Chapitre 2

Un problème extraordinaire : la gravité quantique

Pendant ma quatrième année à l'université, je suis tombé sur un article écrit par un physicien anglais, Chris Isham, dans lequel il était question de gravitation quantique. L'article expliquait qu'à la base de la physique contemporaine se trouve un problème fondamental non résolu, lié à la définition du temps et de l'espace, c'est-à-dire à la structure de base du monde. J'ai lu cet article avec avidité. Je n'y ai pas compris grand-chose, mais le problème que l'article illustrait m'a ensorcelé. Ce problème, le voici.

L'état lamentable de la physique fondamentale

La grande révolution scientifique du XXe siècle se compose de deux épisodes majeurs. D'un côté, il y a la mécanique quantique, de l'autre il y a la relativité générale d'Einstein. La mécanique quantique, qui décrit très bien les choses microscopiques, a bouleversé profondément ce que nous savons de la matière. La relativité générale, qui explique très bien la force de gravité, a transformé radicalement ce que nous savons du Temps et de l'Espace. Les deux théories sont très bien vérifiées, et sont à la base d'une grande partie de la technologie contemporaine.

Or, ces deux théories mènent à deux manières très différentes de décrire le monde, qui apparaissent incompatibles. Chacune des deux semble écrite comme si l'autre n'existait pas. Ce qu'un professeur de relativité générale explique à longueur de journées en classe est un non-sens pour son collègue qui enseigne la mécanique quantique aux mêmes étudiants dans l'amphi d'à côté, et vice-versa. La mécanique quantique utilise les anciennes notions de temps et d'espace, qui sont contredites par la théorie de la relativité générale. Et la relativité générale utilise les anciennes notions de matière et d'énergie, qui sont contredites par la mécanique quantique.

Par bonheur, il n'y a pas de situation physique courante dans laquelle les deux théories s'appliquent simultanément. Selon l'échelle des phénomènes, c'est soit l'une, soit l'autre. Et les situations physiques dans lesquelles les deux théories s'appliquent, comme les très petites distances, la fin de la vie d'un trou noir ou les premiers moments de la vie de l'Univers, ne sont pas accessibles à nos instruments, pour le moment. Il n'empêche que tant que nous ne savons pas comment articuler ces deux grandes découvertes, nous n'avons pas de cadre global pour penser le monde. Nous sommes dans une situation de schizophrénie, avec des explications morcelées et intrinsèquement inconsistantes. Au point que nous ne savons plus ce que sont l'Espace, le Temps et la Matière. La physique fondamentale d'aujourd'hui est donc dans un état lamentable.

Cette situation s'est déjà produite dans l'histoire, par exemple avant l'œuvre unificatrice de Newton. Pour Kepler, qui observait les planètes et les étoiles, les objets décrivaient des ellipses. Pour Galilée, qui étudiait les mouvements des objets qui tombent, ces derniers suivaient des paraboles. Mais, ainsi que Copernic venait de le comprendre, la Terre est un endroit comme les autres dans l'Univers. Donc il n'était pas raisonnable d'avoir une théorie qui fonctionne sur la Terre et une autre qui fonctionne dans le ciel.

Newton est parvenu à réconcilier les deux visions dans une seule théorie, et cette très belle unité a prévalu pendant trois siècles. Jusqu'au début du XXe siècle, la physique a été un ensemble de lois assez cohérent, fondé sur un petit nombre de notions clé comme le Temps, l'Espace, la Causalité et la Matière. Malgré des évolutions importantes, ces notions restaient plutôt stables. Mais vers la fin du XIXe siècle des tensions internes ont commencé à s'accumuler, et pendant le premier quart du XXe siècle la mécanique quantique et la relativité générale ont pulvérisé ces fondations. La belle unité newtonienne était perdue.

