Chapitre 7

Les boucles, les cordes et les autres

La théorie des boucles aujourd'hui

Je travaille en France depuis plus de dix ans, et je suis très reconnaissant à ce pays de m'avoir donné l'occasion de poursuivre mes recherches. Pendant ces dix années, la communauté des chercheurs qui travaillent sur les boucles s'est beaucoup agrandie. Rien qu'en France, aujourd'hui des groupes travaillent sur cette théorie à Marseille, Orsay, Paris, Lyon, Tours, Montpellier et Grenoble. En 2004, Marc Knecht, le directeur de mon laboratoire de recherche, le CPT de Marseille, a réussi à me convaincre, malgré mes fortes réticences initiales, d'organiser une conférence entièrement consacrée à la théorie des boucles. Ce que je fis, avec deux collègues français, Laurent Friedel, de Lyon, qui est ensuite parti au Canada, et Philippe Roche, de Montpellier, qui s'est occupé des boucles pendant un temps, et travaille maintenant sur d'autres choses. La conférence a eu un succès que je n'espérais pas, et a donné lieu à une série de conférences internationales qui se sont tenues dans divers pays européens, et aussi au Mexique et en Chine, événements qui ont attiré des centaines de chercheurs, la plupart très jeunes.

Grâce à tous ces efforts, la théorie a continué à croître, à se clarifier, à devenir plus solide et plus simple. La version la plus ancienne de la théorie, qui est toujours étudiée, notamment en Allemagne, est basée sur une séparation stricte au départ entre les aspects spatiaux et les aspects temporels de l'espace-temps. La version plus récente, développée principalement en France, au Canada et en Grande-Bretagne, est plutôt une version « covariante », où les aspects spatiaux et temporels sont traités sur un mode plus uniforme. La différence est la même que celle qui existe entre les deux formulations standard de la mécanique quantique. : le « Hamiltonien » basé sur les équations de Schrödinger, et la « covariance » développée par le grand physicien Richard Feynman dans les années cinquante. En ce moment, je travaille sur cette version covariante « à la Feynman » de la théorie.

Dans cette version, pour calculer les effets physiques, il faut calculer la « probabilité de transition », c'est-à-dire la probabilité d'observer quelque chose si quelque chose d'autre a déjà été observé. Suivant la recette de Feynman, cette probabilité de transition se calcule dans la théorie en faisant la somme de toutes les « histoires » possibles. En gravité quantique, les « histoires » qu'il faut additionner sont les diverses configurations du champ gravitationnel, c'est-à-dire les diverses configurations de l'espace-temps.

Mais peut-on parler de l'espace-temps, si le temps n'existe pas ? Oui, c'est possible dans le champ des calculs « à la Feynman ». Tout d'abord, l'inexistence du temps dans les équations fondamentales de la théorie n'empêche pas que nous pussions faire des prédictions précises. Par exemple, au lieu de prédire la position d'un objet qui tombe « au bout de cinq secondes », nous pouvons prédire sa chute « après cinq oscillations du pendule ». La différence est faible en pratique, mais grande d'un point de vue conceptuel, car cette démarche nous libère de toute contrainte sur les formes possibles de l'espace-temps.

Comme on peut continuer à parler d'« espace », pour les réseaux de spin, même s'il s'agit de quelque chose de très éloigné de notre vielle idée d'espace, de la même façon nous pouvons continuer à parler d'« espace-temps » pour indiquer la façon dont les réseaux de spin se transforment l'un en l'autre, c'est-à-dire pour décrire les « histoires » de l'évolution des réseaux de spin.

Rappelez-vous qu'en mécanique quantique, on ne fait que des prédictions probabilistes. Par exemple, si nous avons vu une particule au point A, nous pouvons calculer la probabilité de trouver la particule au point B. La façon efficace de faire ce calcul, développée par Feynman, est d'imaginer que toutes les trajectoires possibles de A à B pèsent sur la probabilité finale. C'est un peu comme si la particule suivait toutes les trajectoires à la fois. En fait, ce n'est qu'une autre façon de dire que la particule se délocalise dans un nuage de probabilités.

