Chapitre 4

La science ou l'exploration permanente de nouvelles façons de penser le monde

L'une des meilleures surprises que j'ai trouvées à Pittsburgh a été le Center for the History and Philosophy of Science, peut être le plus important centre de philosophie des sciences aux États-Unis. C'est une institution extraordinaire où se croisent tous les genres de visiteurs, et où l'on peut rencontrer tous les types d'idées. Toujours curieux et fasciné par la philosophie, j'ai assisté aux séminaires et aux conférences du Centre. J'ai pu côtoyer des philosophes éminents et spécialisés dans la philosophie de la physique, comme Adolf Grünbaum et John Earman. Ils étaient intéressés par les problèmes d'espace-temps, et tout disposés à discuter avec un physicien. Pour moi, c'était un élargissement formidable de mon horizon, ainsi qu'un retour aux intérêts de mes jeunes années. Un dialogue très actif s'est engagé, qui m'a fourni des idées et des perspectives essentielles pour mon travail de physicien.

Le dialogue entre science et philosophie

Je suis convaincu qu'aujourd'hui le dialogue entre la physique et la philosophie est vital. Dans le passé, ce dialogue a eu un rôle très important dans le développement de la science, particulièrement dans les moments d'évolution conceptuelle majeure de la physique théorique. Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Bohr, Heisenberg, Dirac et Einstein, pour ne mentionner que les exemples les plus importants, se sont nourris de philosophie, et n'auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu'ils ont accomplis s'ils n'avaient eu aussi une éducation philosophique. Cela ressort de façon évidente de leurs écrits, dans lesquels les problèmes conceptuels et philosophiques jouent un rôle essentiel, en leur suggérant des questions et en leur ouvrant de nouvelles perspectives. L'influence directe d'idées philosophiques est très claire dans la naissance de la mécanique Newtonienne, de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique par exemple.

Mais durant la seconde moitié du XXe siècle, la physique fondamentale s'est tenue à distance de ce dialogue avec la philosophie. La raison majeure en est que les problèmes qu'elle traitait avaient un caractère beaucoup plus technique que conceptuel. La mécanique quantique et la relativité générale venaient d'ouvrir de nouveaux territoires. Il était prioritaire d'en étudier les conséquences et les applications possibles. La physique atomique, la physique nucléaire, la physique des particules, la physique de la matière condensée et bien d'autres disciplines ont pu être développées sur la base conceptuelle bien établie de la mécanique quantique ; quant à l'astrophysique, la cosmologie, l'étude des trous noirs, ou des ondes gravitationnelles, c'est sur la base conceptuelle bien établie de la relativité générale qu'elles s'échafaudèrent. Seulement, aujourd'hui, en cherchant à combiner les deux théories de base, la physique se retrouve à nouveau confrontée à des problèmes fondamentaux. Je pense qu'une conscience philosophique développée s'avère à nouveau nécessaire.

Cela reste vrai aussi d'un point de vue méthodologique : un scientifique oriente toujours sa recherche en fonction d'idées à caractère épistémologique dont il est plus ou moins conscient. Et il vaut bien mieux en être conscient que de se laisser guider par des a priori méthodologiques dont on ignore la force.

La philosophie des sciences anglo-saxonne accorde beaucoup plus d'intérêt à la science contemporaine que la philosophie des sciences en Europe continentale. Par mon éducation italienne, je me sens souvent plus proche de la philosophie continentale européenne que de son pendant anglo-saxon, mais depuis que je me suis réinstallé en Europe, j'ai du mal à retrouver le dialogue que j'avais aux États-Unis avec toutes sortes de philosophes des sciences. Ce n'est pas impossible : par exemple, j'ai rencontré des partenaires de discussion très intéressants dans le groupe de Marisa Dalla Chiara et Federico Laudisa à Florence, et des interlocuteurs de choix à l'Ecole Polytechnique de Paris, comme Michel Petitot et Michel Bitbol, qui animent le CREA, le Centre de Recherches en Épistémologie Appliquée.