Les deux théories, mécanique quantique et relativité générale, ont obtenu d'énormes succès et une vérification expérimentale constante ; elles font maintenant partie de nos connaissances établies. Chacune des deux théories modifie la base conceptuelle de la physique classique d'une façon qui est cohérente pour sa part, mais nous ne disposons pas d'un cadre conceptuel capable d'englober les deux théories. En conséquence, nous n'avons aucun moyen de prédire ce qui se passe dans le domaine où les deux théories s'appliquent simultanément. Ce domaine est celui des échelles inférieures à 10-33 cm[1]. Des dimensions si petites sont extrêmes, mais il faut bien pouvoir les décrire. Le monde ne peut pas être incohérent au point d'être décrit par deux théories incompatibles. De plus, des phénomènes à des échelles si petites se passent dans la Nature près du Big Bang ou bien à la fin de la vie d'un trou noir. Si nous voulons comprendre ces phénomènes, nous devons être capables de calculer ce qui se passe à cette échelle. Il faut, d'une façon ou d'une autre, réconcilier les deux théories. Cette mission est le problème central de la gravitation quantique.

De toute évidence, c'est un problème difficile. Mais avec la témérité d'un jeune homme de vingt ans, j'ai décidé, vers la dernière année de mes études universitaires, que c'était le défi auquel je voulais consacrer ma vie professionnelle. J'étais séduit par l'idée d'étudier des concepts aussi fondamentaux que le temps et l'espace, et par le fait même que la situation semblait tellement compliquée.

Presque personne ne travaillait là-dessus en Italie. Mes professeurs, de façon unanime, m'ont vivement déconseillé d'aller dans cette direction. Ils me disaient : « C'est une route qui ne mène nulle part », « Tu ne trouveras jamais de boulot », ou bien : « Tu devrais rejoindre une équipe forte et déjà bien établie ». Mais heureusement, le seul résultat des conseils de prudence dispensés par les adultes est souvent de renforcer le joyeux entêtement de la jeunesse.

Enfant, je lisais les fables d'un écrivain italien pour enfants, Gianni Rodari. L'une d'elle raconte l'histoire de Giovannino et de la route qui ne mène nulle part. Giovannino vivait dans un village où il y avait une route qui, d'après tout le monde, ne menait nulle part. Mais Giovannino était curieux et têtu et, malgré tout ce que tout le monde disait, il voulait aller voir. Il y alla, et bien sûr il trouva un château et une princesse, qui le couvrit de pierres précieuses. Quand il rentra au village, ainsi nanti, tout le monde se précipita vers la route, mais personne n'y trouva plus le moindre trésor. Cette histoire m'était restée dans l'esprit. Avec la gravité quantique, j'avais trouvé ma route qui, selon tout le monde, ne mènerait nulle part. Et pourtant, j'y ai trouvé ma princesse et nombre de pierres précieuses scintillantes.

Espace, particules et champs

Je vais tâcher de décrire l'origine et la difficulté du problème de la gravité quantique un peu plus en détail, en commençant par une notion clé : celle d'espace.

La notion d'espace à la base de la vision du monde qui nous est la plus familière est celle d'un grand « conteneur » du monde. Une espèce de grande boîte, d'étagère, régulière, plate, sans aucune direction privilégiée, dans laquelle se déroulent les événements du monde. Tous les objets que nous connaissons se trouvent dans cette espace-boîte, et s'y déplacent. Telle est la vision du monde développée et utilisée par Newton : un espace-boîte dans lequel se déplacent des particules solides. C'est sur la base de cette simple image que Newton a construit sa puissante théorie, qui est encore aujourd'hui à la base d'innombrables applications dans tous les domaines de la technologie et de l'ingénierie.

Deux cents ans après Newton, à la fin du XIXe siècle, James Clerk Maxwell et Michael Faraday étudient la force électrique entre des objets chargés, et cela les conduit à une petite modification de cette vision du monde : ils y ajoutent un troisième ingrédient. Ce nouvel ingrédient est le « champ » électromagnétique, un nouvel « objet », qui aura une grande importance dans toute la physique qui va suivre.

Le champ électromagnétique est le porteur des forces électrique et magnétique. Un champ est une sorte d'entité diffuse qui remplit tout l'espace. Faraday l'imagine comme un ensemble de lignes issues des charges électriques positives et aboutissant aux charges électriques négatives. Ces lignes occupent tout l'espace. Dans la figure 1, on a tracé quelques-unes de ces lignes, mais en réalité elles sont en nombre infini et remplissent tout l'espace de façon continue.