Or, cette même idée peut être utilisée pour calculer la dynamique du champ gravitationnel quantique. Quelle est la probabilité de voir un réseau de spin B, si nous venons de voir un réseau de spin A ? Toutes les histoires possibles de A à B pèseront dans la probabilité finale. Chacune de ces histoires peut être interprétée comme un morceau d'espace-temps. C'est un peu comme si d'innombrables espaces-temps différents étaient tous présents à la fois.

Chaque « histoire de réseaux de spin » s'appelle une spinfoam ou « mousse de spin ». La raison de ce nom est la suivante. Imaginez une mousse. Imaginez que vous la congelez et que vous la coupez avec un couteau très fin. Si vous réfléchissez un moment vous voyez bien que la section de mousse coupée est en fait un réseau : la section de chaque surface de la mousse donne un lien, et la section des lignes où les surfaces s'unissent donne un nœud du réseau. Si vous coupez la mousse en tranches très fines, vous obtenez donc une suite de réseaux. En d'autres mots : une mousse peut être vue comme une succession, c'est-à-dire une histoire de réseaux. Les espaces-temps formés par les « histoires de réseaux de spin » sont donc des mousses de spin.

La description de la théorie des boucles faite en termes de ces mousses de spin est aujourd'hui une des directions de recherche les plus actives, poussée surtout par de brillants jeunes chercheurs travaillant en France, comme Etera Livine à Lyon, Alejandro Perez, Simone Speziale et Eugenio Bianchi à Marseille ou Karim Noui à Tours.

Ces dernières années, une formulation très simple de l'« amplitude » d'une mousse de spin, c'est-à-dire de sa contribution à la probabilité de transition totale, a été trouvée de façon indépendante par des groupes de recherche différents en France et au Canada, tandis que des groupes de recherche anglais, à Nottingham, ont montré que cette amplitude était bien cohérente avec la théorie de la relativité générale d'Einstein.

Grâce à ces développements, la théorie n'est plus très loin d'être complète, et mon enthousiasme à l'idée de tenir une théorie de gravité quantique dans les mains est difficile à contenir.

Cela dit, je ne sais pas si la théorie est vraiment complète, et surtout je ne sais pas si elle est correcte, c'est-à-dire si elle décrit réellement la nature.

Les cordes et les autres

À côté de la théorie des boucles, en effet, il existe aujourd'hui au moins une autre théorie bien développée de la gravitation quantique : la « théorie des cordes ». Celle-ci suppose que les particules élémentaires ne sont pas des particules, mais de petites cordes. Bien qu'il y ait un air de famille entre les cordes et les boucles, la différence est énorme : les cordes sont de petits segments qui bougent dans l'espace, tandis que les boucles sont elles-mêmes l'espace.

La théorie des cordes est beaucoup plus ambitieuse que la théorie des boucles : en plus de chercher une solution possible au problème de la gravitation quantique, c'est une théorie qui tente d'unifier toutes les forces et toutes les particules de la physique. Elle se propose non seulement de réconcilier mécanique quantique et relativité générale, mais également d'unifier toutes les interactions fondamentales de la physique. De trouver la « théorie finale du tout ». J'ai le sentiment que cet objectif est excessif, ou prématuré, mais il est possible que je me trompe.

Dans leur façon d'aborder le problème de la gravitation quantique proprement dit, la théorie des cordes et la théorie des boucles ne diffèrent pas seulement parce qu'elles explorent des hypothèses physiques différentes, mais aussi parce qu'elles sont le produit de deux communautés de scientifiques, qui ont des présupposés bien distincts, et qui voient le problème de la gravitation quantique sous des angles différents.

La première de ces deux communautés est celle des physiciens des hautes énergies, ceux qui sont familiers de la théorie des champs quantiques (c'est-à-dire l'application de la mécanique quantique aux champs), et du « modèle standard » des particules, la théorie actuelle qui décrit le mieux tous les événements du monde physique, à l'exception des phénomènes gravitationnels. C'est une théorie qui n'a jamais été prise en défaut par aucune expérience. Du point de vue d'un physicien des hautes énergies, la gravitation est simplement la dernière et la plus faible des interactions connues. Il est donc naturel qu'il essaie de comprendre ses propriétés quantiques en utilisant la stratégie qui s'est montrée gagnante dans le reste de la microphysique. La recherche d'une théorie de champ quantique conventionnelle, capable d'englober la gravitation, s'est développée pendant plusieurs décennies et, après de nombreux rebondissements, moments d'enthousiasme et déconvenues sévères, a conduit à la théorie des cordes. Les fondements de la théorie des cordes ne sont pas encore bien compris, mais elle est aujourd'hui la théorie candidate à la gravitation quantique la plus connue et la plus largement étudiée.