La pensée scientifique, qui est à la base de la modernité, soulève des problèmes fondamentaux. La pensée philosophique européenne de ce siècle ne devrait pas s'en tenir si éloignée, je pense. Mais le fossé entre la culture humaniste et la culture scientifique est encore loin d'être comblé. Dans la philosophie de la connaissance continentale, par exemple, l'idée diffuse que la vérité est seulement interne au discours a beaucoup de mal à se mettre en relation avec le discours scientifique.

Cette défiance réciproque entre le monde humaniste et le monde des sciences pèse aussi sur l'image que la société entière se fait de la science. Cette image s'est dégradée au long des dernières décennies.

D'un côté, la science est encore souvent considérée comme un ensemble de « vérités établies », à consulter selon les besoins, ou à vénérer, ou bien comme un ensemble de recettes techniques pour résoudre des problèmes.

De l'autre, et à l'inverse, la science est aussi dénoncée comme une négation des valeurs spirituelles, même une menace pour notre société, ou comme la base de la froide domination technologique, le lieu de l'arrogance myope des experts, ou même une source d'horreurs à la Frankenstein, quand les nouveautés apportées par la science font peur.

Ces visions déformées de la science ont pour conséquence une diminution de son aura, et la pensée irrationnelle gagne du terrain. Elles sont même en train de nourrir une sorte d'alliance diabolique entre multiculturalisme et anti-scientisme qui risque d'envahir notre société. Aux États-Unis, par exemple, dans plusieurs États (le Kansas « rural », mais aussi la « très civilisée » Californie), les enseignants n'ont pas le droit de parler correctement de l'Évolution à l'école. Les lois qui interdisent d'enseigner les résultats de Darwin sont justifiées par le relativisme culturel : on sait bien que la science se trompe, et donc une connaissance scientifique n'est pas plus défendable qu'une vérité biblique. Interrogé récemment sur ce sujet, un candidat à la présidence des États-Unis a déclaré qu'il « ne savait pas » si les êtres vivants ont vraiment des ancêtres communs. Sait-il seulement si c'est la Terre qui tourne autour du Soleil ou le Soleil qui tourne autour de la Terre ?

En Europe, nous n'en sommes heureusement pas là. Mais les tensions sont quand même fortes. Récemment, le gouvernement Italien a lui aussi cherché à introduire le créationnisme à l'école.

Les progrès de la médecine ont recommencé à faire peur, comme au XVIIe siècle, et avec le même genre de confusions. On pense par exemple que l'âme et l'identité sont dans l'ADN, et donc qu'un enfant cloné posséderait un double de l'âme de l'original ! Ça me rappelle, quand j'étais jeune, l'époque où le docteur Christiaan Barnard faisait les toutes premières transplantations cardiaques. Les journaux et les prêtres, terrorisés, se demandaient si Monsieur A, avec le cœur du pauvre Monsieur B, allait continuer à aimer sa femme, ou bien s'il allait aimer la veuve de Monsieur B… (puisque, comme tout le monde sait : c'est le cœur qui aime). Pour autant, dans les années soixante, on n'arrêta pas les transplantations cardiaques à cause de ces bêtises. Tandis qu'aujourd'hui l'animisme et la peur prennent souvent le dessus. Il est à craindre qu'on ne déclare bientôt diaboliques les vrais jumeaux, vu qu'ils partagent le même ADN et qu'ils sont donc le clone l'un de l'autre…

Les investissements dans la science fondamentale, la science qui fait « culture », qui cherche la connaissance de base, sont en chute libre. La société demande de moins en moins aux scientifiques d'être en quête « de connaissance ». Elle leur demande de développer des produits à vendre, et des armes.

J'espère fortement que toute cette confusion n'arrivera pas à mettre en danger notre confiance dans la force de la pensée rationnelle. Les représentations caricaturales de la science sont certainement liées à des fautes et des erreurs des scientifiques, mais elles sont aussi les résidus de traditions intellectuelles qui ont depuis longtemps montré leurs limites. Les emballements pour la « Science triomphante » du positivisme dix-neuviémiste, et de ses épigones plus récents, ont depuis longtemps disparu, en particulier depuis la chute du Newtonisme et la réflexion douloureuse qui s'en est suivie sur la durée de vie limitée des théories scientifiques.

