« Eh bien, voilà qui n’a pas traîné, soupira Tom en rompant le silence. Je suis désolé, Kyle, je ne voulais pas te créer des ennuis. »
Le jeune homme sourit, mais ses joues étaient encore empourprées. « Ça va aller. Mais le docteur Hicks a raison. Je dois vraiment... »
La porte se rouvrit à toute volée. Je crus tout d’abord que c’était Hicks qui revenait, mais en lieu et place du pathologiste, une jeune fille au front soucieux fit son entrée.
C’était sans doute l’étudiante qui devait venir nous aider. Tout juste sortie de l’adolescence, elle portait un tee-shirt rose délavé sur un treillis élimé qui moulaient sa silhouette plantureuse. Un serre-tête blanc à pois rouges retenait une crinière blonde rebelle et ses lunettes rondes lui donnaient un petit air ingénu tout à fait charmant. Étrangement, les billes et les anneaux d’acier qui lui transperçaient les oreilles, le nez et les sourcils ne déparaient pas avec le personnage. Passée la surprise initiale, cette surprenante batterie de piercings lui allait plutôt bien.
La porte battante ne s’était pas encore refermée qu’elle nous abreuvait déjà d’un flot de paroles désordonnées.
« Mince ! Mais comment je me suis débrouillée pour être en retard ? Je suis partie de bonne heure parce que je devais m’arrêter au Centre pour vérifier un truc sur mon projet, et puis j’ai totalement perdu la notion du temps. Je suis vraiment désolée, docteur Lieberman !
— Bon, eh bien, n’en parlons plus, puisque tu es là. Summer, je ne pense pas que tu aies rencontré David Hunter. Il est britannique, mais il ne faut pas lui en vouloir. Et je te présente Kyle. C’est lui qui a tenu le fort en t’attendant. »
Un sourire hébété illumina le visage de Kyle : « Enchanté.
— Salut ! » chantonna Summer, rayonnante, révélant les bagues chromées d’un appareil dentaire. Elle jeta un coup d’œil rapide sur le cadavre, avec plus d’intérêt que de révulsion. Le spectacle aurait choqué la plupart des gens, mais le Centre d’anthropologie préparait les étudiants aux sinistres réalités de la mort. « Je n’ai rien raté, j’espère ?
— Non, il est toujours mort, la rassura Tom. Tu sais où se trouve le matériel, si tu veux aller te changer.
— Bien sûr. » Elle virevolta et accrocha un chariot d’instruments avec la bandoulière de son sac. « Oh, suis-je maladroite ! » s’excusa-t-elle en le stabilisant avant de disparaître derrière la porte.
Un silence stupéfait retomba sur la salle d’autopsie. Tom remua la tête avec une petite moue attendrie. « Summer est notre ouragan maison.
— Je vois cela », dis-je.
Kyle, abasourdi, avait toujours le regard rivé sur la porte. Tom lui lança un regard amusé, puis se racla la gorge :
« Les échantillons, Kyle ?
— Hein ? » L’assistant sursauta, comme s’il avait oublié notre présence.
« Tu allais les emballer pour les envoyer au labo.
— Ah oui. Bien sûr. Pas de problème. »
Avec un dernier regard exalté vers les portes, il rassembla les échantillons et sortit.
« On dirait que Summer a fait une touche », s’amusa Tom. Il se retourna vers la table et se voûta dans une grimace, en se frottant la poitrine comme pour en faire sortir une bulle.
« Ça va, Tom ?
— Ce n’est rien. Hicks suffirait à donner des brûlures d’estomac à n’importe qui. »
Mais son teint ne me disait rien qui vaille. Il tendit la main vers le plateau d’instruments et étouffa un gémissement.
« Tom...
— Puisque je te dis que ça va ! » Il leva vivement la main, comme pour me repousser, puis l’abaissa d’un geste contrit. « Je me sens bien, je t’assure. »
Je n’en croyais pas un mot. « Tu es à pied d’œuvre depuis bien plus longtemps que moi. Tu devrais faire une petite pause.
— Parce que tu crois que j’ai le temps ? s’exaspéra-t-il. J’ai promis à Dan un rapport préliminaire.