En chaque point de l'espace il passe une ligne de Faraday. La direction de cette ligne, en ce point, est donnée par un vecteur (une petite flèche), tangent à la ligne. Le champ exerce une force électrique sur une charge électrique placée à cet endroit, dans la direction de ce vecteur.

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Fig. 2.1  Le champ électrique autour de deux charges ; le champ est composé de lignes, les lignes de Faraday. La direction du champ en un point est indiquée par la flèche.

La grande découverte de Faraday et de Maxwell est de comprendre que ce champ est une entité autonome qui existe indépendamment des charges électriques. En l'absence de charges, les « lignes de Faraday » existent aussi. S'il n'y a pas de charges auxquelles les lignes peuvent aboutir, les lignes se referment sur elles-mêmes, et forment donc des courbes fermées dans l'espace, appelées boucles. L'une de ces lignes de Faraday est représentée dans la figure 2.

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Fig. 2.2  Une ligne de Faraday fermée, c'est-à-dire une boucle. Les flèches représentent le champ électrique qui en chaque endroit est tangent à la ligne de Faraday. Ces lignes emplissent tout l'espace et constituent le champ électromagnétique.

Faraday était un expérimentateur de génie et surtout un très grand visionnaire ; mais il manquait complètement de technique mathématique. Maxwell a su traduire les intuitions de Faraday en formules mathématiques et il en a tiré toutes les conséquences. Les équations de Maxwell décrivent le champ électromagnétique envisagé par Faraday, et donc les lignes de Faraday. Le champ électrique de Maxwell en un point, par exemple, est justement la petite flèche tangente à la ligne de Faraday qui passe par ce point.

Le champ se comporte comme une mer de lignes mouvantes. Chaque mouvement se propage de proche en proche. La forme de chaque ligne n'est ni fixe ni arbitraire, mais gouvernée par les équations de Maxwell. Les lignes bougent continuellement, comme les vagues de la mer. Elles se déforment sous l'action des lignes voisines et des charges électriques. Lorsqu'il y a des charges, celles-ci ouvrent les boucles et donnent au champ électromagnétique l'aspect illustré dans la figure 1.

Un coup de génie de Maxwell est d'avoir compris que la lumière n'est rien d'autre qu'un des mouvements ondulatoires rapides des lignes de champ. On dit souvent que les champs sont « invisibles », alors qu'en réalité nous ne « voyons » que le champ ! Nous voyons la lumière réfléchie par les objets, et non pas les objets eux-mêmes directement.

Il existe une grande variété d'ondes électromagnétiques, ayant différentes longueurs d'onde. Hertz, le premier, a utilisé les ondes radio, qui oscillent plus lentement que celles de lumière, pour envoyer des informations à distance. De là, des centaines d'autres applications ont peu à peu enrichi notre technologie moderne, et changé la face du monde.

Au total, les travaux de Faraday et de Maxwell ont modifié la vision du monde laissée par Newton, mais pas fondamentalement. On imagine toujours qu'il y a un espace-boîte et que les choses bougent dans cet espace. Simplement, en plus de l'espace-boîte et des particules, il y a maintenant aussi le champ électromagnétique. Une troisième entité s'est ajoutée aux deux autres.

La relativité générale

Une vraie révolution dans notre compréhension de l'Espace a lieu en 1915, avec Einstein. Einstein est fasciné par les travaux de Maxwell. Il cherche pour sa part à expliquer la force gravitationnelle (cette force qui nous tire vers le sol, qui maintient la Terre dans le voisinage du Soleil, et la Lune dans le voisinage de la Terre). Il comprend qu'il faut introduire un champ gravitationnel, similaire au champ électromagnétique. De la même façon que la force électrique entre des charges est portée par le champ électromagnétique qui occupe l'espace entre elles, la force gravitationnelle entre deux masses doit être portée par un champ gravitationnel. Il doit donc y avoir aussi des « lignes de Faraday » gravitationnelles qui relient les masses entre elles, formant un champ gravitationnel qui occupe tout l'espace, et qui peuvent bouger, vibrer, faire des vagues. On peut donc penser qu'en plus des lignes de Faraday du champ électromagnétique, il y a aussi, dans l'espace, des lignes de Faraday du champ gravitationnel. Einstein introduit le champ gravitationnel, et écrit ses équations — appelées aujourd'hui les équations d'Einstein — sur le modèle des équations de Maxwell.