Par ailleurs, la réaction d'abord anti-technologique, puis également anti-scientifique, d'une certaine philosophie continentale n'a contribué qu'à accentuer la séparation stupide des « deux cultures » (humaniste et scientifique) : une séparation qui rend aveugle à la complexité et à la richesse de notre compréhension du monde.

La science est bien autre chose que toutes ces caricatures.

Qu'est-ce donc que la Science ?

Peut-être la plus grande découverte scientifique du XXe siècle est-elle le fait que la science « se trompe ». Que les représentations du monde développées par la science peuvent être, dans un sens précis et vérifiable, fausses. Et donc que l'on peut avoir plusieurs lectures du monde et que chacune ne peut être considérée comme vraie que jusqu'à un certain point.

On découvrit au début du XXe siècle que le schéma conceptuel Newtonien, qui était LE modèle absolu de la science efficace, ne marche pas toujours. Il doit être révisé en profondeur pour comprendre les phénomènes physiques nouveaux auxquels nous accédons désormais. Cette découverte étonnante a provoqué une onde de choc qui s'est propagée dans la communauté scientifique. Son effet sur la philosophie des sciences fut encore plus fort. On peut dire que, pour une large partie, la philosophie des sciences a passé le dernier demi-siècle à tenter de s'accommoder de cette découverte.

Or, je pense que c'est précisément dans la découverte des limites des représentations scientifiques du monde que se révèle la force de la pensée scientifique. Celle-ci n'est pas dans les « expériences », ni dans les « mathématiques », ni dans une « méthode ». Elle est dans la capacité propre de la pensée scientifique à se remettre toujours en cause. Douter de ses propres affirmations. N'avoir pas peur de nier ses propres croyances, même les plus certaines. Le cœur de la science est le changement.

La démarche scientifique est une poursuite continue de la meilleure façon de penser le monde. C'est une exploration de formes de pensée. C'est là qu'elle puise son efficacité. Cela ne veut pas dire que les réponses scientifiques sont toujours justes. Mais que, dans les domaines où la pensée scientifique fonctionne, les réponses scientifiques sont, par définition, les meilleures qu'on a trouvées jusque-là.

Cette image d'une science fluide, en révolution permanente, toujours suspendue entre la connaissance et le doute, toujours en quête et jamais bêtement satisfaite de ses résultats, est profondément différente de celle que nous avait laissée le XIXe siècle. Celle-ci est encore très répandue dans la société et, à bien regarder, c'est elle la vraie cible des critiques de l'anti-scientisme et du relativisme culturel. Dans un certain sens, rien n'est plus au fait du caractère relatif de notre culture que la science elle-même. La science évolue en continu précisément parce qu'elle a une pleine conscience des limites de toutes les connaissances. Sa force réside dans son manque de confiance en ses propres concepts. Elle ne croit jamais complètement en ses résultats. Elle sait que nous ne pouvons penser le monde que sur la base fragile de nos connaissances, mais cette base est en évolution constante.

On pourrait comparer toute science à une entreprise de cartographie. La carte n'est pas le territoire, mais c'est la meilleure représentation qu'on puisse en faire – en particulier si l'on veut y voyager. Avec peu de signes, on encode la plus grande partie du monde possible. Quelques symboles, et il prend sens. Mais il s'agit bien d'une carte. Et il y a d'autres cartes.

Donc, ce qui me semble vraiment intéressant, ce sont moins les représentations scientifiques du monde que leur évolution continue. Ce sont moins les merveilles que la science a découvertes, que la magie d'une forme de pensée capable de mettre en doute ses propres affirmations et de nous apprendre, décennie après décennie, à changer notre façon de regarder le monde.