— Il l’aura, ne t’en fais pas. Summer et moi pouvons finir de retirer les tissus mous. »
Il hocha la tête, comme à contrecœur. « Bon, je vais peut-être prendre quelques minutes, alors... »
De dos, il me parut étrangement chétif. Tom n’avait jamais été particulièrement baraqué, mais il avait fondu depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il vieillit. C’était dans l’ordre des choses. Mais j’avais tout de même du mal à l’admettre.
Le disque de jazz s’était arrêté depuis longtemps et la salle d’autopsie était replongée dans le silence. La sonnerie lointaine d’un téléphone me parvint. Personne ne répondait et elle s’arrêta.
Je me penchai à nouveau sur les restes de la victime. Le squelette était pratiquement débarrassé de sa chair et il ne restait plus qu’à éliminer les derniers tissus mous en le faisant bouillir dans du détergent. Comme il était impossible de l’immerger tout entier dans un autoclave, il fallait tout d’abord effectuer une autre tâche peu ragoûtante.
La désarticulation.
Il s’agissait de séparer le crâne, le bassin, les jambes et les bras du tronc, un travail qui exigeait tout à la fois de la minutie et de la force. Cette phase faisait toujours quelques dégâts, qu’il convenait de noter soigneusement afin de bien les distinguer des traumatismes peri mortem. J’avais commencé à retirer le crâne, découpant méticuleusement les cartilages entre les deuxième et troisième cervicales, lorsque Summer revint.
Sous sa blouse stérile et son tablier, elle détonnait moins dans la morgue, malgré ses piercings au nez. Ses cheveux décolorés étaient ramenés sous une charlotte.
« Où est passé le docteur Lieberman ?
— Il a dû sortir un instant. » Je ne m’étendis pas. Tom ne voulait certainement pas que ses étudiants sachent qu’il était malade.
Summer n’insista pas. « Vous voulez que je commence le bain de détergent ? »
Je ne savais pas exactement ce que Tom avait prévu, mais l’idée ne semblait pas plus mauvaise qu’une autre. Nous commençâmes à remplir de grandes cuves d’Inox de solution de détergent et nous les mîmes à chauffer sur des brûleurs à gaz. La puissante hotte installée au-dessus des brûleurs aspirait l’essentiel de la vapeur et des émanations, mais le mélange d’eau de Javel et de tissus mous en ébullition dégageait des effluves très particuliers, à mi-chemin entre l’odeur de lessive et les relents de graillon.
Summer engagea la conversation :
« Alors comme ça, vous êtes britannique ?
— Eh oui...
— Et qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?
— C’est simplement un séjour de recherche.
— Vous n’avez pas de centres de recherche, en Grande-Bretagne ?
— Si, mais pas comme les vôtres.
— C’est vrai, c’est plutôt cool, ici. » Ses grands yeux me scrutaient derrière les lunettes. « Et c’est comment, le métier d’anthropologue légiste, là-bas ?
— Froid et humide, en général. »
Elle rit. « Et à part ça ? C’est différent ? »
Je ne tenais pas vraiment à en parler, mais elle avait simplement envie de bavarder. « Disons que les principes sont les mêmes, mais il y a quelques différences. Pour commencer, nous n’avons pas autant d’organismes de police que vous. » Vu de l’extérieur, le nombre de corps de police et de gendarmerie autonomes qui intervenaient dans une enquête aux États-Unis avait quelque chose de déconcertant. « Mais la principale différence tient au climat. À moins d’avoir un été caniculaire, les cadavres ne se dessèchent pas autant qu’ici. La décomposition est généralement plus humide et présente davantage de moisissures et de matières visqueuses.
— C’est dégueulasse, commenta-t-elle en grimaçant. Et vous n’avez jamais songé à vous installer ailleurs ? »
J’éclatai de rire malgré moi. « Travailler sous le soleil, vous voulez dire ? Non, je ne peux pas dire que j’y aie vraiment songé. » Mais j’avais déjà assez parlé de moi. « Et vous ? Quels sont vos projets ? »
Summer se lança dans une description animée de sa biographie et de ses projets d’avenir, ajoutant que pour l’instant, elle travaillait dans un bar de Knoxville pour pouvoir s’acheter une voiture. Je l’écoutai en silence, trop heureux de la laisser poursuivre son monologue. Cela ne la ralentissait pas dans son travail et le torrent de paroles me détendait. Si bien que quand Tom revint, je constatai avec étonnement que près de deux heures avaient passé.