S'il avait simplement introduit le champ gravitationnel, et écrit ses équations, Einstein aurait été un grand scientifique, mais pas un génie. Sa découverte alla beaucoup plus loin. En cherchant à comprendre la forme et les équations qui décrivent ce champ, Einstein fait une découverte étonnante : il comprend que le champ gravitationnel et l'espace-boîte de Newton sont en réalité une seule et même chose. Voilà probablement la plus grande découverte d'Einstein.

Si vous découvrez que Monsieur A et Monsieur B sont en réalité la même personne, il y a deux façons de voir la chose : vous pouvez dire qu'il n'y a pas de Monsieur B, car en réalité c'était Monsieur A ; ou bien vous pouvez également dire qu'il n'y a pas de Monsieur A, car en réalité c'était Monsieur B. Ainsi, la découverte d'Einstein peut s'énoncer de deux façons. La première : il n'y a pas de champ gravitationnel et c'est l'espace lui-même qui bouge et vibre et se déforme comme les vagues de la mer. C'est une façon fréquente de présenter les choses, mais elle est problématique car elle conduit à penser que l'espace serait quelque chose qui a une essence totalement différente du champ électromagnétique. Or, le champ électromagnétique et le champ gravitationnel ne sont pas d'un genre si différent. Donc, la meilleure façon de décrire la grande découverte d'Einstein est de dire que l'espace de Newton n'existe pas : c'est en réalité le champ gravitationnel. Newton avait pris le champ gravitationnel pour une entité spéciale, un espace absolu, qui en fait n'existe pas.

C'est une découverte inattendue et spectaculaire. L'espace, que Newton avait décrit comme une boîte fixe et rigide, en réalité n'existe pas. Ce qui existe, c'est le champ gravitationnel : un objet physique élastique et dynamique, du même genre que le champ électromagnétique.

Du coup, le monde n'est plus fait de particules et de champs qui vivent dans l'espace, mais uniquement de particules et de champs. De champs qui vivent pour ainsi dire l'un dans l'autre. Nous vivons sur le champ gravitationnel, ou dans le champ gravitationnel, mais pas dans un espace-boîte rigide.

Imaginez une île dans l'océan. Beaucoup d'animaux y vivent ; nous dirons que nous voyons des « animaux sur une île ». Mais un jeune biologiste marin nommé Einstanium mène une enquête serrée et découvre que l'île n'est pas une île : en réalité c'est une énorme baleine. Donc, les animaux ne vivent pas sur une île, mais sur un autre animal. On ne peut plus parler d'« animaux sur une île », mais d'« animaux sur un animal ». La découverte que l'île est en fait une baleine nous révèle qu'il s'agit d'un animal comme les autres et donc qu'il n'existe pas deux entités de nature différente, des animaux et des îles, mais seulement des entités de la même nature, des animaux, qui vivent « empilés l'un sur l'autre », et sans faire appel à aucune terre émergée.

De la même façon, Einstein a compris que les champs n'ont pas besoin de vivre dans un espace-boîte fixe, car ils peuvent vivre « empilés les uns sur les autres ». Le monde de Newton était comme l'île qui abrite des animaux, c'est-à-dire constitué d'une base fixe, statique, immobile. Einstein a établi qu'en fait Newton s'est trompé : l'espace n'est pas quelque chose de très différent des champs et des particules qui s'y déplacent. Au contraire, il est lui-même un champ comme les autres. Il peut bouger, onduler et se courber, et son comportement est régi par des équations (les équations d'Einstein), exactement comme le champ électromagnétique.