Histoire de l'espace : Anaximandre

Le changement des notions d'espace et de temps, dont je parle dans ce livre, n'est qu'un exemple de cette évolution continue qu'est la science. Ces deux notions, fondamentales dans notre vision du monde, ont été récemment modifiées par la pensée d'Einstein et sont encore en train de changer aujourd'hui.

C'est une démarche qui n'est pas du tout propre à la science moderne. Einstein n'est pas le premier à avoir changé en profondeur notre vision du monde. Beaucoup l'ont fait avant lui, et de manière plus révolutionnaire encore : Copernic et Galilée ont convaincu tout le monde que la Terre sous nos pieds voyage à 30 kilomètres par seconde, Faraday et Maxwell ont rempli l'espace de champs électriques et magnétiques, Darwin nous a convaincus que nous avions des ancêtres communs avec les coccinelles…

La démarche est en fait beaucoup plus ancienne que cela. Et je pense qu'on ne peut pas vraiment comprendre ce que ces changements modernes de la notion d'espace signifient, si on ne les resitue pas dans leur contexte historique. Permettez-moi, donc, de raconter le début de cette très belle histoire.

Toutes les civilisations anciennes ont pensé que le monde était structuré en deux parties : la Terre en bas et le Ciel en haut. Cette conception du monde était la même pour les Égyptiens, les Hébreux, les Mésopotamiens, les Chinois, les premières civilisations de la vallée de l'Indus, aussi bien que pour les Mayas, les Aztèques ou les Indiens d'Amérique du Nord. Pour toute l'humanité ancienne, donc, l'espace avait naturellement un « haut » et un « bas ». Les choses tombent vers le bas. En haut, il y a le ciel, et en bas la terre. Et en dessous de la terre, il y a encore de la terre, ou bien peut-être une grande tortue, ou bien de grands piliers – en tout cas quelque chose sur quoi la terre s'appuie, qui la soutient et l'empêche de tomber.

Nous connaissons le nom de l'homme qui, le premier, a changé cette image ancienne du monde : Anaximandre, scientifique et philosophe qui vécut six siècles avant Jésus-Christ à Millet, ville grecque sur la côte de la Turquie d'aujourd'hui. C'est lui qui a suggéré, et est arrivé à imposer à tous, une nouvelle lecture du monde : la Terre est un gros caillou qui flotte dans l'espace. Le ciel n'est pas seulement au-dessus de la Terre : il est tout autour de la Terre, y compris au-dessous.

Comment a-t-il fait pour comprendre que la Terre est un caillou de dimension finie qui flotte dans l'espace ? Eh bien, les indices étaient nombreux. Pensons par exemple au Soleil, à la Lune, et à toutes les étoiles qui se couchent à l'ouest et qui réapparaissent à l'est. N'indiquent-ils pas assez clairement qu'ils doivent passer sous la Terre pour accomplir leur cercle ? Et que donc il doit y avoir de l'espace ouvert là-dessous ? En fait, Anaximandre n'a fait qu'appliquer la même intuition qui nous dit que lorsque nous voyons quelqu'un disparaître derrière une maison et réapparaître de l'autre côté, cela signifie qu'il doit y avoir un passage derrière la maison. Il y a aussi d'autres indices, plus subtils, mais très convaincants. Par exemple, l'ombre de la Terre qui se projette sur la Lune durant une éclipse fait bien voir que la Terre est un objet fini.

Alors, est-ce que c'était facile ? Non, ce ne l'était pas, puisque des millions d'hommes pendant des siècles de civilisation n'y avaient pas pensé. Pourquoi était-il si difficile de trouver cette idée ? Parce qu'elle révolutionnait profondément l'image du monde.