« Vous avez bien avancé, à ce que je vois, dit-il d’un air approbateur en nous rejoignant à la table.
— Oui, c’est allé presque tout seul. » Je m’abstins de lui demander comment il se sentait devant Summer, mais je vis qu’il avait repris du poil de la bête. Il attendit qu’elle retourne aux autoclaves pour me prendre à part.
« Désolé d’avoir pris si longtemps. J’ai eu Dan Gardner au bout du fil. Il y a du nouveau. Terry Loomis n’était pas répertorié au fichier central des empreintes digitales. C’est donc à nous de confirmer qu’il s’agit bien de lui, dit-il en indiquant les restes étalés sur la table. En revanche, ils ont eu le résultat de l’empreinte retrouvée sur la boîte de pellicule photo. Elle correspond à un certain Willis Dexter, un mécanicien de trente-six ans, domicilié à Sevierville. »
Sevierville était une petite ville située non loin de Gatlinburg, à environ trente-cinq kilomètres du chalet dans lequel le corps avait été retrouvé. « C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
— Oui, on pourrait le penser, répondit-il. Ils ont aussi relevé plusieurs empreintes de Dexter dans le chalet. Dont une sur un reçu de carte de crédit qui datait d’une semaine, retrouvé dans le portefeuille de Loomis. »
Tout cela indiquait que Terry Loomis était la victime et Willis Dexter son assassin. Mais la prudence de Tom me disait que tout n’était pas si simple. « Alors, il est en garde à vue ? »
Tom retira ses lunettes et les essuya sur un mouchoir en papier, un sourire énigmatique sur les lèvres. « Eh bien, non, c’est bien le problème. Apparemment, Willis Dexter se serait tué dans un accident de voiture il y a six mois.
— C’est impossible ! ripostai-je. Soit les empreintes ne sont pas les siennes, soit quelqu’un s’est trompé en établissant le certificat de décès.
— Effectivement, il y a quelque chose qui ne colle pas. » Tom remit ses lunettes. « C’est d’ailleurs pour ça qu’on va exhumer sa tombe dès demain matin. »
*
Tu as neuf ans et c’est la première fois que tu vois un mort. On t’a mis tes vêtements du dimanche et on te fait entrer dans une chambre où des chaises en bois ont été disposées face à un cercueil brillant trônant devant l’entrée de la pièce. Il est posé sur des tréteaux recouverts d’une tenture élimée de velours noir. Sur un coin, un cordon tressé rouge sang s’est défait. Tu te laisses distraire par la façon dont il s’enroule en un huit presque parfait, et tu te retrouves au pied du cercueil avant même d’avoir songé à ce qu’il pouvait y avoir à l’intérieur.
C’est ton grand-père. Il a l’air... bizarre. Il a le teint étrangement cireux et les joues creuses, comme quand il oublie de mettre son dentier. Il a les yeux fermés, mais eux aussi ont quelque chose de changé.
Soudain, tu t’arrêtes net, la poitrine oppressée. C’est une sensation que tu connais. Mais dans ton dos, une main te pousse vers le cercueil.
« Vas-y, regarde. »
Tu reconnais la voix de ta tante. Tu n’avais pas à te le faire dire deux fois. Tu renifles, ce qui te vaut une petite tape rapide sur la tête.
« Ton mouchoir! » siffle ta tante. Pour une fois, pourtant, ce n’était pas ton nez qui coulait. Tu essayais simplement de discerner les odeurs que pouvaient masquer le parfum et les bougies parfumées.
« Pourquoi il a les yeux fermés ? demandes-tu.
— Parce qu’il a rejoint le Seigneur, répond ta tante. Tu ne trouves pas qu’il a l’air serein ? On dirait qu’il dort. »
Mais toi, tu ne trouves pas du tout qu’il a l’air de dormir. La chose étendue dans le cercueil semble n’avoir jamais été vivante. Tu la fixes, essayant de repérer exactement ce qui a changé, jusqu’au moment où on t’éloigne d’une main ferme.