Bien sûr, les modifications du champ gravitationnel sont tellement faibles, à notre échelle, que l'espace nous paraît parfaitement homogène et lisse, tout comme le dos de la baleine dans l'île aux animaux. Sa structure échappe à nos perceptions de la même façon que les aspérités d'une feuille de papier échappent à nos doigts. Mais avec des instruments assez précis nous verrions les « ondulations » de l'espace-temps. Bref, il n'y a pas de « champs dans l'espace », mais des « champs sur des champs ».

Telle est la théorie d'Einstein dénommée théorie de la relativité générale. Il s'agit de « relativité » parce qu'il n'est plus possible de donner une localisation des objets dans l'espace, mais seulement une localisation relative de ceux-ci les uns par rapport aux autres, c'est-à-dire « relativement » aux autres. Et il s'agit de relativité « générale » car, bien que la théorie ait vu le jour en tant que théorie de la force de gravité, son importance est « générale » dans la mesure où elle modifie la notion d'espace et donc change notre compréhension du monde physique dans sa globalité.

Cette théorie est très belle, mais peu accessible. Des mathématiques compliquées sont nécessaires à sa formulation exacte (il faut des mathématiques qui décrivent des champs vivant sur d'autres champs et non dans un espace-boîte). Mais quand on la comprend bien, on ne peut qu'être fasciné par sa simplicité et sa clarté conceptuelle. Des concepts au départ complètement déconnectés – l'espace, la force de gravité, les champs – deviennent autant d'aspects d'une seule entité simple : le champ gravitationnel.

Comment Einstein a-t-il trouvé cette théorie ? Je voudrais dissiper l'idée répandue que l'expérience a joué un faible rôle dans le travail d'Einstein, et que ses découvertes sont le résultat de la pensée pure. La relativité générale semble une création pure du génie d'Einstein : en raisonnant sur la nature de l'espace, le génie comprend que l'espace est courbe, calcule le déplacement apparent des étoiles durant une éclipse, et voilà, il a raison. Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Einstein n'a pas créé ses théories à partir de rien. Sa façon de travailler était de prendre très au sérieux les théories établies à son époque et de se focaliser sur les contradictions apparentes entre ces théories bien établies, à savoir entre la théorie de Maxwell et la mécanique de Galilée-Newton, pour sa découverte de la relativité restreinte en 1905 (dont je parlerai plus en détail dans le chapitre 6) ; et entre la théorie de la gravité de Newton et la relativité restreinte pour la relativité générale de 1915. Einstein utilise ces théories comme base pour trouver une conceptualisation nouvelle qui les englobe. Les théories existantes jouent, pour Einstein, le rôle de données d'expérience qu'il s'attache à structurer, tout comme les théories de Kepler et de Galilée ont constitué le matériau de base pour Newton. Loin d'être des spéculations pures, les découvertes d'Einstein, comme celles de Newton, sont très fortement ancrées dans l'empirisme, même si les données d'expérience sont déjà structurées en théories préexistantes.

Il y a vingt ans encore, la relativité générale était considérée comme une théorie très belle mais exotique, connaissant peu d'applications et peu de confirmations expérimentales. Depuis lors, cependant, on a assisté à une explosion des confirmations expérimentales et des applications de la relativité générale. Les applications se trouvent dans les domaines les plus divers : de l'astrophysique à la cosmologie et aux expériences qui mettent en évidence les ondes gravitationnelles (les vibrations des lignes de Faraday gravitationnelles, prédites par la théorie).

Parmi les nombreuses prédictions de la théorie maintenant confirmées de façon spectaculaire, je mentionnerai seulement l'existence des trous noirs qui ont récemment été assez bien identifiés dans l'univers. Et parmi les applications, le GPS (le Système de Positionnement Global, en anglais Global Positioning System) que chacun connaît aujourd'hui. Ce petit appareil, qu'on trouve dans les magasins de sport ou dans l'équipement des voitures et qui fournit votre positionnement exact sur la planète, ne pourrait pas fonctionner sans prendre en compte la relativité générale.

Mais cette révolution Einsteinienne n'est pas la seule qui a bouleversé la physique du XXe siècle. L'autre grande révolution est la mécanique quantique. Elle a changé notre façon de penser les objets et la matière, qui elle aussi s'enracinait dans la théorie de Newton.