Les hommes sont attachés à leurs idées, et ils n'en changent pas facilement. Ils pensent toujours qu'ils savent déjà tout. Les idées neuves font peur parce qu'elles déconcertent. N'est-elle pas déconcertante, quand on y pense bien, cette idée que la Terre ne s'appuie sur rien ? Pourquoi ne tombe-t-elle pas ? La question, évidemment, a été posée tout de suite à Anaximandre, et nous connaissons sa réponse : parce que les choses ne tombent pas « vers le bas », les choses tombent « vers la Terre » ; et donc la Terre n'a aucune direction particulière vers laquelle tomber, si ce n'est vers elle-même. Encore une fois, à la lumière de notre compréhension du monde d'aujourd'hui, la réponse d'Anaximandre est correcte. Mais elle est déconcertante : Anaximandre redessine complètement le cadre conceptuel de notre compréhension humaine de l'espace, de la Terre, de la gravité qui fait tomber les corps. Sur la base des observations, et pour mieux expliquer ces observations, il propose une nouvelle carte du monde, une carte conceptuelle différente. Une idée profondément neuve de la façon dont est organisé l'espace. Non plus un espace scindé en deux, un « en haut » et un « en bas », mais un seul espace fait du ciel à l'intérieur duquel flotte la Terre et dans lequel les choses tombent vers la Terre. C'est une image du monde meilleure et plus générale que la précédente.

Anaximandre écrivit un livre, dans lequel il proposa, parmi d'autres, cette idée, et présenta ses arguments pour la défendre. L'idée, lentement, prit pied. À la génération suivante, dans l'école pythagoricienne des villes grecques de l'Italie du Sud, on parle déjà communément d'une terre sphérique entourée par les cieux. Le texte le plus ancien qui nous est parvenu parlant de la Terre sphérique est le Phédon de Platon, où cette idée est présentée comme crédible mais pas complètement démontrée. Mais déjà à la génération suivante, un peu plus d'un siècle après Anaximandre, Aristote considère l'idée de la Terre sphérique qui flotte dans l'espace comme acquise, et il fait la liste des nombreux arguments, très convaincants, qui l'appuient. En quelques générations, l'idée très audacieuse d'Anaximandre est donc devenue opinion commune. À partir du monde grec, cette idée se répandra ensuite à toute l'humanité.

Je pense qu'Anaximandre est non seulement l'un des premiers scientifiques dont nous avons connaissance, mais aussi l'un des plus grands que l'humanité ait jamais eu. Sa découverte du fait que la Terre flotte dans l'espace sans tomber est peut-être la première, et certainement l'une des plus belles illustrations de ce qu'est la Science : la capacité de changer en profondeur notre image du monde, sur la base des observations et de la pensée rationnelle. La capacité de mettre en discussion des idées et des représentations du monde acquises, et d'en trouver d'autres, plus efficaces. Telle est la grande force visionnaire de la science qui m'a toujours fasciné.

Quand les nouvelles images du monde sont bien vérifiées, elles deviennent lentement la nouvelle lecture commune du monde. Le fait que la structure de l'espace est modifiée à proximité d'un corps massif deviendra un jour connaissance commune, et l'idée d'un espace rigide et homogène partout deviendra risible, comme il est niais de penser que la Terre doit s'appuyer sur quelque chose pour ne pas tomber.

Dans cette démarche de reconstruction continue de l'image du monde, la substance même du monde ou, pour mieux dire, notre façon de la concevoir, se modifie continuellement. Là aussi, Anaximandre est à l'origine de cette extraordinaire aventure : il introduit, pour expliquer tous les phénomènes, une entité qu'il dénomme l'apeiron (traduit par certains auteurs comme « ce qui n'a pas de distinctions, indéfini », et par d'autres comme « l'illimité »). C'est le premier objet théorique, le grand-père des atomes, des particules élémentaires, des champs physiques, de l'espace-temps courbe, des quarks, des cordes, des boucles, grâce auxquels nous repensons le monde.

Ce cheminement révolutionnaire, qui déboucha sur des visions du monde radicalement nouvelles, n'a donc pas été inventé par Einstein : il est caractéristique de la Grande Science. Le rôle particulier d'Einstein a « seulement » été, en exagérant un peu, de réveiller la science fondamentale d'une certaine léthargie, résultat de l'immense succès des théories de Newton.