Pendant les quelques jours qui suivent, tu repenses à la dépouille de ton grand-père avec ce même sentiment de perplexité, ce même pincement dans le creux de l’estomac. C’est l’un de tes souvenirs les plus marquants. Mais ce n’est qu’à dix-sept ans que tu vis l’événement qui change ta vie.
Tu lis sur un banc pendant la pause déjeuner. Le livre est une traduction de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin que tu as volée à la bibliothèque. Le style est lourd et naïf, bien sûr, mais tu trouves malgré tout quelques passages intéressants. « L’existence même d’une chose est autre que son essence. » Voilà un aphorisme qui te plaît, presque autant que l’affirmation de Kierkegaard selon laquelle « la mort est la lumière dans laquelle les grandes passions, bonnes et mauvaises, deviennent transparentes. » Tous les théologiens et les philosophes que tu as lus se contredisent, et aucun n’a de vraie réponse. Mais ils sont plus près du but que les affectations de potache de Camus et de Sartre, qui camouflent leur ignorance derrière un masque de fiction. Tu as déjà fait le tour des philosophes de l’absurde et des existentialistes, tout comme tu auras bientôt fait le tour de saint Thomas d’Aquin et des autres. D’ailleurs, tu commences à te dire que tu ne trouveras la réponse dans aucun livre. Mais où chercher sinon ?
Depuis quelque temps, à la maison, on commence à se demander où on va bien pouvoir trouver l’argent pour t’envoyer à l’université. Cela ne t’inquiète pas vraiment. On en trouvera bien quelque part. Tu sais depuis des années que tu es exceptionnel, que tu es appelé à un grand destin.
C’est écrit.
Tu mâches et tu avales mécaniquement les sandwichs sous Cellophane en lisant, sans leur trouver le moindre goût. Tu ne manges que pour maintenir ton organisme en vie, rien de plus. La dernière opération a guéri la rhinite chronique qui t’a pourri ton enfance, mais à un prix. Depuis, tu as totalement perdu l’odorat et un peu le goût, et mis à part les plats les plus relevés, tout a désormais la saveur insipide de la ouate. Tu finis ton sandwich fade et tu ranges le livre. Tu viens de te lever du banc quand tu entends un crissement de pneus suivi d’un bruit sourd qui te fait penser à ces gros morceaux de viande que le boucher écrase sur son billot. Tu lèves les yeux et tu vois une femme propulsée dans les airs.
Elle semble rester suspendue dans le vide pendant un moment avant de retomber lourdement, les bras en croix, presque à tes pieds. Elle gît sur le dos, contorsionnée, le visage renversé vers le ciel. L’espace d’une seconde, ses yeux écarquillés et sidérés croisent les tiens. Il n’y a ni douleur ni peur dans ce regard, que de la surprise. De la surprise et quelque chose d’autre.
Une révélation.
Puis, les yeux se voilent et tu comprends alors que la force qui animait cette femme s’est volatilisée. La chose étendue à tes pieds n’est plus qu’un tas de viande et d’os brisés, rien de plus.
Hébété, tu restes là, debout, tandis que d’autres gens arrivent en courant et se massent autour du corps, t’écartent jusqu’à te le cacher. Peu importe. Tu as déjà vu ce que tu devais voir.
Cette nuit-là, tu restes éveillé, t’efforçant de te rappeler chaque détail. Tu as du mal à respirer et tu es secoué, tu es au seuil de quelque chose d’immense. Tu sais qu’il t’a été donné un aperçu de quelque chose de capital, quelque chose de tout à la fois banal et essentiel. À ceci près qu’étrangement, le visage de cette femme, ces yeux qui semblaient se consumer dans les tiens, t’échappent maintenant insupportablement. Tu as envie — non, tu as besoin — de revoir cet instant afin de comprendre ce qui s’est passé. Mais ta mémoire n’est pas à la hauteur, pas plus qu’elle ne l’était quand tu as regardé dans le cercueil de ton grand-père. Elle est trop subjective, trop peu fiable. Une chose de cette importance exige une approche plus clinique.
Plus permanente.
Le lendemain, tu retires jusqu’au dernier sou de l’argent économisé pour tes études et tu vas acheter ton premier appareil photo.
1 Voir La Mort à nu (Paris, Calmann-Lévy, 2007).