La mécanique quantique

La notion d'objet avait déjà changé un peu avec Faraday et Maxwell. Le monde n'était plus seulement constitué de particules, c'est-à-dire de minuscules « cailloux » solides, mais aussi de champs, impalpables et diffus. Mais la révolution de la notion d'objet qui survient avec la mécanique quantique est beaucoup plus radicale. Grâce à un long travail de recherche expérimentale sur les atomes, les radiations, la lumière et autres, et à une lutte théorique quasiment épique (dont les héros sont nombreux : Max Planck, Albert Einstein – encore lui ! –, Niels Bohr, Louis de Broglie, Erwin Schrödinger, Werner Heisenberg, Paul Dirac…), on découvre que la vision Newtonienne de la matière ne s'applique pas du tout aux objets microscopiques. Il faut la remplacer par une « mécanique quantique ».

La mécanique quantique nous apprend essentiellement deux choses. Tout d'abord, on découvre qu'à petite échelle il y a toujours une certaine « granularité ». Par exemple un objet du monde microscopique qui se déplace dans un espace limité ne peut pas avoir une vitesse quelconque ; il ne peut avoir que certaines vitesses particulières – on dit que sa vitesse est « quantifiée ». Beaucoup de grandeurs physiques ont cette structure granulaire, quantifiée. L'énergie d'un atome, par exemple, dont on pourrait aussi penser qu'elle peut prendre n'importe quelle valeur, ne peut en réalité avoir que certaines valeurs (les « niveaux d'énergie » de l'atome), que l'on peut calculer à partir de la théorie. Tout se passe comme si cette énergie était granulaire : il y a des petits paquets d'énergie, ou des « quanta » d'énergie. De même pour les champs. Le champ électromagnétique, cet ensemble de lignes mouvantes dont nous avons parlé, lorsqu'on l'observe à très petite échelle, est fait de grains ou de « quanta » qu'on appelle des photons.

L'autre nouveauté de la mécanique quantique est que dans le mouvement de toute chose il y a une composante de hasard. Il y a une indétermination intrinsèque dans le mouvement. L'état présent d'une particule ne détermine pas exactement ce qui va se produire ensuite, comme Newton l'avait supposé. La façon dont les choses bougent, à l'échelle microscopique, est régie par des lois probabilistes : on peut calculer très précisément la probabilité que quelque chose arrive (le nombre de fois où cela arrivera si nous répétons l'expérience un grand nombre de fois), mais non pas prédire le futur avec certitude. La dynamique n'est donc plus déterministe mais probabiliste. Dès lors, une particule ne peut plus être décrite par sa position, mais plutôt par un « nuage » de probabilités qui représente les probabilités de chaque position dans laquelle la particule pourrait se trouver : là où le nuage est plus dense, il est plus probable de trouver la particule. À toute particule ou photon est donc désormais associé ce nuage de probabilités. On ne décrit plus le mouvement d'une particule, mais « l'évolution dans le temps de la probabilité de présence de la particule ».

Le déterminisme et le continu, deux structures de base de la pensée classique sur la matière, sont désormais caducs. Quand on regarde le monde de très près, il est discontinu et probabiliste.

Voilà ce que nous ont appris les deux grandes révolutions conceptuelles du début du XXe siècle, qui, je le rappelle, ont été vérifiées de façon extrêmement précise et qui sont à la base de toute notre technologie actuelle.

Gravité quantique

Enfin, nous arrivons au cœur du problème de la gravité quantique. Que se passe-t-il si on essaie de combiner ce que nous avons appris avec la mécanique quantique et ce que nous avons appris avec la relativité générale ?

D'une part, Einstein a découvert que l'Espace est un champ, comme le champ électromagnétique. D'autre part, la mécanique quantique nous apprend que tout champ est formé de quanta, et qu'on ne peut décrire que le « nuage de probabilité » de ces quanta. Si l'on met ensemble ces deux idées, il s'ensuit immédiatement que l'Espace, c'est-à-dire le champ gravitationnel, doit lui aussi présenter une structure granulaire, exactement comme le champ électromagnétique. Il doit donc y avoir des « grains d'espace ». De plus, la dynamique de ces grains doit être probabiliste. Donc, l'espace doit être décrit comme un « nuage de probabilités de grains d'espace »… C'est une conception qui donne un peu le vertige, tant elle est éloignée de notre intuition usuelle, mais c'est pourtant cette vision qui découle de nos meilleures théories. L'espace-boîte fixe de Newton n'existe plus. L'espace est un champ qui ondule et fait des vagues, et sa structure est faite de grains obéissant à des lois probabilistes.