Dans la théorie des cordes, la gravitation réside simplement dans les excitations d'une corde plongée dans un espace. La présence d'un tel espace de référence, sur lequel la théorie est définie, est indispensable pour la formulation et l'interprétation de la théorie. Il s'agit d'un espace fixe, classique, newtonien – dont on sait qu'il ne correspond pas à la réalité. L'espace doit être quantique. Mais tout se passe dans la théorie comme si on oubliait que l'espace devait avoir des propriétés quantiques : on laisse ce problème pour plus tard. En outre, pour fonctionner, la théorie des cordes a besoin d'un espace à dix dimensions ainsi que de particules supersymétriques, autant d'hypothèses très fortes et sans le moindre début de confirmation expérimentale à ce jour. On ne voit pas très bien comment une théorie à dix dimensions avec des particules supersymétriques inconnues pourra être utilisée concrètement pour déduire des prédictions univoques, compréhensibles et applicables au monde où nous vivons, sans supersymétrie, et dont les dimensions de l'espace sont au nombre de trois.

La deuxième communauté est celle des spécialistes de la relativité générale. Pour un relativiste, l'idée d'une description fondamentale de la gravitation en termes d'excitations physiques dans un espace de référence sonne « faux ». La leçon première que nous a enseignée la relativité générale est qu'il n'y a pas d'espace dans lequel la physique puisse se dérouler (sauf, bien sûr, dans une approche approximative). Le monde est plus compliqué. Pour un relativiste, la relativité générale est bien plus qu'une théorie du champ pour une force particulière. C'est, plus fondamentalement, la découverte du fait que certaines notions classiques concernant le temps et l'espace sont complètement inadaptées au niveau fondamental ; elles demandent des transformations aussi profondes que celles que la mécanique quantique a introduites. L'une de ces notions caduques est précisément celle d'espace de référence, qu'il soit euclidien ou courbe, dans lequel la physique prendrait place. C'est en y renonçant qu'on a pu comprendre la gravitation relativiste, découvrir les trous noirs, l'astrophysique relativiste et la cosmologie moderne.

Donc, pour un relativiste, le problème de la gravitation quantique réclame que la vaste révolution conceptuelle commencée avec la mécanique quantique et la relativité générale trouve sa conclusion dans une nouvelle synthèse. Dans celle-ci, les notions d'espace et de temps doivent être entièrement refondues pour prendre en compte ce que nous avons appris de nos deux théories « fondamentales » actuelles.

À l'inverse de la théorie des cordes, la théorie des boucles est formulée sans espace de référence. Elle est donc une véritable tentative de saisir la nature de l'espace-temps quantique au niveau fondamental. En conséquence, la notion d'espace-temps qui émerge de la théorie est radicalement différente de celle sur laquelle sont basées la mécanique quantique conventionnelle ou la théorie des cordes. Dans les équations de la gravitation quantique à boucles n'apparaissent nulle part la variable t (le temps) ni la variable x (la position), et pourtant ces équations sont parfaitement capables de prédire l'évolution d'un système. En outre, elles ne supposent ni dimensions supplémentaires ni toutes les particules exotiques prévues par la théorie des cordes et jamais observées.

Si la théorie des cordes est plus étudiée et plus connue que la théorie des boucles, c'est essentiellement pour des raisons historiques. Cette situation reflète la physique du XXe siècle, dans laquelle la relativité générale est restée marginale. Parce qu'elle était très compliquée et, en pratique, ne servait à rien, cette théorie est restée confinée dans une petite communauté de physiciens, très considérée, mais dont les travaux restaient confidentiels. En revanche, la mécanique quantique a connu un énorme développement grâce au nombre de ses applications pratiques (les lasers, la matière condensée, les particules, la physique nucléaire, la bombe atomique…) Quand le problème de la gravitation quantique est venu sur la table, il y a donc eu deux points de vue différents : une petite communauté nourrie de relativité générale, et une grande communauté nourrie de la théorie quantique des champs. Ce clivage culturel est toujours là. Lors des discussions, on trouve toujours des « cordistes » qui vous disent : « Vous ne comprenez pas vraiment la théorie quantique des champs », et des « bouclistes » qui répondent : « Et vous ne comprenez rien à la relativité générale ! » Peut-être y a-t-il quelque chose de vrai dans les deux accusations… L'avenir tranchera.