Histoire de l'espace : L'espace comme relation ou comme entité ?

L'image de l'espace qui a été dominante depuis Aristote jusqu'à Newton, est celle d'un espace structuré, formé par les objets mêmes du monde. L'espace était surtout vu comme l'ordre dans lequel les objets se touchent. Dans la tradition scientifique et philosophique occidentale, donc, l'idée de Newton, selon laquelle l'espace est une entité qui peut exister même quand rien d'autre n'existe, n'était pas du tout le point de vue dominant sur la nature de l'espace.

Newton a imposé l'image de l'espace-boîte, une entité indépendante des objets qui se déplacent en elle, non sans effort et non sans rencontrer une résistance féroce dans la pensée de son temps. Cette opposition ne venait pas tant des savants de la vielle école aristotélicienne que des champions de la Scientia Nova, la Nouvelle Science, qui croyaient à la récente révolution copernicienne, et qui voyaient en René Descartes leur maître à penser. La représentation que Descartes se faisait de l'espace était en effet très différente de celle de Newton, et se plaçait dans la droite ligne de la tradition occidentale depuis Aristote. Pour Descartes, en effet, comme pour Aristote, il n'y a pas d'entité « espace ». Il n'y a pas, par exemple, d'espace vide. Il n'y a que des objets (des cailloux, des murs, des chaises, de l'air, de l'eau…). Ces objets peuvent être dans une relation les uns avec les autres, une relation de « contiguïté ». C'est-à-dire : ils peuvent se toucher, ou pas. L'espace, alors, n'est rien d'autre que l'ordre que cette relation de contiguïté détermine entre les objets. Par exemple, Aristote définit la position d'un objet comme n'étant rien d'autre que la frontière interne de l'ensemble des autres objets qui l'entourent – une sorte de position « en creux » définie par les voisins immédiats. Pour Descartes, le mouvement d'un objet A est défini comme le passage de la contiguïté d'un objet B à la contiguïté d'un autre objet C. D'un objet seul, il est donc impossible de dire s'il est en mouvement ou non.

Pour Newton, au contraire, les objets se trouvent dans l'espace. Celui-ci a une structure qui lui est propre, et qui n'a rien à voir avec les objets qui peuvent s'y trouver ou non. Un objet bouge lorsqu'il passe d'un point de l'espace à un autre point de l'espace. Dans la première interprétation de l'espace, aristotélicienne-cartésienne, l'espace n'est pas une entité, c'est une relation entre des choses. Dans la deuxième, newtonienne, l'espace est une entité qui existe et a une structure, même en l'absence de tout objet.

Est-ce que le choix entre ces deux possibilités est un problème scientifique, ou bien est-ce un problème seulement philosophique ? C'est un problème scientifique, mais pas dans le sens où la science donnerait la vision « juste » de l'espace. Le rôle de la science est de comprendre laquelle de ces deux visions de l'espace sera la meilleure pour penser le monde de la façon la plus efficace. On est ici au cœur du problème de la vérité des énoncés scientifiques. Newton affronte le problème de la nature de l'espace dans son œuvre majeure, les Principia Mathematica, dont la première partie est consacrée à la nature de l'espace. Son point fort, la raison pour laquelle sa solution est finalement la meilleure, c'est qu'il construit une façon de penser le monde, fondée sur sa vision de l'espace, qui fonctionne incroyablement bien.

Souvenez-vous de l'équation que vous avez apprise au Lycée : F = ma, où F est la force, m la masse et a l'accélération. Cette équation est la base de toute la mécanique newtonienne. Or, il faut bien que nous soyons capables de mesurer l'accélération. Mais l'accélération est une mesure du mouvement. Mouvement par rapport à quoi ? Par rapport à l'espace absolu dans lequel il se trouve. Pour que la théorie fonctionne, il faut que l'on puisse dire si un objet accélère ou n'accélère pas, dans l'absolu. Pour Newton, l'accélération se comprend par rapport à l'entité « espace », alors que pour un aristotélicien-cartésien, cette notion d'accélération absolue n'a pas de sens, puisqu'on ne peut pas dire si un objet bouge sans le comparer à un autre objet.