Mais qu'est-ce que cela peut signifier, des « grains d'espace » ? Comment les décrire ? Par quelles mathématiques ? Quelles sont les équations qui les gouvernent ? Que signifie l'expression « nuages de probabilités de grains d'espace » ? Quelles conséquences cela aura-t-il sur ce que nous observons et mesurons ? Voilà tout le problème de la gravitation quantique : construire une théorie mathématique décrivant ces nuages de probabilités de grains d'espace, et comprendre ce qu'ils signifient.

Mais le problème ne s'arrête pas encore là. En 1905, dix ans avant la découverte de la relativité générale, Einstein a également découvert que l'espace et le temps ne peuvent être décrits qu'ensemble : ils sont strictement liés l'un à l'autre et forment un tout indissociable, l'espace-temps. Donc, quand j'ai dit que la notion d'espace devait être remplacée par le champ gravitationnel, ce n'était pas précis : c'est en fait la notion d'espace-temps qui doit être remplacée par celle de champ gravitationnel. Et donc c'est l'espace-temps qui doit devenir granulaire et probabiliste, pas seulement l'espace. Mais qu'est-ce qu'un temps probabiliste ?

Pour arriver là, nous devons construire un schéma conceptuel qui n'a plus rien à voir avec notre conception usuelle de l'espace et du temps. Il faut penser un monde dans lequel le temps n'est plus une variable continue qui s'écoule, mais devient quelque chose d'autre, fondé sur ce nuage de probabilités de grains d'espace-temps.

Tel est cet extraordinaire problème non résolu dont j'ai découvert l'existence durant ma quatrième année d'université.

Tandis que j'écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que la police n'a pas aimé et qui m'a valu un passage à tabac dans le commissariat de police de Vérone : « Dis-nous les noms de tes amis communistes ! »), je m'immergeais de plus en plus dans l'étude de l'espace et du temps, essayant de comprendre les solutions au problème qui avaient été proposées jusque-là.

J'ai réussi, non sans mal, à entrer dans un programme de doctorat à Padoue, et j'ai choisi comme directeur un professeur qui ne s'occupait pas trop de moi, mais m'autorisait à continuer dans la voie que je voulais suivre. J'ai consacré mes années de thèse à étudier de façon systématique tout ce qui était connu sur le problème de la gravitation quantique et toutes les tentatives existant à l'époque pour résoudre le problème. Les autres doctorants publiaient déjà leurs premiers articles, tandis que je traversais mes trois premières années de thèse sans produire une seule publication. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas la carrière : c'était d'étudier, de comprendre.

À cette époque, il y avait peu d'idées pour résoudre ce problème, et elles n'étaient qu'embryonnaires. La voie qui semblait la plus prometteuse était liée à une équation, appelée équation de Wheeler-DeWitt. Cette équation était, en principe, « l'équation quantique complète du champ gravitationnel ». C'est l'équation qu'on obtient si on combine, tout simplement, les équations d'Einstein de la relativité générale avec celles de la mécanique quantique. Mais l'équation de Wheeler-DeWitt présentait toutes sortes de difficultés : elle était mal définie d'un point de vue mathématique, sa signification physique restait des plus obscures et elle ne permettait même pas de calculer grand-chose. La situation que j'ai découverte pendant mes années de thèse était donc très confuse.

Un quart de siècle plus tard, les choses ont beaucoup changé. On connaît aujourd'hui des solutions possibles au problème de la gravitation quantique, même si aucune de ces solutions n'est complète et que nous ne savons pas encore laquelle est la bonne.

Ma grande chance et mon grand bonheur ont été de participer à la construction de l'une de ces solutions : la loop quantum gravity, ou « théorie des boucles ».