Finalement, la théorie des cordes et la théorie des boucles pourraient s'avérer complémentaires. Le mérite de la théorie des cordes est de fournir une unification très élégante des interactions de la physique. Son talon d'Achille est de ne pas encore avoir été capable de trouver une formulation générale claire à un niveau fondamental, sans qu'il y ait un espace de référence, extérieur à la théorie. La théorie des boucles maîtrise précisément les outils qui permettent de définir la physique indépendamment de tout espace de référence – puisque l'espace émerge de sa structure même. Une sorte de fusion des deux approches n'est pas inconcevable, même si elle se présente aujourd'hui comme techniquement très compliquée. Malgré leur différence de perspectives, les deux théories ont indéniablement des points communs, en particulier l'idée centrale selon laquelle ce sont des objets à une dimension qui sont le support du champ gravitationnel à l'échelle fondamentale, qu'on les appelle cordes ou boucles.

Il y a d'autres idées et développements en cours, en dehors des cordes et des boucles. En particulier, Alain Connes a développé une autre description mathématique possible de l'espace physique, la « géométrie non commutative », très fortement motivée par la structure des forces qui agissent sur les particules élémentaires (le modèle standard). C'est un peu la même démarche que la découverte par Einstein de la relativité restreinte, inspirée par la théorie de Maxwell sur la force électromagnétique. J'ai étudié ces idées d'Alain et j'y ai contribué par quelques articles très marginaux. Ma conclusion est que je ne serais pas du tout surpris si la géométrie non commutative faisait partie, d'une manière ou d'une autre, de la synthèse que nous cherchons.

D'autres idées très intéressantes sur la gravité quantique ont été proposées par Roger Penrose, l'inventeur des réseaux de spin. Je recommande très vivement son livre de vulgarisation paru en français en 2007, À la découverte des lois de l'Univers, parfois un peu difficile, mais qui constitue une fresque immense et pénétrante sur tout ce que nous savons du monde.

Les relations entre le monde des cordes et celui des boucles sont parfois un peu orageuses et il n'est pas rare du tout d'assister à des volées d'accusations parfois démesurées (« Ils n'y comprennent rien ! », « Leurs calculs sont tout à fait faux ! », « Leurs travaux sont truffés d'erreurs ! ») même, hélas, dans les comités scientifiques chargés de répartir les financements et les postes pour les jeunes chercheurs. Mais il est normal qu'il y ait de la confusion dans un domaine qui est à la pointe extrême de la recherche, et que d'âpres controverses se développent, parfois jusqu'à l'irrationalité, entre des gens qui ont consacré des années à leur passion de la recherche selon une voie déterminée. Pour peu qu'on reste dans une exactitude scientifique, la polémique, même rude, est un ingrédient nécessaire à la fertilité et à l'avancement de la connaissance.

Théories établies et théories hypothétiques

En effet, il est très important de dire que toutes ces théories restent hypothétiques. Chacune court le risque de se révéler complètement fausse. Et je ne veux pas seulement dire par là qu'elles pourraient être dépassées par une théorie plus performante, mais, bien plus radicalement, que toutes leurs prédictions pourraient être infirmées par l'expérience. La nature n'a que faire de nos jugements esthétiques. L'histoire de la physique théorique est pleine de flambées d'enthousiasme pour des théories « très belles » qui ont tourné à l'échec. Le seul arbitre est l'expérience, et à l'heure actuelle, il n'existe pas le moindre résultat expérimental qui soutienne, même indirectement, ni l'une ni l'autre des théories concurrentes pour prendre la place du modèle standard et de la relativité générale. Au contraire, toutes les prédictions qui ont été formulées par des théories allant plus loin que le modèle standard et la relativité générale (désintégration du proton, particules supersymétriques, particules exotiques, corrections à la force gravitationnelle à courte distance…) sont pour l'instant démenties par l'expérience. Lorsqu'on compare ces échecs avec l'immense succès expérimental de la mécanique quantique, du modèle standard et de la relativité générale, il y a de quoi inciter à la prudence.