La construction de Newton fonctionne tellement bien que nous continuons à l'utiliser aujourd'hui pour construire des maisons et des ponts, faire voler des avions, et encore dans bien d'autres applications technologiques. Mais la vieille idée aristotélicienne et cartésienne de l'espace comme relation, et les critiques de l'idée d'un espace entité, ont continué à être défendues par des penseurs comme Leibniz, Berkeley et Mach. À travers eux, cette idée est arrivée à Einstein, qui en a fait la base profonde de sa théorie de la relativité générale.

Le débat philosophique autour du concept d'espace comme entité ou comme relation a traversé les siècles, fournissant à des scientifiques comme Newton et Einstein des sujets de réflexion et d'inspiration, et il n'a toujours pas épuisé son potentiel. Aujourd'hui, je pense, il faut réfléchir à nouveau à ce problème si l'on veut comprendre les propriétés quantiques de la gravitation. Une théorie complète de la gravitation quantique ne sera probablement construite qu'en abandonnant complètement l'idée newtonienne de l'espace comme entité. L'espace n'est pas une entité dans laquelle les objets sont localisés : l'entité « espace » n'existe pas. Seul le champ gravitationnel existe, au même titre que les autres champs. En gravitation quantique, les boucles sont les quanta de champ gravitationnel et ce sont leurs relations qui constituent l'espace.

Mais que savons-nous donc vraiment ?

La base même de la science est donc la pensée critique : la conscience forte que nos visions du monde sont toujours partielles, subjectives, imprécises, provinciales et simplistes. Il faut sans cesse chercher à comprendre mieux. À ouvrir les horizons. À trouver un point de vue plus large. Cela n'est ni commode ni naturel car, d'une certaine façon, nous sommes prisonniers de nos pensées. Il est par définition impossible de sortir de notre propre pensée. On ne peut pas la regarder de dehors et la modifier. C'est de l'intérieur de nos erreurs qu'il faut travailler pour découvrir nous sommes en train de nous tromper. Cela revient, pour utiliser une belle et célèbre image, à reconstruire son bateau tout en naviguant. La science, c'est cela : un effort continu pour reconstruire et restructurer notre propre pensée alors même que nous sommes en train de penser.

Aucune forme de connaissance humaine ne permet de faire des prédictions fiables comme celles de la science. Si les astronomes nous affirment que le mois prochain il y aura une éclipse de Soleil, nous pouvons parier qu'ils ont raison. Bien sûr, une étoile à neutrons pourrait arriver sur nous à une vitesse proche de celle de la lumière, et arracher la Lune, mais ce n'est vraiment pas probable.

Toutefois, toutes les théories scientifiques ont été, un jour ou l'autre, remplacées par des théories meilleures. Même les plus efficaces. L'efficacité du modèle de Ptolémée, par exemple, est stupéfiante : nous pouvons, aujourd'hui encore, ouvrir son livre, écrit il y a dix-neuf siècles, et utiliser ses tables et sa géométrie pour prédire avec exactitude la position de Vénus dans le ciel le mois prochain. Néanmoins, nous savons que le monde n'est pas bien décrit par les « épicycles » et les « déférents » utilisés par Ptolémée. Encore plus impressionnant est le succès de la théorie de Newton, que nos ingénieurs utilisent chaque jour pour construire ponts et avions. Néanmoins, même la théorie newtonienne, si bien établie, s'est révélée fausse.

Pouvons-nous vivre avec cette incertitude ? À quelle connaissance pouvons-nous nous fier ? Pourrons-nous jamais être certains que ce que la science nous dit du monde est vrai ? On peut rêver qu'un jour une théorie « finale » sera trouvée. Mais ce rêve me semble futile : ce que nous ne savons pas de la Nature est immense et les problèmes ouverts en physique théorique sont tellement fondamentaux que je ne nous crois pas proches de la fin du chemin.