C'est l'un des aspects les plus difficiles d'un travail comme le mien : il y a d'une part l'enthousiasme de formuler une nouvelle théorie, et l'excitation de se sentir sur le point de comprendre un nouvel aspect du monde ; d'autre part, il y a la frustration de travailler toute sa vie sur des théories potentiellement fausses. Ou, pire encore, il y a le risque de ne jamais savoir si elles sont vraies.

Je pense qu'en ce qui concerne la science contemporaine, il est important d'établir une distinction claire entre ce que nous savons et ce que nous conjecturons. Ce que nous savons aujourd'hui du monde physique tient à une poignée de théories fondamentales qui sont établies et fonctionnent parfaitement dans leur domaine.

La distinction quelquefois un peu floue entre théories établies et spéculatives, évolue continuellement, mais n'en reste pas moins essentielle. Une théorie n'est établie qu'après de nombreuses confirmations expérimentales de prédictions spécifiques. La mécanique quantique (avec la théorie quantique des champs, qui en est l'application aux champs physiques), le modèle standard des particules élémentaires, la relativité générale d'Einstein sont des théories aujourd'hui établies. Nous pouvons ajouter à cette liste les théories plus anciennes comme la mécanique classique ou l'électromagnétisme. Ces théories ont fait leurs preuves, elles sont le fondement de la technique contemporaine. Sur leurs prédictions (dans leur domaine de validité), vous pouvez jouer votre argent ou votre vie avec confiance.

Tout ce qui va au-delà, comme la gravité quantique, la théorie des cordes, la géométrie non commutative, les modèles d'unification des forces fondamentales, la supersymétrie, les univers avec dimensions supplémentaires, les multivers etc. (y compris la presque totalité de mon propre travail de recherche), est et reste spéculatif. Rien ne nous assure que ces hypothèses décrivent correctement notre monde : elles n'ont aucune confirmation expérimentale, n'ont jamais été utilisées concrètement, et seul un fou se risquerait à parier quoi que ce soit sur la validité de leurs prédictions.

Cela ne signifie pas que ces théories ne sont pas intéressantes : les théories aujourd'hui établies furent autrefois spéculatives et incertaines. Toutefois, nous ne savons pas si les théories qui sont aujourd'hui explorées seront les bonnes : ce ne serait pas la première fois qu'une théorie adoptée par un grand nombre de scientifiques et qui mobilise passions, loyauté et ressources, se révèle, à l'épreuve des faits, une fausse piste.

Chaque chercheur a ses idées et convictions (j'ai les miennes) et chacun doit défendre ses hypothèses avec passion et énergie : la discussion animée est la meilleure façon de chercher la connaissance. Mais la défense de son propre point de vue ne doit pas nous aveugler : nous pouvons avoir tort. C'est l'expérience, et non pas le nombre ou la dialectique, qui tranche.

Les scientifiques communiquent souvent de façon erronée. Fascinés par leurs idées, ils ne distinguent pas, dans leur discours, une théorie établie d'une théorie spéculative. Ils présentent souvent leurs hypothèses comme si elles étaient des découvertes acquises. Cela n'est pas correct envers la société qui finance nos recherches. Un manque de clarté sur le caractère hypothétique des théories présentées décrédibilise la science. La théorie des cordes, par exemple, est parfois présentée comme si elle était avérée.

Je pense qu'un grand tort est fait à la science lorsque des vulgarisateurs présentent des théories comme établies alors qu'elles sont seulement hypothétiques. Il faut que le public puisse faire confiance aux scientifiques, et ceux-ci doivent se montrer très prudents avant d'annoncer qu'ils « ont compris » quelque chose de nouveau.