Alors, pourquoi la science est-elle crédible ? Pas parce qu'elle nous dit des choses certainement vraies, mais parce que ses réponses sont les meilleures que nous ayons pour le moment. Et ce presque par définition : si une réponse meilleure apparaît, c'est cette réponse qui sera « scientifique ». Ainsi, la physique de Newton était synonyme de science jusqu'à Einstein ; mais quand Einstein a trouvé une meilleure image du monde, où l'espace est courbe, le temps pas le même pour tout le monde, et la lumière faite de photons, la sortie du « newtonianisme » n'a pas été saluée comme la fin de l'ère scientifique. Bien au contraire, nous pensons qu'Einstein est un scientifique remarquable.

Si la médecine Tibétaine nous apprend qu'une certaine plante, ou une certaine technique, ou un certain comportement du médecin, aident la guérison, et si l'efficacité de ce soin devient bien vérifiée empiriquement, le soin tibétain n'est pas « anti-scientifique » : il devient partie intégrante de la médecine « scientifique ». Plusieurs de nos médicaments ont une origine de ce genre, d'ailleurs.

La pensée scientifique est consciente de notre ignorance. Je dirais même que la pensée scientifique est la conscience même de notre grande ignorance et donc de la nature dynamique de la connaissance. C'est le doute, et non pas la certitude, qui nous fait avancer. C'est là, bien sûr, l'héritage profond de Descartes. Nous devons faire confiance à la science non parce qu'elle offre des certitudes, mais parce qu'elle n'en a pas.

Je ne sais pas si l'espace est « vraiment » courbe, comme le veut la relativité générale, mais je ne connais pas, aujourd'hui, une façon d'envisager le monde physique plus efficace que de penser l'espace comme courbe. Les autres visions du monde ne rendent pas aussi bien compte de la complexité du monde.

L'obsession scientifique de remettre toute vérité en question ne mène pas au scepticisme, ni au nihilisme, ni à un relativisme radical. La science est une pratique de la chute des Absolus qui ne tombe pas dans le relativisme total ou le nihilisme. Elle est l'acceptation intellectuelle du fait que les connaissances évoluent. Le fait que la vérité puisse toujours être interrogée n'implique pas qu'on ne puisse pas se mettre d'accord. En fait, la science est le processus même par lequel on arrive à se mettre d'accord.

Cette aventure ne se base pas uniquement sur la froide rationalité. La rationalité, c'est ce qui est nécessaire pour formaliser la démarche. Mais au départ, toutes les grandes découvertes ont été des intuitions. La science est ce qui sort d'un rêve, qui s'avère plus efficace que d'autres rêves dominants, et qui devient le rêve commun de tout le monde.

Quand j'étais petit et que je posais des questions sur les nuages, mon père me les décrivait comme des bateaux navigant dans le ciel. Plus tard, il m'a expliqué qu'en fait c'était des gouttelettes d'eau en suspension dans l'air et cela a transformé complètement ma façon de voir les nuages. Mais peut-on dire qu'une vision a effacé l'autre ? Non, je dirais plutôt qu'elles coexistent et s'enrichissent mutuellement. Voir les nuages à la façon du météorologue n'empêche en rien de voir les nuages à la façon du poète.

La science s'est construite comme un raffinement progressif de la façon de chercher des réponses, mais elle n'existerait pas sans cette insatiable manie de poser des questions, cette manie que l'on trouve déjà, et surtout, chez les enfants de quatre ans. La science ne commence pas à l'université – elle s'enracine dans cette curiosité et cet appétit de connaître qui nous caractérise dès la plus tendre enfance. À quatre ans, nous n'avons pas peur de laisser tomber nos préjugés et de changer notre vision du monde, et nous apprenons donc beaucoup.

La société entière peut continuer à apprendre pour autant qu'elle n'ait pas peur de laisser tomber ses innombrables préjugés. Cette recherche est une aventure qui continue. C'est peut-être la plus grande aventure de l'histoire de l'humanité.