J'insiste aussi sur ce point parce que j'ai le sentiment que la confusion entre théories établies et théories spéculatives se répand même à l'intérieur de la communauté scientifique. L'effet de cette grave dérive est particulièrement néfaste sur l'éducation des jeunes chercheurs. Lors d'une récente conférence internationale, je parlais à un jeune chercheur techniquement brillant. La discussion concernait deux théories : la relativité générale et une certaine théorie « de Yang-Mills supersymétrique N = 4 ». Quand j'ai mentionné le fait qu'une des deux théories était vérifiée en tant que théorie physique, le jeune chercheur m'a demandé, très candidement : « Laquelle ? » Il ne plaisantait pas. Il ne comprenait pas la différence physique entre la relativité générale, qui a fourni un très grand nombre de prédictions nouvelles toutes vérifiées par l'expérience, et une théorie qui n'en a fourni aucune. Cette confusion introduit un malaise en physique fondamentale.

La clarté sur l'état hypothétique de la théorie des boucles, la théorie des cordes, ou sur tout ce qui est appelé « au-delà du modèle standard », est essentielle pour une science saine et une communication claire avec le public, car c'est la société qui finance la science.

Le soutien de la recherche fondamentale

Les programmes de financement de la science, partout dans le monde, sont de plus en plus axés sur le soutien de ce qui peut être utile au développement industriel et aux applications technologiques. Le soutien de la science pure est en chute libre.

C'est une politique à très courte vue. Si les dirigeants d'Alexandrie, ou les Medicis de Florence, s'étaient concentrés sur la recherche appliquée, ils auraient considéré les travaux d'Euclide ou de Galilée comme inutiles, et nous serions aujourd'hui dans une société ignorante et pauvre.

Des développements technologiques majeurs ont suivi tous les bonds en avant dans la compréhension du monde. Les exemples sont légion. Les bases de l'ingénierie moderne se trouvent dans les calculs de Newton concernant l'orbite de la Lune. La Révolution Verte en agriculture est essentiellement la conséquence d'une curiosité gratuite au sujet de la transmission héréditaire. La radio et la télévision ont émergé d'une manière inattendue des travaux de Maxwell sur la nature de la lumière. La technologie des ordinateurs n'existerait pas sans les recherches du XXe siècle sur l'« inutile » atome. Le système de localisation géographique (GPS) ne fonctionnerait pas sans les résultats des interrogations d'Einstein sur la nature du temps. Chaque secteur technologique de notre société moderne est le résultat de quelque recherche fondamentale dictée par la curiosité. L'histoire nous enseigne que la recherche fondamentale se développe seulement sous l'influence de dirigeants éclairés ayant compris son importance.

Mais, même indépendamment de l'utilité à long terme, l'Europe doit soutenir la recherche fondamentale si elle veut redevenir l'un des centres intellectuels du monde. L'Europe a hérité des Arabes la notion d'Université, et l'a magnifiquement développée, comme endroit où la connaissance est recherchée dans la liberté, et transmise de génération en génération. Les universités européennes d'aujourd'hui sont de pâles reflets de leur passé, et souvent de pâles copies des meilleures universités américaines. L'Europe devrait investir dans ses universités en tant que centres de culture.

Beaucoup de systèmes académiques européens récompensent les carriéristes qui connaissent bien les règles, bien plus que les jeunes chercheurs créatifs et originaux, qui les brisent.

Dans ce qu'on appelle « l'Amérique matérialiste », l'excellence intellectuelle et la recherche poussée par la curiosité sont fortement valorisées. Les Prix Nobel sont de plus en plus Américains, et les États-Unis exercent une influence culturelle de plus en plus grande sur le monde, avec des conséquences politiques majeures à long terme.

Il est bien possible que la force la plus puissante qui ait créé la civilisation, nous tirant hors des cavernes et nous libérant de l'adoration des pharaons, soit la curiosité. Il faut éviter que l'Europe perde sa curiosité vitale.

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Pour revenir aux cordes et aux boucles, l'état actuel de la recherche fondamentale est donc la confusion. Nous avons de belles idées, et des théories bien développées, mais nous ignorons si elles sont justes.

Peut-être la bonne solution aux grands problèmes ouverts aujourd'hui, comme la réconciliation de la relativité générale et de la mécanique quantique, est-elle déjà connue ; il ne reste plus alors qu'à la vérifier. Peut-être, au contraire, un(e) jeune Einstein encore inconnu(e), et qui n'arrive même pas à obtenir un poste de chercheur, trouvera-t-il demain la bonne solution ? Ou peut-être vous reviendra-t-il à vous, lecteur ou lectrice de cet ouvrage, de trouver l'idée qui manque ?